lundi 4 février 2013

Anna de Sandre - Un régal d'herbes mouillées

Anna de Sandre - Un régal d'herbes mouillées - Version 2Illustration : Francesco Pittau

Je suis si peu et si mauvais lecteur de poésie que j'en viens souvent à douter de ce que j'éprouve en en lisant - et pourtant j'en lis, et n'aime rien tant, un peu scolairement sans doute, qu'ouvrir au hasard des oeuvres de Baudelaire, Rimbaud ou Musset. A bien des égards, lorsque je lis de la poésie, je suis victime de ma pensée, de ma pensée raisonnante : "qu'est-ce que ça veut dire ?" Exactement le genre de question à ne pas se poser, je le sais bien, et c'est même une des premières choses que l'on transmet aux enfants confrontés à un poème ; en même temps, j'ai du mal à adhérer complètement au discours inverse, lequel invite donc à lâcher prise, à se laisser emporter par le flot des images et des sons, comme si lire de la poésie nous astreignait à abdiquer notre raison. Aussi évolué-je dans cet entre-deux dont je perçois toute la fragilité et le déséquilibre, et qui me conduit donc à lire d'abord en ressentant, puis à relire immédiatement en raisonnant.

Et je dois bien dire que ce joli recueil d'Anna de Sandre ne m'aura guère aidé à résoudre ce conflit... Car il y a dans sa manière d'écrire ce qui ressemble parfois, non tant à des poèmes, qu'à des sortes de vignettes, vignettes de petits mondes clos et condensés, quelque chose qui a trait à une sensation immédiate, imposante, presque souveraine, mais qui n'est pas non plus exempte de considérations plus fermes, plus affirmées, moins spontanément acquises, justement, à la sensation. C'est là tout le bénéfice d'une poésie qui ne cherche pas à se faire l'écho d'une introuvable intériorité, sensible qu'elle est au contraire à ce qui vient frapper du dehors - un objet quotidien ou dérisoire, un animal, un geste ou un mouvement du corps, tout ce qui fait l'ordinaire du regard. Anna de Sandre a une façon, sinon d'écrire, du moins de ressentir, qui, mieux que faire alterner douceur et colère, semble les joindre plutôt, les faire concomittantes ; comme si l'une ne pouvait aller sans l'autre, comme si douceur et rage ne pouvaient finalement que s'attiser, se nourrir mutuellement dans un lointain écho. Qu'il ne soit pas de ressentis ou de sentiments parfaitement purs, c'est là chose entendue ; le beau, auquel Anna de Sandre accède, est de savoir, non seulement le dire, mais le faire dire à l'ordre des mots.
J'ouvre une page au hasard :

      Les poings serrés sur
      une serpillère espagnole
      tu nettoieras
      la saleté des jours.

Ou ici :

      Puis fatigués et vides d'avoir arpenté
      ce lopin qui au premier abord
      ne nous servait à rien
      nous nous affalerons au pied d'arbres creux
      et passerons pour des sages assis
      alors que nous aurons claqué
      le montant du silence
      c'est dans cette posture
      que nous accueillerons les nouveaux venus
      caillasses imbéciles comme nos exploits
      et qu'avec leur aval et le bras tendu
      nous entrerons dans la légende.


C'est, dans ma perception du moins, un authentique talent que de savoir, l'air de rien, dans une forme délibérément très brève, donc factuellement assez légère, renvoyer à autant de gravité. Car le caractère très vif de son trait ne dissimule jamais rien de ce qui, en sous-main, semble constamment travaillé par le drame ou l'instinct du drame.

Ce qui est également assez fascinant dans la poésie d'Anna de Sandre, c'est la difficulté que l'on pourrait avoir, si l'on en ignorait tout, et à quelques vocables ou références près, à la situer dans un temps. De la même manière qu'elle ne peut témoigner de sentiments autres que mêlés, son lexique, ses images et son phrasé font coïncider un parler par moments presque paysan, tirant vers l'argotique à d'autres, mais travaillé par l'éclat tranchant d'une certaine modernité. L'intuition originelle nous renvoie souvent à la terre, mais, au fond, davantage à ses atmosphères qu'à ses parlers ; elle nous renvoie à un temps de labeur domestique, de travail manuel, de nature brute, mais il y a toujours, dans le ton, dans ce quelque chose de viril où elle maintient l'affectation en tenaille, une sérénité de regard et de trait qui arrachent sa poésie à toute tentation de la nostalgie ou du lamento. Où l'on retrouve cette sensation permanente de douceur et de rage.

         Après sa mort
         on sort
         des jupes fanées
         de la grand-mère
         quelques pièces d'or

         il a fallu découdre l'aumônière
        
de percale tachée
         de la sueur de ses doigts
         et dans laquelle elles pesaient le poids
         d'un lapereau stupide étranglé
         devant la porte ouverte d'un clapier

De cet enchâssement finalement assez intempestif provient sans doute cette impression de (relative) atemporalité - même si, bien sûr, on pourra juger le procédé assez moderne, au sens où il déjoue la tentation de la pureté, où il se plaît à la mosaïque. Ce qui achève de donner à ce recueil une grâce très tenue, une espèce de dignité étrange où la vigueur, et parfois la rugosité du trait, font d'autant plus impression qu'on y perçoit quelque chose de profondément authentique, et d'étonnamment doux.

Anna de Sandre - Un régal d'herbes mouillées

Anna de Sandre, Un régal d'herbes mouillées
Editions Les Carnets du Dessert de Lune

Site personnel d'Anna de Sandre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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jeudi 31 janvier 2013

Frédéric Berthet - Felicidad & Paris-Berry

Frédéric Berthet - Felicidad

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es éditions de La Table Ronde poursuivent donc leur inlassable travail de réédition des oeuvres de Frédéric Berthet, avec, ce mois-ci, la sortie de deux petits ouvrages parus chez Gallimard en 1993, Felicidad, qui s'apparente à un recueil de nouvelles, et Paris-Berry, plus imparfait, mais dans un genre un peu moins identifiable.

