Virginie Barreteau - Ceux des marais
Les mystères de la chambre noire
J'ai acquis ce roman sans rien en savoir, seulement son titre, qui me ramenait confusément à ma jeunesse aunisienne et poitevine, sans doute séduit aussi par sa couverture, mélancolique mais assez lumineuse pour deviner que son autrice ne verserait pas dans la complaisance. Les quelques premières pages lues, j'ai eu peine à croire, comme indiqué sur la notice de l'éditeur, qu'il se soit véritablement agi d'un premier roman : tout était si pur, si juste, précis, maîtrisé. Et puis je me suis laissé embarquer au fond d'une barque sillonnant de sombres palus, songeant à Flaubert, à Maupassant, à une certaine manière, scrupuleuse, minutieuse, attendrie, de faire dire au réel bien plus qu'il ne croit avoir à dire.
L'intrigue est mince, comme le requiert le précepte flaubertien, « le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Elle tient ici à l'incessant labeur d'un docteur visitant ses patients éparpillés autour d'un pays de marais où chaque famille, chaque être a ses secrets, et où les misères sont incommensurables et nues mais toujours taciturnes. Détail qui a son importance : ledit docteur est féru de photographie, pratique qui pour ses congénères est au moins aussi mystérieuse que la médecine, pour ne pas dire une manière de sorcellerie.
La puissance d'évocation du roman de Virginie Barreteau, sa prose lente, déliée mais toujours nette et rythmée, cet éclat d'étrangeté merveilleuse dont elle imprègne cet univers clos et fini, confèrent à son naturalisme funèbre un je ne sais quoi de ferveur lyrique qui réussirait presque à nous projeter aux confins du fantastique. Peut-être est-ce lié à cette impression que j'ai eue parfois, dans certaines scènes, certains tableaux, de pouvoir contempler une nature morte ; certaines pages admirables constituent d'ailleurs authentiques études picturales. Virginie Barreteau n'a pas son pareil pour saisir le trouble des visages, révéler ce que taisent les corps, croquer ce qui détermine un geste, une parole, un lieu ; pas son pareil non plus pour dévoiler ce que cachent ces figures bourrues et ces parlers maraîchins où, à défaut peut-être d'autres nourritures, l'on mange volontiers les syllabes. Tout cela n'est guère moderne, dira-t-on peut-être. En effet, c'est mieux que cela : c'est digne de passer l'épreuve du temps.
Virginie Barreteau, Ceux des marais - Éditions Inculte
Alain Veinstein - La partition
Surpris par le dit
Il faudrait pouvoir entrer dans un livre comme dans une forêt vierge. Ne s’y aventurer qu’à la machette, les mots pour seule boussole, les taches de ciel pour oxygène. Oublier ce que l’on sait de son auteur, mais pas seulement : oublier ce que l’on sait de tout ; n’avoir enfin pour soi que la langue, faire feu de toute émotion, fi de toute connaissance. Cette suggestion très onirique ne vaut pas seulement pour la poésie, dont on entend parfois qu’il faut la lire sans chercher à la comprendre – mais autant demander à l’homme de se défaire de ce qui le fait homme –, mais pour toute parole transmuée dans l’écrit. Ainsi le verbe nous apparaîtra-t-il dans son absolue et munificente candeur, déchargé de ses usages, débarqué de ses usures. Il n’empêche que la chose affecte particulièrement les poètes. Poètes auxquels, inexorablement, Alain Veinstein appartient. Le savoir n’est d’ailleurs pas absolument indispensable pour le lire : il suffit de le lire pour le savoir. Nous lirons donc le livre d’un poète qui a décidé d’écrire un roman. Et il faut bien dire que le producteur de « Surpris par la nuit », l’émission de France-Culture, nous a surpris par son dit, ou plutôt par la souveraineté de son dit – au sens du « Dict » ou du « dit poétique » de Heidegger : « Tout grand poète n’est poète qu’à partir de la dictée d’un Dict unique ». Car s’il ne s’agit pas ici d’un roman poétique mais bien d’un roman à part entière, il n’en persiste pas moins à prendre sa source dans un Dict impérial et primitif. Ce pour quoi l’on peut dire d’Alain Veinstein, grand Prix de poésie de l’Académie française, qu’il a une œuvre. Ce quatrième roman, pour les raisons que je viens d’indiquer, constitue donc un hybride particulier, par moments maladroit s’il on s’en tient à la crédibilité et à l’organisation narratives, mais toujours infiniment touchant, et, mais vous vous y attendez, magnifiquement écrit.
