Analepsie lyrique, ou ma convalescence avec Keith Jarrett
Keith Jarrett, Bordeaux Concert
ECM, le 30 septembre 2022
Ce à quoi l'on a d'ores et déjà accès (Part II, III, et XI) du prochain album de Keith Jarrett s'accorde, pour ne pas dire fraternise aussi merveilleusement qu'il est possible avec mon être convalescent. Quand la maladie et la fatigue entravent le corps – mais avant que cela soit insoutenable –, alors les sens trouvent parfois à s’aiguiser, comme si l’esprit cherchait à pallier le déficit de chair en s’ouvrant plus largement aux sensations.
L'album qui paraît ce 30 septembre, témoin de ce qui aura été le dernier concert d'une tournée européenne qui s’acheva donc à Bordeaux le 6 juillet 2016, contiendra XIII Parts. Mais les trois premières publiées suffisent déjà amplement à mon bonheur, et c’est peu dire que si tout est de cet ordre, alors une nouvelle pierre sera greffée à ce diamant déjà immensurable qu’est la discographie de Keith Jarrett.
À moi, Part II raconte la part volontaire, rebelle du corps en lutte. Ce corps qui doute, se questionne et trébuche sur les apparences trompeuses qui se forment dans l'esprit du valétudinaire au gré des douleurs ou de la léthargie. Résolu à se battre, le corps ne peut rien contre le mal impérial : fébrile, pataud, nourri d’espoirs fiévreux, il échoue finalement à s'anesthésier ; d’où cette ultime tentative de marche brève, incommode et fuyante.
Part III, c'est ce moment où, rompu, le corps consent à la fatigue : il joue le jeu d’une sorte d’étrange résignation bienvenue, presque attendue. C'est un moment finalement d'une assez grande douceur, l'acceptation de la langueur portant avec elle la fin de la crispation et conduisant les chairs à un relâchement presque mécanique – même si le sentiment de cet abandon malmène l’esprit.
Part XI, tout s'élargit. L'abdomen, la cage thoracique, le ventre : tout se gonfle jusqu’à laisser entrer une lumière très blanche, proche peut-être du sentiment d'espérance, et constitutive d'une joie douloureuse par moments mais d’une joie quand même, et incommunicable. Sans que jamais la tension ne se résolve, à l'instar de ces grappes de notes isolées, notes d'argent incessamment tendues vers leur achèvement. C’est comme l'annonce – mais l'annonce seulement – de la possibilité d'une renaissance. D'où cette incapacité qui est mienne, en écoutant ce passage arrache-larmes et incroyablement lyrique (j’y ai éprouvé quelques réminiscences du sublime October 17, 1988, dans le Paris Concert) à pouvoir distinguer, sous les mêmes accords, dans la même mélodie, ce qui appert de la lumière et ce qui émane de l'obscurité. Tout ici est retenu, maintenu dans sa lenteur principielle : chaque trait est un souffle, chaque souffle un effort sur soi. La musique dit : il faut s’accrocher. Et j'en reste sur cette sensation perplexe mais lénitive, roborative, d’une conclusion qui pourrait venir – qui viendra.
Proposition de lecture : Je ne saurais trop recommander l'article que Francis Marmande rédigea pour Le Monde au lendemain de ce mythique concert bordelais. Francis Marmande est, pour moi, depuis des décennies, le critique dont je me suis toujours senti le plus proche dès qu'il s'agit de Keith Jarrett - et d'autres choses aussi, d'ailleurs. À lire ici.
IMPROJAZZ N°245 - Entretien avec Franck Médioni
IMPROJAZZ n° 245
Rencontre avec un écrivain
amateur de jazz, Marc Villemain
Merci à Franck Médioni d'avoir souhaité interroger mon lien avec le jazz.
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La rencontre avec la musique, le jazz ?
La musique ? Ou le jazz ? Je ne dis certes pas que les deux choses soient absolument distinctes, mais… Ce qui, à un moment donné, nous pousse vers le jazz, et nous y pousse presque physiquement, ne coïncide pas exactement, ou pas nécessairement, avec ce qui peut nous conduire vers « la musique ». La singularité du jazz induit la singularité d’une rencontre : non seulement il charrie autre chose que de la musique (pas plus, pas mieux : autre chose), mais il a toujours à voir avec une sorte de choc. C’est ce qui m’est arrivé vers dix-sept ou dix-huit ans. J’étais à l’époque un « metalleux » passionné, pur et mieux encore : zélé. Et puis un jour, chez un copain tout aussi metalleux que moi, j’ai entendu (la radio a l’étage était-elle allumée ? sa mère écoutait-elle un disque ?) le concert à Cologne de Keith Jarrett. Je précise que ce nom ne me disait absolument rien. Était-ce du jazz, je n’en savais et n’en sais toujours rien. Ce que je sais, c’est que je me suis retrouvé à écouter ce truc un peu dément (pour moi en tout cas, ça l’était), puis j’ai pris mon Ciao, emprunté la rocade et suis allé acheté deux cassettes chez mon disquaire – oui, c’était encore des cassettes… Le Köln Concert donc, et surtout, en trio avec Gary Peacock et Jack DeJohnette, Still Live, qui je crois venait de paraître. Tout est parti de là. Du concert à Cologne et de cette version inouïe de My Funny Valentine qui ouvre l’album Still Live – son introduction à mourir, sa conclusion arrache-larmes.