Dans les deux cas : cette même manière de tourner sans fin autour de soi, de replacer la solitude de l'écrivain au coeur d'une sensation mêlée d'orgueil et de résignation lucide, de souffrir en souriant devant l'épreuve de l'écriture ; de ne pas vraiment savoir, finalement, quoi faire de la vie. Un père, la nouvelle qui ouvre le recueil Felicidad, montre bien ce qu'il y a d'irrésistiblement fuyant et incommunicable dans une vie qui ne nous laisse jamais seul mais qui, lorsqu'enfin on l'est, nous rend insupportables à nous-mêmes. D'ailleurs, connaît-il vraiment son père, ce personnage qui croit le voir passer à l'arrière d'un taxi et se met en tête de le suivre - pour mieux le perdre, bien sûr. Comme toujours, Frédéric Berthet ne donne pas tant l'impression de vivre que d'être vécu ; il ressemble par bien des traits à cette feuille que le vent emporte au gré de ses caprices, l'emmenant ici ou là, l'endroit où elle tombe, parc somptueux ou caniveau de basse maison, n'ayant au fond guère d'importance. Car chez Berthet, les choses échappent. A tout. La volonté est une chimère, au mieux, au pire le fantasme moral d'une société qui se considère elle-même comme un corps en souffrance. Berthet ne s'alarme de rien, tout lui semble plausible : être là, déjà, voilà qui suffit bien à notre étonnement. Alors autant s'en amuser. C'est son côté fitzgeraldien, cette espèce de regard qui passe par-dessus les choses sans s'y arrêter vraiment, ou plutôt en ne s'arrêtant qu'à ses plus infimes, ses plus imprévisibles détails. C'est ce mélange d'indifférence et de curiosité générale, d'insouciance et de névrose, de légèreté d'apparat et de gravité intérieure, qui renvoie de Berthet, comme de Fitzgerald d'ailleurs, cette impression très étrange qu'ils sont à la fois des produits de leur temps et des êtres à ce point inactuels qu'ils en deviennent atemporels. On retrouve cela aussi, avec le même instinct drolatique du dépressif, chez Jack-Alain Léger, par exemple, qui n'est pas le moins bon pour tirer la langue au néant et glisser des peaux de bananes sous le rouleau-compresseur de la vie. Ou, pour évoquer un écrivain dont j'ai eu récemment la chance de pouvoir éditer le premier roman, François Blistène, qui d'ailleurs a l'âge qu'aurait eu aujourd'hui Frédéric Berthet, et dont la causticité badine et l'apparente légèreté devant les lubies du temps désignent comme un de ses dignes héritiers.

Je ne suis pas sûr, comme Philippe Sollers l'avançait en son temps, que Berthet fut le plus doué de sa génération. Mais je crois qu'en effet il eût pu en être une incarnation fidèle et originale, typique et décalée ; car talentueux, bien sûr (trop peut-être, car sans cela, allez savoir s'il n'eût pas trouvé l'énergie, la constance d'écrire ce gros roman qui ne verra jamais le jour) ; car attentif aux sensations premières, aux images du monde et aux forces intestines qui traversent l'individu ; car ne vivant, au fond, que dans le plaisir anticipé de transformer l'existence en mots ; et puis, tellement apte au plaisir, mais si sourdement habité par ce que, faut d'expression plus appropriée, je décrirai comme un instinct tragique. D'où cet humour permanent sur lui-même, ces mécanismes d'autodérision autour desquels chaque phrase ou presque est bâtie, et ce sourire un peu jaune que l'on ne peut s'empêcher d'afficher en le lisant.

Ceux qui se piquent d'écriture apprécieront cette autre nouvelle, L'écrivain, assez essentielle je crois tant elle lui ressemble, et dans laquelle on vérifie que tout ce qui donne de l'énergie à l'écrivain est aussi, précisément, ce qui le détourne d'écrire : c'est, je crois, une assez juste définition du caractère contemplatif. On s'invente des raisons, des châteaux en Espagne, des motifs de s'exiler, à la campagne ou ailleurs, n'importe où tant que ce n'est pas ici, et on s'aperçoit que là-bas est un autre chez-soi, et, donc, que cela ne convient toujours pas. Il n'arrive jamais rien, dans la vie de l'écrivain, voilà ce que semble regretter le narrateur, pourtant plus désireux que jamais, et ce désir est impérieux, d'enfin trouver le luxe et le calme qui lui permettront d'écrire. Mais c'est aussi à ces paradoxes-là que s'adosse le quotidien de l'écrivain, sur eux qu'il érige les remparts de son univers.

NB 1. A noter aussi, la publication d'une nouvelle inédite de Frédéric Berthet, Ce qu'ils appelaient désespoir, dans le numéro 121 de la revue L'Infini.

NB 2. Pour ceux que cela intéresserait, je m'étais déjà penché sur deux de ses ouvrages. Ainsi peut-on lire, sur L'Anagnoste, ce que je disais de sa Correspondance et sur Simple journée d'été.

NB 3. On trouvera enfin ici même, sur ce blog, le bref souvenir d'une soirée organisée le 21 janvier 2011 en hommage à Frédéric Berthet.