Au fond, l’enjeu est assez simple. Imaginez un homme qui ne vit plus que pour en tuer un autre, autre dont on comprend sans tarder qu’il lui est intimement lié. Abattre cet homme, qu’il considère comme un « tueur », lui est absolument nécessaire pour vivre enfin, et en finir avec « les silences et la noirceur » que lui reproche celle qu’il aime. Ce crime seul lui permettra, peut-être, de renouer avec la vie, son fil d’amour et ses horizons nettoyés. Ainsi prépare-t-il son terrain avec soin, échafaude mille plans après avoir fait les mille repérages de circonstance, puis traque, farfouille, fouille, fouine, fourre son nez là où les bonnes mœurs condamnent d’ordinaire toute immixtion, investit l’antre de l’ennemi et observe chacune des secondes de sa vie passant, du haut de son mirador de fortune, un pauvre grenier délabré où il se terre pour glisser l’œil entre les jointures du parquet, espionner son logeur et attendre son heure. Car pour le crime l’heure vient toujours : le métier de criminel consiste simplement à l’attendre.
Dans cette mansarde sans lumière dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est un peu comme une allégorie du surmoi, dans ces combles où s’amoncellent les souvenirs et les débris d’un autre, notre homme affronte les jours et les lunes, et le froid, et la faim, mais plus que tout encore, le doute. Il faut dire que celui dont il convoite l’anéantissement, constatons-le à notre tour en passant l’œil dans les interstices du plancher, n’est pas à proprement parler effrayant : petit, maigrelet, rabougri, souffreteux, grabataire, mort à sa manière, bref ce qu’il convient d’appeler un petit vieux. Or le petit vieux n’est pas n’importe qui : il s’appelle Samuel Wallaski, c’est un des pianistes les plus doués de son temps, il a connu le monde et la gloire internationale, goûté les plus grandes acoustiques, les plus grands lieux, et ces récitals où le public, debout comme un seul homme, applaudit à tout rompre en priant que le rideau ne se baissât pas. Wallaski partage sa vie avec une drôle de femme, « la Mauvaise », dont la passion quasi-exclusive consiste à élever des fleurs pour en faire des couronnes mortuaires. Observons-les. Après tout, nous ne sommes pas moins voyeurs que le pauvre malheureux qui ronge sa haine dans son grenier, acculé à consigner la misère, la solitude, l’extrême détresse de ceux qui vivent là, à deux embardées de ses prunelles. On se dit que ce n’est pas possible, que quels que soient les griefs qu’il ait à lui adresser, tuer ce géronte qui ne ferait pas même un bon grand-père, ce musicien prodigieux qui rompit avec les honneurs et écrit dans son journal intime – que nous compulsons complaisamment avec le narrateur – qu’il ne joue pas du piano mais qu’il ne fait que « ramper dans la boue », tuer cet homme, donc, déjà mort de s’être déjà suicidé aux yeux du monde et de son instrument, déchoir cette fragilité incarnée, cette carne à bout de sang, constituerait un crime parfaitement innommable – et surtout parfaitement vain. Le narrateur le sent bien, d’ailleurs : à son contact, l’image qu’il se faisait du tueur s’altère peu à peu et finit, bon an mal an, par restituer un peu de son âme à cette chair de misère qui traîne par loques et silences. L’ère du soupçon s’éloigne, le tueur de la mansarde s’emplit de compassion, son empathie l’emporte, le voilà qui flirte avec le cœur. Piètre professionnel : il est bien trop sentimental. Lui qui voulait écrire cette histoire « avec la pointe la plus aiguë de sa vie » se surprend à souffrir des souffrances du maître de maison, l’ancien maître de piano que la vie mit au rebut. Imperceptiblement le récit nomme l’adversaire, sa femme, leurs prénoms s’installent dans le texte. Samuel, Betty : le lecteur les aimait déjà, il ne manquait plus que le narrateur s’y mette.
