Etienne Guéreau : La Sonate de l'Anarchiste
Sans doute est-ce le rêve de tout mélomane qui se piquerait de littérature que de pouvoir déployer une prose capable de recueillir l'émotion flottante, malaisée à circonscrire, que nous fait éprouver la musique. De bien beaux écrivains s'y sont essayés, non sans réussite : citons Christian Gailly, Pascal Quignard, Patrick Suskind ou Alessandro Baricco - ce dernier étant d'ailleurs un musicologue averti. Mais Etienne Guéreau a cet avantage d'être lui-même musicien professionnel - et professeur à la Bill Evans Piano Academy, dont on sait combien son fondateur, Bernard Maury, dédicataire du roman, a marqué ses élèves. Pour autant, c'est moins au travers de son écriture, qu'il a nette, fluide, et pour tout dire assez sobre, qu'Etienne Guéreau tente de lever le voile sur l'insondable émotion musicale, qu'en extrapolant ce que peut (ou pourrait) être son pouvoir.
La réputation de Fédor, jeune pianiste, va croissant dans le tout-Paris de la fin du 19ème siècle, au moment où certains groupes de la mouvance anarchiste tourmentent une République qui n'en demandait pas tant, elle-même témoignant une belle ardeur à compiler les scandales - en toile de fond, ici, celui dit de Panama. Tout entier tourné vers son art, notre virtuose se tient aussi éloigné que possible de cette agitation ; mais c'était compter sans ce drôle de pouvoir dont, bien malgré lui, il semble avoir été investi : celui d'envoûter l'auditoire - et de l'envoûter au sens propre. Car s'il sue eau et sang pour soutirer une quelconque larme à ses auditeurs lorsqu'il interpréte les grandes oeuvres du répertoire, nul ne peut résister à cette drôle de sorcellerie qui émane de ses propres compositions : s'il se vérifie parfois que la musique adoucit les moeurs, force est de constater que, chez Fédor, elle aurait plutôt tendance à décupler les instincts. La chose ne tardera pas à remonter aux oreilles des fins limiers de la police judiciaire, lesquels entreverront sitôt dans l'effroyable talent de notre compositeur un biais astucieux pour lutter contre l'activisme révolutionnaire - comment, je vous laisse le découvrir... De prime abord, la chose pourra sembler un tantinet grotesque ; c'est qu'il ne s'agit pas tant de faire montre de réalisme que de dire, par le cocasse et le saugrenu, mais aussi en vertu d'un joli sens de l'observation et d'un évident plaisir à la peintures de moeurs, combien la musique peut bouleverser une âme et susciter d'incontrôlables émotions.
Tonique, malicieuse, élégante, La Sonate de l'Anarchiste a fait remonter en moi quelques-unes des sensations très plaisantes que j'éprouvai en lisant Le Club des Cinq, Alexandre Dumas ou Agatha Christie, ou encore en visionnant les désuètes mais (presque) indémodables Brigades du Tigre. Une bonne histoire, autrement dit, et qui n'a sans doute pas d'autre prétention que de l'être, mais servie par une composition délestée de toute pédanterie, achevant de conférer à ce deuxième roman d'Etienne Guéreau une fraîcheur très bienvenue.
Visiter le site d'Etienne Guéreau
Etienne Guérau sur le site des éditions Denoël
Quelques mots sur Pierre Tisserand
Paraît ces jours-ci un livre (irrévérencieux, picaresque, volontiers paillard : bref, éminemment recommandable) de Pierre Tisserand, La Vierge à l'Ivrogne. Aussi voudrais-je profiter de cette occasion pour dire deux mots de ce drôle de bonhomme avec lequel je corresponds depuis deux ou trois ans.
Je ne le connaissais pas même de nom lorsque, après qu'il eu vent je ne sais trop comment de mon existence, il m'adressa un manuscrit ; ce texte, Du sang sur la corne (titre aussi d'une de ses chansons) témoignait d'une truculence et d'une inventivité qui forcèrent mon admiration, mais mâtinées d'une colère qui me semblait par trop envahissante. Pour autant, je me renseignai fissa, ce qui transpirait de sa prose m'ayant joliment émoustillé.
Grâces en soient rendues à Internet, j'ai pu éplucher tout ce qu'on pouvait trouver sur lui, et ma première surprise fut d'apprendre qu'il était né en 1936 : l'ayant lu, je subodorais qu'il n'était pas le perdreau de l'année, mais jamais je n'aurais imaginé que cette écriture au rythme si vif, si verte, si potache, pût émaner d'un jeune homme qui flirtait avec les quatre-vingt printemps. Il me donna d'autres textes à lire de lui, qui tous me firent rire - souvent dès la première page, et parfois aux éclats. Jusqu'à cette Vierge à l'Ivrogne, donc, oeuvre assez irrésistible d'un esprit spontanément intempestif, fougueux et rabelaisien.
De ce que j'en perçois et du peu que j'en connais, Pierre Tisserand a traversé son époque avec ce type d'énergie assez caractéristique (quoique que j'aurais bien du mal à étayer mon impression) de cette génération qui vécut à plein pot les années 50 à 80. Romancier, poète, dramaturge, peintre, chansonnier, parolier : c'est bien ainsi qu'on les aime, ces années-là. On ne compte plus ses 45 tours (où il arbore parfois, époque aidant, des moustaches à la Vassiliu), dont certains lui firent rencontrer quelque succès (Dis madame s'il vous plait, Moi qui ne rêve) ; il ira jusqu'à se payer le luxe de se découvrir un jour couronné, lui, si peu sensible aux honneurs (prix de l'Académie Charles-Cros 1975) ; enfin sa reconnaissance sera clairement établie du jour où Serge Reggiani popularisera L'homme fossile. (Parcourez donc sa discographie complète, qui n'est pas sans être impressionnante.)
De son dernier album, paru en 2003, je conserve surtout cette chanson, La Belle Âge II, petite perle de nostalgie où l'évocation des amours adolescentes se termine par celle du copain avec qui on les vivait - tu es parti te cacher dans un nuage, puisque le ciel est gris : ce registre un peu inattendu de sa part, lui dont les livres sont si gouailleurs et libertins, lui sied à merveille, et je crois qu'on ne peut le lire sans avoir aussi ardemment conscience de cette sensibilité, tout aussi écorchée que pudique ; sa voix, chaude, ronde, n'est pas sans rappeler celle de Jean Ferrat, mais (et cela vaut pour l'un comme pour l'autre) je les préfère tous deux sur ce registre très intime, et pour ainsi dire un peu mélancolique. C'est une chanson que j'aurais bien vu dans un des Contes des Quatre Saisons, de Rohmer.
Reste que, depuis quelques années, c'est à la littérature que Pierre Tisserand voue l'essentiel de son temps : et l'on se prend à regretter qu'il n'y ait pas songé plus tôt, tant ses livres bousculent nos temps moroses, puritains et déclinistes - d'ailleurs, et de ce pas, je retourne à ce dernier manuscrit qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser.
