THEATRE : L'Habilleur - Ronald Harwood
Au sortir du Théâtre Rive Gauche, Marie et moi n'avons d'autre mot à nous dire que : "Il n'y a rien à dire". Si notre esprit critique a certes tendance, par principe, à baisser la garde devant Laurent Terzieff, nous ne voyons pourtant rien, vraiment rien, ici, qui puisse susciter la moindre réserve, presque la moindre conversation. Ce fut un moment parfait, nous le savons - et nous le savions dès les premiers instants.
L'entièreté du mérite n'en revient certes pas à Laurent Terzieff, mais il est difficile de faire abstraction du génie profond, de la présence et de l'absolue souveraineté de ce comédien dont on pourrait penser qu'il habite davantage le théâtre que ce dernier ne l'habite. Car il y a bien quelque chose de cela : on ne jouit pas d'une telle intimité avec les règles du genre, écrites et non-écrites, on ne saisit pas aussi ardemment le spectateur d'un mot, d'un geste ou d'un rictus, sans être constitutif de l'idée même du théâtre et de sa légende. Il est assez prodigieux de contempler ce comédien qui, a soixante-treize ans, donne, le temps d'une pièce - ici deux heures trente, tout de même - ce qu'il y a de plus haut et de plus abouti en lui. Ce don permanent, si l'on mettait de côté le travail, la passion, l'abnégation, aurait quelque chose d'assez voisin du miracle. Jamais la moindre faute, jamais le moindre écart : Terzieff est une école de justesse à lui seul. Il est à lui seul le témoignage et l'hommage au théâtre tout entier : il en porte l'histoire, la science, les secrets, il est le témoin d'une puissance telle qu'on la lui dirait transmise par quelque obscure et lointaine transcendance. Et si l'on peut seulement se désoler qu'il s'émacie davantage à chacune de ses nouvelles apparitions, force est de constater qu'il est ou redevient, sur scène, un beau jeune homme, capable d'autant de facéties enfantines que de saillies désespérées ; de jouer la vie aussi bien que la mort.
Donc, il y a quelque chose d'un peu inéquitable à n'évoquer ici que le magistère de Laurent Terzieff - car il faudrait louer chacun, à commencer par Claude Aufaure, remarquable quels que soient les registres, immense comédien lui aussi, partenaire historique certes mais comme qui dirait naturel de Laurent Terzieff, et attribuer une mention spéciale à Philippe Laudenbach, qui incarne avec grand talent un personnage décalé, impétueux, sarcastique et en tous points réjouissants. D'autant plus inéquitable, donc, que L'habilleur est un hommage au théâtre et aux troupes qui en font l'histoire et la légende. Moyennant quoi, à certains moments, et pas seulement lorsque la mise en scène nous invite à tourner notre regard et à explorer les coulisses comme une scène qui dès lors n'aurait plus rien à envier à l'autre, me suis-je fait la réflexion que nous riions comme riaient sans doute ceux qui assistaient aux mises en scène du temps de Molière. Le procédé est classique, mais il permet ici de magnifier la figure du comédien, de dire combien sa passion charrie d'angoisses insurmontables et de montrer les affres qu'elle l'oblige à endosser.
L'habilleur est donc à la fois un hommage au théâtre et le témoignage de son immanente et perpétuelle actualité. La scène se déroule pendant la dernière grande guerre, en Angleterre. L'aviation allemande bombarde la ville alors que les comédiens s'apprêtent à jouer Le Roi Lear, et que le "Maître" (Laurent Terzieff), revenu de la ville où il s'était laissé égarer, se confronte au doute, dans sa loge, accablé par un sentiment puissant et complexe d'inutilité et de vacuité. Le Maître divague, il tâtonne et se maintient en un équilibre très précaire. Jusqu'au moment où son brave, loyal et roublard serviteur (Claude Aufaure) l'informe que "ce soir, on fait salle comble". Éclat dans le regard ressuscité du maître, regain d'intérêt pour la vie - pour le théâtre : le public est revenu, il est là, toujours là. Et le Maître, requinqué, plus souverain que jamais, de s'en prendre aux bombardements : "Mr Hitler rend la vie très difficile aux compagnies shakespeariennes". La pièce dans la pièce va pouvoir commencer, et ce seront plus de deux heures de tumulte, de déchirements, de roublardises, de déclamations, personnages et comédiens se confondant aux yeux d'un public qui en redemande et qui, assistant au dédoublement des uns et des autres, pourra parfois se demander qui est le public de qui. Histoire de dire que l'homme et le comédien ne font qu'un, que la vie du comédien est la comédie même ; que vivre et représenter, que vivre et jouer sont deux manières indifférenciées de se doter d'une existence.
