Pierre Jourde, la fin
Suite et fin de "l'affaire Pierre Jourde" (évoquée sur ce blog le 22 juin dernier), avec la décision du tribunal correctionnel d'Aurillac de finalement condamner les cinq habitants de Lussaud, trois femmes et deux hommes, tous agriculteurs, à deux mois de prison avec sursis et 500 € d'amende pour le plus âgé d'entre eux (72 ans). Ce à quoi il faut ajouter 4 200 € de dommages intérêts pour le préjudice moral, et 2 400 pour le préjudice matériel. Signalons également que le plus âgé des prévenus fut frappé par Pierre Jourde, en effet très largement en état de légitime défense, qu'il passa plusieurs heures dans le coma, que ses blessures nécessiteront dix-neuf point de suture et provoqueront une perte d'acuité visuelle. Rappelons enfin que, initialement, le Parquet avait requis six mois avec sursis contre l'ensemble des prévenus.
D'aucuns se satisferont de cette clémence relative, arguant de l'inévitable exposition de l'écrivain lorsqu'il dresse des portraits peu flatteurs de gens qu'il connaît, qui par ailleurs ne semblaient lui manifester jusqu'alors que de la sympathie, à tout le moins une indifférence bienveillante, et dont on ne peut exiger qu'ils admettent spontanément les lois du genre romanesque. D'autres considèreront au contraire le grotesque de ce jugement, qui dégrade le principe de liberté artistique et romanesque en fait divers, et se seraient sans doute contentés d'une admonestation et d'une bonne frousse au tribunal, leçon de chose à l'appui. Pour ma part, immédiatement, je serais enclin à penser un peu tout cela à la fois : c'est dire mon embarras. Enclin à penser, en effet, que nul ne peut impunément frapper un homme, menacer sa famille et lancer des insultes à caractère raciste à des enfants, et que, en l'espèce, l'art du roman exige de la société et de ses membres qu'ils acceptent de laisser toute sa liberté à l'écrivain ; mais enclin aussi à penser qu'il y a un côté un peu ridicule, de la part dudit écrivain, à ne pas se contenter d'un jugement qui, quoiqu'il en dise, établit une culpabilité - seule chose qu'il soit légitimement en droit d'attendre d'une décision de justice. Car la déclaration de Pierre Jourde à l'issue du jugement, manifestement surpris que soit évoquée une "décision d'apaisement", et considérant que "ce jugement est très indulgent par rapport aux faits", me met mal à l'aise. Je ne me réjouis pas, en effet, d'entendre de la bouche de cet écrivain, toujours partant pour dénoncer les pouvoirs institués et toujours en tête des cortèges qui stigmatisent les puissants, que la justice n'a pas frappé assez lourdement. On aimerait d'ailleurs, au passage, savoir l'idée qu'il se faisait d'un jugement qui lui aurait semblé juste, et quelle décision de justice l'aurait agréé. L'ère de répression tous azimuts que nous traversons nous fait regretter cette confusion, devenue hélas ordinaire, entre l'établissement d'une culpabilité et l'alourdissement exponentiel des sanctions afférentes. Un moraliste se serait pleinement satisfait que la culpabilité soit publiquement reconnue, et aurait tout aussi publiquement demandé que l'on passe l'éponge, gageant que l'attitude du seigneur peut aussi constituer la plus noble et la plus opérationnelle des leçons de civisme.
Quelques mots sur "l'affaire Pierre Jourde"
Je l'ai pas lu encore, mais je ne doute pas un seul instant de la justesse et de l'authentique beauté de Pays perdu, ce roman de Pierre Jourde dont les personnages se sont retournés contre lui au point que la justice d'Aurillac a hier requis contre eux six mois de prison avec sursis. Le livre vient de loin, il s'imposait de toute évidence dans sa biblio-biographie, et je crois, nonobstant la rugosité et l'âpreté coutumières de l'auteur, à l'amour très sincère de Pierre Jourde pour ce village du Cantal où il vécut, et dont il croque sans complaisance les quelques habitants. Lesquels goûtèrent donc assez peu l'hommage qui leur fut ici rendu, et tentèrent de faire à son auteur une tête au carré qui faillit mal tourner. Je précise que j'ai un petit contentieux personnel avec Pierre Jourde et son acolyte Eric Naulleau, lesquels, profitant naguère d'un portrait au vitriol (nécessairement) très convenu de Bernard-Henri Lévy, écrivirent à mon propos quelques mots très peu aimables dans un livre où il m'érigeaient en "maître du genre hagiographique" et me comparaient à une sorte de Pascal Obispo de la littérature. Ce dont je conclus à l'époque qu'ils connaissaient assurément très bien l'Obispo en question, mais qu'ils ne m'avaient manifestement pas lu. Cela étant, cela me fit sourire et, quoique que je ne goûte guère la compagnie des donneurs de leçons, je ne cultive à leur égard ni rancoeur, ni animosité. D'autant que tous deux occupent dans le paysage une place qui n'est pas vaine, qu'ils ont comme tout un chacun quelques très légitimes motifs de guerroyer contre le système, et surtout qu'ils peuvent se révéler fins stylistes.