Celui qui a un peu vécu dans un grenier saura de quoi je parle. Il y fait froid, et puis la moisissure, la relégation, et les oiseaux qui se cognent à la lucarne, et on voudrait les attraper d’une main pour les dévorer tant il y a longtemps qu’on n’a pas mangé, et le jour qui n’entre plus, ou si peu, et si mal, et la poussière qui se dépose, partout, quoi qu’on fasse, comme les graines d’une existence envolée. Et ces souvenirs, ce fatras de petites immondices intimes qui s’entassent comme les restes d’anciens mets, exquis sans doute mais dont on ne veut plus. Et ce violon, peut-être le premier indice du retournement mental, du renversement des rôles, de l’abdication du tueur. Car il en joua, naguère, du violon, le narrateur tueur. Mal bien sûr, enfin pas aussi bien que l’autre tueur, en bas, le vrai, le pianiste des foules. Ce violon qu’il retrouve, ici, dans la poussière, mieux qu’un cordon ombilical, mieux qu’une transfusion sanguine, mieux qu’un passage de témoin, ce violon qu’il n’a pas même la liberté de faire sonner, juste faire mine, se contraindre à n’en caresser que le bois et les cordes, se contenter de n’en sentir que le frémissement au bout de son archet, par crainte d’éveiller l’ennemi qui rôde – l’ennemi rôde toujours, c’est sa définition, son attribut, tout rôdeur est un ennemi qui ne s’annonce pas. Elle est là, la « partition », à double foyer : celle dont on tourne les pages, celle qui disjoint deux êtres, comme deux territoires que l’on aurait scindés, frontières inviolables qui n’ont plus besoin de tracés. La musique est à la fois ce qui saute par-dessus les frontières et ce qui fait lien, ce qui rapproche et ce qui éloigne : révélation de l’humanité commune de l’instrumentiste comme de l’inatteignable altérité de son art, donc de son être. Rien en partage, la musique pour soi, en soi. Sauf dans les pages ultimes du texte, moment magnifique, poignant, quand deux âmes en viennent aux quatre mains pour livrer une dernière joute, qu’aucune des deux n’avaient prévue – mais, peut-être, secrètement espérée.
Il reste que le roman est au poète un continent douloureux. Écrit dans la plus belle et la plus élégante des langues, La partition ne donne aucun tournis. Oubliez l’énigme, il n’y en a pas, ou si peu. Et si maladroitement résolue. Elle n’est pas un sujet, ou disons qu’elle est un sujet sans intérêt. Elle n’est là que pour tenir en haleine la complexion sensible d’un homme bouffi d’angoisses, de peurs ancestrales, de sentiments d’abandon et d’irrésolutions fondatrices. Il y a quelque chose d’échenozien dans cette écriture qui se retire comme la marée au petit matin, mais sans le plaisir instantané, immédiat du thriller. Rien d’étonnant, alors, que le narrateur tourne autour de sa quête comme l’auteur autour de son texte. Le processus d’écriture en dit plus long que l’histoire. Ça hésite, ça obsède, ça va de l’avant, ça recule, ça peste, ça hésite, ça s’éteint et ça s’enflamme : écriture au diapason des belles contradictions du narrateur, qui s’esquinte, sur les cordes de son violon comme sur celles de son cœur, dans l’exploration de la bonne tonalité, du bon vibrato, de la bonne cadence. Il confesse d’ailleurs écrire « dans la maladresse d’un faux présent ». Est-ce confession du narrateur ? De l’auteur ? Aveu de la difficulté, en tout cas, de tenir les deux bouts du registre narratif qu’il s’est choisi : l’intrigue, et la poésie ; le souffle et le temps mort ; le récit et le dit. Nous nous échouerons sur un îlot d’amertumes, là où baignent les amours contrariées.
Alain Veinstein, La Partition - Éditions Grasset
Article publié dans Esprit Critique,
revue de la Fondation Jean-Jaurès, janvier 2005.
