De la honte comme muse
Recension par Jean-Baptiste Marongiu, dans le supplément littéraire de Libération, du Livre des hontes, publié au Seuil par Jean-Pierre Martin. Sujet éminemment littéraire s'il en est, et auquel il se trouve que je suis assez sensible. Il s'agit bien, en effet, de comprendre combien la déconsidération de soi peut entrer en résonance avec un travail d'écriture littéraire. Cette thématique de la honte comme fondement possible du geste d'écriture nous renvoie inexorablement à l'âge de l'adolescence qui, Jean-Baptiste Marongiu a raison de le souligner, constitue le moment de notre existence, moment particulièrement poétique ou romanesque, où l'on va chercher dans l'écriture ou la lecture les moyens de s'en sortir. Honte du corps, honte de soi, honte de son milieu, des siens ou de l'autre : ce sentiment est propice à la mise en mots. Pas nécessairement, d'ailleurs, afin d'exorciser un sentiment que nous nous sentons honteux d'éprouver, mais aussi parce que, l'écrivant, nous entreprenons sans doute de le combattre, de le camoufler peut-être, et plus sûrement de le sublimer en source ou origine d'un geste créateur.
Que faisons-nous toutefois de nos hontes, une fois sortis de l'adolescence ? - si tant est qu'on en sorte véritablement, ce dont je ne suis au fond pas si certain, les marottes de l'adolescence persistant à nous tarauder plus tard, l'avancée dans le temps nous permettant peut-être, et seulement, de les maîtriser, de les réorienter, de les mouler à d'autres fins et de les intégrer dans un projet de vie disons moins écorché. Aussi bien, guérir de nos hontes, projet intime et psychologique louable, pourrait bien se révéler destructeur pour celui dont la seule et absolue ambition est de faire oeuvre - non de lui-même, mais à partir de lui-même. Et l'on revient ici à ce vieux sujet, certes éculé mais éminemment fécond : la cure psychanalytique, dont j'ai toujours eu peur, même malgré moi, qu'elle ne vienne gripper la machine à écrire et étouffer le grand "Dict" où, de gré ou de force, je vais tremper ce qui constitue mon encre.
Conversation avec un vieux colon
Naturellement qu'il peut s'asseoir à la table d'à côté - je l'y invite d'ailleurs dans un sourire. Il est un peu essouflé : il a couru toute la matinée parce que les distributeurs d'argent ne fonctionnaient pas. Son agence bancaire a dû téléphoner au central pour certifier que son compte était bien garni - pour cause : il vient de vendre son bateau. Il demande une bière, la plus petite possible, à cause de sa santé ; mais ce midi, après toute cette matinée à courir, il n'y a guère qu'une bière pour le rassénérer. Je dis au serveur qu'avant, la plus petite bière possible, ça s'appelait un galopin - en fait une bière servie dans un verre ballon. Ça s'fait plus, il m'a dit.
87 ans, ça lui fait bien plaisir de trouver quelqu'un d'aussi jeune aux côtés de qui s'asseoir et avec qui converser. À moi aussi d'ailleurs, ça me fait bien plaisir : j'ai de plus en plus tendance à attendre davantage des anciens que des modernes. Et puis, une fois échangés les mots et les regards d'usage, il me dit tout de même que les bougnoules sont de plus en plus nombreux dans le quartier - et pourtant je viens de Toulon, vous avez dû deviner hein, vous l'entendez. Le Tchad, c'était le paradis des animaux, pas de problèmes entre nous et les bougnoules, chacun a sa place, personne pour se plaindre. Je suis bien content, moi, d'être un vieux salaud de colonialiste, comme ils disent : j'y étais, on a apporté l'école, la médecine, la police, la civilisation, la paix. Regardez maintenant : la guerre, la guerre partout entre bougnoules. Je m'entendais bien avec eux, j'avais mon boy pour la chasse, mon boy moteur comme on disait, le mécano, un boy pour tout, et on s'entendait bien, aucun reproche à faire, rien, ils étaient heureux et nous aussi.