La mésaventure de Pierre Jourde avec le petit village de Lussaud intéresse évidemment tout écrivain. Que cela lui arrive à lui, le castagneur émérite, peut certes ne pas surprendre davantage : on ne castagne pas sans chatouiller l'écho frappeur. Qui plus est, on imagine mal un écrivain comme Richard Millet connaître de telles tribulations, lui dont le chant d'amour pour les terres et les hommes du Limousin, chant qui n'exclut pas la crudité ou simplement la distance, ne pourra jamais soulever une telle détestation. Cela tient à un tempérament, bien sûr, mais aussi à une vision de la littérature et à ce qui meut l'écriture. Dire cela ne saurait évidemment être entendu comme une manière sournoise d'excuser la réaction des habitants de Lussaud : je tiens cela pour acquis, comme je tiens pour acquis que n'importe quel auteur doit pouvoir écrire ce que bon lui chante à propos de tout et de tous. Hormis cas extrêmement particuliers, et déjà bien répertoriés, on ne saurait limiter la liberté d'écriture et d'expression sans en bafouer le principe. Mais le plus intéressant, dans cette (petite) affaire, n'est pas tant la réaction de celles et ceux qui ont cru, fût-ce à bon droit, se reconnaître dans des personnages, qu'une façon de prendre ou de ne pas prendre la liberté de tout écrire. Je veux dire par là que tout écrivain sait au plus profond de son for intérieur que son écriture l'expose. On se demande toujours, en écrivant, si telle ou telle appréciation, tel ou tel trait, tel ou tel mot, ne blessera pas quelqu'un, à commencer bien sûr par quelqu'un que l'on pourrait aimer. L'injonction à se débarrasser d'une telle prévention est tout à fait théorique, et je défie quiconque d'écrire innocemment un roman où un père et une mère (par exemple) seraient dépeints comme d'ignobles brutes ignares, sans craindre que ses propres parents ne le prennent pour eux. Entrent ici des facteurs aussi complexes et infinis et entremêlés que la lâcheté, la pudeur, la compassion, l'amour, l'amertume, la vengeance, le regret, le remord, la culpabilité, le masochisme ou le sadisme, le souci de préserver autrui ou de se préserver soi-même. Et pour évoquer un auteur pour lequel j'ai la plus grande admiration, je me dis qu'il ne dut pas être toujours agréable d'être un membre de la famille de François Mauriac, lui qui puisa largement dans sa généalogie pour donner de la société familiale une représentation parfois impitoyable de justesse et de vérité.
Par éthique littéraire ou par nécessité, Pierre Jourde a sans doute fait preuve de courage en se refusant à la complaisance envers des êtres et un village qu'il aime authentiquement. Mais bien davantage encore, il a fait preuve de droiture envers son travail d'écrivain. Or si cela seul importe, c'est plus facile à dire qu'à faire. C'est que nul n'est contraint d'entrer dans les raisons d'un romancier, d'autant que le roman permet de faire ou de défaire des mondes où nul lecteur n'a jamais demandé à entrer. Résignons-nous, pourtant, il y aura d'autres "affaires Jourde", et sans doute de plus en plus nombreuses : les écrivains, habitants des dernières parcelles de liberté spirituelle, sont et seront forcément les cibles d'une société que désertent chaque jour davantage la morale et les exigences de la liberté.
Marc Bernard à hauteur d'homme
« Est-ce manque de générosité, d'enthousiasme ? Peut-être. Nihilisme plutôt et regard sans indulgence sur notre condition humaine. En un mot comme en cent, mes profondes joies ne viennent pas de l'homme, mais du retour à une vie primitive, où c'est le corps tout entier qui jouit. Mes maîtres à penser sont le soleil et la mer. Ma joie découvrant la neige l'an dernier, au Tyrol, a été aussi sans mesure. J'étais pendant dix jours ivre de blancheur, de scintillement. Que peuvent m'apporter les hommes, comparés à ça ? »
Marc Bernard, dans une lettre à Jean Paulhan.