Isabelle Flaten - La folie de ma mère
Une mère, un père et passe
De ce que j’en sais, la possibilité de ce récit taraudait Isabelle Flaten depuis longtemps. On peut le comprendre : le livre à la mère – au père – peut bien être le livre d’une vie. D’Isabelle Flaten, on a toujours connu l’écriture nerveuse, parfois à fleur de peau, sans grands effets, comme travaillée par en-dessous par un je-ne-sais-quoi de colérique et de farceur, d’où naît ce style volontiers rapide, turbulent, incisif, parfois sarcastique. L’humour, donc, n’est jamais bien loin, retourné contre soi ou à visée plus sociologique, et c’est un humour dont on sait très tôt qu'il n’est jamais gratuit : plutôt l’indice d’une certaine humeur, agacement, impertinence ou coup de sang. Ce qui fait des livres d’Isabelle Flaten des objets finalement assez singuliers, où l’on peut tout à la fois rire ou sourire et se sentir lesté d’une certaine gravité ; d’un mot, disons que la légèreté apparente peut bien être lue comme une façon polie d’appuyer là où ça fait mal.
L’étonnant est qu’elle ne perd rien de ces attributs dans ce livre-ci, qu’il est tout de même difficile de considérer comme un roman et qui, par son registre et dans sa nécessité même, aurait bien la pu conduire à atténuer ce que son mauvais esprit a généralement de réjouissant. Isabelle Flaten se raconte, et se raconte à travers une mère qui n’en finit plus de côtoyer la folie : cela seul aurait pu suffire à édulcorer le fiel gaillard qui fait l’ordinaire de sa prose. D’autant qu’à cette mère insaisissable fait écho un père littéralement insaisi, comme nous le découvrons dans la dernière partie du livre. Autrement dit, rien ou si peu de ce qu’Isabelle Flaten raconte ne prête véritablement à sourire, et l’on ne peut pas ne pas éprouver l’espèce de grisaille ou de rire jaune qui teinte jusqu’aux scènes les plus cocasses (le trait folâtre de sa peinture des années 70, quand certaines marottes valaient certitudes idéologiques, vaut son pesant). Pour autant, jamais elle ne nous enfonce dans les marécages de la sentimentalité : elle a compris depuis longtemps qu’aucune périphrase ne sera jamais aussi nette et dure que l’exposé des seuls faits et motifs, et sait que jugements et sentiments croupissent dans l’eau de rose davantage qu’ils n’y croissent.
Exit le pathos, donc, qui ne résiste pas à une écriture étonnamment assurée dans ce type de récit propice à l’indécision, aux contournements ou aux évitements. Et l’on se surprend à constater, lisant ce livre qui devait être au bas mot assez déroutant à écrire, combien son écriture a gagné en précision, en mobilité, en maîtrise, mue par un rythme, ou plutôt l’évidence d’un rythme que je ne crois pas avoir rencontré, du moins à ce point, dans ses précédents textes, et qui achève de nous laisser sur une impression de grande maturité. Aussi me demandé-je si Isabelle Flaten ne serait pas, ici, à son meilleur.
Isabelle Flaten, La folie de ma mère
Éditions Le Nouvel Attila
Jean-Patrick Manchette - Journal 1966-1974
Poigne de Manchette
Le jeune Jean-Patrick Manchette, celui que l’on découvre dans ce premier volume de son Journal, savait-il qu’il serait un jour objet d’un culte – lui qui les avait tant en horreur ? Savait-il que la doxa le décorerait du titre d’inventeur d’un très improbable « néo-polar » – lui qui jurait d’abord par ces inégalables vieux de la vieille que sont Hammett et Chandler ? Pouvait-il seulement imaginer qu’aucun auteur de polars, presque quinze après sa mort, ne pourrait se dispenser d’une lecture de La position du tueur allongé, de Ô dingos ! Ô châteaux ! ou de Que d’os ? Sans doute pas La publication de ce Journal nous montre toutefois, en plus d’une personnalité sans doute moins monolithique que ce que la postérité a pu propager, qu’il s’en donnait les moyens.