 

RIMG0001Soirée d'hommage à Frédéric Berthet, galerie Zürcher, Paris, 21 janvier 2011

 

lundi 21 janvier 2013

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires 1941/1944

 

Journal des Débats

Si j'avais eu un doute encore quant au bien-fondé de ma résolution de mettre un terme à mon activité de critique, la lecture des Chroniques littéraires que Maurice Blanchot donna au Journal des Débats entre avril 1941 et août 1944 me l'aura donc totalement ôté - et après tout, peut-être ne l'ai-je lu que pour y trouver cette confirmation... Dans le contexte d'un domaine critique devenu assez fuyant (contrecoup sans doute assez mécanique de l'individualisation enthousiaste des subjectivités et de l'effet de dissémination qu'Internet charrie), et d'ailleurs à ce point fuyant qu'il ne trouve parfois plus pour se justifier dans son être et ses prérogatives que le seul critère de la prescriptibilité, l'exercice aura donc fini par venir à bout de mon désir initial de mieux comprendre mes propres lectures en écrivant à leur propos. Au fil du temps, j'ai fini par m'apercevoir que je finissais toujours par tirer mes critiques vers là où je ne voulais pas forcément qu'elles aillent, c'est-à-dire vers moi-même ; je finissais, pour le dire d'un mot, par tourner en rond : quel que soit le livre dont j'entreprenais la critique, le résultat ne faisait plus que me refléter, alors que je ne désirais rien tant que sortir de moi pour mieux entrer dans les mots des autres. Je me satisfais donc dorénavant de quelques recensions qui n'ont d'autre motif, en plus que de donner un éventuel et très modeste écho à tel ou tel ouvrage, que celui de conserver une trace de ce qui a pu m'intéresser ou me toucher.

C'est en quoi aussi ce recueil est venu me conforter. Par sa quasi-nature de miscellanées, il est naturellement très difficile d'en parler ; aussi, il ne s'agit pas tant de chercher une quelconque cohérence dans le jugement que Blanchot porte sur ses lectures que dans la méthode, presque la déontologie, qu'il se donne afin d'en rendre compte. Et c'est là qu'il devient exemplaire (spécialement quand on sait que ces chroniques furent écrites à un rythme hebdomadaire.) Ce qui me marque surtout, c'est cette manière qu'il a, sans jamais y déroger, d'entrer dans les raisons, fussent-elles voilées, de l'ouvrage dont il fait la critique. Chaque article de Blanchot, finalement, vient témoigner de sa considération, non seulement pour tout écrivain, mais pour toute personne qui aurait fait de l'écriture le motif dominant de son existence. A cette aune, et à une exception particulière près, je pense à François Mauriac, il fait montre d'une délicatesse d'âme que l'on aimerait retrouver plus souvent aujourd'hui, tant un vaste pan de la critique, officielle ou pas, nous semble parfois surtout désireuse de se distinguer - quelles que soient ses armes : l'abattage ou le panégyrique, le jeu de massacre ou la flatterie (maintes exceptions, bien sûr, mais le mouvement général seul ici m'intéresse.) Et si Blanchot écrit avec la même précision, la même exigence selon qu'il entreprend la lecture d'un classique, d'un contemporain fameux ou d'un illustre inconnu, c'est bien parce qu'il juge que tout acte d'écriture mérite qu'on l'appréhende avec la plus grande prudence et la plus grande sympathie. En cela aussi, Blanchot est un immense lecteur, qui voit toujours quelque chose à sauver dans une oeuvre inaboutie : il sait la sensation de désillusion qu'éprouve tout auteur à l'endroit de ses propres mots ; il sait combien est illusoire la croyance qui consiste à transcrire en parole ce qui nous meut ; il sait qu'écrire, c'est toujours, aussi, un peu, échouer à écrire, à tout le moins éprouver la frustration, la colère d'un certain échec. Ce faisant, Blanchot ne cherche pas à entrer dans les bonnes grâces de l'auteur, cela va sans dire, mais bien à exercer son esprit d'analyse envers lui-même, comme s'il interrogeait en permanence les motifs et les mobiles de son propre travail critique. Voici ce qu'il écrit le 6 janvier 1944:  "Autrefois, pendant les fêtes populaires, il arrivait qu'on sacrifiât en effigie les rois ou les chefs pour racheter, par un sacrifice au moins idéal (quelque fois sanglant), l'abus que représente toute la souveraineté. Le critique habituel est un souverain qui échappe à l'immolation, prétend exercer l'autorité sans l'expier et se veut maître d'un royaume dont il dispose sans risque. Aussi n'y a-t-il guère de souverain plus misérable et, pour n'avoir pas refusé d'être quelque chose, plus près de n'être rien." Je ne vois pas que l'assertion ait rien perdu de sa justesse.

Toute personne qui se pique de littérature s'intéressera à ces chroniques. Leur lecture est parfois éreintante, c'est vrai, mais toujours revigorante, pour peu que la chose soit possible. En lire deux ou trois chaque jour, c'est assurément se ménager un moment de belle pénétration littéraire : il ne s'agit pas, je le répète, d'adhérer à tout, mais d'entrer nous-mêmes dans les raisons du critique, dans l'univers intérieur qui s'étaie et se déploie au fil des lignes, et de suivre au plus près son impeccable ambition. On en sort avec un sentiment d'admiration pour cet esprit tellement érudit mais si curieux de tout, et pour la constance de l'hommage que, finalement, il n'a de cesse de rendre à cette grande affaire qu'est la littérature - et d'autant plus grande qu'elle est, le plus souvent, vouée à l'échec ou à l'oubli.

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires du Journal des Débats (avril 1941 - août 1944)
Editions Gallimard

Pour ceux de mes lecteurs qui en éprouveraient la curiosité,
la quasi-totalité de mes propres recensions littéraires figure sur
le site de L'Anagnoste.

