samedi 2 septembre 2017

Marc Mauguin - Les attentifs

Marc Mauguin - Les attentifs

 

D'une certaine mélancolie américaine

C'est donc à Marc Mauguin que revient le soin d'inaugurer "Les Passe-Murailles", collection dirigée par Emmanuelle Dugain-Delacomptée à partir d'une idée astucieuse autant qu'excellente : exploiter d'une oeuvre, tableau, film ou autre, tout ce qui pourrait susciter un désir d'interprétation ou d'invention littéraire - et, ce faisant, la revisiter .

Des tableaux d'Edward Hopper, Marc Mauguin a donc su tirer douze nouvelles dont le jeu subtil d'échos, de lumières et de variations véhicule quelque chose de joliment désuet et souvent mélancolique. Une mélancolie douce, toute en retenue, mais persistante, et qui va croissant au fil du recueil. L'air de rien, tout au long de ces petites histoires de rien du tout, à échelle de l'individu et le plus souvent à hauteur de femme, il dresse le portrait diffus, tamisé, pudique et sensible d'une certaine Amérique du milieu du vingtième siècle. Par petites touches, on atteint à une certaine dramaturgie intime, familiale, conjugale, autant qu'à une certaine sociologie. Les scènes peintes par Hopper lui inspirent des personnages en demi-teinte, souvent travaillés par de forts remous intérieurs mais comme réprimés, cadenassés. Beaucoup d'ailleurs parlent moins qu'ils ne soliloquent, que cela soit par tempérament, timidité ou complexe social, donnant l'impression de n'être jamais vraiment sûrs d'eux-mêmes. Des personnages fragiles donc, friables, soucieux de rester discrets, de ne pas trop s'exposer au monde et qui, à leur manière, font tous montre d'une certaine élégance. Les femmes, quelle que soit leur condition, sont toujours impeccablement mises, brushées, serviables, soucieuses d'incarner une sorte d'éternel féminin à l'américaine tout en souffrant de le savoir ; on pourra penser, de près ou de loin, à certains personnages féminins de la brillantissime série Mad Men. Quant aux hommes, s'il en est moins question dans ce recueil, leur présence s'impose d'autant plus qu'ils veillent à leur empire, témoignant d'un savant et distingué mélange d'autorité naturelle et de sentiment, même tacite, de supériorité ; Mauguin pourtant ne juge pas, et d'ailleurs émane aussi de ces mêmes hommes une certaine impression de blessure et de frustration. In fine, hommes ou femmes, les êtres que nous croisons ici nous ressemblent tous, avec leurs complexes, leurs peurs du monde, et ce sentiment d'être embarqués un peu malgré eux sur un chemin de vie dont ils ont un peu de mal à percer les motifs.

Sans effet ni tapage, et avec finalement autant d'humilité que ses personnages, l'écriture de Marc Mauguin, joliment déliée, et à laquelle je reprocherai seulement un usage parfois appesantissant du point d'exclamation, pose une lumière tranquille sur leurs gestes, leurs paroles ou pensées communes, le moindre détail se faisant révélateur. J'ai d'ailleurs souvent pensé, en le lisant, à l'univers et aux tonalités d'un John Cheever, maître de la nouvelle s'il en est, dont on connait la minutie et le sens très fin de l'observation. 
L'hypocrisie, l'avarice, la jalousie, les relations mères/filles, la relégation sociale et les complexes afférents, la tromperie, le racisme, la suffisance et la muflerie des hommes, les sensations de vieillissement et de solitude : derrière une apparence infiniment douce, Marc Mauguin nous renvoie du monde des humains un écho traversé de souffrances et d'inassouvissements profonds. C'est un des charmes de ces nouvelles un peu hors du monde que de laisser le lecteur sur une impression ambiguë, où la légèreté du trait le dispute à la gravité de scènes joliment intimistes.

