Juan Manuel de Prada - Le Septième voile
Un coin du voile
Nous autres, qui lisons peut-être un peu plus de livres que la moyenne des Français, faisons d’authentiques efforts pour n’avoir affaire qu’à de non moins authentiques chefs-d’œuvre. Moyennant quoi, il nous arrive de faire d’enthousiasmantes découvertes, de tomber sur des perles, des petits bijoux, quelque objet définitif et très précieux qui console du reste. Un chef-d’œuvre, c’est autre chose. J’entends bien que cette qualification est sujette à caution, le triomphe du spectacle vivant (sic) incitant parfois à qualifier ainsi des livres qui seront seulement remarquables, voire magistraux, donc à propos desquels les controverses demeurent possible. Le chef-d’œuvre, lui, ne saurait souffrir aucune chicane : nous sommes face à une pièce dans le jugement ou l’appréciation de laquelle n’entre aucune subjectivité, une édification à ce point historique et monumentale que l’inconstance congénitale aux jugements humains ne laisse guère de place à la moindre discorde. Nous savons que nous sommes devant un chef-d’œuvre comme nous savons que le soleil chauffe et qu’une roue tourne : c’est l’exact jugement qu’inspire la lecture du dernier roman de Juan Manuel de Prada, Le septième voile.
Il ne sera pas question ici de l’histoire, d’une richesse et d’une complexité qu’il serait coupable de vouloir résumer. Tenons-nous en, donc, aux quelques indices distillés en quatrième de couverture : alors que sa mère vient de mourir, l’homme qui l’a élevé apprend à Julio Ballesteros qu’il n’est pas son vrai père. S’ensuivra une quête exaltée à travers l’histoire et les continents, qui nous conduira sur les pas de Jules Tillon, héros de la Résistance connu sous le nom de Houdini en raison de ses talents d’évasion, et devenu amnésique à la fin de la guerre des suites d’une blessure. Roman d’une double quête, donc : celle du fils cherchant le père, celle du père se cherchant lui-même.
Juan Manuel de Prada réussit là ce dont rêvent sans doute, peu ou prou, tous les écrivains : la fresque parfaite des passions universelles. Le livre qui parvient à embrasser la totalité des raisons, des actes et des affects. Celui dont il était logique, inscrit, consubstantiel au propos, qu’il intègre et résume ce qu’il y a de plus retranché et de plus extrême en l’homme, toutes les questions que nous nous posons, quels que soient notre temps ou notre génération : notre attitude devant la vie et devant la mort, devant la paix aussi, l’impossible absolu à l’aune duquel nous sommes voués à nous juger – et peut-être à être jugés –, les irréversibles passions que nous fomentons à l’égard de nos parentèles et de nos familles, tout ce à quoi nous devons faire face et que nous savons, ou ne savons pas, affronter. Dit comme cela, on pourrait certes penser qu’il s’agit d’un tour de force, voire d’un coup de force. Or, non. Comme dans La vie invisible, son précédent et sublime roman qui, déjà, se colletait avec les méandres de la culpabilité, l’histoire, chez Juan Manuel de Prada, vient de l’Histoire. Chaque phrase en est taraudée. Chaque idée s’y nourrit. Chaque affect y puise. Cela tient à la minutie de Prada, à son souci de la justesse, mais aussi à son style, qui ne se contente pas d’être d’une très grande élégance mais qui à lui seul suffirait à charrier l’émotion et la gravité, portant tout à la fois le regard vers le fuyant horizon et l’attention vers l’intouchable psyché. D’où l’épaisseur des personnages, leur beauté à la fois puissante et fragile, cette humanité qui, à force d’incessants mouvements internes, ceux de la conscience, ceux des désirs, s’approche toujours plus près des gouffres. Charge aux lecteurs alors de prendre partie, car Prada ne le fera pas pour nous.