Pratique d’un instrument ?
Un peu de piano classique, enfant. Mon père m’emmenait le mercredi matin chez une dame dans un petit appartement HLM situé dans le quartier de Mireuil, en banlieue de La Rochelle. Je me souviens encore de son nom, madame Boutroux, une vieille fille encore jeune, disons. Du moins dans mon souvenir de môme. Une demi-heure de solfège, une demi-heure de pratique : la vieille école. Sinon je jouais beaucoup, seul, mais sans vraiment travailler. Avant même d’avoir la moindre notion d’harmonie, ni même la moindre connaissance en jazz, je passais mon temps à improviser ou plutôt, soyons honnête, à jouer ce qui me passait par la tête au mieux, au pire ce qui m’arrivait dans les doigts… Mais advenait toujours un moment où j’approchais une espèce de sensation de transe. Je transpirais, je ne m’arrêtais plus de jouer, ma clope se consumait sur le cadre en bois du piano, ma perception du temps était absolument dilatée, et surtout, vanitas vanitatum, j’avais l’impression que ce que je faisais n’était pas loin d’être absolument génial ! Je me souviens aussi que j’aimais beaucoup jouer les valses de Chopin, du moins les deux ou trois au bout desquelles je parvenais péniblement, ainsi qu’une petite pièce de Haydn que je n’arrive malheureusement pas à retrouver.
Parallèlement, j’essayais de faire du hard-rock… J’étais censé écrire, chanter et composer – au piano ! J’avais monté deux groupes, pompeusement baptisés Excalibur et Nemesis, dont ma mère est assurément la seule à avoir le souvenir (à cause du vacarme dans le garage).
Un peu plus tard, quand j’ai eu vingt ans, j’ai rejoint à La Rochelle une école de jazz fondée par le pianiste Régis Mayoux. Un grand big-bang un peu foutraque mais tenu par de sacrés bon musiciens, enthousiastes et soucieux de transmission. Je me souviens du prof de sax, passionné, fougueux, Alexis Dombrovsky, et du contrebassiste, Patrick Manet, dont je retrouve aujourd’hui le type de présence, d’énergie, d’entièreté, chez un Pierre Boussaguet par exemple. Il officiait à cette époque dans un groupe rochelais fameux, « Oiseau Rare » (avec le regretté Nobby Clarke aux saxophones et, autre disparu de ma jeunesse, le batteur André Lesgouarre chez qui le groupe répétait et qui, par bonheur, habitait le même village que moi.) Je me souviens, pure anecdote mais qui avait eu son petit effet sur moi, qu’un jour où Patrick Manet nous trouvait un peu trop appliqués, scolaires, il nous avait sorti, agacé : « Arrêtez de vouloir faire jazz, écoutez Eddie Van Halen, ça vous fera du bien ! ». Je crois que ça m’avait libéré, je me sentais enfin autorisé. Bref, dans cette école au moins on jouait, ça permettait de travailler la mise en place, de nous mettre à l’épreuve en formation, et aussi de tendre l’oreille à des instruments autres que le sien propre.
Plus tard, vers la trentaine, j’ai repris quelques cours d’harmonie. Puis quelques leçons qui n’en étaient pas vraiment avec un ami, Ahmet Gülbay, pianiste caméléon, autodidacte et swingueur devant l’éternel, celui qu’un temps on baptisa « le petit prince de Saint-Germain-des-Prés ».
Plus récemment, passé mes quarante ans, j’ai changé mon fusil d’épaule et me suis mis à la guitare classique. J’avais très envie de jouer comme Jimi Hendrix ou Paco de Lucia, de m’épancher avec Bob Dylan ou Simon and Garfunkel, mais j’ai pensé qu’à mon âge il devenait urgent de devenir sérieux. Et je l’ai fait, du moins j’ai commencé à le faire, en usant et abusant de la bienveillance et de la patience de Pierre Lelièvre, du renommé Quatuor Éclisses. J’ai un peu souffert au début et puis, au fil des mois, j’ai commencé à me régaler avec des petites pièces sans prétention, mais très gracieuses, de Robert de Visée, John Dowland, Ferdinando Carulli, Matteo Carcassi, Fernando Sor. Je n’en demandais pas beaucoup plus : de Gaulle avait refusé de se lancer dans une carrière de dictateur à soixante-sept ans, je n’allais pas, moi, endosser la panoplie du guitar-hero à quarante… Bref, j’ai pratiqué la chose avec un peu de sérieux, quotidiennement, pendant deux ans. Et puis le temps a fini par me manquer, l’écriture a imposé son tempo. Elle vient chez moi par vagues un peu obsessionnelles, et quand je suis dans une telle période il m’est impossible d’exercer mon oreille à une autre grammaire, une autre musicalité que celle des mots. Moyennant quoi, voilà plus de deux ans que je n’ai pas touché l’instrument. Ça reviendra. J’espère.
