vendredi 17 novembre 2023

Hommage à André Blanchard - Jazz Club « Chez Papa »

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Après Lyon, avant Besançon, c’était, ce 17 novembre à Paris, jour d’hommage à André Blanchard. Une heure durant, dans ce lieu splendide aux souvenirs graffités à même les murs de « Chez Papa », le club de jazz de la rue-Saint-Benoît, Pauline, fille de l’écrivain, superbement accompagnée par le pianiste François Mardirossian, a donc extrait quelques facettes tantôt bucoliques, tantôt nostalgiques, tantôt résignées des quatorze Carnets de l’écrivain disparu le 29 septembre 2014.

Son propos introductif donna une petite idée de ce que put être la vie d’une jeune fille (et de sa mère) auprès d’un homme que l’existence intéressait sans doute moins que la liberté de l’écrire – « Tu gardes tout pour tes phrases », lui faisait remarquer celle qu’il désignait toujours par la seule lettre « K ». Puis ce fut au tour de François Mardirossian de dire en quoi la découverte de cet écrivain avait changé sa vie, jusqu’à le conduire à entrer en relation avec sa fille.
Devant une assistance modeste mais privilégiée, tous deux prirent le parti d’un hommage très digne, intimiste, presque solennel, quitte à laisser de côté les notations plus sardoniques, volontiers cinglantes, d’une œuvre dont bien des aspects, à la fois dans sa forme – celle du Journal – et dans sa tonalité sauvage et sensible, revêche et dépitée, l’ont bien souvent fait comparer à un Léautaud. L’émotion et la gravité de Pauline Kawa Blanchard, soutenue, attisée par les pièces d’Arvo Pärt, de Preisner, de Chopin ou de Satie, achevèrent de conférer son tour élégiaque à cet hommage que je ne suis pas loin d’avoir entendu comme une étape du deuil.

Le lecteur intransigeant, le contempteur de nos humaines toquades, l’atrabilaire contrarié, le vieil anar qui donna à l’un de ses Carnets le titre de Pèlerinages, eut donc bien droit, d’une certaine manière, à sa messe de requiem, lui qui, dans Un début loin de la vie, écrivait : « Finalement, c'est le cœur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen. »

L’œuvre d’André Blanchard est disponible aux Éditions Le Dilettante.
Cliquier ici pour accéder au site du musicien François Mardirossian.
Cliquer ici pour lire mes quelques recensions des Carnets.

Pauline Kawa Blanchard et François Mardirossian

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lundi 14 août 2023

Éric Bonnargent - Les désarrois du professeur Mittelmann

Eric Bonnargent - Les désarrois du professeur Mittelmann


Une radiographie du désenchantement contemporain (et masculin)

Imaginez Michel Houellebecq retournant contre lui et un peu moins contre le monde entier ses névroses, amertumes et autres ressentiments : le personnage en paraîtrait sans doute moins réactionnaire et plus authentiquement déprimé, moins fataliste que sceptique, moins caricatural qu’avisé, moins agaçant que touchant. Peut-être deviendrait-il une sorte de Mittelmann, un homme moyen, disons un homme du milieu : milieu du gué, milieu de la vie. À défaut d’être devenu le grand écrivain qu’il rêvait d’être, notre Mittelmann à nous, tout jeune retraité, fut professeur, qui plus est de philosophie : c’est dire la valeur de sa fonction, en des temps où nous semblons parfois presque sommés de méconnaître la complexité humaine et sociale, dire aussi combien peut être grande pour un tel homme la tentation de se laisser abattre par l’implacable fuite du temps. Car les « désarrois » de l’amer professeur sont complets : ils ne sont pas seulement la conséquence d’une société dans laquelle il peinerait à se reconnaître, ils sourdent de son corps et de sa psyché, qu’il regarde tous deux et concurremment s’affaisser. Mittelmann, en somme, est son propre cobaye : il s’observe vivre, aimer, désaimer, dépérir.

Tout cela ne serait sans doute pas très engageant (après tout, la lecture d’un unique recueil de Cioran suffirait à nous faire désespérer de tout), si Mittelmann n’était capable d’une certaine et plaisante dérision, et s’il ne montrait quelque indécrottable velléité à vivre. Et si, au bout du compte, ce n’était pas un peu de la sensibilité de l’homme occidental moderne – usé, désorienté, complexé – dont témoignait aussi Les désarrois du professeur Mittelmann. Par moments, on croirait d’ailleurs Mittelmann tout droit sorti de La Méthode Kominsky, la très recommandable série de Chuck Lorre mettant en scène deux septuagénaires en prise avec la hantise du vieillissement.