La bière est passée, il se palpe un peu le ventre. L'odeur de mon tabac lui fait plaisir (ça devient rare). Ah ! le Tchad... Ça vous aurait bien plu là-bas, un paradis pour les animaux. Regardez, maintenant... Moi, mon fusil, il tirait quoi, trente balles par an ; allez, disons cinquante, pour les fois où je m'amusais un peu. Aujourd'hui c'est quoi, dix balles par jour. Enfin y en a qui sont moins bêtes que d'autres. Je me souviens d'un que j'ai formé, j'en ai fait un infirmier, au moins c'est utile ; figurez-vous qu'il est docteur maintenant ! (sourire). Je suis fier, moi, d'être un vieux salaud de colonialiste : la paix, on leur a apportée. J'ai jamais été très bougnoule savez, c'est pas du racisme c'est comme ça ; on s'entendait, aucun problème. Aujourd'hui regardez, c'est fini, le paradis des animaux... la paix... Évidemment ils n'avaient pas le droit d'avoir des armes à feu ; moi je pouvais tirer l'éléphant à un kilomètre, et de plus loin encore. Mais une femelle, ça comptait pour deux, attention c'était très réglementé, même si on pouvait toujours s'arranger, vous me comprenez. Eh oui, c'était ça, le temps des colonies, comme dans la chanson... qu'est belle d'ailleurs.Y'a beaucoup de jaunes aussi, de plus en plus... hein ? Trouvez pas ? Ça, moi, ça ne me dérange pas. Au contraire. Eux ils ont une civilisation, et elle vaut bien la nôtre, et on n'a rien à leur apprendre. Sont comme des frères. Voyez c'est ça aussi qu'on essayait de leur apporter aux bougnoules : la civilisation. Mais c'est comme ça, y a rien à faire. Dites donc, vous me voyez là, tel que je suis, hein, je vous souhaite de vous porter comme ça à mon âge. Moi je lui dis que je n'y arriverai pas, à son âge, ça le fait rire. Bah non ! vous vous rendez pas compte des progrès réalisés ? En un demi-siècle on a gagné quoi, dix ans ? Quinze ? Vous savez la grande invention du siècle ? La pilule. Les femmes peuvent enfin baiser quand elles veulent. Ça change tout ça, c'est ça l'invention du siècle. Je lui dis que je suis bien d'accord, ça change tout, surtout pour elles.
Il en est émouvant, ce petit vieux raciste, avec son petit foulard sombre noué autour du cou - pour ma gorge, comprenez - et son corps un peu rachitique qui flotte sous des vêtements trop amples. Quinze kilos j'ai perdu... un de plus et zou... au trou. C'est la maladie. S'il vous plaît, donnez-moi une soupe à l'oignon, et puis le fromage après. Y'a que ça qui passe : bizarre, hein ? Soupe à l'oignon, y'a que ça qui passe. Je vous embête hein... Bah c'est que vous m'êtes sympathique, là, tout seul à votre table, avec vos bouquins et vos crayons. Qu'est-ce que vous lisez, là ? Connais pas. C'est bien ? Oui ? Ah.
Qu'est-ce que vous voulez dire, vous, à un vieux monsieur qui sait que c'est fini, que tout est fini, la jeunesse, les bêtises, l'insouciance, l'Afrique, les animaux, les boys, l'argent, le sexe, les saloperies. De quoi peut-on bien encore le convaincre, à 87 ans ? Que personne, comme je le lui ai dit, ne peut empêcher un peuple d'aspirer à sa liberté et que le malheur de l'Afrique ne tient pas précisément qu'aux Africains ? - mais il n'entend plus. Quelle cruauté en moi devrais-je réveiller pour envoyer paître le vieil homme au regard encore vitreux des vies passées, et qui sent bien, déjà, l'odeur qui s'est emparée de lui ? Il m'a choisi au hasard - ou presque : pour ma solitude. Parce qu'un vieux c'est toujours seul. Même entouré, même accompagné, c'est seul, et plus seul encore face à ce qui arrive. Et ce qui arrive, là, pour lui, moi ça me désarme. Alors je lui dis que je dois le laisser là, avec sa soupe à l'oignon et puis le fromage après. Il me tend la main, content quand même. Allez mon p'tit, j'espère qu'on pourra reprendre cette conversation, c'était vraiment très agréable. Et de loin il m'adresse son salut. Le dernier, probablement.
Terre des ombres
Il me faudrait être une ombre pour que se défasse en moi ce qu'il y a d'inextricablement terrestre.
Regarde-moi !
Jardins du Luxembourg. Les enfants ne cessent d'interpeller leurs parents pour leur montrer se dont ils se sentent fiers : Papa, regarde ! Maman, regarde ! (tout juste sont-ils parvenus à se suspendre à une corde ou à glisser sur un toboggan sans se ramasser). Et nous ? Nous devenus des grands, en aurons-nous jamais fini de vouloir prouver à nos parents ce dont nous sommes fiers - ou simplement pas trop honteux ? Qu'il ne soit plus là n'y change rien : je m'entends parfois, comme dans un murmure, lui lancer, à mon tour : Papa, regarde !
Les athées
La grande frustration des athées, c'est de devoir renoncer à renoncer au monde.