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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jeudi 27 décembre 2012

La Campagne de France - Jean-Claude Lalumière

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Jean-Claude Lalumière et moi n'avons pas tout à fait les mêmes petits vieux. Phrase d'introduction un peu sybilline, penserez-vous, et pour cause, puisque j'adresse là un simple clin d'oeil au roman que je publie moi-même en mars prochain, et dans lequel il est aussi question (est-ce un symptôme ?) de petits vieux. Toutefois je ne suis pas là pour parler de moi, mais bien de ce troisième roman de Lalumière qui, comme on le sait maintenant et plus encore depuis le succès du Front Russe, n'en est pas une, suivant cette bonne blague parfaitement indémodable. Jean-Claude étant un ami très proche, j'ai eu le loisir déjà de lui dire tout le bien que je pensais de cette très épique et folklorique Campagne de France : je vais enfin pouvoir entrer un peu dans le détail de cet enthousiasme...

Comme je n'aime pas raconter les histoires, et moins encore suppléer aux quatrièmes de couverture, il vous suffira de savoir qu'est ici retracé le périple d'une douzaine de personnes âgées, emmenées par deux jeunes gens très diplômés mais à l'avenir tout aussi incertain, qui se sont mis en tête de proposer des circuits culturels en bus à travers la France. La sorte d'agence qu'ils ont montée étant loin de pouvoir être considérée comme florissante, les deux compères sont bien obligés d'en rabattre, de mettre pas mal d'eau tiède dans leur nectar, de faire le deuil d'un tourisme culturel (antinomie ?) à peu près digne de ce nom et de sacrifier à l'écume télévisuelle des jours. "Le voyage avait pourtant bien commencé", comme il est écrit en ouverture du roman.

Ceux qui ont lu Le Front russe le constateront d'emblée avec moi : l'amateur (très) éclairé est devenu un authentique professionnel. La chose frappe dès les premières pages : le fil est tendu bien raide, la potacherie n'est plus seulement utilisée pour elle-même mais pour les besoins propres au récit, les transitions passent pour naturelles ; quant à l'écriture, elle a énormément gagné en maturité, ce qui, du coup, donne au propos une distance nouvelle, quelque chose qui pourrait nous faire dire que le romancier est devenu écrivain. Bref, on s'esclaffe moins mais on sourit davantage, et c'est très bien ainsi. Et si les années soixante-dix constituent toujours le paysage de prédilection de Jean-Claude Lalumière, paysage un peu kitsch, comme de bien entendu, à cheval entre l'instinct libertaire et la pécadille publicitaire (à la fin du livre, je me disais qu'il serait amusant d'illustrer le texte de quelques ritournelles de Michel Fugain), il en déborde parfois pour atteindre plus directement le contemporain. C'est toujours très amusant ("ne faites pas votre Bégaudeau", fait-il dire à un de ses personnages à propos d'une blague de salle des profs ; ou encore celui-là, déclarant à soixante-dix ans que "celui qui n'avait jamais conduit de Solex avait raté sa vie"), même si, bien sûr, cela fait courir à la tension drolatique, qui comme toujours chez Lalumière est permanente, le risque de l'éphémère. Sur le fond pourtant, Jean-Claude n'a pas beaucoup changé : il demeure l'observateur espiègle, narquois, pince-sans-rire que l'on connaît. Ici, pourtant, il semble plus entier, plus complet, ne cherche pas à faire mouche à tous les coups, comme s'il assumait mieux sa part spécifiquement littéraire. En attestent certains traits plus retenus, certaines atmosphères plus étoffées, quelques digressions un peu nouvelles pour lui, plus tendres, plus posées : c'est moins immédiatement hilarant, mais on y gagne en acuité, en justesse, en empathie. Une écriture plus mûre, un propos plus serein, un humour plus diffus, une narration plus serrée : non content de confirmer que nous avons bien affaire à un maître du genre, ce nouveau roman réunit tous les ingrédients pour faire un très joli succès populaire.

Mais. L'ours en moi grogne un peu... Car ce que, à certains moments, j'avais pu trouver par trop léger, ou gratuit, dans Le Front russe, était aussi ce qui m'y attachait. Il y avait, dans la succession un peu loufoque de ces scénettes où le cocasse le disputait à l'absurde, quelque chose d'artisanal et de frais : ici, plus rien n'est maladroit. J'ai conscience, bien sûr, du caractère un poil paradoxal de cette réserve, mais c'est peut-être le revers de la médaille : ce petit objet, assez parfait dans son genre, qu'est La Campagne de France, nous étonne ou nous bouscule peut-être un peu moins, la provocation y étant moins drue, l'humour plus intégré - ce qui, je suis tout prêt à le parier, n'échappera pas à nos cinéastes. Mais l'on peut aussi faire fi de mes grognements et se laisser aller au plaisir de ce road-movie pas comme les autres, attendrissant, déluré, parodique autant que sociologique - et, après tout, c'est ce que j'ai fait. 

Lien : Jean-Claude Lalumière sur le site des éditions du Dilettante
En librairie le 2 janvier 2013

Jean-Claude Lalumière - La Campagne de France

 

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jeudi 20 décembre 2012

Valery Larbaud - Allen

Valery Larbaud - Allen


« 
Eh
oui : nous sommes, aujourd'hui, au nombre des heureux de ce monde ; l'ami qui nous conduit est un des jeunes hommes les plus riches de Paris, et nous avons des pardessus épatants et des tas de trucs et d'accessoires de grand lusque, et mieux encore : en large et en long, toute la France. » Voilà qui reflète bien l'état d'esprit de ces cinq amis traversant la France pour s'en aller rejoindre ce que l'un d'entre eux nomme son « Duché » , périmètre bien français situé en plein coeur du Bourbonnais - dont est originaire, on le sait, Valery Larbaud ; le livre est d'ailleurs dédié à sa mère et « à notre Pays natal. »  

Hommage au Bourbonnais autant qu'éloge du voyage et conversation sur nos « provinces françaises », Allen est un petit bijou d'esprit, de vivacité, de profondeur dandyesque autant que de légèreté grand-bourgeoises. Champêtre et parisien, Larbaud livre en peu de pages (et commente remarquablement, en fin d'ouvrage) une sorte de condensé de l'esprit français, traversant l'histoire et la géographie comme autant d'expressions possibles de notre entendement et de nos moeurs.