Aussi ce premier tome intéressera-t-il particulièrement les écrivains, au-delà bien sûr du cercle large des lecteurs du genre, ceux en tout cas que l’existence confronte à la littérature Car ce qui est intéressant ici, c’est que l’on assiste, presque en direct, non à la naissance mais à la fabrication d’un écrivain. Manchette n’a pas vingt ans lorsqu’il comprend n’être fait que pour l’écriture, qu’il ne saurait être apte à autre chose, et qu’elle seule lui fournira le ou les moyen(s) de subsister. Son Journal est très lucide sur ce point, comme il l’est d’ailleurs par principe sur tous les autres : ici, pas question d’Art, mais d’usinage, de besogne et de sueur. C’est le côté sympathique de Manchette, cette impression qu’il laisse de n’exercer qu’un métier comme les autres, lequel, certes, requiert bien quelque talent particulier, mais exige d’abord d’être doté d’un tempérament et de se soumettre au long cours à une discipline qui confine à l’obsession. Sans doute faut-il minorer un peu cette impression puisque, comme il l’écrit lui-même : « Ce journal, hélas, n’est pas un journal intime. J’y note les faits quotidiens et les réflexions intellectuelles. Je n’y note pas les sentiments. Ils sont pourtant très importants et vifs. J’éprouve par exemple une grande passion pour Mélissa, une grande fierté à son sujet, un grand enthousiasme pour la vie de ma famille et une grande satisfaction. Mais je suis incapable de noter tout cela qui est sentimental. À moitié parce que c’est trop intime, à moitié parce que je cohabite tout le temps avec mes sentiments au lieu que je cohabite passagèrement avec les faits et la réflexion (politique par exemple.) » Du fait de cette contrainte, disons de cette complexion, la lecture du Journal de Manchette s’avère par moment un peu fastidieuse : son appétit pour le réel, pour l’époque et ses frasques, sa curiosité pour ce qui se trouve là, à portée immédiate, le souci aussi de ne rien négliger, de ne rien manquer, l’attention portée au moindre fait qui pourrait lui donner de nouvelles idées pour ses travaux, tout cela le conduit à une énumération parfois éreintante des menus événements de la vie au jour le jour, entre problèmes d’argent, vie familiale, programmes télévisés, compilation d’articles de presse, affres de la vie matérielle et aléas de l’économie du livre – où l’on vérifiera au passage que tout écrivain doit toujours se battre contre la terre entière pour faire valoir sa littérature, et subsidiairement ses droits. Il n’empêche : la vie quotidienne de l’écrivain peut bien ressembler à celle de quiconque, sa boulimie de travail, son invraisemblable curiosité intellectuelle, cette manière qu’il a de mener de front les travaux les plus alimentaires et l’œuvre la plus personnelle, tout cela force le respect.
Frappante aussi est l’acuité intellectuelle du jeune Manchette. Rien de ce qui relève de la pensée ou de la création ne lui est étranger, tout stimule son esprit critique – dont il peu de dire qu’il est acéré, comme en atteste la litanie des « merdeux » et autres « fascistes » dont affuble telle œuvre littéraire ou cinématographique. Il dévore tout, tous les genres, philosophie et cinéma, western et Nouvelle vague, et suis aussi bien l’actualité internationale que celle du Chasseur français ; il est impitoyable mais il cherche partout, s’alimente à toutes les sources, et il faut bien constater que le plus injuste du plus injuste de ses jugements, et il y en a, ô combien, reste dûment motivé. Tempérament soumis à la radicalité, allergique aux conventions, entraîné par un désir un peu maniaque d’intelligence et de perfection, Manchette tranche, distribue bien plus de mauvais points que de bons, s’impatiente de telle faute de construction dans tel film, de telle lourdeur dans un tel livre : en réalité, il veut qu’on le bouscule, qu’on l’ébahisse, il veut, finalement, prendre des leçons, or il ne voit trop souvent que concessions, filouteries et facilités. C’est d’ailleurs cette radicalité et cette allergie qui le conduiront à s’intéresser de très près au situationnisme et qui, nonobstant le dépit que cela suscitera chez certains, le conduiront à juger d’un œil terriblement narquois l’extrême gauche de sa génération. Aussi un certain gauchisme lui apparaît-il comme un autre moule, tout juste alternatif, où nombre de ceux qui y entrent le font de bien meilleure grâce qu’il ne l’admettent, ne serait-ce que pour pouvoir se ranger par la suite. Il écrit par exemple du « mythe de la libération sexuelle » qu’il est « seulement un éloge du dévergondage, la création d’une nouvelle couche de consommateurs pour une nouvelle marchandise, le sexe capitaliste pourrait-on dire. » Quant à mai 68, Manchette n’en dit quasiment rien ; tout juste se borne-t-il, le 23 mai, à constater un certain « bordel social et politique », même s’il s’attriste, le 14 juin, que la révolution soit « devenue triste », avant de se réjouir, le 16 du même mois, que « la télévision en grève passe un film chaque soir », et ce faisant lui permette d’assouvir sa passion de cinéphile averti.