Petit traité de misanthropie : un article de Patrick Emourgeon
Pour un auteur, c'est toujours une joie très grande que de se savoir lu bien après les quelques (fugaces) semaines d'exposition qui suivent la parution d'un de ses livres. Merci, donc, à Patrick Emourgeon, d'avoir pris la peine de partager son enthousiasme pour ce roman paru en mai 2011 chez Quidam.
Petit traité de misanthropie
Par Patrick Emourgeon
Il y a des mots qui me reviennent à la lecture de Marc Villemain. Des tas de mots et des idées sur l’homme : velléité, acrimonie, misanthrope, cloporte, extinction, laideur, vain, silence, haine… des mots crus que j’aime retrouver dans la littérature du vrai.
Marc Villemain, cet auteur rare, explore l’arrière cour des choses humaines. Déjà dans Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, ce roman prémonitoire, publié en 2007, m’avait bousculé, il y ausculte la montée d’un totalitarisme rampant et la lente démission du politique, testament émouvant d’un élu en exil qui revient sur son passé. Une lecture acérée de la démocratie d’aujourd’hui, de l’extinction des idéaux. Un texte puissant et profond. Totalement d’actualité.
Villemain aime la fin, toutes les fins. Ces rudes moments de sincérité où l’on peut enfin peser la véritable densité des sentiments, creuser jusqu’à la roche la vérité, en extraire les racines et voir l’autre dans sa terrible nudité, à sa taille réelle.
Il aime nous déstabiliser. Un exercice sain dans un monde lisse de certitudes sucrées. Dans un monde aux couleurs fades, il trace à grand trait noir et rouge, les angles d’un siècle déprimé, ce siècle que ce vieux professeur d’université en fin de vie sait qu’il va bientôt devoir quitter, coincé dans un de ces mouroirs modernes.
Le pourceau, le diable et la putain est un livre sur la fin, il consigne le testament de la vie d’un homme, un témoignage sans concession, d’un pur misanthrope à l’ancienne. Dans un style volontairement obséquieux, drôle et tragique, Léandre, de sa faconde professorale, nous raconte sa haine tendre du genre humain.
Les mémoires de ce vieux con assumé bouscule une époque habituée à la tartufferie, aux édulcorants moralistes et télévisuels. Tout y passe : les enfants, les femmes, les étudiants (j’adore !), les curés, le sexe (la découverte de l’orgasme à Madrid, drolissime…) c’est la grand cavalcade, le déballage, une immense et pittoresque brocante où les bons sentiments sont bradés, écrabouillés parfois… Un exercice vivifiant et corrosif qui fait du bien.
Attention, ce vieil homme est un puriste dans son genre, un misanthrope doté d’une certaine classe, il réserve sa férocité aux imbéciles, au mensonge et à la malveillance.
On est loin des petits méchants d’opérette, ces pervers cruels et lâches qui se déguisent en victime dès qu’ils se sentent démasqués, chez cet homme fier et intelligent, derrière sa cruauté, on entend plutôt sourdre son amour déçu de l’humanité, citant Balzac qui en connaît un poil , « tout homme qui, à quarante ans n’est pas misanthrope n’a jamais aimé les hommes. »
Bref, Marc Villemain aime à travers ses personnages questionner avec acidité la place du bien et du mal. Discrètement il nous interroge sur le véritable visage du diable, du pourceau et de la putain dans nos sociétés « modernes ». Il sait qu’ils ne sont jamais vraiment là où on les attend…
Un truculent bouquin et un auteur à découvrir !
Lectures croisées : Bernard Quiriny & Roque Larraquy
Bernard Quiriny, Histoires assassines, aux éditions Rivages
Roque Larraquy, La madrivore, chez Christophe Lucquin éditeur
S'ils se distinguent assez nettement par leur écriture et leur manière de composer, Roque Larraquy (auteur argentin dont La Madrivore est le premier roman) et Bernard Quiriny (qu'on ne présente plus) ont un incontestable point commun : celui de déployer un humour obstinément noir, en lisière d'un fantastique qui lorgne parfois vers le surréalisme.
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Avec l'excellent Histoires assassines, Bernard Quiriny retrouve et attise encore la verve qui conféra à ses Contes carnivores le succès que l'on sait (je m'en étais un peu entretenu avec lui, en 2008, pour le défunt Magazine des Livres : voir ici). Aussi éprouvé-je toujours autant de plaisir à le regarder creuser et creuser encore son sillon, d'inspiration peu ou prou borgésienne. Car, Quiriny, c'est du sûr et du solide : rien de clinquant, jamais, tout est toujours écrit avec un goût très sûr, c'est toujours cette même veine classique, soucieuse de justesse et de netteté ; avec lui, pas d'entourloupe. On est à peine entré qu'on sait illico où on a mis les pieds - et d'ailleurs on y va pour ça : pour qu'il nous raconte des histoires. C'est cela, le talent de Bernard Quiriny (et cela, sa modestie) : écrire reste pour lui un plaisir, un jeu, une source d'excitation. Quelque chose dont je ne suis pas loin de penser qu'il en use comme en prolongement de l'imagination et des sourires de l'enfance.
Les deux nouvelles qui ouvrent le recueil m'ont pourtant laissé un peu sur ma faim. Si j'ai aimé l'idée de Bleuir d'amour (où la copulation cause à la peau un bleuissement qui va mettre la planète sens dessus dessous), et que Sévère mais juste avait tout pour me plaire (récit, par un critique littéraire, des raisons qui l'ont conduit à assassiner un écrivain par jour pendant un mois), j'ai trouvé la première un peu trop allusive, et la seconde un peu trop mécanique.
Mais Quiriny était déjà là, dans l'ombre, qui s'échauffait.
Car la suite n'est que feu d'artifice. L'histoire de cet homme qui, embarqué sur un bateau, voit jour après jour son corps fondre, se liquéfier, le quitter. Ces objets usuels (lit, cheminée, stylo...) qui prennent (enfin) la parole. Cette femme dont il devient juste de dire qu'elle a bel et bien les yeux derrière la tête, puisqu'elle perçoit distinctement tout ce qui se trouve derrière elle et se heurte au monde dès qu'elle veut aller de l'avant. Ces conférenciers qui, verbe haut et jargon assuré, constatent avec dépit qu'ils sont spécialistes d'un auteur connu d'eux seuls. Cet homme, encore, qui réalise qu'il lui suffit de fantasmer sur une femme pour qu'elle tombe enceinte. Tout est malin, malicieux, intelligent, on se régale en se demandant à la fin de chaque nouvelle quelle autre histoire ce diable de Quiriny va bien pouvoir nous pondre encore.