Ces cinq-là conversent donc en voiture, cheveu au vent et verbe batailleur, se risquant à quelques pointes pour mieux ralentir et s'extasier devant l'antique beauté des choses, souriant d'eux-mêmes, de ce qu'il y a en eux de provincial lorsqu'ils sont à Paris et de parisien lorsqu'ils sont dans « les provinces ». Il y a dans ce périple enchanteur quelque chose d'extraordinairement libre, et précurseur, peut-être, d'un certain esprit libertaire. L'on s'émeut du baiser qu'une jeune fille d'un quelconque pensionnat lance en catimini sur le passage de la voiture (« un de ces jeunes lis français, haut sur tige et bien blanc, avec un air un peu sainte Jeanne d'Arc, un peu sainte Nitouche »), et l'on se prend à rêver, en précurseurs du tag, de réveiller ces petite villes endormies : « et quand je suis dans une de ces villes, je me sens tout disposé à la taquiner, à lui faire des farces telles que : redorer les pointes des grilles de la sous-préfecture, mettre des poissons rouges dans les bassins des jardins publics, peindre sur les rideaux de fer des boutiques des emblèmes appropriés au commerce qu'on y fait ou des paysages ou des combinaisons et des rayurdes de couleurs vives ou tendres, pour que les rues des dimanches et des jours fériés soient moins tristes. » Audacieux (qu'on en juge par les dialogues) et remarquablement composé, ce petit texte de Larbaud, mine de rien, manifeste de manière incroyablement érudite et vivante tout un pan de ce que l'on pourrait désigner comme un idéal civilisationnel. L'on y passe d'un entrain presque potache à une douce et tendre mélancolie, celle qui met dans la bouche de Valery Larbaud ce beau mot de retirance, lequel, mieux qu'une retraite, dit bien ce à quoi, de tous temps, aspire l'homme d'art et de pensée.

Allen, Valery Larbaud - Éditions Sillage
Première édition : Gallimard, 1929

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vendredi 7 décembre 2012

Jules Verne - Trop de fleurs !

Jules Verne - Trop de fleurs !


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isons-le sans fausse pudeur : ce petit volume est un régal ; et même une relative surprise pour moi, qui, comme la plupart d'entre nous sans doute, n'avais plus guère de Jules Verne que de très enfantins (quoique tenaces, et enthousiastes) souvenirs de lecture.

Le propos, ici, on le devine, nous éloigne tout à fait des univers familiers de l'écrivain. Quoiqu'on en retrouve, et c'est bien là aussi ce que ce recueil a d'exaltant, l'esprit incroyablement curieux, novateur, décalé, rigolard parfois. La scène se déroule en 1891. M. Decaix-Matifas, adjoint au maire d'Amiens, et spécialement président de la Société d'horticulture de Picardie, vient trouver notre Verne, amiénois et lui-même conseiller municipal, afin qu'il prononçât sur les fleurs une allocution de trente minutes, devant un parterre constitué d'amateurs de haut vol, de spécialistes dûment reconnus, de dames du monde, ainsi que du maire et du préfet. Déroute (prévisible) de Jules Verne, dont les compétences et spécialités propres le prédisposent davantage aux confins de l'univers et à la topographie des abysses qu'aux insondables mystères de la flore, fût-elle amiénoise.

Moi qui, longtemps, ai eu pour fonction d'écrire les discours de personnalités peu ou prou politiques, inaugurant à tours de bras tronçons routiers, cantines scolaires et extensions de pistes cyclables, consacrant dignement la rénovation d'un local à vélos ou la mise en conformité d'un échangeur urbain, je puis bien dire ici mon admiration devant ce que Jules Verne est parvenu à faire en une telle circonstance. Il va sans dire qu'il est, dans cette allocution, assez peu question de fleurs, quoique que celles-ci ne s'envolent jamais bien loin et que le langage y soit toujours joliment... fleuri. Trente minutes, cela dit, c'est long. Le tour de force n'en est que plus saisissant, et l'on ne s'ennuie pas une seconde durant cette représentation à laquelle on se sent tout bonnement assister, décelant d'emblée le sourire amusé de Verne, ses simagrées, ses petites manières galantes et gentiment racoleuses, ses accents de gentilhomme, son plaisir, évident, qu'il a de pouvoir parler pour ne rien dire, comme il le confesse lui-même, et de parler avec autant de brio devant une assemblée qui, sans doute, n'en espérait pas tant. Où l'on constate qu'il n'est, pour un tel écrivain, pas de sujet qui vaille : tout est suffisamment digne et bon pour hisser la parole à l'étalon de ses seules lois. Saluons enfin, et au passage, la préface de François Angelier, remarquable de verve, d'érudition et d'enjouement, achevant de donner tout son suc à ce petit recueil débordant d'éloquence et de malice.