Situation de Calaferte
Je reviendrai plus longuement, dans le prochain numéro du Magazine des Livres, sur "Situation - Carnets XIII - 1991" de Louis Calaferte (éditions L'arpenteur). Je me contente pour aujourd'hui de quelques mots qui résonnent assez bien dans cette période, qu'étrangement l'on dit "d'élection"...
- L'exhibition du spectacle - en vue d'un irréel recomposé selon des directions de vraisemblance.
- L'une des caractéristiques de la violence est d'être vulgaire. C'est sa nature même, puisque, s'exerçant dans le langage, elle le corrompt.
- On ne peut avec ces intelligences que donner des leçons ou se taire.
- Il voit grand et pense petit.
- Il faut aimer la liberté dans ce qu'elle a d'imprécis, de fantaisiste, d'irréfléchi - et savoir que les choses finissent immanquablement par se mettre en place.
Habillé pour la vie
Il se laisse facilement, tranquillement, presque douillettement envelopper par la fatigue de vivre. Il lui suffit, alors qu'il s'éveille, de regarder et d'écouter alentour. Il sait que l'acharnement à vivre n'est plus compatible avec la mission d'exister.
Dit avec davantage de talent - celui de Louis Calaferte (Situation - Carnets XIII - 1991) : "Clairement concevoir l'essentiel de la vie - s'y tenir."
Millet dans Chronic'Art
Voilà qui s'appelle un entretien décalé : Richard Millet dans Chronic'Art (numéro 32 - février 2007), rien ne pouvait l'augurer. L'intérêt des entretiens est qu'ils obligent peu ou prou à la concision ; l'inconvénient, c'est qu'ils appauvrissent, et qu'alors la concision devient simplification - entendez simplisme. L'équilibre ne peut se faire que si l'interlocuteur possède une maîtrise totale du langage, et surtout si sa pensée vient de tellement loin que la simplification nécessaire ne parviendra jamais à l'assécher tout à fait. C'est, évidemment, le cas avec Richard Millet, l'un de nos plus grands auteurs vivants.
Cet entretien n'ajoute finalement pas grand-chose à ce qu'il écrit ou dit depuis toujours, lui fournissant seulement l'occasion de revenir sur ce qui l'angoisse, le désole ou le hérisse : en gros, le "totalitarisme mou", le politiquement correct, le marasme de la littérature française, "l'abstraction contemporaine", l'aplanissement, l'aplatissement, "l'horizontalité" ou encore la "falsification" du monde, et bien entendu la langue, ce qu'elle charrie et ce qu'une civilisation perd à la déconsidérer ("On m'a reproché d'être passéiste. Moi, je pense que quand vous avez affaire à une langue, autant l'employer dans tous ses états").
Le plus intéressant peut-être est lorsqu'il évoque la crise qu'il traverse, crise d'auteur, où il s'agit "d'en finir avec ce qu'on est soi-même". Mécaniquement, cela pose ou repose la question du silence, qui lui inspire cette réflexion moins désabusée qu'il y paraît sans doute, et derrière laquelle s'échafaude peut-être l'oeuvre à venir : "Un écrivain qui ne risque pas le silence, pour moi, n'est pas un écrivain".
Enfin, chez ce chrétien marqué par Bataille et Blanchot, la question du sens, donc de la mort, donc du "nihilisme", apparaît sous un jour peut-être un peu nouveau. Résultat, sans doute, de l'accumulation des désenchantements, dont il faut bien reconnaître qu'aucune actualité ni aucun futur n'est en mesure d'esquisser l'apaisement. t
Coma - Billet bref sur Pierre Guyotat
Sans doute en raison d'une certaine forme de paresse autant que par désir de ne pas me laisser influencer, j'ai souvent tendance à lire les livres avec un peu de décalage dans le temps. Ainsi de Coma, de Pierre Guyotat, auteur dont on sait qu'il occupe une place singulière dans le paysage littéraire, et qui jouit conséquemment d'autant de lecteurs inconditionnels que de détracteurs farouches.