Mais le meilleur, du moins ce que j'ai préféré, ce sont les quatre tableaux regroupés dans La tournée amazonienne, quatre nouvelles à connotation exotico-anthropologiques : du Quiriny pur et grand jus, mêlant comme il sait le faire la drôlerie à l'esprit de sérieux, le vraisemblable au farfelu, laissant courir une imagination qui n'est pas seulement celle d'un romancier, mais, dirai-je, une sorte d'imagination universelle, fantasmatique, première. On rit de ce qu'il nous montre et, en même temps, on en éprouve le frisson. Il y a là un art du cliché que je lui envie beaucoup - cette manière qu'il a de vider ledit cliché de son caractère immédiat ou idiot et de le transmuer en un grotesque fondateur, nourricier. Quiriny a quelque chose d'un chercheur en sciences sociales : il y a toujours de l'idéal-type dans ses personnages, et il n'est rien de plus divertissant que son application à dépeindre, mi-sérieux, mi-goguenard, les occupations sociales et autres marottes humaines, dont il dresse un tableau toujours très haut en couleur. Bref, à ceux qui, comme moi, désespèrent que la nouvelle continue d'être le parent pauvre de la fiction en France (et qui, comme moi, ne le comprennent pas) : lisez Bernard Quiriny.
Histoires assassines est nommé au Prix Goncourt de la Nouvelle (sélection en cours)
On pourra lire également ma recension de son roman Les Assoiffées,
ainsi que l'entretien qu'il m'avait accordé à l'occasion de sa parution.
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Avec Roque Larraquy, on change de décor, et on investit deux scènes bien distinctes.
La première nous fait pénétrer dans la clinique Temperley, dans la banlieue de Buenos Aires, en 1907 : c'est là que va être tentée une expérience aussi scandaleuse que mythique, voire métaphysique : tenter de faire parler les morts. Pas dans l'éternité (Dieu nous garde), mais dans les neufs secondes qui suivent le trépas : c'est en effet dans ce laps de temps que notre bon directeur de clinique, tout pétri de scientisme (et d'ambition) qu'il est, juge possible, voire raisonnable, pour peu que le passage de la vie à la mort se fasse par décapitation, de recueillir les dernières paroles d'un candidat volontaire (et, qui sait, d'éclairer l'humaine destinée). Volontaire, oui, et c'est une des difficultés de l'exercice : convaincre des patients dont la rémission semble au bas mot compromise de tenter l'expérience - fût-ce en les laissant un peu dans le flou. En soi, l'idée n'a rien de saugrenu (qui ne s'est jamais dit : “ah, si les morts pouvaient parler !”), mais ce qui est intéressant, outre qu'elle est ici traitée avec pas mal de jubilation, c'est qu'elle permet à l'auteur de dresser par petites touches le portrait de notre commune humanité. Car sous couvert de sciences et de démystification, se joue en miniature rien moins qu'un fonctionnement social, que Larraquy prend bien plaisir à suggérer : arrivisme, convoitise, vénalité, abus de pouvoir, etc. Il y a finalement quelque chose d'assez théâtral, dans ce huis-clos pince-sans-rire et cette façon de caractériser chacun des personnages. L'écriture, efficace et malicieuse, ne s'embarrasse d'aucune complication excessive : elle est visuelle, clinique, descriptive, et s'acharne à suivre la trajectoire de personnages à la fois très communs et un peu étranges ; des voisins de palier ou de bureau, en somme (mais de ces voisins dont on se surprendra à déclarer au journaliste du coin, une fois leurs méfaits découverts : "ils étaient gentils, plutôt discrets, ils n'auraient pas fait de mal à une mouche".)
La seconde scène nous propulse en 2009. Nous sommes toujours à Buenos Aires mais, cette fois-ci, dans la bonne société. Bonne société qui, comme chacun sait, s'offusque aisément que l'on puisse dîner avec les coudes sur la table mais n'aime rien tant que se pâmer devant une modernité dont elle fait son vernis (et dont elle n'a, au fond, aucune définition valable). L'un de ses membres, dont tout indique que le statut est d'être artiste, et bien conscient qu'on n'accroche plus le chaland et le critique qu'à force de provocations, va se faire connaître en donnant un tour qu'il voudrait sans doute poétique, voire visionnaire, à des performances somptueusement macabres. Au prétexte (plus ou moins crédible) d'une critique sociale et/ou esthétique, tout finit par faire show, corps amputés, chairs avariées et malformations diverses : l'horreur, c'est bien connu, ça fait vendre. Aux poubelles de l'histoire, les bonnes vieilles expos d'antan : vive l'exhibition !
Il y a entre ces deux scènes aux cadres si différents un lien d'évidente gémellité, où se font écho, bien sûr la question du corps, mais aussi celle de l'individu dans le spectacle de la société. Et si la première partie, plus aérée, moins tape-à-l'oeil, sans doute un peu plus onirique, a ma préférence, l'on ne peut qu'applaudir à la belle liberté de La madrivore qui, joliment traduit par Mélanie Gros-Balthazard, constitue un ensemble étrangement, presque intempestivement moderne.
Eric Bonnargent & Gilles Marchand : Le roman de Bolaño
Aussi annoncé qu'attendu, Le roman de Bolaño, dont il m'a été fait privilège d'être l'éditeur pour le compte des Editions du Sonneur, est enfin, depuis quelques jours, disponible en librairie. Sous la forme d'un roman épistolaire que titille parfois la tentation du polar épique, psychiatrique, exotique ou métaphysique (sic), Eric Bonnargent et Gilles Marchand y rendent un hommage aussi original que stimulant à l'un des écrivains les plus considérés du 20ème siècle : Roberto Bolaño.
De ce roman qui ne ressemble à aucun autre, critiques et lecteurs, assurément, diront ce qu'il y a à en dire. Je ne peux, moi, qu'évoquer ce que fut ma découverte du manuscrit, et essayer de dire pourquoi, avant même d'en avoir achevé la lecture, s'imposa l'envie de le publier. Je n'avais (et n'ai toujours) de Roberto Bolaño qu'une connaissance assez limitée, n'ayant alors lu de lui que le dernier texte publié de son vivant, d'une beauté et d'une grâce qui m'ont beaucoup marqué, Un petit roman lumpen - dont j'ai écrit ici ce qu'il m'inspira. Autrement dit, pas de panique : ne pas connaître Bolaño n'est en rien un problème pour plonger la tête la première dans le roman d'Eric Bonnargent et de Gilles Marchand ; mieux que cela, si je puis dire : connaître ou ne rien connaître du grand écrivain chilien constitue à poids égal un handicap et une chance. Les connaisseurs souriront à certains moments qui laisseront les autres de marbre, quand ceux qui n'en connaissent rien jouiront d'un privilège que les autres n'ont déjà plus : pouvoir, ensuite, partir à la découverte de cette oeuvre “culte”.
Mais revenons à ma découverte du manuscrit.