Texte et paroles
La vérité est que je ne crois plus guère aux vertus de la communication orale - sauf entre amoureux, ou entre amis véritables, c'est-à-dire auprès de cette race d'humains qui ne s'offusque jamais, qui ne peut pas s'offusquer, de ce que vous êtes. C'est là une pensée bien triste, direz-vous. C'est une pensée du réel ; disons empirique. Avec qui conversons-nous ? Principalement, avec notre univers social quotidien (qui n'est pas nécessairement professionnel). Sauf à les organiser avec méthode, sauf à les introniser en arts de vivre ou veiller à ce qu'elles soient arbitrées par une autorité admise et reconnue, la plupart (je dis bien : la plupart) de nos conversations ne mériteraient en tant que telles que très rarement la qualification de conversation. Il est permis de regretter, gentiment, le temps où elles se déployaient dans des salons prévus à cet effet.
L'art de la conversation induit une qualité d'écoute à tout le moins égale à celle de la parole émise : or, qu'on le veuille ou non, ces deux vertus cardinales ne trouvent plus guère écho dans des sociétés que dominent, d'une part la volonté de puissance, d'omniprésence et de transparence, d'autre part la tentation de l'objurgation, de la condamnation et de l'excommunication. L'alliance des fanatismes (qui ne sont pas seulement religieux, loin s'en faut), de la communication (sic) de masse et de la correction politique se charge parfaitement de ce programme : la conversation devient une modalité formelle, tout au plus un travestissement d'allure démocratique qui aide à faire passer les grands paradigmes de l'ordre ou du conformisme auxquels nous sommes soumis - ou auxquels nous nous soumettons. Au bout du compte, la qualité d'écoute exige trop de patience et d'attention eu égard au temps dont nous disposons dans la vie, et la qualité de la parole émise requiert trop de précision et d'amour de la nuance pour les slogans existentialo-utilitaires dont, finalement, nous nous satisfaisons fort bien (la vie est courte).
La seconde raison tient à ce que nous sommes - ou à ce que nous sommes devenus. Car il ne faudrait pas non plus se laisser aller à penser que la société est responsable de tout... Ce que nous sommes ? Des êtres fondamentalement, profondément, incurablement blessés, esseulés, tétanisés, frustrés, incomplets, et, surtout : conscients de l'être. Cette solitude en nous, ontologique, semble pourtant contredire nos besoins sociaux les plus anciens et les plus compulsifs. Nous ne sommes certes pas des animaux, mais nous avons conservé de leur très intime fréquentation l'enthousiasme grégaire - l'on peut dire aujourd'hui communautaire, c'est admis. Moyennant quoi, l'autre, activement recherché pour le réceptacle inespéré qu'il nous offre, permet de dévider ce qui brûle en nous tout en lui faisant croire qu'on le lui dit à lui parce que c'est lui, et tout en entretenant la nécessaire illusion de penser que nous sommes entendus, voire compris. Ce n'est pas un jeu à sommes nulles, c'est un deal - tacite, admis, intégré. Ecoute-moi quand je te parle, je t'écouterai en retour - soit : fais au moins mine de m'écouter (j'en ai besoin), je ferai mine de t'écouter (c'est bien naturel). Socialement parlant, cela marche plutôt pas mal ; psychologiquement, et, pour employer un grand mais joli mot, métaphysiquement, c'est une autre affaire.
Combien de fois n'avons-nous pas été exposés à d'extraordinaires débits, à d'infernales déferlantes, à d'irrépressibles débordements, à de fous monologues émanant d'êtres qu'il suffit de regarder pour comprendre que ce n'est pas à nous qu'ils s'adressent mais à un récepteur dont la qualité singulière, particulière, compte finalement assez peu ? Combien de ces échanges dont ne saurions précisément dire comment et quand ils ont commencé ? quel était, même, le sujet ? le prétexte initial ? combien de digressions devons-nous en permanence endurer ? de paroles qui se vident à force de présence ?
Et donc, pour en revenir à mon propos (voyez, je m'y perds moi aussi plus souvent qu'à mon tour), je ne crois plus guère à la communication orale - hormis, donc, dans les cas précités. L'écriture a ceci de fondamentalement supérieur aux bruits de gorge qu'elle peut revenir en arrière : la rature est invisible, le bégaiement est inaudible. Évidemment, elle a son coût : la responsabilité. On excuse d'autant mieux une parole lancée en l'air qu'on peut condamner sans rémission possible un mot de travers qui aura été écrit. Enfin, l'écriture ne permet pas moins l'échange que l'oralité. Et c'est bien pourquoi nous écrivons : pour combler à la fois notre désir de l'autre en tant qu'il peut apaiser notre sentiment de solitude (plus ou moins supportable en fonction des humeurs ou des moments de la vie) et notre insatiable besoin de dire - de dire ce que nous sommes, de dire la souffrance inhérente au seul fait d'être, et de dire le monde, seul moyen pour nous d'essayer de nous y faire à défaut de pouvoir le comprendre.
Un jour...
Un jour, quitter la grande ville : autant retrouver les espaces désertés, là où le moderne ne saurait être corrompu - puisqu'il n'est pas.