Vieillissement, le mot est jeté. Tout le savoir philosophique de notre anti-héros n’en pourra mais, et c’est bien cela qui l’affole. Car en plus de peiner à se reconnaître en son miroir, c’est à chaque coin de rue et dans le moindre commerce avec ses congénères qu’éclatent les preuves (accablantes) de sa relégation. Tout y passe : les marottes pédagogiques (« la déchéance d’un système éducatif où des jeunes plus qu’à moitié illettrés […] estimaient que la réussite était un droit »), la fréquentation de ses collègues professeurs (« des hommes comme les autres, qui, sitôt leurs études terminées, cessaient de se cultiver »), ses propres empêchements à l’écriture, la peur de mourir, l’obsession sanitaire et l’hygiénisme, le spectacle déprimé du RER et de la « banlieue », les rêves étriqués de la petite-bourgeoisie (de province), ou encore son dépit devant la déroute des us et coutumes de l’urbanité traditionnelle (arpenter les trottoirs de Brunoy – qui est un peu à Mittelmann ce que Saumur est au groupe Trust, pour les connaisseurs –, constituerait presque une métaphore de notre ultramoderne solitude : « Le cogito des ectoplasmes, en somme : je bouscule donc je suis. »). Seule la relation qu’il entretient avec ses élèves, qui donne lieu à trois chapitres truculents et spécialement enlevés, échappe en partie à ce lamento d’ambiance. Non qu’il y puise de quoi rasséréner sa vision du monde ou de lui-même, mais cette matière vitaliste et spontanée l’accule sans doute à une certaine inventivité. Et puis il y l’amour, l’amour enfin, l’amour bien sûr. Ou les femmes, autre façon de le dire. Sur lesquelles Mittelmann cristallise tous ses empêchements, mais aussi toute sa candeur. Et qui sont peut-être le véritable fil rouge d’un roman qui, en fin de compte, se révèle plus profondément sentimental qu’il y paraît.

En dépit de sa tonalité globalement démoralisée et du fait que, sans l’avoir expressément désiré, le roman s’empare de certaines grandes questions qui agitent le marigot sociétal, Les Désarrois n’a rien d’un roman à thèse, et le lecteur aurait tort d’y chercher de quoi alimenter ce qui par trop agite nos débats contemporains et foutraques. C’est ce qui a achevé de me convaincre de publier ce texte qui a tout pour faire date, et que j’ai davantage lu comme la confession désolée d’un quidam du vingtième siècle que l’existence a désarçonné, et in fine conduit à vivre comme un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui (Bonnargent/Mittelmann est globalement plutôt sartrien), avec son lot de petites lâchetés, de désenchantements, de renoncements, mais aussi ses capacités renouvelées de passion et d’émerveillement. Tout cela résumé en une petite phrase toute bête, toute simple, toute banale, que chacun d’entre nous sans doute a déjà eu l’occasion de proférer : « On vit dans la peur. »

* * * 

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Huit ans après le remarqué Roman de Bolaño, écrit avec Gilles Marchand, Éric Bonnargent revient donc, seul, avec un texte qu’il est assurément possible de lire sous bien des angles et de bien des manières. Incontestablement, cette pluralité n’est pas pour rien dans la fascination qu’il exerce sur le lecteur. Car bien malin – ou imprudent – celui qui saura dire ce qu’est Les désarrois du professeur Mittelmann : récit intime, voire autofictionnel, manifestation d’une certaine fatigue à vivre, charge souterraine et dolente contre l’existence, satire d’une époque qui promeut plus souvent qu’à son tour les performances de la raison technocratique, la rentabilité de l’inculture et les revendications micro-identitaires, interrogation sur le désir, exploration du paradigme conjugal, questionnement de la condition d’écrivain ou méditation à peine voilée sur la mort. Finalement, le clin d’œil du titre à Robert Musil – auteur des Désarrois de l’élève Törless – est peut-être moins fortuit qu’il y paraît.

SOIRÉE DE LANCEMENT LE 6 SEPTEMBRE 2023 À LA LIBRAIRIE DELAMAIN (PARIS 1)
Éric Bonnargent, Les désarrois du professeur Mittelmann
Sur le site des Éditions du Sonneur

lundi 10 juillet 2023

Jack-Alain Léger par Jean Azarel / L'abécédaire de Régis Debray

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Je manque de temps, hélas, pour proposer une recension un peu fouillée de ces deux livres qui m’ont, l’un et l’autre, chacun dans sa manière, passionné.

L’un, celui de Jean Azarel, parce qu’il était temps, dix ans après son suicide, qu’un hommage digne de ce nom soit rendu à Jack-Alain Léger. Cet hommage, le voici donc, qui affleure à chaque ligne d’un ouvrage dont il était malaisé de présumer de la forme – et plus encore d’imaginer quels chemins il emprunterait pour célébrer un de nos écrivains parmi les plus brillants, mais qui aura passé sa vie à n’en faire qu’à sa tête et à se mettre le monde à dos. De fait, et c’est heureux, sans omettre le moindre aspect d’une existence pour le moins chahutée, Jean Azarel, grand lecteur et admirateur de JAL, nous donne à lire ce qui a tous les traits d’une anti-biographie ; lui-même d’ailleurs qualifie son livre de « jeu de piste », et pour cause : les pistes ne manquent pas. Léger, homme de toutes les errances, de tous les excès, expressions d’une souffrance que rien n'aura donc jamais adoucie, fait selon moi partie de nos grands contemporains. 