Or je suis sans doute en train de passer à côté de ce texte. Je sens bien que cette écriture, dont Jacques Henric a raison de dire qu'elle "bouleverse la logique linéaire du temps", impose sa nécessité et incarne une vision toujours plus poétique du réel. Et j'envie parfois la qualité, crue mais toujours sensible, de ses visions. Reste que je passe à côté, que je trouve bancale la narration de son moi, qu'elle m'apparaît parfois alambiquée, ou maladroite, parfois enflée ou surdimensionnée - mais peut-être m'est-elle simplement inaccessible. Surtout, surtout, je m'ennuie. Et je le dis avec d'autant plus de réticence que Coma est le récit écorché d'une existence à propos de laquelle on ne se sent guère autorisé à pérorer ou à émettre quelque jugement esthétique. Mais vous connaissez l'ennui, terrible, tyrannique, unilatéral, s'imposant sans l'ombre d'une nuance et vous étreignant malgré toutes vos préventions. Si bien que je rate ce livre car je le lis comme mû par le sens du devoir, et plus encore du respect dû à un texte qui s'acharne sur l'effarement et le traumatisme d'un être devant le monde : on ne peut lire avec quelque profondeur dans de telles dispositions.
Alors je note, ici ou là, certains effarements, certaines lucidités, certaines fulgurances, tous traits dont j'aurais aimé qu'ils fussent miens : "Voir le monde comme le voient en même temps la taupe - qui voit si peu -, l'araignée d'eau, l'aigle ; ressentir le monde comme le ressentent l'acarien du tapis, le crabe ou la baleine ; comme la mouette en plein froid posée sur la couronne de la statue du roi, qui s'y réchauffe en déféquant".
Esquisse de Berthet
On parle beaucoup du Journal de Trêve de Frédéric Berthet (Gallimard), et il semble qu'il y ait de fort bonnes raisons à cela - je ne l'ai pas encore lu mais compte bien le faire. Il ne faudrait juste pas que cela dissuade de lire Simple journée d'été, nouvelles que réédite parallèlement Denoël, et qui sont autant de petites perles libres, sensibles et impertinentes.
Ces extraits de Traité d'illégitime défense, autour de laquelle pourrait s'organiser et se nourrir le recueil :
- Si, à votre naissance, une femme se mêle de vouloir vous susprendre la tête en bas, en vous tenant par les pieds, poussez un cri de protestation. Vous avez alors la peau de couleur grise : c'est de colère. Vingt ans après, retrouvez cette femme et faites-lui subir le même sort.
- Désormais, lorsque vos parents vous trouvent l'air "présentable", demandez : à qui ? Ne vous laissez plus avoir. Exigez des noms.
- Soyez supérieur aux études supérieures. Restez spécialiste en matins d'automne, en odeurs de feuilles brûlées. Sachez reconnaître les feuilles qu'on brûle. Soyez docteur ès crépuscules, master of équipées nocturnes, professionnel du point de vue des galops du printemps.
J'y reviendrai, plus longuement.
Orgueil et prétention : nuance
Il est difficile de critiquer le petit livre d'André Gorz, Lettre à D. - Histoire d'un amour : c'est authentique, touchant, nécessaire. Et que peut rêver de mieux celle qui, à quatre-vingt deux ans, en est la destinataire ? Combien l'auteur a-t-il dû mettre de lui-même dans ce livre ? dans chaque mot de ce livre ? combien d'images, de visions, d'émois, a-t-il dû faire revenir à lui pour l'écrire sans avoir le sentiment de se trahir ou de trahir une histoire ? Décemment, non, on ne peut critiquer le récit d'une existence tout entière tournée vers l'être aimée. Pourtant, je peux, ou veux, le dire : je ferai(s) mieux - ce n'est pas prétention d'écrivain, simple orgueil d'amoureux.
Ronchonnez, ronchonnez...
À ronchonner avec sans doute un peu trop d'assiduité, il était prévisible qu'un esprit très facétieux dégote à mon usage plus ronchon que moi, m'obligeant de facto à de fort déprimantes comparaisons. Ma femme ne s'y est pas trompée — elle qui sait se révéler progressiste là où je l'attends conservatrice, et inversement réciproque : est-ce par esprit de malice ou au contraire par clin d'oeil complice, je l'ignore, toujours est-il qu'elle me flanqua donc entre les mains le Journal atrabilaire de Jean Clair.
Je pourrais certes me réjouir de trouver en ce clerc plus neo-réac que moi - mais à ce jeu-là, on est toujours gagnant. La réjouissance en effet s'arrête là si l'on considère l'objet présent comme une sorte de miroir, fût-il un tout petit peu déformant. Car les mauvaises humeurs de Jean Clair font souvent mouche, et l'on peut bien dans sa bile retrouver un peu de la sienne. Ainsi de ses quelques formules féroces sur les lubies contemporaines, dès lors notamment qu'elles s'enorgueillissent de transformer en art toute pratique quotidienne finalement plus proches du penchant instinctuel de l'animal que du geste sacré de l'artiste, ou qu'elles mettent en pièce les boniments institutionnels en matière de « politique culturelle » ; ou encore, parce que cela englobe peut-être tout cela, lorsqu'il s'agit de regretter la mort du silence.