Passé les premières pages, je confesse avoir éprouvé une sorte d'embarras. Sans doute étais-je un peu frustré d'être posé aussi vivement sur la banquette arrière d'un taxi sans avoir pu goûter autant que je l'aurais voulu au plaisir (peut-être un peu vicieux) d'un dévoilement progressif ; en somme, je me disais : ils sont bien gentils, mais je ne vois pas comment ils vont pouvoir tenir comme ça sur trois cent pages. Par ailleurs, malgré l'incontestable richesse du corpus épistolaire, j'ai toujours éprouvé, fût-ce par-devers moi, une certaine réticence envers les romans qui usaient entièrement, exclusivement, de ce genre. Pour faire vite, disons que je n'ai jamais su faire taire complètement cette petite voix en moi qui me souffle que le mode épistolaire intégral, dans le cadre romanesque, se nourrit aussi à un certain désir d'évitement : je suis toujours tenté, peu ou prou, d'y voir un dérivatif, une diversion, un moyen de se libérer des contraintes du roman “classique”. Or, dans Le roman de Bolaño, ces questions se trouvent assez tôt évacuées. Car, outre qu'il a été composé par voie réellement épistolaire, outre (et c'est intelligent) que l'un des auteurs maîtrise intimement l'oeuvre de Bolaño quand l'autre n'en connait que les stricts rudiments, Eric Bonnargent et Gilles Marchand y déploient une habileté qui, du coup, exhausse ce que le genre peut avoir de nécessaire. Il leur permet en effet de borner immédiatement le cadre du labyrinthe, d'amorcer l'ombre qui planera sur le roman, et de distiller à lettres comptées le venin d'un suspense très singulier ; d'emblée, toute la substance bolañesque est là : les jeux de miroir, les impasses et les faux-semblants de l'identité, l'imbroglio du vrai et du faux, la question du Mal bien sûr, enfin la mise en abyme de l'idée même de fiction. Si bien que l'on se retrouve avec un texte qui, tout en prenant soin d'approfondir minutieusement sa matrice, et sans que jamais ne s'estompe la figure tutélaire de Bolaño, demeure aussi palpitant qu'un polar américain old school. Bonnargent et Marchand réussissent là où pourtant il est si simple d'échouer : en parvenant à agglomérer l'humour et la gravité, le jeu et l'érudition, les nécessités mêlées de l'arrière-plan et de chaque personnage, la quête littéraire et les règles de l'enquête policière, ils parviennent, en s'amusant sérieusement, à déployer une trame très vive, brillante et roborative. Si bien qu'on n'a plus qu'une envie, en refermant le texte : lire Bolaño. t
÷ On lira avec profit l'entretien donné par Eric Bonnargent et Gilles Marchand
à Vincent Ladoucette pour le magazine culturel Addicts.
÷ À lire, la remarquable critique de Lionel-Edouard Martin, ainsi que l'article très juste
de Hughes Robert (librairie Charybde, Paris).
QUATRIEME DE COUVERTURE — Que se passe-t-il lorsqu’un chauffeur de taxi amnésique tombe sur l’adresse d’un personnage du roman qu’il vient de lire ? Que se passe-t-il lorsqu’après lui avoir écrit à tout hasard, ledit personnage, un ancien policier, lui répond qu’il est bel et bien vivant, qu’il n’a rien d’un être de papier et qu’il n’a même jamais entendu parler de l’auteur, un certain... Roberto Bolaño ? Ce lecteur (Pierre-Jean Kaufmann) et cet homme dont on a « volé » la vie (Abel Romero) entament alors une correspondance afin de cerner les liens qui unissent Romero et Bolaño. Mais au fil de leurs échanges, les voilà conduits à examiner aussi le passé de Kauffmann, dont l’amnésie semble cacher un lourd secret.
Articulé autour de l’œuvre du grand écrivain chilien, Le Roman de Bolaño croise l’enquête littéraire et le thriller latino. Naviguant entre Paris, Barcelone et Ciudad Juárez, le lecteur se trouve plongé au cœur d’une histoire où le vrai n’est jamais sûr et le faux toujours possible, et où rôdent en permanence la folie, le feu, la vie et la littérature.
Éric Bonnargent et Gilles Marchand ont joué à la lettre le jeu du roman épistolaire, correspondant à plus de neuf cents kilomètres de distance sans jamais rien savoir de ce que l’autre avait à l’esprit. Pendant plus d’un an, ils se sont écrit, créant ainsi au gré de leurs échanges la trame narrative de ce qui allait devenir Le Roman de Bolaño. Là réside en partie l’originalité profonde de ce texte : Pierre-Jean Kaufmann et Abel Romero prennent corps, se répondent, s’écoutent et s’invectivent : on en oublierait presque qu’ils n’ont jamais existé – si tant est qu’ils aient jamais existé…
Eric Bonnargent & Gilles Marchand
Le roman de Bolaño
Editions du Sonneur, 19 mars 2015
ISBN : 978-2-916136-79-0
Que vous ayez ou pas un compte sur Facebook, vous pouvez aussi, en cliquant ici, consulter la page consacrée au roman.
Marie Van Moere - Petite louve
Il se trouve que j'ai eu à connaître une des versions de travail de Petite louve, roman brutal, roboratif, d'une énergie un peu folle - et en vérité assez rare en France : manière de dire qu'il ne m'aurait pas déplu de pouvoir en être l'éditeur. C'est un texte qui, dès son ouverture, m'a sauté à la gueule sans que je puisse tout à fait en comprendre les raisons. Car, mieux qu'une Fred Vargas trash, Marie Van Moere signe, avec ce premier roman noir aux allures de road-movie, un texte dont on se dit qu'un Tarantino, s'il avait été corse, n'aurait pas craché sur la science des dialogues, la mise en scène de la cruauté et l'amoralité consciente.
L'idée de vendetta pourrait assez bien résumer ce dont il est question : Agathe, médecin à Marseille, ne vit plus que pour se venger du viol de sa fille adolescente par un jeune gitan, Toni Vorstein. Rien ne résiste à cette soif de vengeance - donc à cette douleur : ni son métier, ni son couple. Agathe et "la petite" prennent la route, s'improvisent tueurs impitoyables, (re)découvrant sur le tas les réflexes de l'animal traquant et se sachant traqué. Elles poursuivent leur chemin sans se retourner - leur chemin, c'est-à-dire le fil rouge de leur destin. Entre les cadavres qui jonchent les routes ou les hôtels, les paysages défilent, ceux d'un Sud qui a parfois quelque chose de mystérieusement extraterritorial. Mais on ne se venge pas impunément des Vorstein, qui eux-mêmes vont chercher à venger leur fils et frère (c'est bien naturel) et, ce faisant, à laver l'honneur du clan. Autant dire que le happy end n'est pas au menu.
Van Moere ne se paye pas de mots. Elle n'a pas au langage de rapport “intellectuel”, mais une relation viscérale, primale. Elle conte, raconte, éprouvant un plaisir manifeste à tenir le lecteur par ce qu'il a de plus intime (que l'on m'autorise cette périphrase : elle ne déteste pas les images viriles.) Son phrasé, délibérément sec et râpeux, très cinématographique, n'exclut toutefois pas une certaine minutie dans les moments plus lents où, traversant des paysages qu'elle connaît bien, l'auteure sait maintenir le suspense tout en s'amusant à le tenir en bride. C'est d'autant plus réussi que cela n'empêche pas une certaine émotion de sourdre - d'autant plus troublante qu'elle est contenue.