Par excès de cérébralité, le jeune Manchette pourrait avoir quelque chose du petit présomptueux emporté par un cartésianisme qui ne promet guère que du dépit. Le jugement serait pour le moins hâtif. Si la combativité domine, avec son lot de partialité et d’iniquité, ce n’est qu’à l’aune d’une incroyable voracité littéraire, d’un irrépressible besoin d’écrire, de lire et de progresser. Ce qui se devine entre les lignes, ou au contraire s’y exprime explicitement, c’est un tempérament plus vulnérable qu’il y paraît, ouvert à la fatigue, attentif à l’échec, sensible à la mélancolie quoique se l’interdisant toujours. Le conformisme que l’on a pu déceler dans son Journal, cette aspiration à une vie calme et paisible, vouée à l’écriture et à sa famille, n’est pas le signe d’un esprit mesquin ou petit-bourgeois, mais la conséquence d’une existence qui ne lui laisse ni répit intellectuel, ni certitude social, de la même manière que la sévérité de ses jugements n’a d’égal que la tristesse qu’il éprouve devant le cours du monde, cours que, in petto, à vingt-cinq ans déjà, il sait inéluctable. Il y a du pessimisme historique chez le jeune Manchette, et c’est aussi ce pessimisme qui fonde sa littérature en rupture, celle dont on peut dire aujourd’hui qu’elle engendra un écrivain : il y a bien un avant et un après Manchette.
Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974 – Éditions Gallimard
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°11, juillet/août 2008
Lou Darsan - L'Arrachée belle
La route (se retrouver sur)
C'est ce qui rend exaltante toute lecture d'un premier livre : on y entre vierge de tout savoir et de toute référence - et pour peu que l'on se pique de critique, on ne peut guère s'appuyer sur les travaux d'aucun confrère... L'exaltation est d'autant plus forte lorsqu'elle se double, c'est le cas ici, d'une certaine appréhension à ne pouvoir cerner comme il le faudrait l'intention et la singularité de l'auteur - en l'occurrence de l'autrice. Car L'arrachée belle n'est pas un texte qui se donne facilement. D'ailleurs il n'est pas jusqu'à son statut qui ne soit difficile à caractériser : disons une sorte de roman, pas vraiment un récit, en tout cas ni conte, ni chronique ; peut-être une déambulation, une errance, une échappée. Une arrachée, est-il plus justement écrit : tout comme il faut à la jeune fille de cette histoire s'arracher au sentiment du désœuvrement, de la routine d'une vie de couple devenue brutale à force d'indifférence, à soi-même aussi et à certaines injonctions de la civilisation, il faut se défaire ici de la tentation du système et de la typologie - tentation que réduirait d'ailleurs à pas grand-chose la liberté d'écriture et de mouvement de Lou Darsan.
L'arrachée belle est le livre d'une fille. Pas seulement parce que les hommes n'y ont franchement pas le beau rôle, mais parce que maintes filles et femmes (mais je confesse ne pas pouvoir l'expliciter plus avant) devraient s'y reconnaître. À quoi cela tient, difficile à dire... Peut-être à une certaine manière, rude et délicate, franche et pudique, nette, précise, de décortiquer les sensations. Car c'est un texte dominé par les odeurs, les matières organiques ou végétales, taraudé par des images de proliférations, traversé par une nature souveraine qui donne le la de la psyché humaine - et lieu, au passage, à quelques pages somptueuses. Peut-être aussi cela tient-il à une certaine révolte, sourde, lancinante, comme une sorte de dépit amoureux contre le corps, ses épreuves, son empire. Enfin parce que sourd de ces lignes un impérieux désir de libération qui est sans doute, si ce n'est naturellement au moins historiquement, davantage le propre de la femme que de l'homme ; le personnage principal n'est d'ailleurs jamais nommé : son genre (« Elle ») tenant lieu d'universel.