Ils sont beaux, ces personnages avides de vie, ils sont beaux quand ils aiment et qu’ils désaiment, quand ils se sacrifient et qu’ils tuent, quand ils s’accrochent et qu’ils abdiquent, quand ils tiennent leur rang et qu’ils trahissent. Ils ne sont des personnages de roman que parce que les personnages de roman naissent de nous-mêmes. De quoi sommes-nous, de quoi serions-nous capables ? Quid de notre aptitude à la souffrance de vivre une vie finie ? Quid de notre aptitude à la conscience ? À l’histoire ? À l’autre ? Il y a chez Prada un va-et-vient constant entre un prométhéisme qui nous sauve de l’idée que nous nous faisons de nous mêmes, et une sorte de défaitisme qui pourrait apparaître comme l’autre nom d’une sagesse ou d’une raison ancestrale ; quelque chose d’un mysticisme originel, constamment mis à l’épreuve de la culpabilité, mû par la promesse intenable de la rédemption et du salut. Quelque chose d’un spleen euphorisant, donc, si le rapprochement n’était par trop saugrenu, une douleur qui remonterait des siècles et qui se résoudrait dans une certaine frénésie à la saisir, à en distinguer l’origine, à en maîtriser la destination.
Il faudrait être beaucoup plus précis et complet pour parler de Juan Manuel de Prada, de ce livre-ci comme de la totalité de son œuvre. On ne le peut. Mais on peut au moins regretter qu’il ne soit pas davantage lu en France, lui, si jeune encore, dont on sait déjà que l’histoire dira qu’il aura porté très haut le flambeau d’une littérature de dimension mondiale, une littérature poignante et raisonnée où chacun aura parfait sa connaissance du monde, et de soi.
Le Septième voile, Juan Manuel de Prada - Éditions du Seuil
Traduit de l'espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16 – mai 2009
Juan Manuel de Prada - La vie invisible
Par où passe le salut des pénitents,
ou l'innocence impossible
Observons le visible autour de nous : nous n’y voyons que de la surface. Mais nous sommes bien obligés de croire en la surface : si nous nous mettons à ne plus y croire, tout s’effondre. Si nous nous mettons à ne plus croire que la surface et la vie sont deux mots qui désignent une seule et même chose, si nous nous mettons à ne plus croire que les paroles que nous proférons ne le sont que parce qu’elles sont fondées à l’être, que notre vie, notre carrière, nos ambitions, nos choix, nos décisions, nos renonciations, sont le produit direct de notre intelligence volontaire, si nous nous mettons à ne plus croire au grand récit qui a fait de nous ce que nous sommes et dont nous nous voulons les auteurs incontestables et uniques, alors nous sombrons. Nous sombrons parce que nous sommes des hommes et que nous nous voulons tels ; faute de quoi nous serions sommés de nous regarder comme des jouets entre les mains du tourment – un tourment majuscule, originel, fatal –, comme les souffre-douleur d’une eschatologie surpuissante, des êtres à l’âme choréique, amputés de leur part prométhéenne. Tel est d’ailleurs le rôle joué par le sybaritisme sirupeux et revendiqué de nos sociétés : en nous détournant de la tragédie, il nous permet simplement de continuer à vivre. Ainsi nos petits malheurs réclament-ils bien souvent le statut de grands chagrins, nos petites luttes celui de grandes batailles, nos petites victoires celui de grands triomphes. S’il faut vivre, alors il faut vivre quotidiennement, et cela n’est possible qu’au prix de l’addition de mille refoulements individuels, dont le résultat aboutit à ce grand ensemble que nous désignons par le substantif société. L’on comprend mieux dès lors le succès de la notion, et surtout des problématiques de « l’environnement » : l’environnement n’est qu’environnement du noyau du monde. Ce que dit très bien le mot allemand « Umwelt », où préfixe « Um » exprime la circularité. Comme l’a montré Peter Sloterdijk avec l’éclat qu’on lui connaît : « l’environnement, d’un point de vue ontologique, a donc la qualité d’une cage » (La domestication de l’être, éditions Mille et une nuits).