L’autre, de Régis Debray, parce que depuis Loués soient nos seigneurs au moins, je n’ai plus besoin de me sentir toujours d’accord avec lui pour me délecter de ses textes - qui au demeurant constituent autant de leçons de style. Où de vivants piliers est un livre où, comme souvent chez lui désormais, couve un je ne sais quoi de poignant qui vient nuancer, colorer la causticité légendaire du trait. Certaines pages de ce jeune homme de quatre-vingt-deux ans sont remarquables de vigueur et de malice, d'autres admirables de tenue et de discrétion, témoignant d'une mélancolie dont il n'est pas dupe et que son antiphrase goguenarde tient fermement en bride. Debray est bel et bien l’un de nos derniers grands vivants dans l’ordre de la littérature — puisque aussi bien c’est vers elle que, in fine, il n’en finit plus de venir s’incliner.

Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé / Vies et morts de Jack-Alain Léger - Séguier
Régis Debray, Où de vivants piliers - Gallimard, coll. La part des autres

dimanche 18 juin 2023

Il faut croire au printemps lu par Pierre-Vincent Guitard

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Quand l’enfance s’en est allée, que l’on aimerait tant retrouver le Paradis perdu, que faute de preuves formelles on ne peut rendre compte de ses actes à la Justice, difficile de se sentir libre. La culpabilité ronge le narrateur de ce roman qui, suite à la mort, sans doute accidentelle, de sa femme tente de reconstruire sa vie et embarque le lecteur dans son déni.

Trois nuits à se confier leurs adolescences, leur joie inouïe, inespérée - cette tristesse étrange, aussi, qui se niche en nous au sortir de l’innocence. écrivait Marc Villemain dans « Il y avait des rivières infranchissables ». Cet impossible retour à l’innocence enfantine, Marc Villemain tente de le réaliser à travers le fils de son héros parti à la recherche de cette mère dont nous savons que le corps a été jeté dix ans plus tôt du haut des falaises d’Étretat.

Le lecteur est pris à témoin d’une affabulation qui repousse toujours plus loin le moment de dire la vérité et ce faisant rend impossible l’avènement d’une vie nouvelle que le narrateur ne cesse d’appeler de ses voeux. Il en venait même à se poser ce genre de question : et s’il en profitait pour refaire sa vie. Vivre autrement - revivre ? C’était sa part obstinée d’enfance…

Bien sûr on suit l’évolution des relations entre un père et son fils, mais contrairement à ce que l’on perçoit lors d’une première lecture où l’on s’inquiétera peut-être de ce fils sans mère – [Mado] comprend que l’enfant ne connaît pas sa mère, que tout ça les empêche de vivre - lors d’une relecture, on pourra imaginer l’enfant comme celui qui vient prendre la place du père et lui donner l’espoir d’un printemps sans culpabilité. Il est à la fois l’avenir du père et celui qui se charge du péché originel. Marc Villemain le dit très clairement : De ce jour où il réalisa qu’il devait sa vie à un enfant dont il était le père, il n’aura de cesse de se convaincre que, de cet enfant, il était aussi le fils. Tout l’enjeu de ce récit est là, il s’agit de dire pour ne plus se sentir coupable : ils ne savent pas, eux, ce que c’est que d’avoir tué sans avoir voulu tuer. Ils ne savent pas ce que c’est que de mentir au monde sans jamais pouvoir se mentir à soi-même.

La nostalgie de l’enfance terriblement présente dans les textes de Marc Villemain et notamment dans le roman « Mado » revient ici comme en écho avec cette serveuse dont il tombe amoureux mais qu’il quittera pour une dernière fois laisser croire à son fils qu’il reste un espoir de retrouver sa mère… en Irlande où elle serait sur les traces de la femme d’un célèbre producteur de cinéma mystérieusement assassinée !

Marc Villemain joue ainsi à composer une fiction avec du matériau récupéré soit de faits divers réels (ici l’assassinat de Sophie Toscan du Plantier) soit semble-t-il de sa propre histoire. Marie, l’avocate des causes perdues, (et donc du présumé assassin de la femme du célèbre producteur de cinéma) dit d’elle-même que la culpabilité est son métier et interprète le rôle d’une femme habituée à défendre les coupables. Tout naturellement elle sera celle…

Ainsi Marc Villemain invente un narrateur musicien de jazz, et rend hommage à Bill Evans. Avec son écriture elliptique, il vous emporte jusqu’au bout de ce road-movie où le thème de la culpabilité ne quitte jamais le lecteur.