Car, brutale, l'histoire n’en est pas moins touchante. Certes, tout y passe : torture, assassinat, viol, inceste, prostitution, drogue, nécrophilie, mais c’est toujours précis, subtil, et étrangement féminin : je ne suis pas certain qu'un homme eût pu écrire une telle chose sans sombrer dans une certaine complaisance. Ici, non : les pires scènes demeurent adossées à une intention que l’on devine d’un autre ordre. Dans la brutalité, dans la manière de l'amener (et d'en sortir), dans l’apparente et fausse gratuité des scènes gore, quelque chose nous ramène inlassablement à une dimension fondamentalement très humaine. En gros, c’est un peu de notre métaphysique commune qui est désossée. C’est aussi ce que j’ai aimé dans ce texte : qu’entre les lignes s'y lisent des dimensions à la fois plus universelles et personnelles - relatives à l’adolescence, au passage de la quarantaine, à l’anorexie, au rapport mère/fille, au couple ou à l’angoisse de l’intégrité corporelle. Bref, lisant Petite louve, j'ai retrouvé des sensations un peu oubliées, celles que me procuraient par exemple (cela fait un certain temps que je ne l'ai pas lu) les thrillers de Jeffery Deaver : de quoi être bluffé.
Marie Van Moere sur le site de l'éditeur, La Manufacture de Livres
Frédéric Aribit : Trois langues dans ma bouche
“Ta langue autour de la mienne, chignole de chair fraîche et
débauche ébauchée, toi aussi tu entres et sors
de ma vie par la bouche."
Quel lecteur n'arrêterait son regard sur ce titre on ne peut plus littéraire - puisqu'il mêle dans un même imaginaire le mot et la chose, le langage et l'organe ? Premier roman de Frédéric Aribit (mais pas premier livre ; cf. André Breton, Georges Bataille : le vif du sujet, paru à L'écarlate en 2012), Trois langues dans ma bouche possède autant de caractéristiques du premier roman que de traits propres au roman initiatique. Remarque aussi anodine que simplement introductive, et bien loin de pouvoir en rendre compte, tant est prometteuse cette nouvelle voix de la littérature française.
Pour faire court, disons qu'on pourrait se risquer à la formule éculée : on ne naît pas basque, on le devient. Probablement est-ce un peu ce qui arrive au narrateur (dont les liens avec l'auteur, né à Bayonne, ne laissent pas place au doute.) Mais comment le devient-on, c'est toute la question. Les codes du temps, la famille, les amis, l'école, l'église, la musique, l'amour : toutes formes d'influences éprouvées par un narrateur qui se révèle particulièrement sensible aux événements, grands ou petits. Il faut dire que nous sommes dans les années quatre-vingt, époque où l'on disait (croyait) que les idéologies étaient mourantes et que le monde entrait dans un ère nouvelle, toute chose ayant une fin - même l'Histoire, donc.
De ces années quatre-vingt, Frédéric Aribit est un enfant nostalgique et lucide. Ce qui, fût-ce entre les lignes, ne va pas sans quelque amertume. Il est d'ailleurs plaisant de songer que son roman n'est pas, quoique dans un registre bien différent, sans évoquer Le retour de Bouvard et Pécuchet, pastiche d'un autre Frédéric, Berthet celui-là, que les mêmes éditions Belfond ont eu récemment la bonne idée de rééditer : dans les deux cas, on ne peut s'empêcher de sourire un peu jaune au rappel de ces années, sans toutefois parvenir à contenir une certaine tendresse. Et puisque moi-même je viens de là, c'est peu dire que le roman d'Aribit m'a parfois fait sourire : de toute évidence, nous aurions pu nous croiser...
Premier roman et roman d'iniatition, donc : on le mesure à une certaine fraîcheur de ton et de forme, à une certaine gourmandise à tout dire, parfois d'ailleurs avec une légère surabondance de références, et à cette impression que, peu ou prou, laissent au lecteur nombre de premiers romans : à savoir ce désir, plus ou moins délibéré, de clore un chapitre de sa propre histoire, de refermer la page sur quelque chose, sa jeunesse le plus souvent. Le premier roman (je ne suis pas trop mal placé en parler) peut, chez certains écrivains, prendre la figure du tombeau - tombeau à cette part de soi toujours vivace mais dont on éprouve, progressivement, par-devers soi et non sans mélancolie, l'inexorable finitude. À cette aune, le roman de Frédéric Aribit est très touchant, et montre bien par où peut passer, chez un écrivain, sa naissance à la littérature.
Mais revenons à ce qui constitue l'objet principal de Trois langues dans ma bouche : la langue basque - et, à sa manière, la basquité.
C'est une langue que le narrateur, dans sa toute petite enfance, partout autour de lui, entendait. Avant, d'une certaine manière, de l'oublier. Parce qu'elle était en désuétude, parce que les vieux mourraient, parce que l'école, toute à sa mission républicaine, étouffait (délibérément ou de facto) les langues régionales ou minoritaires (pour reprendre l'intitulé de la Charte européenne ratifiée en 1999 par Lionel Jospin), et parce que, très prosaïquement, on entendait dans les boums davantage de Kim Wilde, de Nena ou de A-ha que de bandas du pays basque ou de Nico Etxcart (personnellement, je ne connaissais guère que les metalleux de Killers, mais c'est un autre sujet...). Toujours est-il que le narrateur va passer sa jeunesse pris dans “l'étau idéologique du basque maternel et du français des livres”, sa langue maternelle étant au fil du temps “tombée dans le fond de [sa] gorge” et la langue française ayant fini par prendre toute la place, “culture devenue nature”. De là, il faudra attendre la littérature (et la découverte, au passage, de l'infinie liberté que charrie le jazz) pour qu'enfin il respire à son aise dans un nouvel “espace immense”.