Or voilà : il peut arriver que l’environnement s’effondre. Que ce que nous pensions justifié, légitimé, mérité, installé, soit conduit à se fissurer. Que ce qui nous dissimulait jusqu’à présent le noyau du monde nous explose à la figure comme un geyser qui aurait trop longtemps contenu sa nécessité, et que de son jaillissement sourde une larme qui, à son tour, deviendra l’environnement de notre monde intime – un environnement vrai, débarrassé de ses scories, de ses virtualités artificielles, de ses démissions inavouées. La surface s’est fendillée, lézardée, crevassée, elle a pris sous nos yeux dessillés l’apparence d’une douloureuse gerçure, et voilà que la vie soudain nous tend ses lèvres noires, et que de sa bouche sort la seule vérité possible : celle qui fait mal. À cette vérité qui fait mal, Juan Manuel de Prada a donné le nom de « vie invisible ». Et comme il ne faut pas faire de mystère pour rien, il nous l’annonce dès la première phrase de ce magistral roman : « Au-dessous de cette vie que nous croyons unique et vulnérable court, semblable à une source souterraine, une vie invisible ; à moins qu’elle ne coure au-dessus, telle une bourrasque d’apparence inoffensive dont le baiser donne pourtant le frisson et glace jusqu’aux os » ; elle est « un saisissement proche du contact furtif et visqueux de la culpabilité ». Le mot est lâché : coupable. Car coupable, chaque protagoniste l’est ; ou plutôt, ou surtout : croit l’être ; de cette insoutenable culpabilité qui nettoie de fond en comble la poussière accumulée aux différents étages de l’être.
* * *
Alejandro Losada est un écrivain madrilène. À quelques encablures de son mariage avec Laura, il entreprend un voyage contraint à Chicago, à l’invitation d’un centre culturel. Quelques jours plus tôt, la télévision passait encore en boucle et jusqu’à la nausée l’effondrement des tours jumelles, les flammes qui « montaient à l’assaut de leurs chairs comme autant de tiges de lierre ardentes », les humains qui sautaient dans le vide, semblables à « des hirondelles paralytiques ou à des Christs privés du support de la Croix ». Alejandro n’envisage pas le voyage de très bon cœur, mais Laura y voit pour lui le moyen d’insuffler un regain d’inspiration à son œuvre romanesque en état de sommeil. Dans l’avion, il est accosté par Elena, admiratrice fougueuse, jeune, troublante, incontrôlable, sûre jusqu’à la vulgarité de sa beauté embrasée (mais Alejandro, comme le pénitent qui s’ignore encore, a « toujours trouvé excitante la vulgarité qui a honte d’elle-même »). Toujours est-il qu’Alejandro donne sa conférence. Au fond de la salle, seul à rire (et à comprendre) parmi un public très comme il faut, un homme, Tom Chambers, brute tatouée au cœur d’éponge. Il est venu parce que, dans sa jeunesse, Alejandro avait écrit un texte, superbe, sur Fanny Riffel, pin-up star des années cinquante – autant dire il y a des siècles, quand un sein sur une couverture de magazine valait un emprisonnement et un bannissement de la communauté des semblables. Fanny a disparu de la circulation depuis bien longtemps, mais Chambers est le seul a tout savoir, ce qu’elle est devenue, les épreuves (et quelles épreuves ) elle a dû traverser. Il confie alors son bien le plus précieux à un Alejandro de plus en plus retiré de la surface : les conversations enregistrées qu’il eut avec Fanny des années durant, et dans lesquelles est révélée toute la vie invisible de celle qui fut « le revers obscur de Marilyn ». À charge d’Alejandro d’en écrire le roman.