Jules Verne - Trop de fleurs ! - Sur le site des Editions du Sonneur

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où je travaille comme éditeur, ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

lundi 15 octobre 2012

Ollivier Curel - Dernière station

Ollivier Curel - Dernière station


J
e l'attendais, ce livre. Ollivier Curel avait adressé son manuscrit aux Éditions du Sonneur : je n'avais pas terminé de le lire que je savais déjà que je le voulais. Mais, pour des raisons qui n'ont pas ici le moindre intérêt, le temps avait passé, et lorsque enfin je réussis à mettre la main sur son adresse postale pour lui exprimer mon enthousiasme et le prier d'entrer en contact avec moi, les Éditions de l'Amandier avaient déjà fait le nécessaire. Et puis, surtout, entre temps, Ollivier Curel était mort. Je l'ignorais. Ce texte, qu'il n'aura donc jamais vu autrement qu'imprimé sur des feuilles A4, vient donc enfin de paraître. J'en suis très heureux, et si l'éditeur que je suis se désole de n'avoir pu y prendre part, le lecteur en moi s'en moque bien.

Un village abandonné, dans le sud de la France. Sans doute n'apparaît-il déjà plus sur aucune carte. Le temps y a anéanti tout confort, toute raison pratique. Cinq vieillards pourtant sont restés, démunis de tout, presques nus, et ont choisi d'y finir leur vie. Il n'y a plus rien, plus de maisons, plus d'électricité, plus d'enfants, seulement des restes de civilisation que la nature colonise, elle finira bien par les recouvrir. Les cinq chient à même la terre et croient que Chaban est encore au pouvoir. On comprend que naguère il s'est ici produit quelque chose, quelque chose de grave, trois jeunes auraient péri. Les circonstances resteront floues, elles n'ont pas d'importance. Plus rien d'ailleurs n'a d'importance. Sauf, tout de même, qu'il faut bien vivre, et bien vivre ensemble. Il y a Marie, la seule femme ; un peu bigote, mère d'un gamin qui est parti depuis longtemps ; une seule et unique fois elle connut l'amour, quelques heures durant, au pied d'un arbre. Il y a Le Muet, qui du temps même où le village existait encore, passait de toute façon pour un demeuré. Il y a Edmond, Edmond Censini. Lui, avant, c'était le chef du village, l'héritier d'une grande lignée : il en a gardé le sentiment, un certain instinct de domination. Et puis il y a Jean, l'ancien instituteur : c'est l'intellectuel, qui tente de tout consigner, tout noter, même si l'arrêt du temps rend les choses difficiles ; et puis il ennuie tout le monde, avec ses discours. Enfin il y a Javier, l'étranger, celui que le village avait accueilli, qui ressasse son Espagne originelle, les franquistes et les anti-franquistes, et cette fille qu'il n'aura pas même eu le temps d'aimer puisque la guerre la fera mourir. Cinq, donc, il ne sont plus que cinq, à s'épier, à se défier, à se voler et se violenter, à se sourire en coin et se regarder en chien de faïence ; à prolonger l'esprit de la communauté, à s'imaginer que l'idée même de communauté a encore un sens. Car ces cinq-là n'ont plus guère qu'une chose en partage : leur acharnement à se cacher du monde. Le monde pourtant n'est pas loin, on finira bien par l'entendre tonner.  Alors c'en sera fini, c'en sera fini de tout.

En découvrant Dernière station, je me souviens m'être fait la réflexion que peu de textes contemporains atteignaient à une expression aussi pure de la sensation de délitement des choses et d'extinction d'un monde. J'avais en tête le livre culte de Maurice Pons, Les Saisons, lu peu de temps auparavant, et dont l'esprit de Dernière station n'est finalement pas si éloigné. Quoique le lyrisme ici soit beaucoup plus sec, travaillé comme en creux, porté par une écriture qui cache ses éclats comme pour mieux figurer que la vie ne vaut peut-être guère mieux qu'un os qu'on s'acharnerait à ronger. Dans Les Saisons subsistait l'espérance, vague et un peu sotte, de l'exode ; ici, il n'en reste pas même l'idée ; on ne songe guère à se sauver de ses racines, pas plus que de soi-même : on veut juste faire ce qu'il y a à faire, vivre ce qu'il y a à vivre, et mourir chez soi.

Tout éditeur soucieux de littérature aurait été honoré de publier ce petit joyau. Et si l'épilogue, très bref, a pu me sembler un peu maladroit, ou superflu, ce n'est rien. Ce n'est rien en regard de ce qui se joue dans cet obsédant récit d'une humanité qui, fût-ce dans le dénuement le plus complet et le délabrement le plus douloureux, n'en a jamais fini avec la chair et les passions. L'air de rien, sans avoir l'air d'y toucher, Ollivier Curel, étranger aux mimiques du temps et à la blancheur feinte de ces littératures qui se voudraient de psychologie ou de sentiment, a su toucher à quelque chose de grave et d'universel. D'où il est, et si tant est que puisse lui parvenir ce qu'on en dit sur Terre, j'ai pensé qu'il serait content de savoir que son oeuvre désormais existait dans le monde, et qu'elle méritait de recevoir un tel écho.

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lundi 24 septembre 2012

Vie et mort des moines de La Trappe - Abbé de Rancé

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Il y a bien longtemps de cela, alors que je n'étais encore qu'un tout jeune adolescent, j'ai été conduit, à deux reprises, à faire ce que communément l'on appelle une "retraite". Initiatique, certes, puisque cela ne durait guère que quinze jours, mais, pour un adolescent du début des années quatre-vingt, passer quinze jours au sein d'une communauté de moines, et dans une assez grande rigueur, ce n'est pas tout à fait rien ; d'autant qu'il ne s'agissait pas seulement de vivre avec les moines, mais bien de vivre comme eux. L'expérience a beau être un peu lointaine, son souvenir n'en est pas moins vif.