Écartelé entre deux langues et deux idéologies qui, toutes deux, ont l'identité clouée au coeur, le narrateur navigue à vue entre les deux clichés du francisant et du basquisant : tout somme l'être basque à choisir son camp, et l'enfant des années quatre-vingt se sent bien impuissant à trancher dans la grosse bidoche identitaire. Il faut dire que, pour le petit Basque, la politique est partout : “c'était là, en vous, à votre insu”. Comment se défaire alors de ces “éternelles et bienheureuses consciences tranquilles qui vous tricotaient tout à trac des réponses toujours prêtes, [...], tranchant tous les dilemmes aussi simplement qu'une pomme d'un coup d'Opinel affûté, sans jamais parvenir à cacher que derrière la distribution des rôles de l'effarante comédie humaine qu'on s'évertuait à jouer aux enfants, elles n'en pensaient pas moins.“
Ce faisant, le narrateur, pour mettre un peu de distance, pratique l'humour, et d'abord l'humour sur soi, à la limite de l'auto-dépréciation, constatant seulement qu'il ne maîtrise pas le chemin, qu'il n'en décide pas, qu'il s'en remet au hasard des événements pour, presque malgré lui, se choisir un camp. Cette part d'incertitude, donc de relative insatisfaction, est un des aspects les plus problématiques et les plus saisissants de ce texte. Même au plus haut de la lutte, même quand toutes les conditions sont réunies pour donner à un adolescent l'envie de rejoindre une bonne fois pour toutes le camp de la révolte (donc de la basquité), subsiste chez lui une sensation d'étrangeté à soi-même, tropisme observateur et dubitatif où l'auteur ira puiser sa littérature. D'ailleurs, les moments du livre qui me semblent les plus faibles sont précisément ceux où Aribit, quittant le roman, s'attache au contexte historique et politique dans des allures de dissertation et avec une sorte de distance indignée qui nous coupe du roman et de sa poésie : malgré la vivacité de son trait, ne nous reste que l'observateur engagé, et le littérateur alors nous manque. L'écriture de Frédéric Aribit n'est jamais aussi percutante que lorsqu'il entre dans ses sensations, dans ses doutes, dans tout ce qui a modelé son regard. Ce moment, par exemple (il faut bien sélectionner), très beau, où, enfant encore, et même enfant de choeur, il se demande déjà ce que c'est que de vivre. Et de mourir, donc, lui qui assistait le prêtre lors des messes de funérailles : “Je mesurais l'immensité de mon ignorance à la douleur qui les brisait tous.” La question de la langue n'est jamais bien loin, et la souffrance du regard perturbé l'exhausse de manière décisive : “Souvent, il me suffisait de penser à une chose pour me convaincre qu'elle ne se réaliserait pas. De même, je voulais croire que si les mots sont les traces de ce qui n'est plus, dire, inversement, c'était empêcher que cela advienne. La mort peut-être ne fait pas exception.” Évoquons aussi la mort du grand-père et ces moments où, en famille, on tuait le lapin et le cochon. Ou encore ce passage, plein de verve, très original, sur sa détestation de la langue de boeuf. Car la langue, c'est aussi de la chair (on y arrive), c'est aussi cet organe sensoriel, érogène, vecteur d'un accès au monde et à soi-même. Une chair qui donne lieu à des passages homériques et, pour tout dire, érotiques, où l'humour, et c'est heureux, n'est jamais absent. En pleine découverte des plaisirs sensuels, et alors que, sur le canapé, deux copines finissent, avec leur langue justement, par entreprendre goulûment notre narrateur, Aribit trouve ainsi, dans un passage lardé d'allusions à The Cure (l'une des deux filles porte un tee-shirt du groupe), l'occasion d'un petit moment de bravoure, autorisant son personnage à savourer son plaisir “jusqu'à ce que je déborde comme un mot en trop d'entre les petits poissons vivaces de leurs langues mêlées, lapsus lapé Lullaby sucé sorti sans qu'on s'en aperçoive, solution liquide passée aux sels d'argent de leurs papilles dorées et giclant soudain si loin du révélateur de mon bas-ventre en plein dans le Cu de The Cure.”
C'est dans cet espace mêlé d'indécision, de gravité et de dérision que Frédéric Aribit réussit au mieux à nous montrer combien la langue induit, charrie, un rapport au monde. Et ce que son roman a de singulier, outre cette relative légèreté, relative car lestée de sensations belles et douloureuses, c'est qu'il nous montre comment l'on devient contemporain de soi et de sa propre langue - celle qui s'invente jour après jour, défaite de sa gangue d'influences, tout entière tendue vers son dessein émancipateur et littéraire.
Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire (sur La Cause littéraire)
C'est avec beaucoup de plaisir que je découvre cet article de Marie Du Crest à propos de mon deuxième roman, Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, paru chez Maren Sell en 2006.
On ne trouve plus ce livre qu'avec difficulté, la maison d'édition ayant, depuis, cessé son activité. Autrement dit, ce roman est en attente d'un nouvel éditeur - à bon entendeur...
Lire l'article de Marie Du Crest dans son contexte original
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Un futur si proche
Par Marie Du Crest
Début janvier 2015, sortit en librairie, dans un climat polémique, le roman Soumission de Michel Houellebecq. En 2006, paraissait le premier roman de Marc Villemain, Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire. Deux politiques fictions d’anticipation, imaginant chacune le devenir de la France de 2020, dans l’ombre tutélaire de J.K. Huysmans, auteur du « sombre dix-neuvième siècle » selon Damien Sachs-Korli, l’un des deux narrateurs du texte de Villemain et sujet de recherche universitaire pour le héros de Houellebecq. D’une certaine manière, le roman de Villemain est inaugural à double titre, premier geste romanesque de son auteur et première méditation sur les destinées électorales du pays. La première, celle de Houellebecq, se rassurant elle-même, et la seconde, nocturne, vécue dans l’exil, la fuite.
Dans Soumission, Mohamed ben Abbes, candidat de la Fédération musulmane remporte les élections présidentielles grâce au vote des gens de gauche, voulant faire obstacle à la candidate FN, tandis que dans le roman de Marc Villemain, c’est la candidate d’extrême-droite, la Karlier (sosie romanesque de Marine le Pen) qui prend le pouvoir et qui entraîne le départ à l’étranger du Guépard (le chef du gouvernement de gauche, au surnom très viscontien) et celui dans la clandestinité de son jeune collaborateur, Damien. À la linéarité du récit de Houellebecq, Villemain choisit une architecture plus poétique et dont les enjeux sont autant matière politique que littéraire. En ouverture, le roman tient de la parole eschatologique, du temps d’après, de la nuit achevée :
Quand le soleil sera levé, l’histoire, l’ambition, le bien commun, la France, tout sera derrière moi.
En quelques pages, le jeune Damien, à la première personne, évoque son parcours en politique, le destin de la France et celui réservé au Guépard, son mentor. Il est d’ailleurs une figure de lecteur, ayant entre les mains les carnets d’exil de l’homme politique de gauche désavoué, qui constituent le corps central du roman à partir de la page 33 jusqu’à la page 221. Une lettre du Guépard, datée du 19 décembre 2020, envoyée de Sarajevo, sert d’introduction intimiste dont l’ultime phrase donne son titre crépusculaire au roman (p.30). Les carnets tiennent à la fois de la forme journal, rapportant les évènements de son parcours, et de celle de la maxime d’un moraliste (la Rochefoucauld ou Cioran) dans sa forme fragmentée. En effet le texte est découpé selon des successions d’astérisques et de paragraphes plus ou moins amples. Ainsi :
Il est étrange, le cheminement de l’apaisement. Cela fonctionne par éclairs, éclaircies, chutes et rechutes, puis quelque chose s’installe, s’étire, comme les sombres rideaux s’ouvrant sur un ciel d’été. (p.44).