Pierre-Vincent Guitard
À lire sur EXIGENCE LITTÉRATURE

samedi 6 mai 2023

Philippe Sollers (I.)

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Il fut un temps où je lisais beaucoup Philippe Sollers, je le lisais assez systématiquement. Entre mes vingt et trente ans, disons. Lorsque j'écrivais mon premier livre (Monsieur Lévy, Plon, 2003), j'ai éprouvé l'envie de le rencontrer. La rencontre n'eut rien de spécialement insolite, extravagant ou romanesque, mais l'on ne pouvait se tenir en face de lui sans être un tout petit peu décontenancé. J'en avais tiré ce texte, qui figure au chapitre 29 de Monsieur Lévy. Philippe Sollers, quatre-vingt six ans, vient de mourir.

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Ecce homo Sollers

Je n’aurais jamais dû consulter Éloge de l’Infini. Idiot confirmé, j’ai même replongé dans Une curieuse solitude, avec le secret espoir, assez pathétique j’en conviens, d’y rencontrer perles, scories et autres épluchures, l’ordinaire des écrits de jeunesse : après tout, Philippe Sollers aussi a été un jeune écrivain. Idiot sans doute, fou pas encore : je ne suis pas allé jusqu’à rouvrir Femmes – une leçon, passe encore, mais une humiliation… Alors ? Non seulement je n’ose plus lui faire le portrait, mais je m’aperçois d’une chose terrible : je m’écoute écrire. Je ne suis pas un jeune écrivain pour rien. Le jeune écrivain s’écoute écrire. Pas tous bien sûr. Pas les bons.

J’ai voulu trop bien faire, comme un jeune écrivain. L’écrivain confirmé allège, épure, soulage. déleste, taille, filtre, réduit, sabre, estompe ; le jeune écrivain joue au grantécrivain. Il y a un mot pour cela, pour désigner celui qui veut toujours trop bien faire. Pas méticuleux non, ni perfectionniste, ni même professionnel, non : laborieux. Celui qui veut toujours trop bien faire est un laborieux. Je suis un laborieux. J’aurais pu me contenter de raconter ce petit moment passé en face de lui, dans le zinc au pied de la rue Sébastien-Bottin. Il aurait suffi de dire mon attachement à cette gueule d’ange. De dire cette manière toute en préciosité, désinvolture, exhibitionnisme, de tenir sa blonde. De laisser sécréter ce sourire où ça susurre et ça suinte. D’épier ce regard de gros chat malade et malin. De croquer la chair de ce visage poupon, joues fardées par la rigole, doigts mielleux caresses exquises. Ce petit bec suceur, qui est une bouche à l’origine. Il aurait suffi de dire mon embarras. Moi souris entre les papattes du gros chat : « Alors, monsieur Villemain, qui êtes-vous ? » Qui suis-je ?! J’avais pensé à tout, mais pas à une telle entrée en matière. « Le quoi existentiel, pour un écrivain qui n’a plus honte de l’être (qu’on n’arrive plus à culpabiliser de l’être), est seulement de continuer à écrire sans tutelle. » D’accord, mais quand la tutelle s’appelle Sollers ? Et que les livres « agissent en sous-main » ? Quand, précisément, on n’a pas le droit, en face d’un tel bonhomme, de se contenter de son identité laborieuse ?

C’est drôle tout ce qui se dit sur Sollers. Moi, j’ai toujours trouvé qu’il disait ce qu’il fallait : le fond religieux du monde, l’hystérie des masses, le consumérisme consolateur, la censure des puritains, l’autocensure de leurs auxiliaires, les hommes et les femmes, l’unité des sens, plaisir et poésie, Big Brother is watching you, Pavlov court après son chien (ou l’inverse), des petites choses comme ça. Être coiffé comme un moine et libidiner à longueur de plateaux : le hiatus est une allégorie. Pour l’étrangeté, c’est parfait : en voilà un, de « médiatique ».
Et B-HL, alors ?
Entretien à suggestions uniques.

Suggestion – Vous êtes amis.
Proposition – Très. Amitié immédiate. Soutien militaire. Alliance bruyante.

Suggestion – Bon stratège.
Proposition – Excellent dans la guerre, moins bon dans la paix. Excellent dans l’aviation, moins bon dans les forces terrestres.

Suggestion – Bon pour la télé.
Proposition – S’il se rendait plus aimable à la télévision, il serait mauvais.

Suggestion – Rôle politique.
Proposition – Dans la décomposition de l’emprise communiste en France.

Suggestion – Des amis, des ennemis.
Proposition – Rarement vu quelqu’un aussi attaqué. Permettez que j’ajoute quelque chose ? Je vous en prie. On se sent moins seul.

Suggestion – Métaphysique.
Proposition – Angoisse métaphysique très profonde. Lévinassien. Avoir la belle vie, ça ne suffit pas.

Suggestion – Morale.
Proposition – Conscience nette du bien et du mal. Mais dire le bien, ça peut être une opération du mal.