Souvenirs forts de concert de jazz ?
Keith Jarrett, sans surprise. Vu plusieurs fois donc, en solo comme en trio. Et chaque fois, une leçon de musique. De musique je dis bien, pas seulement de piano. Il se passe toujours quelque chose dans un concert de Keith Jarrett, pour peu qu’on tende l’oreille et aussi qu’on soit, comment dire, sentimentalement disposé. Ses phrases incroyablement ciselées, ce modèle de touché, de netteté, de sensibilité. Et cette énergie si particulière, à la fois mystique et romantique qui émane de lui. Ajoutez à cela cette complicité merveilleuse, espiègle, presque adolescente, cette considération profondément amicale entre Peacock, DeJohnette et lui, et vous obtenez une des formations les plus universelles de toute la musique.
Pour rester dans le jazz, je pourrai évoquer un concert assez récent d’Avishai Cohen. Ce type est un phénomène, en plus d’être un prodigieux musicien et un insatiable inventeur de formes. Mais je pourrais citer tant d’autres grands moments, lesquels, pour l’essentiel, remontent d’ailleurs à la fin des années 80 ou au début des années 90 – pour cette seule raison que je suis moins informé aujourd’hui de ce qui se passe dans le jazz. Je pense à Michel Portal avec le trio Kühn/Jenny-Clark/Humair à La Rochelle ; à un concert d’Uzeb à Bordeaux ; de Sonny Rollins à Poitiers ; ou, dans la même salle, de John McLaughlin en trio avec Trilok Gurtu et Kai Eckhardt ; sans oublier Pat Metheny au Cirque d’Hiver, Brad Mehldau il y a une vingtaine d’années au Sunset, ou encore le trio de Michel Petrucciani, je ne sais plus où, dont le concert fut alors ouvert par un tout jeune garçon, un certain Jacky Terrasson. J’avais été aussi très enthousiaste lorsque Ahmad Jahmal fêta ses quatre-vingt ans à l’Olympia (avec cette cinglée d’Hiromi…). Tant d’autres encore et, à chaque fois, tant de motifs d’admiration. Et je n’évoque que le jazz – le reste nous mènerait trop loin…
Quels sont vos musiciens de jazz et albums de jazz préférés ?
Bon, mettons de côté Keith Jarrett : j’en ai assez dit, n’est-ce pas…
C’est difficile, parce qu’il me faut distinguer entre l’absolu et le sentimental. Je veux dire par là le moment, disons autour de mes vingt ans, où je me suis passionné pour l’histoire du jazz, mais aussi pour son actualité. C’est l’époque par exemple où Chick Corea jouait avec Miroslav Vitous et Roy Haynes et où sortirait peu de temps après le premier album de son Akoustic Band, qui m’infligea une jolie claque ; l’époque aussi de l’inspiration « latine » de Pat Metheny (Still Life, par exemple) qui excitait tellement mon imaginaire ; le Tirami Su d’Al Di Meola, album un peu méconnu que j’adorais ; ou le premier album de Michel Camilo, même si je me suis un peu fatigué, à la longue, de sa virtuosité un peu roublarde ; Stan Getz, ses concerts notamment, comme Anniversary, puis Serenity, albums où j’admire beaucoup l’élégance de son pianiste, Kenny Barron. Du même, je recommande d’ailleurs volontiers l’album At Large, de 1964 et récemment réédité, avec le très beau piano de Jan Johansson. Des choses plus expérimentales aussi, tournées vers une esthétique plus immédiatement contemporaine ou urbaine, qui m’avaient frappées et qui tournaient sans cesse sur ma platine : le trio Kühn/Jenny-Clarke/Humair du Time To Time Free ou encore l’albumAn Indian Week, d’Henri Texier ; j’étais aussi très impressionné, très admiratif, devant la prise de risque, c’est-à-dire la liberté des albums Chine, de Louis Sclavis, et Turbulence de Michel Portal. Après, franchement, je ne sais pas… Les maîtres, les légendes, bien sûr. Basie, Peterson, Jamal, Parker et les autres. Bill Evans, nécessairement. Coltrane, qui continue de m’inspirer un certain sentiment de sidération. Mais avec tout de même quelques hérésies honteuses, sinon ce ne serait pas amusant : je continue, en partie au moins, à passer à côté de Monk et de Miles Davis. Je sais leur apport, je sais les inventeurs qu’ils sont, ce que la musique et même le vingtième siècle leur doivent, je sais la bascule dont ils ont été les maîtres d’œuvre mais, si je veux être parfaitement honnête avec moi-même, force est d’admettre que je ne les écoute pas tant que cela. Après, j’ai des périodes, je suis du genre à me polariser un peu. Ces derniers temps par exemple, j’ai pas mal écouté les premiers albums de Gary Burton, à la fin des années 1960 - Duster par exemple, ou Lofty Fake Anagram. Et même George Shearing, un peu oublié. Mon rapport au jazz évolue finalement beaucoup, et d’ailleurs pas toujours dans des directions complémentaires, ni même très cohérentes. Ça suit mes humeurs, c’est toujours un peu en mouvement.
