Léon Bloy - Le Désespéré
Un peu intrigué par les allusions répétées à Léon Bloy qui inspirèrent certaines appréciations de Et que morts s'ensuivent, mais bien davantage encore du Pourceau, le Diable et la Putain, je me suis plongé dans cet écrivain assez unique en son genre, et peu ou prou ennemi d'un genre humain qui le lui rendit (lui rend) assez bien. Léon Bloy, donc, dont je ne lus, naguère, que quelques textes symboliques et censément représentatifs de la verve pamphlétaire, ainsi, plus tard, que les exégèses de quelques-uns de ses admirateurs ou défenseurs, de Maurice Dantec à Juan Asensio. Le Désespéré fut, non son premier livre, mais son premier roman ; paru en 1887, il ne suscita pas davantage d'échos qu'il ne rencontra le succès mais valut à son auteur "plus d'un quart de siècle de souffrance", si l'on en croit ce qu'il écrivit à l'un de ses amis, le Frère Dacien. C'est donc avec une connaissance un peu rudimentaire que j'entre dans son oeuvre, tout juste armé de quelques notions sur le personnage et sur ce qu'il inspira ou continue d'inspirer.
Si Le Désepéré est un roman, ce que l'on pourrait discuter à loisir, alors avançons d'emblée qu'il est à tout le moins autobiographique : il ne faut pas être grand clerc pour faire observer combien le personnage de Caïn Marchenoir, "voué, par nature, à l'observation des hideurs sociales" et regardant le monde moderne comme "une Atlantide submergée dans un dépotoir", correspond à l'idée que Léon Bloy se fait de lui-même, du moins de l'effort auquel il veut contraindre son existence et de la direction qu'il veut lui imprimer. Mystique, misanthrope, révolutionnaire, anti-bourgeois, ascétique, comptenteur de son temps, ce héros-là est l'exacte image de la représentation commune que l'on se fait de Bloy. Hormis la chute, poignante et d'une grande beauté tragique, tout ici est l'écho presque direct de ce qu'il vécut : la relation entre Caïn Marchenoir et Véronique Cheminot est la transposition à peine fardée de l'amour fou qui unit Léon Bloy et Anne-Marie Roulé, prostituée qu'il convertit à sa foi apocalyptique jusqu'à ce qu'on n'ait plus d'autre possibilité que de la faire interner à Sainte-Anne, et la retraite qu'entreprend Caïn à la Grande Chartreuse évoque évidemment l'épisode de Bloy à la Grande Trappe de Soligny. Le reste, vertige de réflexions torrentielles sur la décadence de l'humanité, de l'Église et de la société des hommes, est une illustration, souvent magnifique, toujours habitée, de l'absolu dont Léon Bloy avait fait son pain quotidien.
Il n'est pas interdit, parfois, de soupirer d'ennui ou de lassitude, tant Bloy y épanche et assène ses très métaphysiques tourments. Il n'en demeure pas moins que c'est magnifiquement écrit ; même si bien des traits ont vieilli, même si la composition souffre de quelque tentation du bavardage et autres adiposités, la langue assez géniale de Bloy suffit à donner à sa prose un rythme, une vigueur, une incandescence et une virilité (le mot et l'idée reviennent souvent sous sa plume) absolument sans égal. Il ne s'agit pas de s'obliger à épouser une pensée, et il sera d'ailleurs difficile de suivre Bloy sur tous ses chemins sans trébucher sur quelque délire acide, jugement à l'emporte-pièce, anti-républicanisme grossier, rude saillie antisémite ("on prohibe le désinfectant et on se plaint d'avoir des punaises") ou âpreté absolutiste - fût-ce, donc, de la plus belle manière. En revanche, et pour peu que l'on s'évertue à comprendre plutôt qu'à juger, à entrer, peut-être pas dans les raisons du narrateur, au moins dans ses motifs, bref, pour peu que l'on accepte de se laisser entraîner dans un mouvement qui, quelle qu'en soit l'intention, transcende l'humeur et créé de l'art, alors il est difficile de ne pas être subjugué. Même et y compris lorsqu'on peut s'agacer de certains traits stylistiques qui, s'ils peuvent être caractéristiques, n'en sont pas moins un peu éprouvants, à commencer par cet usage à tout le moins pléthorique de l'adjectif et de l'adverbe. Car, pour le reste, l'impression est tout de même de fréquenter une sorte de génie, c'est-à-dire de singularité quasi absolue, indifférente pour ne pas dire insensible à tout ce qui ne la nourrirrait pas, et qui serait comme le vecteur unique d'un irréductible tropisme de colère et de dégoût. Ce qui n'exclut pas l'humour, dont les contours seront bien sûr sarcastiques, et pour peu qu'il jugeât cette disposition suffisamment armée pour partir en guerre. Bloy a parfois quelque chose d'un Audiard avant l'heure ; on l'observe notamment lors des scènes où il décrit, irrésistible, les arrivistes dîners mondains de la petite coterie littéraire - où l'on comprend mieux, soit dit en passant, le grand silence où la presse spécialisée cantonna son oeuvre. Ainsi, Caïn Marchenoir, convié, pour de sourdes raisons, à prendre part aux agapes de la haute société lettrée, dresse-t-il une série de portraits en tous points poilants. De tel héraut des Lettres, "écumeur de pots de chambre", il dira que "son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et des étudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour en faire hommage à leur blanchisseuse" ; de cet autre : "On l'a souvent comparé à un sanglier, par un impardonnable oubli de la grandeur sculpturale de ce sauvage pourchassé des Dieux. C'est une charcuterie et non pas une venaison. La bucolique dénomination de goret est déjà presque honorable pour ce locataire de l'Ignominie. Mais les bourgeois se complaisent en cette figure symbolique de toutes les bestialités dont leur âme est pleine, et qu'ils présument assez épiscopale d'illustration, pour les absoudre valablement de leur trichinose." Ou encore, parce qu'on ne s'en lasse pas : "On fait ce qu'on peut et j'aurais mauvaise grâce à contester le choix d'une arme défensive à n'importe quel chenapan dont je serais l'agresseur. Si je poursuis un putois, le glaive de feu à la main, et qu'il me combatte avec un le jus de son derrière, c'est absolument son droit et je n'ai rien à dire" ; et ailleurs, donc, le très audiardien : "Monsieur, je vous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens que j'ai la calotte facile."