La lecture dure une nuit entière : elle est solitude amère, repli et vocation de la lumière. Ce que raconte le Guépard, ce sont deux exils, le premier dans un village malien, et le second à Sarajevo. Les deux « épisodes » se répondent selon certaines symétries. Au personnage féminin de la toute jeune Hadiya, amante du narrateur, correspond celui de Gordana, femme mariée désirée et inaccessible. Écho sonore de ces deux prénoms. À elles deux, il écrit une lettre d’adieu (p.124-5-6-7) pour la première, insérée dans la narration, et p. 222 et 223, isolée et datée du 18 décembre 2020. Le personnage d’Amiless relie les deux moments puisque cet homme trouble, mercenaire à la double identité, apparaît à la fin du séjour malien et occupe une place centrale dans la partie bosniaque. Il justifie la fuite du narrateur du Mali en Bosnie et ensuite de Sarajevo au Cambodge.
Le roman se referme sur un retour, celui de la voix de Damien, refermant les carnets. Monologue intérieur appelant au renoncement mais aussi à l’échappée amoureuse, celle des retrouvailles avec la bien-aimée Marie.
Marc Villemain, dans son roman, a choisi, non pas de construire une société française d’anticipation complète, mais d’établir, à travers la perspective d’un personnage de premier plan et de second plan, les horizons lointains, inquiétants de la dictature dont la fureur lui parvient, ici et là, par bribes. Le Guépard reçoit de temps en temps des nouvelles de Paris : emprisonnement d’opposants politiques, mise en place de la censure. La population est placée sous surveillance et la délation se répand. La Karlier instaure « un cordon sanitaire ethnique » dans les banlieues (p.187). Toute la fiction politique « travaille » le passé réel et charrie notre futur si proche et possible. Le choc du second tour à la présidentielle de 2002 est la matrice à la fois de l’engagement de Damien mais aussi la réalisation aboutie de l’invention du romancier : cette fois-ci, le FN gagne. Il en va de même pour Sarajevo. Paix de Dayton, dans l’Histoire, certes, mais l’hostilité serbe reprend et le temps des snipers recommence dans l’ordre du roman. La littérature semble en vérité être le miroir du réel dont il inverserait l’image. La littérature est partout citée (Stendhal, Barbey d’Aurevilly, Lautréamont, Orwell, Molina ou encore Rilke…). Les deux narrateurs écrivent, tout comme Gordana. La vocation littéraire et la vocation politique se font face :
Je ne rêvais que de littérature et décidais de me consacrer à la politique. (p.14).
Les mélancoliques que sont Damien et Pierre (identité de clandestinité du Guépard) ne peuvent se sauver que par les mots, que par leurs « autobiographies » respectives qui remontent jusqu’à l’enfance, celle de Damien, réfugié dans la maison familiale, à la fin du livre, et à celle du Guépard autour de la figure paternelle liée au Cambodge. Tout est lieu d’origine : le premier roman et la fin des récits.
Alors il faut lire, relire ce si beau premier roman et le rééditer de toute urgence car il a, en 2006, songé au pire, mais il nous a sauvés par la littérature.
* Pour un éclairage universitaire sur l’œuvre de Villemain, se reporter aux analyses comparées de Christian Guay-Poliquin : Au delà de la fin, Mémoire et survie du politique dans la fiction d’anticipation (plus d'informations en cliquant ici).
Virginie Troussier - Envole-toi Octobre
À bien des égards, l'on pourrait considérer Envole-toi Octobre, le nouveau texte de Virginie Troussier, comme la suite, ou plutôt l'extension, de Folle d'Absinthe, paru il y a deux ans : mêmes leitmotivs, mêmes obsessions du temps, de la mort, de l'amour fou, du souvenir et des absolus. Qu'est-ce qui, alors, fait qu'Envole-toi Octobre se révèle infiniment plus dur, âpre et touchant ?
Passée l'expérience (toujours très singulière, parfois éprouvante) de la première publication, Virginie Troussier a, de toute évidence, beaucoup travaillé. On le constate dès les quelques pages d'ouverture, relues deux fois à la suite tant elles ont, et puissamment, réussi à m'arracher à la terrasse de bar où je me trouvais à les lire, et à me propulser aux côtés de Suzanne, la narratrice, au sommet de ces montagnes dont on sait par ailleurs qu'elles sont une des plus fortes passions de l'auteure (monitrice de ski dans le civil en plus d'être critique littéraire). J'ai su, donc, dès ces premières pages, que ce que j'allais lire là ne s'était pas autorisé la moindre concession, et que Troussier était bien décidée à nous écorcher. Ce qui, mais cela va sans dire, l'a probablement conduite à s'écorcher elle-même ; cela aussi, on le sent, et vivement, au point qu'il est tout de même difficile, en refermant le livre, d'en parler comme d'un "roman" : le "je" de Virginie Troussier est un je qui l'engage presque entièrement. On lui fera volontiers grâce de quelques inventions, raccords et autres mises en scène, nécessaires à la composition d'ensemble, mais c'est peu dire que Virginie, l'auteur, éprouve du mal à se dissimuler derrière Suzanne, le personnage. C'est, bien sûr, ce qui donne à ce texte, très intime, son ombre incessante et palpitante de mélancolie. Aussi bien, il s'agit là d'une écriture étrangement sèche et humide : ce qu'il y a de sec, c'est cette sorte de volonté, très forte, très intransigeante, non seulement de passer la vie au tamis de la littérature, mais de la mettre tout entière à l'épreuve même de l'écriture. D'où cette prose très précise dans son intention, très attachée à la justesse de ce qu'elle veut écrire ou décrire, et tout à la fois traversée de flottements, de méandres : il faut à Virginie Troussier plusieurs adjectifs pour tenter d'approcher au plus près des choses, il lui faut revenir, repréciser, ressasser, pour être bien certaine d'avoir capté ce qui vibrait (c'est d'ailleurs la réserve que j'émettrai, à savoir que la seule chose qui ait peut-être manqué à ce texte, c'est d'un éditeur un peu consciencieux, qui sache convaincre l'auteur de sabrer, de retrancher : la sensation du coup de poing eut été plus vive encore.) Humide, aussi, disais-je, car le personnage de Suzanne déborde de toutes les humeurs possibles : il y a des larmes, des cris, des souffrances, des solitudes, des soliloques, des dépressions, de la pulsion, de l'hystérie, de l'automutilation, de la colère et du mal-être - il y a du coeur : trop de coeur, même, et c'est bien ce qui fait exploser Suzanne, aimant et dévorant la vie au point de ne plus savoir vivre.