Le livre dont il est ici question constitue une sorte de bréviaire de la vie monastique portée à sa plus pure incandescence. Publié en 1678 sous le titre Relations de la mort de quelques religieux de l'abbaye de la Trappe, il rencontre un succès immédiat et connaît quatre éditions du vivant de son auteur, l'abbé de Rancé. Abbé régulier et réformateur du monastère de la Trappe, de l'Etroite Observance de Cîteaux, il est le filleul de Richelieu et le fils du secrétaire privé de Marie de Médicis, un homme du monde ,brillant, estimé, dont Bossuet fut le condisciple lors de ses études.

Avant d'aller plus loin, il est important de rappeler que le régime qui prévalait alors était celui de la commende, qui permet au roi de concéder un bénéfice ecclésiastique à un clerc ou un laïc ; c'est ainsi, comme le signale Jean-Maurice de Montméry dans la préface qu'il donne au présent volume, que Mazarin percevait les rentes de vingt-cinq abbayes ; et c'est suivant la même loi que le jeune Rancé se retrouve à l'âge de onze ans chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Paris et abbé commendataire de cinq abbayes - dont celle de La Trappe.

L'on peut faire remonter l'origine de sa vocation au 28 avril 1657, lorsque disparaît sa maîtresse, Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon. S'ensuivent pour le jeune Rancé, de quatorze ans son cadet, trois années lors desquelles il se retire de toute vie mondaine, et qu'il consacre pour l'essentiel à la lecture des Pères de l'Eglise. C'est aller un peu vite en besogne sans doute mais, dès lors, on peut dire que Rancé ne pensera plus jamais qu'à une seule chose : la mort. Toutefois, à ce moment encore, la condition de moine n'a rien pour plaire à une personnalité façonnée par les us et coutumes de la noblesse de robe ; elle constitue même un objet d'absolue répugnance. Ses nouvelles dispositions religieuses aidant, Rancé va toutefois se trouver de plus en plus taraudé par la mauvaise conscience : celle d'avoir, comme abbé commendataire, et fût-ce malgré lui, participé à la corruption de la vie religieuse et monastique. Désireux de se mettre en ordre avec lui-même, il échouera, dans le bras de fer qui l'oppose à sa famille et à Louis XIV en personne, à revendre ses biens et à résigner ses commendes. Il résoudra donc cette question de la manière la plus radicale : en se faisant moine - qui plus est au sein de la plus désastrée de « ses » abbayes, celle de La Trappe. Commence alors une réforme qui, quoique approuvée par le Saint-Siège, fera l'objet de très vives controverses, et dont on ne saurait douter qu'elle marque profondément, aujourd'hui encore, toute vocation monastique.

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Abbe_RanceChateaubriand, dont la Vie de Rancé ne fut pas pour rien dans la postérité de l'abbé, aimait à considérer les moines de la Trappe comme de « pieux suicidés ». Si l'on en juge par les chiffres, la chose est assez probante : sous le règne de Louis XIV, on estime que l'espérance de vie d'un homme tournait autour de la quarantaine d'années ; or, à la Trappe, sur 427 mointes, l'on dénombre pas moins de 367 morts de moins de quarante ans. Alban John Krailseimer, biographe de Rancé, considère lui-même que « c'est un grave sujet de réflexion de penser qu'un entrant sur quatre n'avait que deux ans pour se préparer à la mort et que plus de la moitié ne survivrait pas cinq ans. » Reste que la motivation par le suicide, toute séduisante qu'elle soit, est une explication sans doute un peu courte - outre qu'on peut tout de même user de moyens plus sûrs et plus expéditifs, lorsqu'on souhaite en finir, que de s'engager dans la condition monastique, fût-elle spécialement austère. Car les moines dont l'abbé de Rancé nous relate ici l'agonie, s'ils ne sont en effet pas exempts du dégoût d'eux-mêmes et du monde, n'en sont pas moins, avant tout, de fervents religieux. Autrement dit, la honte que leur inspire leur existence, passée ou pas, et l'adoration qu'ils ont pour Jésus-Christ et son calvaire rédempteur, ne les incite pas tant à vouloir mourir qu'à espérer endurer des souffrances dont ils savent ou se convainquent qu'elles n'égaleront de toute façon jamais les siennes : leur calvaire ne fera jamais qu'approcher la. Passion de Jésus, il ne sera jamais, au mieux, que la voie la moins indigne pour témoigner de leur incroyable, et à certains égards effroyable, désir de pénitence. Rancé lui-même, que l'on regarderait aujourd'hui peut-être comme un gourou ou quelque chose d'approchant, est le premier à réfréner le désir d'auto-punition de ses frères, arguant que Dieu seul peut décider du moment de la mort : chercher à en hâter la survenue reviendrait à commettre un lourd péché. Auto-punition qu'en revanche l'on pourrait, à la lecture de ces relations de la mort, considérer comme une forme de masochisme, la souffrance imitative du calvaire christique semblant, chez nombre de moines, n'être pas sans lien avec une forme éprouvée du plaisir. Lequel plaisir n'a évidemment rien de sensuel : ce n'est pas tant la douleur qui est vécue comme plaisir que son endurance ; elle devient plaisir en tant qu'elle rapproche de Dieu et, en effet, de l'instant du passage à l'autre monde. L'indifférence avec laquelle tous accueillent le froid, la faim, les privations ou la maladie - beaucoup sont atteints de fluxions poitrinaires, de tumeurs, d'abcès « gros comme le poing » ou parfois « comme la forme d'un chapeau » - est une chose, la jouissance mystique qu'ils en tirent en est encore une autre. L'ouvrage est à cet égard truffé d'observations assez inimaginables. Prenons l'exemple de ce moine, Dom Abraham, « nommé dans le monde Nicolas Beugnier ». Il a déjà été incisé à plusieurs reprises, mais on doit lui faire une nouvelle incision (« de plus d'un demi-pied ») qu'il « souffrit cependant avec tant de constance qu'il n'en interrompit pas même sa conversation avec dom Prieur, et on ne lui remarqua pas sur le visage ni dans les yeux aucune signe qui fit croire qu'il souffrait quelque chose. (...) Il se jeta ensuite aux pieds du Père Abbé pour le prier qu'il ne lui accordât aucun soulagement. » Quinze jours plus tard, il faut lui ouvrir un nouvel abcès, ce qui nécessitera « plusieurs incisions avec différents instruments » ; après l'opération, il demande seulement au Père Abbé « si tout ce qu'on venait de lui faire souffrir avancerait son bonheur », s'écriant ensuite : « Je n'ai encore que deux plaies, et mon Seigneur en avait cinq ; je ne mourrai point que je n'en aie autant, non je ne serai point content que sa main ne m'en ait couvert depuis la tête jusqu'aux pieds » - ce qui est précisément l'état dans lequel il se trouvera au moment de mourir, « le dos écorché depuis le cou jusqu'aux reins ». Au fil du récit de ces agonies exemplaires, chaque témoignage devient plus édifiant que le précédent ; la souffrance est espérée pour elle-même, elle seule semble pouvoir ramasser, résumer la foi intense et véridique.