La place de la musique, du jazz, dans votre vie ?
De la musique, fondamentale, cardinale. Du jazz, je dirai intermittente. Musicien, faisons simple, c’est ce que j’aurais rêvé d’être. Je ne dis évidemment pas que je suis devenu écrivain par défaut, je ne pourrai plus vivre sans cela, mais j’ai ce fantasme persistant de penser que la musique aurait pu être ma vie. Elle l’est en partie, mais je dois me résoudre à ne jamais connaître l’émotion de l’authentique musicien, ni sa joie, ni sa douleur, ni sa rage, ni son euphorie. Toutes choses que je peux certes éprouver comme écrivain, mais disons qu’il me manque peut-être parfois les modalités physiques, sensuelles, cathartiques de leur expression. On a beau transpirer à sa table de travail, connaître certains moments d’exultation ou d’abattement, d’euphorie ou de découragement, il n’en demeure pas moins qu’écrire est une activité qui, dans sa mise en œuvre très prosaïque, demeure assez largement cérébrale (et je ne parle pas de la rencontre avec le public, qui achève de distinguer parfaitement les deux arts.) Disons qu’entre la littérature et la musique, il y a concurrence.
Que représente la musique, le jazz pour vous ?
Ma réponse sera décevante tant elle frise le lieu commun : la liberté. Liberté consacrée pas bien d’autres genres, à commencer par cette musique que l’on dit un peu machinalement, voire stupidement « classique », mais qui dans le jazz prend selon moi une dimension plus viscérale, voire spirituelle. La notion d’improvisation, bien sûr, mais pas seulement. Le jazz, que l’on me pardonne ce poncif, est un état d’esprit qui se nourrit presque exclusivement d’une aspiration à la liberté (de forme, d’attitude, de vocabulaire, de ton, d’emprunts, d’expression dans le rapport au temps), et peu d’arts, finalement, font à ce point écho à cette aspiration. Pour moi, d’avoir senti et découvert cela à une certaine époque, c’est quelque chose qui m’a aidé à grandir. Pour aller vite, je dirai que la liberté que charrient le jazz et les musiciens a beaucoup alimenté la vision que je me faisais de ma propre vie ; comme si j’y avais trouvé certains traits ou caractères d’une éthique personnelle.
Quels musiciens de jazz actuels suivez-vous tout particulièrement ?
Comme je le disais, je confesse avoir un peu délaissé l’actualité – et pas seulement celle du jazz… Je souffre en effet d’une maladie un peu honteuse, disons une sorte de propension à la nostalgie, à laquelle s’ajoute avec l’âge un plaisir certain à choyer mes prédilections. Cela dit, je n’aime rien tant qu’être surpris et bousculé, tant je me demande comment il est encore possible (en musique comme en littérature, d’ailleurs) d’inventer ou de renouveler. Ceux qui y parviennent, et il y en a, ont toute mon admiration.
Ma découverte la plus ancrée ces dernières années est peut-être celle d’une chanteuse devenue célébrissime depuis, Youn Sun Nah. Est-ce encore du jazz, je ne sais pas. L’esprit, l’historicité, la matrice, oui, appartiennent sans aucun doute à la sphère du jazz, mais c’est aussi tellement autre chose. J’hésite à citer Joey Alexander, tant il faut se méfier de notre fascination, bien compréhensible, pour la précocité d’un tel petit génie. Mais force est d’admettre que sa maturité force l’admiration. Je m’explique d’ailleurs assez mal comment un enfant de cet âge peut rendre compte avec autant de sensibilité et de plasticité d’une palette d’émotions qu’il ne peut avoir lui-même vécu. C’est assez déroutant. Enfin j’écoute aussi, dans un genre bien différent, celui du « nouveau » flamenco, quelqu’un comme Vicente Amigo – que je ne vais d’ailleurs plus tarder à retourner applaudir en concert. Même si je ne suis pas sûr qu’il soit, comme on le dit parfois, l’enfant de Paco de Lucia. Pas sur un plan technique, il n’a assurément rien à lui envier, mais il ne charrie pas les mêmes choses, la même douleur, la même joie, la même poésie. Disons que s’il en est l’enfant, cela ne signifie pas qu’il en soit le fils spirituel. Cela dit, il m’accompagne beaucoup, ces derniers mois.
La place du jazz dans vos livres ? La musique, le jazz a-t-il un impact, une influence sur votre écriture ? Si oui, laquelle ? Comment voyez-vous la relation entre jazz et littérature ?