Suggestion – Permettez que j’ajoute quelque chose ? Je vous en prie. Un mot sur ma génération.
Proposition – Un peu de compassion.

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vendredi 5 mai 2023

Il faut croire au printemps

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C'est dans quelques jours, le 11 mai, que paraîtra aux Éditions Joëlle Losfeld mon nouveau roman, qui, après Il y avait des rivières infranchissables et Mado, vient refermer ce que j'appelle un peu présomptueusement ma « trilogie du tendre ».

Il faut croire au printemps racontant une histoire très simple mais plus complexe à résumer qu'il y paraît, je n'en prendrai pas ici le risque. Il suffira au lecteur de savoir qu'il y est question d'une histoire conjugale qui tourne (très) mal, de la possibilité de l'amour après le drame, de la relation entre un père et son fils, de certains mensonges (nécessaires ?) à la reconstruction d'une existence, enfin de tout un tas d'autres petites choses que le lecteur affûté saura lire entre les lignes. Tout cela sur un air de jazz et avec quelque trompeuse allure de polar, et en vous emmenant du côté d'Étretat, sur les côtes d'Irlande et dans les massifs bavarois - bref, on y fait aussi beaucoup de voiture.

Le roman sera lancé - avec douceur - le 11 mai à 19h à la librairie l'Écume des Pages (Paris 6è) en présence de ce merveilleux comédien et ami qu'est Claude Aufaure, qui vous en lira même quelques pages.

N.B. : Merci à Hubert Artus qui, dans le n° 518 de Lire / Le Magazine littéraire, se fait déjà écho de cette publication et y loue « une écriture qui suggère, griffe et caresse ».

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mardi 18 avril 2023

Guy Darol - Village fantôme

Guy Darol - Village fantôme


Le temps du granit

Auteur paisiblement buissonnier, flâneur des bas-côtés, étranger à toute coterie, Guy Darol nous emmène, nous emporte plutôt dans son Village Fantôme, bourg presque anonyme de Haute-Bretagne où il passa ses étés jusqu’au début des années 1970 et que l’exploitation d’une carrière de granit a fini par entièrement rayer de la carte. Il en rapporte un récit admirable de pureté, de justesse et d’élégance.

Si l’on devine sans peine l’émotion qu’a pu occasionner l’écriture de ce retour aux sources, sources non seulement de l’enfance et de la famille mais aussi, probablement, d’une certaine manière de voir le monde, Village Fantôme ne saurait toutefois être réduit à ses seules dispositions élégiaques. Et si l’on ne peut pas ne pas y entendre une certaine nostalgie – savourée comme des « gouttes de rosée qui ne sèchent jamais » –, si l’on ne peut réprimer un sourire attendri à l’évocation de Lucien Jeunesse ou des raideurs de la Peugeot 204, si l’on peut se surprendre à chantonner Chez Laurette ou éprouver un certain trouble lorsque, se remémorant son cœur jouvenceau, l’auteur écrit de la jeune fille installée sur ses genoux au bal du Comité des Fêtes que « ses cheveux sentaient le Dop », Guy Darol nous parle bien moins de lui qu’il ne réanime, au sens littéral de « rendre à la vie », ce que fut un certain monde paysan, uni, digne, dur à la tâche, sédentaire, pour ainsi dire immobile, plus soucieux d’honorer ses legs que de s’adapter à la course du temps. Ce faisant, il laisse au lecteur le soin de mesurer ce qui n’aura eu besoin que de quelques années pour s’éteindre. Mais derrière l’intention mémorielle et la réactivation de sensations moins perdues qu’éloignées, l’on entend aussi toute la gratitude pour ces aïeux laboureurs qui, sans spécialement chercher à l’instruire ou à l’édifier, lui ont, par leur façon d’être et de vivre, leurs joies simples et leurs solidarités immédiates, en somme par leur exemple, indiqué une certaine manière de cheminer dans l’existence. C’est qu’aux triomphants Darol préfère les anonymes, les discrets, les perplexes, les sceptiques, ceux qui ne trouvent pas anormal de vivre leur vie incognito, qui se savent hors de l’histoire et s’en contentent ma foi fort bien, qui se défient de la lumière, et qui non seulement se résignent mais s’acceptent. 

Si cette histoire est circonscrite à un tout petit bout de territoire et que l’usage du gallo, ou langue gallèse, justifie le glossaire de fin de volume, Village Fantôme n’est en rien assimilable à une quelconque littérature recroquevillée, de clocher ou pire encore « de terroir ». C’est tout un monde en effet qui s’y profile malgré l’exiguïté du périmètre, un monde dont on sent bien que, s’il aura nourri l’auteur, jamais il ne l’aura empêché de s’engouffrer dans bien plus vaste. Dans la passion de la littérature d’abord, dont les prémices pointillent le récit, puis jusqu’aux musiques les plus innovantes, voire les plus avant-gardistes – songeons seulement à cette passion pour Frank Zappa, auquel Darol a déjà consacré plusieurs ouvrages. Et si l’écriture se révèle assez virtuose, pourtant, miracle s’il en est de la littérature, la pureté du geste et la sincérité de l’intention vont droit au cœur.