Tout aussi "symptomatique" me semble être la beauté profonde (et, ici, pleine de tendresse) des pages consacrées au père, et plus encore au grand-père - à ce qui vieillit, en somme. Suzanne voit en ces hommes durs, exigeants, farouchement individualistes, l'exemple à suivre. C'est parce qu'on est dur et exigeant envers soi-même, c'est parce qu'on ne se plaint pas, jamais, de rien, parce qu'on a conscience qu'il faut "brûler pour briller", parce qu'il faut accepter que l'amour soit "une lutte dans la boue et l'or", que l'on vivra, que l'on saura vivre, que l'on méritera du mieux que l'on peut de la vie et de ses trésors. Alors Suzanne aimera tout de la vie, mais à la condition de pouvoir y mettre le feu - ce qui, peut-être, explique ce goût de cendres qu'elle ne parvient jamais à recracher tout à fait. Elle se demande d'où elle vient, de quelle génération, de quel héritage, elle se demande ce qui l'a fait telle qu'elle est - et le regard du grand-père n'est jamais bien loin. "C'est à cela que sert la quête d'origine : elle nous aide à reconnaître ce qui nous a faits tels que la mort nous trouvera", écrit Virginie Troussier, dont on s'étonne en passant, que, si jeune encore, elle s'acharne à vouloir exhausser autant de souvenirs et de sensations. Car le malheur de Suzanne est le malheur de ceux qui ont, non pas trop de passé, mais déjà trop de mémoire. Cette mémoire qui entretient et décuple un romantisme qui confine au mysticisme, un romantisme dont elle ne fait que subir la puissance intrusive, l'envahissement, pour ainsi dire, totalitaire. Mais elle est jeune encore, elle a trente ans - l'âge de l'auteure -, alors, bien sûr, à la fin, on veut bien consentir à un dernier effort, et essayer d'y croire encore. Et puis après, ma foi... "Après on s'éteindra doucement. Les gens, ils prennent tout leur temps pour s'éteindre. Les gens s'éteignent. Ce n'est pas inutile de commencer par brûler."
La page Facebook consacrée à Envole-toi Octobre.
Les heures insulaires, blog de Virginie Troussier.
Frédéric Berthet & Yvan Gradis
Histoire de donner un petit écho, même sommaire, à deux lectures récentes - histoire, aussi, de lutter un peu contre une mémoire qui me joue des tours... Quelques mots, donc, de deux livres qui, quoique très disctints dans leurs manières, n'en partagent pas moins de semblables qualités : de la virtuosité, de l'esprit (beaucoup), et une belle causticité.
Du premier, Frédéric Berthet, nous avons dit déjà, ici et là, ce qu'il fallait en penser. L'histoire commence d'ailleurs à lui rendre justice, ce que, pour beaucoup, l'on doit à l'acharnement (éditorial, mais pas seulement) de Norbert Cassegrain, lequel travaille actuellement à une "biographie de l'oeuvre" de Berthet. Le lancement, chez Belfond, de la collection Remake (intitulé dont je ne suis pas très friand, mais qui au moins dit bien de quoi il retourne) tombait à point pour ce texte-ci, Le retour de Bouvard et Pécuchet, écrit en 1996 et qui fut donc, de Berthet, le dernier livre. Un peu plus primesautier, peut-être plus joueur, aussi, que ses précédents. Le retour de Bouvard et Pécuchet porte sur nos années quatre-vingt un regard d'une irrésistible drôlerie. Nos deux personnages, comiques malgré eux, purs produits de cette bêtise ordinaire qui est aussi le propre de chaque époque, avec ses enthousiasmes crédules, ses naïvetés positivistes et ses lubies infantiles, se moulent avec autant de gourmandise que de complaisance dans ce qui faisait alors le suc de cette décennie : il faut les voir se lancer dans la radio libre, la phynance ou l'amour par Minitel, découvrir le jogging et le culte du corps, consacrer la mort des idéologies et se lancer dans l'action locale, s'exercer pour un éventuel passage à la télévision afin de devenir écrivains... Il y a du Monsieur Homais chez Bouvard et Pécuchet, mais il y a aussi, chez ces Bouvard et Pécuchet-là, du Laurel et Hardy. Leur drôlerie très accidentelle permet à Berthet de porter sur le temps un discours dont l'ironie, qui après tout n'est peut-être pas dénuée d'une certaine tendresse, de ces tendresses que l'on peut éprouver au spectacle des vacuités de bonne volonté, rejoint les sarcasmes de Flaubert sur sa propre époque. La forme vive, facétieuse, légère du Retour de Bouvard et Pécuchet ne doit pourtant rien masquer de l'authentique travail de réappropriation entrepris par Berthet, ce que souligne l'excellence du travail éditorial - en fin de volume, on compulsera utilement les Notes & Documents regroupés et annotés, où l'on voit combien Berthet, l'oreille très aguerrie, s'est imprégné des rythmes et de la musicalité de l'écriture flaubertienne. Ce petit volume est donc un régal, et rappellera sans doute quelques souvenirs à ceux qui ont traversé les années quatre-vingt, qui ne manqueront pas alors d'y sourire - fût-ce jaune, comme, semble-t-il, on y sourit dans certains mllieux lorsque le livre parut.
Du second, Yvan Gradis, auteur de Détruire Notre-Dame, on sait bien sûr qu'il est un publiphobe déboulonneur et conséquent, fondateur de Résistance à l'Agression Publicitaire (RAP). Mais on ne doit surtout plus négliger qu'il est aussi un sacré bon écrivain. Comme à Frédéric Berthet, le monde, la société, son temps, lui semblent surtout objets de circonspection, laquelle, nécessairement, entraîne le rire et la gausserie. Et, chez Gradis, un goût prononcé de la potacherie, du pittoresque et de l'absurde. Mais ne nous laissons pas abuser : le rire, c'est connu, n'est que la forme civilisée que revêt l'hommage de la politesse au désespoir : il est ce petit sacrilège commis à l'endroit de nos valeurs les plus sûres et/ou les plus indiscutées. Moyennant quoi, la relative drôlerie de Détruire Notre-Dame n'amène pas tout à fait le même sourire que chez Berthet, car s'y glisse quelque chose de plus onirique, de plus abstrait ; il y a un ici un peu d'oulipisme, qui désarçonne le sens pour mieux ancrer l'image et la sensation. Voyez cet homme, donc, qui semble ne rien voir de ce que l'humain commun voit : sa réalité à lui est simplement autre, comme transfigurée par une sorte d'aptitude à dévoiler ce qui se cache derrière le visible immédiat. Mais attention, ce n'est pas un jeu, c'est on ne peut plus sérieux : ce n'est pas seulement qu'il voit autrement, c'est qu'il donne à voir ce que l'ordinaire dissimule (sciemment ou pas). Le monde alors prend une toute autre signification : exit le bon gros réel. Erudit, virtuose, écrit dans une langue irréprochable, Détruire Notre-Dame n'en est pas moins parfaitement roboratif : on le dévore davantage qu'on ne le lit, tant il demeure dans le quotidien de cet homme qui tient son journal quelque chose de l'entendement commun. Son univers, aussi absurde voire fantastique qu'il y paraisse, conserve un tour étrangement humain, terrien oserai-je dire, comme un écho lointain aux tribulations de de l'homme moderne. Cette fraîcheur, cette gourmandise à écrire, le plaisir évident que prend Gradis à jouer de la langue, toute cette vivacité, ça fait du bien.
• Frédéric Berthet sur le site des éditions Belfond • Yvan Gradis sur le site de Pascal Galodé éditeurs