Comme objet littéraire, je n’ai jamais vraiment évoqué le jazz, ni d’ailleurs la musique. Du moins pas autrement que dans un souci d’ornementation ou de décor. C’est quelque chose d’éminemment complexe. L’envie est là, toujours, de dire avec des mots ce que la musique éveille en moi mais, quel que soit le talent de leurs auteurs, je n’ai jamais été convaincu par les livres qui cherchent à « sonner jazz ». En réalité, je crois que c’est impossible, du moins je ne suis pas loin de penser qu’il y a pour cela trop d’antagonismes, d’empêchements. Sauf à partir d’un postulat, voire d’une définition selon laquelle le jazz serait en lui-même doté d’une armature-type, d’une couleur-type, d’un lexique-type, bref qu’il serait possible de le modéliser. Ce qui serait trahir son intention, qui précisément est d’échapper à la tentation du carcan et de privilégier l’expérience, l’instant et le renouvellement. Il va sans dire qu’il y a de très beaux romans autour du jazz, et de très beaux livres qui se sont acharnés à en saisir la blue note (autrement dit, le secret), mais la revendication d’une quelconque « écriture jazz » relève tout de même d’une certaine coquetterie. Ce n’est pas parce qu’on aligne trois phrases verbales entre deux tirades plus ou moins longues incluant trois subordonnées relatives, ou parce qu’on sature sa prose d’interruptions ou de ponctuations, à la Céline disons, que l’écriture en devient « jazz ». Bien sûr on pourrait aller lorgner du côté de l’Oulipo, des onomatopées, des palindromes, des contrepèteries, mais hormis le plaisir du jeu, hormis le résultat possiblement brillant, quelle est la substance littéraire, quelle est l’intention, quel est le mobile intime d’une telle démarche ? Le jazz relève plus d’un certain esprit, voire d’une vision du monde, que d’une technique, ne craignons pas d’y insister. Autrement dit, n’importe quel sujet peut servir une écriture dont le souffle, disons l’élan vital, pourrait faire écho à ce qui, dans le jazz, est incessamment à fleur de peau, toujours en quête de la bascule, de la rupture, de l’hésitation. Il y a un écrivain, trop tôt disparu hélas, dont je dirai qu’il est peut-être celui dont l’écriture était presque tout entière habitée par ce type de rythme et de souffle (il pratiquait d’ailleurs le saxophone, ce qui ne peut pas être anodin), je veux parler de Christian Gailly. Je pourrais invoquer aussi Alessandro Baricco, pour rester chez les contemporains, mais je ne connais de lui que (l’excellentissime) Novecento. On pourrait aussi lorgner, pourquoi pas, du côté de Beckett ou de Ionesco. Mais, bref, les quelques romans et nouvelles de Gailly m’ont beaucoup marqué, même si mon écriture n’a finalement pas grand-chose à voir avec la sienne. Et même s’il m’est arrivé de penser que sa façon de progresser dans la phrase (son phrasé, autrement dit), courait toujours le risque, à la longue, de tourner au « truc », il n’en reste pas moins vrai qu’il épousait très authentiquement, et avec quelle puissance évocatrice, l’esprit du jazz. Ses personnages hoquetant, timides, décalés, syncopés, jamais en phase, éprouvant toujours un mal fou à terminer une phrase ou même à aller au bout d’une pensée, ceux-là, oui, me semblaient très proches de la flammèche d’humanité à laquelle le jazz va puiser. Reste que c’est selon moi surtout dans ce qui conduit un auteur à écrire que l’on pourrait trouver de quoi l’acoquiner à l’univers du jazz. Je veux dire par là que, groupe ou pas groupe, big band ou pas, le jazz est constitué de musiciens ontologiquement individualistes, qui ne font pas autre chose que chercher leur « petite musique intérieure » ; or c’est aussi cette petite musique-là que cherche l’écrivain. Là réside je crois, en partie au moins, la fascination que le jazz exerce sur la littérature – et donc, a-t-on parfois envie de supposer, de son énergie si caractéristique sur le travail d’écriture.
Écoutez-vous de la musique en écrivant ?
Plutôt non. Peu ou prou, le silence est impératif – on n’imagine d’ailleurs pas un musicien travailler tout en lisant un livre, et pas seulement pour des questions de commodité. Ce que je dis ne vaut que pour moi, mais il m’est impossible de tendre concurremment l’oreille à une musique et aux sonorités de mon propre texte. Mais je m’empresse de tempérer : je commence souvent à travailler en écoutant de la musique. Pour me créer un univers, me glisser dans une bulle, me chauffer. Toutes les musiques sont disponibles, mais je vais toujours chercher celle qu’il me faut en fonction de ce que je veux ou vais écrire. De la sensation que j’ai besoin de faire monter en moi. Du climat que je cherche à habiter, et qui bien sûr préexiste à toute illustration musicale. Dans ma préparation à la phase d’écriture, je peux parfois avoir envie ou besoin de quelque chose qui déplace mon regard, nourrisse voire excède ma sensation, qui en quelque sorte me transporte là où, de manière confuse mais tangible, sensorielle, j’ai décidé que cela devait me transporter. J’ai conscience d’être un peu obscur, mais c’est vraiment une question d’état d’esprit et d’énergie. En revanche, une fois que je suis installé dans mon texte, dans un monde qui n’est plus tout à fait le réel et qui finalement possède tous les traits d’une d’utopie, puisqu’il s’agit bien de faire émerger une forme inédite qui se créé en même temps que j’écris, alors j’éprouve aussitôt le besoin du plus grand silence. Et même du plus tyrannique des silences.