Marc Mauguin, Les attentifs - Éditions Robert Laffont
Marc Mauguin sur le site de l'éditeur


mercredi 23 mars 2016

John Cheever - Le ver dans la pomme


John Cheever - Le ver dans la pomme


Sublime ennui

Le vers dans la pomme 
est de ces livres dont il serait aisé, et peut-être opportun, de dire le plus grand bien. Nous nous inscririons alors sans trop de risques dans les pas de John Updike, Saul Bellow, Raymond Carver, Vladimir Nabokov ou Philip Roth, pour ne citer que les plus illustres de tous ceux qui ont encensé John Cheever – et que la quatrième de couverture répertorie avec obligeance... De fait, nous chercherions en vain quelque défaut que ce soit à ce recueil, et de manière générale à cet auteur, mort il y a vingt-cinq ans et objet d’un culte de son vivant même. Car voilà un écrivain qui a tout pour satisfaire un certain goût européen, ou disons une certaine esthétique européenne de la littérature. D’un genre d’élégance devenu plutôt rare, l’écriture de John Cheever s’attache à des univers un peu désuets, plutôt distingués, bourgeois, aristocratiques, volontiers romains, et les dissèque avec force détails et sans faute de goût, avec une distance et un humour aussi aérien que sardonique, d’esprit d’ailleurs bien plus britishque typiquement américain. Bref, Cheever est un écrivain qui, s’il était davantage traduit et mieux connu, se verrait assez vite honorer en Europe du statut de classique, et cela d’autant plus qu’il manifeste, et revendique, un goût prononcé pour les paysages, les atmosphères, les invariants familiaux et psychologiques, et qu’il n’use d’aucun gadget ni ne tombe dans aucune facilité narrative. « Pourquoi est-ce que je préfère décrire des cloches d’église et des nuées d’hirondelles ? Est-ce puéril, est-ce une mentalité de carte de vœux, un refus saugrenu et efféminé de regarder les choses en face ? », fait-il dire à son personnage dans Les Bijoux des Cabot, nouvelle qui clôt ce recueil et s’y distingue.

Il y a donc quelque chose de délicieusement irréprochable dans ces nouvelles, dont la profonde intelligence, qui plus est, pourrait désamorcer le plus ombrageux des critiques. Le seul problème, qui n’est pas secondaire, est que l’on s’y ennuie ferme. C’est un ennui assez sublime, qui ne dispense pas du plaisir à prendre une bonne leçon de style, mais le fait est qu’à la longue, on cherche un peu désespérément un ressort autre que l’amusement de l’auteur à décortiquer ces mêmes et sempiternels univers familiaux et quotidiens, fût-ce pour mieux faire apparaître l’irréductible solitude de ceux qui n’y adhèrent pas naturellement. Sous couvert de quelque petite intrigue sans importance, l’écrivain ne cesse en fait de polir et d’ajuster son style. Lequel est assez magistral, en effet, mais cette excellence-là ne suffit pas toujours à nous dissuader de bâiller. Écrites avec un goût prononcé pour la digression naturaliste et pour la circonvolution sociologique, excellemment traduites (mention spéciale à Dominique Mainard), ces nouvelles nous offrent donc un bon aperçu des univers et des visions de John Cheever, même si la compilation opérée ici relève parfois de l’insondable mosaïque. Enfin l’on ne peut pas ne pas évoquer cette manière, sans doute assez moderne, de laisser les histoires s’achever comme elles viennent, et cette façon un peu guindée de ne pas les clore. Certes cela désarçonne au début, mais cela finit aussi par devenir prévisible, et parfois un peu artificiel. Du coup l’on pensera à Raymond Carver, qui avait ce génie-là, mais chez qui on sentait que le souffle se brisait sur quelque chose d’époumoné, de viscéral et d’exténué qui, ici, finit par nous manquer.
John Cheever, Le ver dans la pomme - Editions Joëlle Losfeld
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mainard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008