L’avancée dans la modernité, qui conduira donc à la destruction de « La Ville Jéhan », n’induit pas pour autant sa condamnation. La pudeur de Guy Darol, sa conscience aussi, peut-être, qu’aucun monde n’est jamais destiné à durer, ôte à ce texte toute la colère à laquelle, pourtant, l’on sent bien qu’il aurait pu s’abreuver. Et si vraiment l’on devait y relever un sentiment un peu négatif, alors pourrions-nous simplement parler d’une sorte de chagrin, d’une désolation secrète quoique assez douce, d’une amertume qui ne fait guère qu’authentifier le passage des ans, autant de sentiments que tout un chacun peut éprouver devant l’extinction achevée ou programmée de ses mondes intimes, ou lorsque, revenus sur les lieux de notre mémoire, nous n’en reconnaissons plus rien ou tout comme. Il y a décidément bien de la pudeur dans ce récit de Guy Darol, pudeur qui pourrait bien procéder d’une forme de sagesse. Celle de pressentir, d’accepter peut-être que certaines colères sont infertiles, celle enfin de savoir emporter les temps révolus par-devers soi afin que ce qui vit en soit rehaussé.

Guy Darol, Village Fantôme - Éditions Maurice Nadeau

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jeudi 30 mars 2023

Isabelle Flaten - Un honnête homme

Isabelle Flaten - Un homme ordinaire


Ce pauvre Charles

C’est l’idée que tout écrivain pourrait, devrait jalouser : donner enfin la parole à ce pauvre Charles Bovary – et voilà-t’y pas qu’aussitôt nous vient l’envie de jeter quelques idées sur un bout de papier pour faire parler Mathilde de La Mole… Certes, d’autres déjà ont prêté leur plume à Charles et tenté de sonder cet homme honnête dont on nous enseigne très tôt qu’il est du genre secondaire, et en l’espèce plutôt falot. Mais ce qui est intéressant dans ce que nous en renvoie Isabelle Flaten, c’est peut-être ce que sa lecture et son propos doivent aussi à notre temps. Ce dont elle est bien sûr éminemment consciente, elle qui n’aime rien tant que pousser les feux de la lucidité, chatouiller les vertueux et sourire aux dadas d’une époque. La nôtre étant ce qu’elle est, immergée, pour ne pas dire noyée dans les affres infernales de la construction identitaire et de la frénésie du ou des genre(s), le lecteur s’amusera peut-être à éprouver la nécessité de réviser un peu son jugement : Charles a sans doute bien des défauts (qui n’en a pas ?), et ils me paraissent, à moi, plutôt bénins, mais il faut reconnaître qu’Emma requiert de sa part des vertus exorbitantes de la patience commune… 

Il en va d’ailleurs de Charles comme de Bouvard et de Pécuchet – dont j’ai récemment eu le bonheur de relire les pittoresques aventures : la chronique des mœurs et l’histoire littéraire ont fait de ces trois-là de bons bougres plutôt mal dégrossis, immatures, naïfs, couards, pusillanimes et souvent assez sots, mais voilà qui fait partie des iniquités propres à tout récit transmis un peu grossièrement. Bref, l’histoire les a mal jugés : elle a eu tort. Ce que nous confirme plutôt Isabelle Flaten, ledit Charles m’apparaissant, dans son nouveau roman, bien moins pleutre que victime (Emma a de rudes exigences mais c’est d’abord de la redoutable emprise maternelle que Charles doit se défaire), bien moins candide qu’esquinté par la vie, bien moins craintif qu’embarrassé par lui-même, et bien plus digne et méritant que les innombrables Homais qu’il doit se résoudre à fréquenter. De son temps, Charles présente finalement une sorte de contrepoint, s’escrimant à vivre selon sa morale propre, indifférent à ce qu’on attend de lui, et plus sensible qu’on ne le croit aux mille et une situations dont profitent insidieusement le mensonge, l’arrivisme et l’hypocrisie. Attentionné, généreux, doux, dévoué, peu sûr de lui, facile à attendrir (donc à blouser), sentimental malgré lui, d’un romantisme qui n’est pas de lecture mais de sensation, aspirant bien davantage à l’apaisement existentiel et domestique – y compris dans ses apprêts bourgeois – qu’à l’aventurisme conquérant, il est, en somme, un garçon qui n’est jamais assez homme. Spontanément, instinctivement, inconsciemment, Charles se montre plutôt hostile au dix-neuvième siècle.