Pleyel : Keith Jarrett / Gary Peacock / Jack DeJohnette
Il n'y a plus guère d'utilité, je le sais bien, si ce n'est pour témoigner et témoigner encore de son plaisir et de son admiration, à écrire le moindre et quelconque article sur un concert de Keith Jarrett : pour s'en tenir à ce seul trio de légende, voilà trente ans que la messe est dite déjà, et Internet regorge de dizaines de milliers de recensions, toutes plus éclairées les unes que les autres, plus savantes, plus admiratives, fût-ce secrètement, lorsque, pour tel ou tel mobile, l'auteur décide d'aller chercher des poux au génie - car je tiens pour acquis et, au sens le plus étroit et premier du terme, indiscutable, que nous avons affaire à un génie. Mon fils, onze ans, me dira peut-être, un jour, si j'ai eu raison de l'emmener écouter ce musicien qui impressionne tant son père : pour l'heure, je dois bien admettre qu'il a dû se sentir un peu perdu dans cette salle où il n'est pas un spectateur dont l'oreille ne soit aguerrie et conquise ; et moi de tenter de lui expliquer à quel moment le trio improvise, ce qui se passe lorsque Jarrett se lève, qu'il tourne autour de son piano, s'efface un instant derrière le rideau, trépigne, chante, se cabre, lorsque les musiciens se regardent, bref ce qui se passe sur scène. Or il se passe, sur scène, ce qui se passe toujours avec ces trois-là : lumière éteinte, silence déjà presque parfait, public en attente, aux aguets, et c'est long, cela dure bien deux minutes, peut-être davantage, il ne se passe rien, et c'est, comme me le fait justement remarquer le pianiste Ahmet Gülbay à mon oreille, déjà de la musique ; il a raison : tout est noir, seuls le piano, la contrebasse et la batterie sont éclairés, rien ne se produit, et, déjà, bien sûr, les musiciens, derrière le rideau, sont en concert. Ils arrivent par un des côtés de la scène, l'un après l'autre, Jarrett fermant la marche, comme toujours, tonnerre d'applaudissements, puis se positionnent au centre, saluent en s'inclinant, suivant leur rituel, enfin prennent place derrière leurs instruments, avec toujours cette même et nonchalante élégance.
C'est le moment où il se produit avec Keith Jarrett ce qui ne se produit qu'avec peu de musiciens : si l'on fermait les yeux, si l'on ignorait tout de ce qui se tramait là, on saurait, dans l'instant, exactement, qui joue. Car c'est du toucher de Keith Jarrett, je crois, que l'on tombe d'abord amoureux, de ce toucher qu'il polit jusqu'à l'obession depuis cinquante ans ; et de son phrasé, bien sûr, de cette déclamation par vagues et cheminements, de ces phrases qui n'en finissent plus de tourner autour de la note, déployées, étirées, et que traverse toujours le même chant profond ; c'est ainsi qu'est Jarrett : entièrement musique. Ce pourquoi sans doute il tourne le dos au public : non parce qu'il ferait sa diva caractérielle, comme les imbéciles aiment à en répandre l'idée, non, même, je crois, en vertu d'une sorte d'ultime hommage à Miles Davis, mais parce qu'il me semble avoir besoin de se protéger, de n'être présent qu'à lui-même et à son groupe, d'avoir le sentiment de ne jouer que pour lui - meilleure façon qui soit d'honorer la musique, donc le public. All of You donne le ton, Answer me, on enchaîne les standards, Woody'n You sur des braises, un I've got a crush on you, que Sinatra rendit populaire, à vous faire dresser le poil, When I Fall In Love, dont le thème ce soir est exposé quasiment à l'identique de ce que l'on peut entendre sur ce chef-d'oeuvre d'album qu'est Still Live.