Mais Alejandro n’est déjà plus le même : il est la proie du désir. Innocent, innocent en tout, vierge de toute consommation charnelle, mais coupable d’avoir désiré, quand bien même cela ne se serait produit que dans les seuls entrelacs de ses entrailles, coupable de l’intention du désir, coupable d’une « faute irréalisée ». Il aime Laura, et comment, mais le visage d’Elena est là qui le poursuit, et pour Elena aussi la machine s’est emballée, tout est trop tard, l’histoire l’a mise sur les rails de la vie invisible et la rapproche inexorablement des plus incommensurables souffrances. Alors elle subira tout ce que l’imagination des hommes peut faire à une femme dont un seul éclat du regard suffit à les bouleverser – ou à les effrayer, ce qui revient au même. Mais notre compassion est sollicitée de toute part, et à l’inexorable flétrissure dont Elena escompte la rédemption, répond, comme en écho que nulle distance, pas même dans le temps, ne suffit à brouiller, la déchéance terminale de Fanny. De retour en Espagne, les « voix murmurantes » de la vie invisible de Fanny la pin-up s’apprêtent à plonger Alejandro dans la fresque inouïe de ses tortures et de sa démence. « Il n’y a pas de péché, même par omission, qui n’entraîne sa pénitence », scande le narrateur. C’est son credo, qui l’aliène autant qu’il le libère : salut et condamnation ne sont qu’une seule et même chose, les deux horizons d’une même frontière. Sur le chemin de sa folle culpabilité, déchaînée par des éléments dont il ne parviendra plus jamais à se dégager, Alejandro va croiser celle de Chambers, bourreau impitoyable puis protecteur amoureusement omniscient de Fanny. Les vies se mêlent, les culpabilités se nourrissent, les histoires se répondent, se stimulent et abondent le chaudron des fautes à expier et des malédictions à surmonter. Rejoint au cours du livre par son ami Bruno, Alejandro va parcourir ce que l’esprit humain a pu concevoir de plus lugubre : sa folie. Désormais il ira partout où la vie est invisible au commun des mortels, invisible à celui qui se rend à son bureau le matin après s’être rasé de près, invisible à celle qui fait ses emplettes dans le samedi après-midi des beaux quartiers, invisible aux humains qui continuent de s’accrocher à la surface en se persuadant dans un réflexe complaisant que la surface est la vie. Alejandro nous enchaîne sur son chemin de croix, et nous nous surprenons, tétanisés, à prier pour que s’inverse le cours des choses. Mais c’est un vœu pieux : la vie invisible a toujours le dessus.
* * *
On n’entre dans ce livre ni n’en sort sans effroi : approcher de la vie invisible ne peut se faire à moitié, elle est une fatalité à laquelle nul lecteur ne peut échapper dès lors que le hasard, ce « papier englué où se prennent les mouches », a ouvert sous ses pieds le gouffre où s’expérimente et se trame ce que la surface recouvre d’une pellicule melliflue de légèreté et d’oubli. « Nos actes clandestins, ainsi que les brumes du sommeil, finissent par coloniser le monde sensible » : dès lors, le monde sensible est voué à l’explosion. Tout ce que hier encore nous projetions, tout ce qui nous paraissait aller de soi, tout ce qui nous faisait nous mouvoir, tous les rêves sucrés que nous fomentions dans notre inconscience installée, rien de tout cela ne tient plus ; alors les murs de nos vies se lézardent jusqu’à s’écarter pour laisser remonter à la surface l’être que nous ne soupçonnions plus en nous, « comme les corps des noyés ». Alejandro va se débattre avec la foi du « converti qui veut être blâmé et vilipendé », car « l’homme a moins besoin d’espoir que de peur pour se sentir vivant ». Or c’est à la vie qu’Alejandro veut revenir, et c’est pourquoi il lui faudra passer par la vie invisible : l’on ne peut revenir que d’un lieu qui n’est pas soi.
Loin de la bonne conscience somnambulique et du tropisme mémoriel dont l’hystérie contemporaine ne sert qu’à repousser les affres du présent, Alejandro Losana, qui tient plus du témoin que du héros, s’en va sur le chemin de la guerre pour affronter la part maudite de l’homme, celle dont on nous dit complaisamment qu’elle ne loge qu’en quelques-uns d’entre nous, pauvres hères psychotiques, déments et bons seulement à bannir. Comme Elena, comme Fanny, comme Bruno, comme Tom, il éprouvera dans sa chair l’imperturbable logique de la vie lorsqu’elle décide de se couper de ses fils. Et dans la fantasmagorie chrétienne du salut, empruntera la plus exigeante des voies : celle de notre irrémissible culpabilité.
Juan Manuel de Prada, La vie invisible - Éditions du Seuil, Coll. Cadre vert
Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, mars 2005