Les lecteurs d’Isabelle Flaten ne seront pas surpris de retrouver ici les qualités qu’ils aiment d’ordinaire chez elle. Un type d’humour d’abord, très identifiable, fait de petites saillies élégamment sarcastiques posées au beau milieu d’un groupe de phrases ou en guise de morale pour clore un paragraphe. Un goût pour le simple fait, le simple geste, la simple parole qui, à bien s’y pencher, en disent et montrent bien plus que ce que pourrait en attraper un regard pressé ou trop paresseux. Un rythme, une façon semble-t-il évidente de bondir d’une phrase à l’autre, de rebondir sur une image ou une idée, avec malice et bon sens. Car il n’est jamais rien de prétentieux chez Flaten, elle déroule toujours sa pelote dans un mouvement d’une grande clarté, franc et direct, et, n’était cette espèce d’ironie latente, on pourrait presque dire littéral. Reste que quelque chose m’a surpris : sa capacité, ici assez étonnante, non de changer d’écriture mais de l’adapter, de lui apposer une sorte de vernis tantôt amusé, tantôt lyrique, afin, sans doute, de lui conférer quelque air de roman bourgeois. C’est tellement vrai que, pour la première fois, il m’est arrivé de ne pas reconnaître l’auteur/teure/teuse/trice (servez-vous, c’est « open »). Raison supplémentaire pour toi, lecteur, de t’enquérir d’Un honnête homme, où, comme moi peut-être, tu trouveras en ce pauvre Charles un nouvel ami.

Isabelle Flaten, Un honnête homme – Éditions Anne Carrière

jeudi 9 mars 2023

Alain Giorgetti - Massif

Alain Giorgetti - Massifs


Giorgetti, romancier des marges

« Ce qui m’intéresse, c’est de rendre compte de ce fond silencieux gisant derrière les choses », fait dire l’auteur à Nicolas, dont la figure lyrique et orageuse façonne ce singulier roman. Mais je me demande si là n’est pas, plus généralement, une des marques les plus prégnantes qui fondent le travail d'écriture d’Alain Giorgetti, dont on se souvient encore de La nuit nous serons semblables à nous-mêmes, paru il y a trois ans. Avec Massif en effet, on a le sentiment que Giorgetti poursuit un travail que l’on pourrait dire d’excavation du réel, lequel ne nous apparaîtrait jamais que voilé, serait toujours plus ou moins délibérément fallacieux, son apparence obstinément massive dissimulant l’introuvable vérité de l’être. Et c’est peut-être bien notre lot commun, en effet, que de ne jamais nous sentir en parfaite adéquation avec ce qui nous entoure, avec l’image que le monde nous renvoie de lui, pas plus d’ailleurs qu’avec l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.

Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-ci tient en peu de mots. Au fond d’une vallée vosgienne que régente et tyrannise un trio de brutes épaisses, un homme (Nicolas), étranger au pays, tombe éperdument amoureux d’une femme (Hélène). Révulsé par les magouilles des trois hommes, par leur brutalité et leur sentiment d’impunité, tout ce qui porte Nicolas à la douceur et à la contemplation, tout ce qui en lui reste, bon gré, mal gré, disposé à vivre en bonne intelligence avec ses semblables, va se muer en une férocité que le meurtre seul apaisera. Je ne dévoile rien : la chose est dite d’emblée. Et comme elle est dite d’emblée, on se doute bien que là n’est pas l’essentiel du roman.

L’essentiel, donc, quel est-il ? Il serait présomptueux d’espérer cerner en quelques lignes les mobiles d’écriture d’un auteur. Toutefois, ce texte-ci, s’ajoutant aux précédents, conforte le lecteur dans une impression déjà assez forte : celle d’une rage souterraine, plus ou moins domestiquée, contre quelque chose qui pourrait s’apparenter à une dépoétisation générale, ou disons une dégénérescence de ce qui fonde la valeur de l’humain. Ce qui peut prendre chez chacun d’entre nous des atours assez triviaux : cupidité, hypocrisie, vénalité, corruption, mépris social, intimidation, abus de pouvoir, j’en passe et de plus vils. Nicolas, par exemple, est un être plutôt porté à la solitude, observateur, volontiers curieux, délicat, exigeant avec lui-même, bref, soucieux de persévérer dans son être. Autant de dispositions – est-ce utile de le souligner – rarement suffisantes pour faire ou simplement trouver sa place dans une société soumise aux lois du plus fort, c’est-à-dire de l’argent. De tout cela, le personnage semble avoir une conscience très précise. L’acuité de cette conscience étant déjà, en soi, une sorte d’empêchement au bonheur… Quand un jour advient l’amour. Le vrai, le grand, l’indicible : une merveilleuse catastrophe. Ce n’est pas seulement notre vie, mais le monde entier qui s’en trouve reconfiguré. L’auteur déploie alors une frénésie amoureuse, un romantisme quasi mystique, un luxe de motifs lyriques que l’on n’attendait pas. Mais lorsque apparaîtront les trois brutes précitées, fera contraste le surgissement de la colère, puis son altération en une haine insatiable, éternelle et non négociable. Deux passions, tout compte fait, qui se feront pendant : l’une amoureuse, l’autre destructrice – mais toutes deux dévastatrices.