Trentième anniversaire du trio, donc - 2013 étant aussi le quarantième d'un autre grand disque, solo celui-là, de Keith, le Bremen Concert. Trente ans à parcourir les salles du monde entier, puisque ces trois-là se font fort de ne plus s'enregistrer qu'en public, dans un mouvement et avec un désir toujours éclatant de liberté, au point qu'aucune playlist n'est jamais décidée avant concert : aux souverains Gary Peacock et Jack DeJohnette, une fois renseignés sur la tonalité, de monter dans le train que Jarrett a lancé. C'est, bien sûr, chaque fois, une leçon de musique - à côté de moi, Ahmet se dit admiratif de la qualité exceptionnelle de ce legato sans pédale - mais c'est aussi bien plus que cela : car ce qui fait plaisir, c'est leur plaisir à eux, renouvelé chaque soir ou presque, on les voit gourmands de sensations, désireux de se surprendre, presque farceurs ; et puis il y a ces fameuses ballades, surchargées d'émotion, d'une émotion tellement tendue qu'on pourrait dire qu'elle n'en finit pas de quêter sa résolution - sa délivrance ; l'intensité est comme tenue à bout de bras, on hésite entre libération et tension, tout respire énormément, chaque note est allongée, oxygénée, l'épure laisse de la place à chacun - et tout Pleyel est comme dans une bulle.
On a cru qu'il n'y aurait pas de rappel, les trois ont salué, Jarrett a sitôt pris la poudre d'escampette, mais voilà, le public était là, debout comme un seul homme, n'en finissant pas d'acclamer ; alors ils sont revenus, puis c'est DeJohnette qui a fait un signe à Jarrett, lequel, encore une fois, s'en allait, alors on l'a eu, le deuxième rappel, jusqu'au troisième, puisque Pleyel ne s'arrêtait plus de clamer son admiration, et c'est Jarrett cette fois qui a repris la main ; alors, anniversaire oblige, on lança cette cadence légèrement hypnotique, ce tempo faussement lancinant de God Bless the Child, sur lequel, donc, se refermait l'album qui lança le trio, en 1983.
Démonstration n'était plus à faire, mais qu'il fut bon de vérifier sur scène que ces vieilles chansons du music-hall, ces vieux airs de Broadway, toute cette musique populaire d'avant le rock'n'roll, continuent leur chemin et, surtout, puissent encore donner lieu à autant d'inventivité, de trouvailles, d'engagement. Il y a quelque chose de rassurant, oui, à constater que de tels musiciens trouvent en ces thèmes aux lignes simples matière à la musique la plus libre et la plus élaborée ; car c'est ainsi que se transmet le jazz - et, avec lui, une certaine idée de la musique.
Dernier album paru : Somewhere (Live in Lucerne)
Je suis marmando-jarrettien
Billet de Francis Marmande dans Le Monde, comme toujours excellent, loin des poncifs sur les humeurs du musicien : Voir tous les ans Keith Jarrett pour savoir où en est la planète. Histoire de revenir à la musique - et d'oublier les ambiances.
Heureux, Keith Jarrett ?
Étonnant Keith Jarrett, qui nous revient, une nouvelle fois, la dix-huitième, avec ce trio fameux à propos duquel tout a été écrit déjà, et dont je peux seulement dire qu'il aura marqué, non seulement les trente dernières années, non seulement l'histoire du jazz et de la musique, mais jusqu'à cette part intime de ma vie que, faute de mieux, j'appellerai ma vision du monde. Etonnant Keith Jarrett, donc, évidemment accompagné par Gary Peacock et Jack DeJohnette (quoique le participe passé accompagné, les concernant, soit à tout le moins très réducteur), plus malicieux, plus vif, et, semble-t-il, plus heureux que jamais. Non que la question du bonheur se posât à lui avec une quelconque ou particulière importance, mais que la longue maladie qu'il connut à la toute fin des années quatre-vingt dix, ce syndrome de fatigue chronique qui, plus d'une année durant, l'empêcha d'approcher d'un piano comme de sortir de chez lui, et dont on peut entendre le dernier souffle rédempteur dans The Melody at Night, With You, cette maladie semble à ce point lointaine qu'on le découvre ici, à Montreux, plus enjoué, inventif et fiévreux que jamais, presque farceur. Il faut être Keith Jarrett pour interpréter Honeyckukle Rose, Ain't Misbehavin' ou You took advantage of me en usant ce bon vieux stride des premières décennies du vingtième siècle sans rien dissimuler de cette manière lyrique d'être moderne qui le caractérise. On dira qu'un nouvel album du trio n'est jamais qu'un nouvel album du trio : c'est qu'on s'habitue au génie. Mais c'est surtout qu'on ne saurait décemment dire, parmi les œuvres qu'ont enregistrées les trois lascars, celle qui émergerait : toutes racontent une même histoire, qui n'en finit pas de surprendre dans son continuum et continue de ravir quand bien même elle ne serait que l'exploration infinie d'une même transe. Chacun s'en ira donc puiser dans sa propre existence pour y trouver ce qui n'appartient pas à la stricte musique et transforme tel ou tel album en majesté souveraine : pour moi, cela reste Still Live, de bout en bout, mais je sais bien qu'il est erroné, un peu idiot, même, de vouloir à tout prix en distinguer un. Ce serait aussi absurde, selon l'expression de Gary Peacock, que de trouver une beauté supérieure à une rose dans un bouquet qui en compterait cent.