Tout dès lors est remarquable, et la troupe, virevoltante, rend son hommage unanime au théâtre avec force maestria, humour, intelligence, trouvant d'emblée ses marques autour de ce déjà vieux couple que forment Terzieff et Aufaure, plus sensibles et lumineux que jamais. Elle sert un texte très vif, serré, percutant, diabolique à souhait, dont tous les tiroirs sont destinés à être ouverts. Tout cela pour aboutir à ce chant qu'entonnent les hommes de qualité dans un même élan de joie combative, afin que perdure une exigence esthétique qui, bien sûr, a tout d'une éthique.
L'HABILLEUR - Pièce de Ronald Harwood
Adaptation de Dominique Hollier
Mise en scène de Laurent Terzieff
Avec :
Laurent Terzieff (Le Maître), Claude Aufaure (Norman), Michèle Simonnet (Madge), Jacques Marchand (Geoffrey Thornton), Nicolle Vassel (Lady M.), Philippe Laudenbach (Mr Oxenby), Émilie Chevrillon (Irène).
THEATRE : Hughie - Eugene O'Neill (Claude Aufaure & Laurent Terzieff)
Décidément, je dois avoir une dent un peu systématique contre le public : je ne parviens plus à me rendre à un spectacle sans m'agacer de ses réactions - admirant, au passage, le stoïcisme des acteurs. C'est qu'on ne peut pas dire que Laurent Terzieff inspire à ce point le comique et la légèreté qu'il puisse faire s'esclaffer les foules. Et pourtant, les rires, même un peu forcés, même un peu mécaniques, qu'aucune repartie de ce texte ne déclencherait en temps normal, fusent à intervalles réguliers. Le texte et la mise en scène ménagent sans doute quelques effets, mais on ne peut pas dire que le propos incite à une hilarité particulière. Enfin, comme je suis un peu las de m'en prendre systématiquement aux autres, confessons un certain manque d'humour - et sabrons l'épilogue.
Hughie est un des derniers textes d'Eugene O'Neill (1942). Son prétexte est simple : Erié Smith (Laurent Terzieff), flambeur professionnel, vit depuis des années dans un hôtel devenu un peu minable. Il avait pris l'habitude de converser, tard dans la nuit, avec le gardien, à qui il en contait des vertes et des pas mûres sur le jeu, l'argent et les filles. Mais le bon gardien est mort. Erié s'est conséquemment cuité cinq jours durant et, une fois rentré à l'hôtel, c'est un nouveau gardien (Claude Aufaure) qui l'accueille. Deux solitudes se font donc face, pareillement désespérées quoique affectant de ne point trop l'être. Le flambeur en fait des tonnes, la rouerie du gigolo n'a plus aucun mystère pour lui, il brasse de l'air, des paroles et des histoires d'un passé dont il se gausse, tentant plus ou moins maladroitement de faire oublier que les temps ont changé. Le gardien de nuit ne l'écoute pas, ou fait semblant, il entend la rumeur de la ville, guette l'horloge, voudrait pouvoir s'assoupir dans son fauteuil, s'immerger dans sa propre solitude. Au fond, personne ne s'écoute : les solitaires ne peuvent pas se rencontrer - ou se rencontrent trop tard.
Le jeu, la mise en scène, le texte même, assez malin sous son impression d'évidence, tout ici transpire l'intelligence et la finesse. Pourtant, la pièce ne laisse pas de trace. Sans doute parce que les ressorts de la comédie semblent plus tendus que ceux de la tragédie. C'est d'autant plus étonnant que Laurent Terzieff, qui montre encore une fois combien il est un de nos plus grands et plus émouvants acteurs, est attendu sur un autre registre. Et c'est assurément injuste d'attendre d'un acteur qu'il se conforme à ce qu'on attend de lui et de se désoler qu'il suive son propre chemin. C'est que Laurent Terzieff porte tellement la lassitude et la fatigue, il incarne l'accablement de l'existence et du monde avec un tel génie, qu'on en vient à oublier le jeune premier qu'il fut, et qu'il aime sans doute à ressusciter. Ainsi le vit-on, il y a un an, dans Mon lit en zinc, adapté de David Hare, jouant un vieux requin de la finance venu du communisme et marié à une jeune alcoolique qu'il avait sauvée de la mort. Le prétexte était sans doute plus grave, mais l'envie de comédie était déjà forte chez lui, qui trouvait un plaisir manifeste à ce rôle d'arrogant, fût-il pétri de faiblesse et d'humanité.
A eux seuls, Laurent Terzieff et Claude Aufaure (incarnation parfaite du gardien de nuit tel qu'on peut se l'imaginer, jouant très juste, délicat, onctueux, sec et précis) justifient évidemment le déplacement. Reste que le choix de souligner le comique de situation peut laisser perplexe, faisant courir le risque d'estomper la condition mélancolique des deux personnages et le passionnant jeu de miroir aux alouettes auquel ils se livrent. Ce dont témoigne la salle rieuse.