La très profonde mélancolie de Jean Clair n'est pourtant jamais aussi juste que lorsqu'elle s'attache à sa propre pierre, et, comme dirait l'autre, quand le coeur est mis à nu. L'humilité n'étant qu'une vertu relative du personnage, à tout le moins très subsidiaire, la justesse de son observation n'est jamais aussi grande que lorsqu'il en revient à lui-même. Alors parvient-il à ravaler un peu de son orgueil et de sa foncière misanthropie, pour finalement épurer un propos qui devient assez peu discutable. Ainsi de la misère (qu'il a connue) et dont il dit, dans un geste assez désarmant, qu'on ne peut au fond rien en dire : « Elle laisse sans voix. Il faut passer outre, se taire, faire comme si ça n'avait pas lieu. On revient de la misère comme on revient de la guerre, absent, mutique : ceux qui sont allés au front ou dans les camps ne parlent pas. Ou bien longtemps après, quand la douleur s'est dissipée, laisse-t-elle enfin passer, non ce qu'elle a été, mais le souvenir confus de ce qu'elle fut. C'est le moment où l'on ne se souvient même plus que l'on ne se souvient plus. Je n'ai jamais été tout à fait rassuré. » Sans doute pourra-t-on lui objecter que Primo Levi entreprend d'écrire Si c'est un homme au sortir de la guerre, en 1947, mais nous accepterons de considérer ici l'exception.
Le problème est que ce Jean Clair-là n'est à sa verve humorale et générale qu'une saillie ensoleillée. Le propos se parsème ici ou là d'une telle aigreur qu'il m'est, à moi, difficile de le suivre sur la longueur. Difficile par exemple de le suivre quand il décrit ces intermittents du spectacle, « mangeant beaucoup, buvant sec et parlant haut », qui plus est rejoints par « quelques gros bras de Marseille », dont le tort ultime est finalement d'interrompre une représentation que l'on veut bien croire divine du Pierrot Lunaire de Schoenberg. Ou quand, dans une suite qu'il aimerait logique, il assène : « Arrière-grand père paysan. Grand-père instituteur. Père professeur. Exemple bien connu d'ascension sociale. Mais le fils ? Il deviendra musicien Pop, Rock ou DeeJee ». Ou encore quand il s'en prend à ces « jeunes filles, soumises à l'emprise de l'interruption de grossesse et au déni de la maternité » qui « exhibent avec tant d'indifférence ou de passivité leur ventre lisse et leur nombril », et ainsi mettent « en avant, invisible mais d'autant plus présent, le lien ombilical qui les rattache, lors même que les notions de descendance et de transmission ont été effacées, à la mère dont elles sont nées ». Pitoyable et manifeste décadence qui l'autorise à cette conclusion : « Pendant ce temps, furtives et balancées, couvertes de voiles aux profonds coloris, glissent ces femmes qui témoignent contre nous de cette discrétion du corps, de cette élégance et de ce maintien qui furent les signes extérieurs de notre culture et les garants de sa pérennité ». Le lecteur est à tout le moins autorisé à douter que celles qui ont pu s'émanciper de leurs parents et/ou de leurs grands frères et/ou de quelques-uns des dogmes les plus discutables de leur religion, apprécieront comme il se doit et à leur juste valeur la touchante nostalgie de l'auteur et son si poignant lamento.
On ne peut donc impunément lire Jean Clair ; c'est d'ailleurs assez stimulant, drôle parfois, presque gai, tant il excelle au combat. Mais il faut le lire en jouant le jeu, c'est-à-dire avec un minimum d'empathie ; faute de quoi, de colère on refermera le livre — et ce serait dommage. Non, comme pourrait le penser tel militant un peu sot, car il faut toujours connaître l'ennemi afin de mieux le combattre, mais parce que ce qu'il écrit, et vit, est aussi une réponse disponible au monde tel qu'il va, et tel qu'il suscite cette réponse. Je sais gré à ma femme, donc, d'avoir fait de moi un progressiste bon teint par réaction — tout en lui suggérant, la prochaine fois et de préférence, de m'offrir un bon vieux Régis Debray, lequel sait laisser affleurer l'écrivain et le romancier en lui, au point de pouvoir m'embarquer dans sa colère sans me donner l'envie du pugilat — et même, parfois, en emportant ma conviction.
Jean Clair, Journal atrabilaire - Éditions Gallimard / Collection L'un et l'autre