Massif a bien quelque chose d’un polar, du moins s’en donne-t-il une certaine allure et certaines manières. Il s’agirait alors d’une sorte de polar ontologique – comme on a pu parler de polar métaphysique. Mais Giorgetti raisonne bien moins qu’il ne montre : en quoi il s’affirme comme romancier. Le romancier de ceux qui, parce qu’ils ne peuvent concevoir d’être en marge d’eux-mêmes, se retrouvent en marge du monde.

Alain Giorgetti, Massif - Alma Éditeur

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mardi 10 janvier 2023

Christel Périssé-Nasr - L'art du dressage

Christel Périssé-Nasr - L'art du dressage


« Qui désormais nous comprendra, fils ? »

Une tigresse arrachant des lambeaux de gazelle : avec rage mais sans haine. Voilà l’impression spontanée, irraisonnée que m’inspira ce texte lorsque j’en découvris le manuscrit. Pas tant du fait de son intention, qu’attise une critique sociale et un féminisme moins radical que viscéral, qu’en raison de la netteté, du tranchant singulier et redoutablement intelligent de la voix qui le porte. Car d’un roman, de tout roman doit d’abord sourdre une voix : c’est un de mes leitmotivs, que l’on me pardonne mais je ne me lasserai jamais de le seriner…

Longtemps, j’ai consenti à la thèse – mais mollement, peut-être même paresseusement, sans jamais en faire une question de principe, une certitude idéologique et moins encore un prétexte sottement polémique – que quelque chose distinguait obstinément l’écriture féminine et l’écriture masculine. Or, si un démenti conséquent venait à m’affranchir de cette impression un peu rapide, alors ce serait peut-être bien à Christel Périssé-Nasr que je le devrais – même si Marguerite Yourcenar y avait déjà amplement contribué. Non que je me sente proche de l’autre thèse, toute aussi bornée, d’une écriture qui pût être strictement et absolument asexuée (ce serait dommage, et dommageable à la littérature), mais il est certain que tout auteur (toute autrice) a suffisamment de bonnes raisons de s’extraire de sa condition pour picorer à loisir dans les présupposés du genre et y glaner de quoi hybrider son écriture – et avec elle, plus encore, la voix dont elle est le viatique. Fin de digression.

« Quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres », se désole Marceau, père de deux fils qu’il compte bien arracher aux complaisances de la sentimentalité contemporaine et aux extravagances des lubies égalitaires. L’homme est un animal comme les autres, et c’est aux vertus de cette animalité fondatrice qu’il s’en remet pour éduquer ses héritiers, pour ainsi dire en sustentant et en exhaussant leur cerveau reptilien. « On instruit les esprits, on éduque les âmes », aime à dire Régis Debray, l’instruction formant des individus, l’éducation une collectivité (L’État séducteur, Gallimard, 1993). Assurément, ledit Marceau ferait remarquer qu’il manque à cette définition un tiers terme : le dressage. Car telle une bête de somme – un cheval, par exemple – que l’on fait travailler à la longe afin de la diriger, la liberté d’un jeune homme n’est pensable dans l’esprit de Marceau que si elle est commandée, guidée, entravée. Dès lors, le dressage devient un art. Hélas, comme dit la chanson, The Times They Are Changin’… Si bien que le pathétique de cet appel à une virilité empêchée, bridée par un Occident aux mœurs efféminées, charrie entre les lignes une étrange sensation de désolation, d’accablement, de déréliction. Marceau en devient un homme comme les autres, dont on se dit que c’est surtout à la vie qu’il en veut, son aigreur et son ressentiment trouvant seulement un dérivatif commode en agonisant la femme, être fourbe, manipulateur et tyrannique qui porte en lui l’interdit de la masculinité.

Que l’on ne se méprenne pas : je ne crois pas que Christel Périssé-Nasr ait pour ambition d’édifier les masses (masculines). Elle est une femme de lettres, pas une doctrinaire. Le soin qu’elle met à taillader le tissu social et son attention particulière à ce qui constitue une société sont assurément décisifs (son prochain roman, qui lui aussi paraîtra aux Éditions du Sonneur, en attestera), mais l’intention, me semble-t-il, est plus large, plus profonde, j’allais dire plus métaphysique que cela. Ce pourquoi elle n’oublie jamais d’aimer ses personnages, fussent-ils les moins aimables. Et pourquoi ce roman, si, comme on dit, il donne à penser, est surtout l’occasion d’un très beau moment de littérature. Inutile de dire que je suis fier de pouvoir en être l'éditeur et l’ambassadeur.

Christel Périssé-Nasr, L'art du dressage - Éditions du Sonneur
Présentation sur le site de l'éditeur