Reste que la grande affaire de Bloy est d'être le contempteur d'un monde, d'un siècle, d'une humanité même, dont il se sent et se veut le banni - "je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnante disgrâce de répercuter", met-il dans la bouche de Caïn Marchenoir. L'horreur que lui inspire la déchéance du Christ dans l'Église, dont il exhausse un anticléricalisme ravageur, la honte où il tient tout ce qui peut s'apparenter à la moindre compromission avec la société de son temps, l'effroyable mélancolie où le plonge cette intuition que les humains ne trouveront jamais leur bon plaisir que dans le reniement d'un Idéal et dans la consommation de la jouissance, sans l'once d'un souci de justice sociale et spirituelle ("je suis en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde"), font de lui un de ces êtres inapaisables, taraudés par la douleur de vivre et la souffrance d'être. Son génie aura peut-être été de donner à cet apocalyptisme une forme de sublimité, une expression qui doit autant à son mysticisme qu'au réalisme le plus cru.
Une critique de Juan "Stalker" Asensio
Juan Asensio est un enfant terrible. Râleur, provocateur, contestataire glouton, on redoute autant sa méchanceté jubilatoire que l'on respecte son talent critique et pamphlétaire. Il semble que Le Pourceau, le Diable et la Putain soit passé au travers de ses griffes ; pour preuve, cet article aussi bellement écrit qu'il est intelligent.
L'histoire de la misanthropie, que l'on peut ironiquement mais fort logiquement définir comme un humanisme radical (1), est pour le moins ancienne puisqu'elle se confond avec celle du premier homme, Adam, lorsqu'il comprit mais un peu tard qu'il allait être chassé de son jardin miraculeux, à cause de la faute commise par la faillible, et labile, et elle-même au fond franchement misanthrope c'est certain pour avoir joué pareil coup à l'humanité tout entière, Ève.
Tout proche de la mort devenue, par une magie médicalisée, lente agonie de suintements et de décomposition, un vieil atrabilaire, Léandre d'Arleboist, moque notre contemporain qui conjugue « en lui sans schizophrénie apparente l'individualisme démocratique, l'efficacité capitalistique et la compassion œcuménique » (p. 68), évoque sans aucune nostalgie ses premiers émois sexuels, la confondante stupidité de son pourceau de rejeton fort heureusement suicidé, la touchante sollicitude de sa garce d'infirmière, Géraldine Bouvier, son expérience de l'enseignement et celui, en compagnie de ses parents, du camping en Espagne, ou plutôt, en « Bien Zoné Naturel Réaménagé » ou «BiZAR» (cf. p. 21).
Il y a d'abord une certaine crânerie, fort réjouissante, à moquer, sous couvert de sénescence avancée commodément désignée par les termes, désormais synonymes, de vieux con et de réactionnaire, les travers de notre époque elle-même à bout de souffle et qui hélas crèvera beaucoup moins rapidement, et avec moins d'aplomb que d'Arleboist. Il y a ensuite une tension d'écriture bien perceptible qui, dans la brièveté même de ce petit livre fort plaisant qui pourrait être lu comme la narration d'une journée de Des Esseintes devenu vieux et débarrassé de toutes ses breloques esthétisantes, condense utilement plusieurs volumes de Michel Houellebecq, le strabisme vers la science-fiction et la grosse caisse des facilités romanesques en moins.