Naissance de Keith Jarrett - et du jazz
Je suis venu au jazz il y a assez longtemps. J'avais dix-sept ou dix-huit ans, et je commençais à être un assez bon spécialiste du heavy metal : j'animais des émissions dans les radios locales, je fréquentais les musiciens du cru, je collectionnais les maquettes de petits groupes français qui, pour la plupart, n'enregistreraient jamais rien d'autre, je montais mes propres groupes (pompeusement baptisés Excalibur ou Nemesis, et tous condamnés, dès leurs débuts, à ne jouer que pour deux copains dans un garage où nos petits amplis Peavey peinaient à faire entendre autre chose que du bruit), je peignais sur mon sac U.S. les logos de mes groupes préférés, j'ai vu la naissance du premier magazine spécialisé, Enfer Magazine (juste avant Metal Attack), je volais des trente-trois tours chez le seul bon disquaire de la ville, et quand je le pouvais je commandais des imports en Belgique. Nous étions en bas, dans la chambre de Cyril, sans doute vautrés sur la moquette, éclusant bières sur bières ; je ne sais plus ce que nous écoutions, peut-être bien le dernier Ratt, Invasion in your privacy. Pour je ne sais plus quelle raison, je suis monté à l'étage, peut-être pour chercher un pack supplémentaire, et sa mère, Nelly, qui faisait le ménage, écoutait en même temps une musique dont j'ignorais tout. Elle ressemblait à de la musique classique et je sentais spontanément qu'elle n'en était pas, c'était autre chose. Je ne pouvais me le formuler ainsi, mais je sais, aujourd'hui, que ce qui me frappa le plus, au-delà de la beauté intrinsèque de ce chant, au-delà du sentiment de transe que quiconque peut éprouver en l'entendant, c'est l'incroyable sentiment de liberté, musicale et spirituelle, qui en émanait. Je ne sais plus bien comment cela s'est produit. Je me suis retrouvé assis sur le canapé, et j'ai écouté (pas longtemps, Cyril s'impatientait, j'avais un peu honte.) Sur la pochette, un type chevelu avec une petite moustache était penché sur son piano, concentré, yeux fermés. Je suis redescendu headbanger avec Cyril, l'air de rien. Puis j'ai pris ma mob, un Ciao ou un 103, je ne sais plus, et suis allé au Mamouth du coin, celui qui longeait la rocade menant à La Rochelle. J'ai acheté la cassette, et des piles pour mon Walkman. C'est comme cela que je suis venu au jazz, avec le Köln Concert de Keith Jarrett.
Depuis, jamais mon admiration pour ce musicien n'a faibli. Pas forcément d'ailleurs pour le Köln Concert, même si, bien sûr, j'ai conscience de ce qu'il représente, même si je connais les circonstances et les conséquences de cet enregistrement, même si c'est un disque remarquable, à bien des égards fondateurs. Mais Keith Jarrett a fait tellement mieux depuis, il a pénétré si loin dans d'autres profondeurs, qu'on n'écoute plus aujourd'hui le concert de Cologne que pour se remémorer une naissance, que pour recouvrer le goût de nos origines, un peu comme on retrouve un vieux document d'archives ou le témoignage d'une époque - fût-elle formidablement prometteuse. Car je n'ai jamais entendu un musicien dont la moindre seconde d'improvisation, dont la moindre phrase, la moindre note, soient à ce point chantantes, à ce point évidentes et cristallines. C'est ce qui est frappant chez cet artiste, outre son touché que, là encore, je n'ai jamais retrouvé chez aucun autre pianiste. Jamais aucune graisse, jamais d'enrobage. Tout s'impose en pureté, avec une science de l'harmonie dont on pourrait croire qu'elle est instinctive, et on se retrouve, l'écoutant, à chanter avec lui jusqu'aux micros-notes où ses longues phrases le conduisent.
Un disque incarne tout à la fois le summum de son art et l'apogée du jazz tel qu'il me touche : Still Live, enregistré en 1986 avec ces deux accompagnateurs et complices hors-pair que sont Jack DeJohnette et Gary Peacock. L'évidence de leur union et de leur musique est telle que tous trois ne se sont plus quittés depuis trente ans. C'est mon entrée véritable, et naturelle, dans le jazz, il y a vingt ans. Le premier morceau y aura suffi, My Funny Valentine, tellement éculé, tellement chanté, repris par tous, dans tous les genres, et ici magnifié, sublimé dès les premiers accords, longs, introspectifs, patients, jusqu'aux dernières notes, celles qui s'épuisent en un décrescendo sublime, inconsolable, et finalement silencieux. Cette interprétation à elle seule justifie tout. Il n'est pas si fréquent de rencontrer des musiciens auxquels on doit bien davantage qu'un plaisir d'esthète ou de mélomane, ils se comptent le plus souvent sur les doigts de la main. Notre panthéon personnel s'épure au fil du temps : ce disque-là, cet artiste-là, y sont à demeure.