Vie et mort des moines de la Trappe est sans doute pour nous un livre assez effarant. Il fait peu de doute que la survivance, aujourd'hui, d'une telle pratique monastique, conduirait ipso facto à l'intervention des plus musclés représentants de l'État. Quoique l'on ne puisse jamais et d'aucune manière rapprocher La Trappe de l'époque de Rancé d'une quelconque pratique sectaire. Rancé n'avait aucune espèce d'ambition prosélyte, et jamais l'Ordre cistercien n'a souhaité se mêler à quoi que ce soit des affaires du monde - il n'aura même souhaité que l'exact contraire : ne plus rien à voir avec lui. Par ailleurs, nous sommes ici en présence de volontés individuelles - si tant est que l'on puisse encore parler d'individualité lorsque, précisément, celle-ci n'a de cesse de vouloir s'abolir au profit exclusif de la volonté divine. Ceux qui rejoignent la Trappe sont alors, dans leur immense majorité, déjà des religieux, le plus souvent des moines appartenant à un autre Ordre, auquel ils reprochent un trop grand laxisme ; ils  sont donc les premiers à réclamer un durcissement de leurs conditions de vie (et de survie), durcissement auquel Rancé ne souscrit qu'à la condition qu'il ne soit pas motivé par un désir de mourir, qu'il ne mette pas impunément le corps en péril, et qu'il obéisse à une justification exclusivement religieuse et pénitentielle. Les rumeurs qui circulent sur la Trappe et le caractère de Rancé, qui n'aspire qu'à un retour à la règle originelle de Saint-Benoît, attirent donc de plus en plus de religieux pleins de ce désir de pénitence qu'aucun autre Ordre ne peut satisfaire - pour ne rien dire de la fascination que ces manifestations de foi exercent sur les élites de son temps.

J'ignore ce que notre époque peut entendre de cette facette étymologiquement fondamentaliste du croire : sans doute plus grand-chose, tant la destruction désirée du moi nous est devenue étrangère, et tant notre philosophie de la liberté s'adosse au principe actif de la raison et de l'autonomie individuelles. La vérité est que, sur ce point comme sur d'autres peut-être, le mieux que nous ayons à faire reste peut-être de nous abstenir de tout jugement, en tout cas de nous défier de cette tentation, par trop contemporaine, d'une opinion à dominante psychique ou psychologique ; et d'accepter de recevoir la parole de ces hommes qui ne rêvent que de s'abolir en Dieu et d'agoniser sur une paillasse de cendre comme le témoignage d'un type d'humanité, quand bien même il passerait pour exorbitant de l'humanité commune. 

Vie et mort des moines de la Trappe - Abbé de Rancé - Édtions du Mercure de France

dimanche 2 septembre 2012

Le Salon Littéraire / L'Anagnoste

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andis que l'Anagnoste fait peau neuve en ouvrant ses portes à l'écrivain Romain Verger, qui dès lors officiera aux côtés d'Eric Bonnargent et moi-même, Joseph Vebret, qui a donc mis fin à l'aventure du Magazine des Livres après six années d'existence, lance un nouveau magazine, en ligne cette fois-ci, mais tout aussi voire plus ambitieux encore : Le Salon Littéraire.

Encore largement en construction, son panier n'en est pas moins déjà joliment garni : allez donc y jeter un oeil...


- Ici, l'adresse du Salon.

- , celle du blog personnel de Romain Verger.

- enfin, mais vous la connaissez, celle de l'Anagnoste.

 

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vendredi 25 mai 2012

Claude Aufaure lit Anaïs ou les Gravières

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Anaïs ou les Gravières
, ce dixième roman de Lionel-Edouard Martin que j'ai l'honneur de pouvoir publier pour le compte des éditions du Sonneur, poursuit son bonhomme de chemin et conquiert chaque jour de nouveaux lecteurs.

Parmi eux, l'un des plus grands : Claude AUFAURE, qui a donc tenu à témoigner de son bonheur de lecture. C'était hier soir, à la librairie Gallimard, à Paris. L'assemblée fut conquise ; on comprend pourquoi en visionnant ce court extrait.


Claude Aufaure lit "Anaïs ou les Gravières", de Lionel-Edouard Martin