Ainsi pouvons-nous goûter le style de Villemain, mélange, du moins dans ce livre, d'assassine décontraction (2), de verbe châtié, précis, fleuri (3) et de drôlerie qui à sa façon paraphe telle remarque fort juste de notre misanthrope, qui alarmera les prudes par ses sous-entendus prophylactiques : « Et après tout, il n'est plus tellement fréquent de pouvoir identifier une nation [l'Italie en l'occurrence] au seul usage qu'elle fait de sa langue, fût-il excentrique » (p. 30). Au moins sent-on dans ce livre réjouissant et plus profond qu'il n'y paraît une écriture qui nous permet d'identifier un auteur connaissant ses gammes et ne commettant point de couac, pressé d'en finir après nous avoir joué sa ritournelle aigre, se moquant de recevoir quelques pièces puisque, de toute façon, il nous répète qu'il se contrefiche de notre charitable attention.
Un peu trop pressé, d'ailleurs, d'en finir et c'est dans cette rapidité, cette fluidité, cette légèreté du style de Villemain que réside le danger qui guette ce type de texte.
Demeure ainsi une interrogation, légitimée dès le titre et auquel celui-ci ne répondra pas car, s'il est assez facile d'identifier deux des personnages de notre parodique trinité, le troisième, le diable, n'est pas aisément réductible à la figure du narrateur misanthrope. Certes, telle définition de sa complexion ne connaissant « ni l’enthousiasme ni la colère » (p. 70) qui écarte notre contempteur de la figure, encore noble, d'Alceste, pourrait nous faire croire qu'en ce vieillard perclus qui ne craint pas la camarde réside un démon de petite envergure, minable à vrai dire, lâche avant de crever quelques-unes de ses plus vieilles et solides rancunes. Certes encore, l'une des dernières scènes, qui rejoue à sa façon le célèbre dialogue entre un prêtre ridicule et notre si peu commode moribond, ajouterait, à notre portrait-robot établi... à la diable, une ressemblance supplémentaire.
Mais nous sommes loin, avec le texte de Villemain, des aperçus vertigineux de métaphysique, même inversée, qu'elle soit de Sade ou, beaucoup plus consistante à nos yeux que celle du Divin Marquis, de l'homme du sous-sol de Dostoïevski, le discours assez platement consensuel du prêtre étant chez Villemain moqué par de constants rappels à une humanité hélas faite de bruits et d'humeurs plutôt que d'aspirations vers l'Idéal que l'on sait, rejeté de toutes ses forces par notre diable de vieillard.
Mais peut-être ne faut-il pas demander au récit de Marc Villemain de nous donner autre chose qu'une illustration cruelle et banale, en creux, douce-amère plutôt que franchement dérangeante, un aperçu en somme, comme par un de ces soupiraux aurevilliens, d'un Enfer pathétiquement médiocre où le fils est un raté qui finit au bout d'une corde (4), la mère une harpie (et non plus la vierge des mystères du Moyen Âge combattant contre le démon) et le père un semi-cadavre détestant et se détestant cordialement, en misanthrope professionnel.
Peut-être ne faut-il voir dans Le pourceau, le diable et la putain qu'un conte drolatique et désenchanté qui ne désire pas, puisque notre époque ne veut que légèreté, plonger dans l'énorme chaudron de sorcières du génial Russe mais se contente, discrètement, méchamment, désespérément, en esquissant un sourire timide et acide qui est celui de l'auteur, de nous tendre un miroir cruel et d'entrebâiller la porte de chambre d'hôpital derrière laquelle nous nous trouverons peut-être un jour, redevenu petit enfant et débarrassé de la vieille peau trouée de l'exécrateur, attendant de dire à l'animal psychopompe et non au cloporte, «vas-y galope ! galope, galope !» (p. 95).
Juan Asensio
Notes
(1) «[...] le misanthropisme est, dans son principe et en ce qui le meut, la pensée la plus proche de l'essence et de l'existence humaines (p. 46), à condition de poser le fait que l'humanisme dans son acception la plus littérale [soit] la préservation, par tous les moyens possibles, autorisés ou pas, de notre liberté ontologique» (p. 47).
(2) Y compris, et c'est dommage, dans la relecture du manuscrit, cf. pp. 4, 33, 53 et 65.
(3) Pour preuve, cette défense de la littérature contre son enseignement même dans l'université : «Les lettres incarnent aux yeux des oisifs la discipline mère de toute félicité : ils s'imaginent que le déchiffrage linéaire d'une suite de phonèmes consiste en la lecture, et que tout commentaire retourne sans relâche au verbiage. Aux sciences imbécilement qualifiées d'exactes l'apanage de l'aridité, aux lettres les subjectivités mielleuses de la logorrhée : de quoi en précipiter plus d'un dans les bras d'une filière qui leur apparaît surtout comme un bon filon» (p. 60).
(4) C'est finalement peut-être dans ce personnage du fils, qui n'est pas sans raison surnommé par son père pourceau, que réside la plus claire figure du démoniaque enfermé en lui-même, et dont l'enfermement maximal sera représenté par le suicide.
Lire ici l'article dans son contexte original, sur Stalker, le blog de Juan Asensio.
Crédits photographies : Raoul A. Mosley