Il y a dans les actes et les pensées de cette jeune nomade qui se voit comme une sorte de monstre d'asocialité, dans la fuite perpétuelle de ce « lapin domestiqué qui se rêve vanneau migrateur », comme un profond désir de ré-ensauvagement. Il n'est d'ailleurs pas interdit de penser que ce livre témoigne aussi, fût-ce entre les lignes et heureusement sans donner lieu à quelque intention dissertative ou édifiante que ce soit, de ce qui travaille notre temps : un certain sentiment de saturation devant les commodités modernes, les prouesses technologiques, la maîtrise des identités, le maillage social. Le texte n'entre pas dans ces considérations, du moins pas expressément, mais témoigne d'une lassitude mâtinée de rage devant un monde où tout un chacun se sent voire se sait prisonnier du grand filet sociologique. On a ainsi le sentiment que cette jeune fille vagabondant, faisant du stop, passant de lieu en lieu, allant de paysages en paysages et parcourant l'espace comme une exploratrice avide de sensations nouvelles, s'est lancée dans la quête un peu folle et probablement impossible à satisfaire de sa propre viscéralité, pour ainsi dire de son propre état de nature. Comme si le monde extérieur - la société -, à force de l'avoir déréalisée, la poussait à courir après une sorte de primitivité idéelle. D'où l'impression que l'on peut avoir de n'être pas toujours très éloigné de l'école du nature writing, voire survivaliste. D'où aussi ce vitalisme sombre, cette espèce de panthéisme païen, d'onirisme, de gestes confinant à l'ésotérisme - autant de motifs qui m'ont parfois fait songer aux romans et nouvelles de Romain Verger.
Reste qu'il serait erroné d'insister sur cette seule impression de noirceur : si je parle de vitalisme sombre, c'est bien aussi pour dire combien l'aspiration à la vie, au mouvement et à l'énergie inspire ce texte. Il faut donc tout autant insister sur la douceur extrême que dissimule une certaine forme de radicalité, laquelle, certes, ne laisse pas vraiment le choix au lecteur, mais ne recouvre pour autant jamais ces impressions plus délicates où l'intime se révèle fragile, friable, et dont une certaine nostalgie n'est jamais absente, non plus que quelques beaux élans bucoliques. Si tout semble extrême, ce n'en est pas moins toujours travaillé par une authentique douceur, exempte de tout glamour, presque animale, imprégnée d'une nature vue concurremment dans ses aspects les plus infimes et comme un tout souverain.
Sans doute serait-il loisible d'émettre quelques réserves : l'ensemble est peut-être un peu long, et j'aurais parfois voulu atténuer quelques raffinements un peu coquets, mais ce serait vraiment chercher la petite bête entre les lignes d'un premier livre. Non, vraiment, il y a de quoi être admiratif devant la puissante originalité des images et la redoutable précision d'une langue remuante, inventive, sachant exactement ce qu'elle veut et conférant à chaque phrase et à chaque évocation une grande et belle densité. Mais chacun fera sa propre lecture de ce texte, qu'il me semble non seulement illusoire mais inapproprié de chercher à circonscrire trop nettement : après tout, il faut bien que les choses échappent - comme sa destination échappe à celle qui va, errante, le long du chemin.
Lou Darsan, L'arrachée belle
Sur le site des Éditions la Contre Allée
Laurine Roux - Le Sanctuaire
La David Vann française ?
Depuis mars 2018 et la parution aux Éditions du Sonneur d'Une immense sensation de calme (prix Révélation de la Société des Gens De Lettres et désormais disponible en Folio), le nom de Laurine Roux ne cesse d'incarner celui d'une voix nouvelle, témoin d'un univers original, volontiers insolite, et aussi naturellement intimiste et feutré qu'il peut être sec et lyrique. Son deuxième roman, Le Sanctuaire, fait bien mieux que confirmer la beauté toute en tension, faussement contemplative de son écriture. On y retrouve d’ailleurs ce qui conférait déjà sa puissance à Une immense sensation…, à savoir une nature tellement impériale et sensible qu’elle en semble dotée d’une chair, et presque d’une psychologie. Mais de cette nature qui nous fait éprouver autant d’impressions organiques que de fulgurations mythologiques, les beautés ne se déploient jamais que sous le joug diffus mais croissant d’une menace. Peut-être faut-il y voir l’empreinte de l’homme, concurremment profonde et négligeable. D’où il est loisible de voir à travers Le Sanctuaire quelque chose qui, très subtilement, ressemble fort à une vision du monde. Sa lecture m'a d’ailleurs instantanément ramené à l'impression que j'avais eue en la découvrant il y a deux ans d'entrer dans le cercle privilégié des Vann, Volodine (à propos duquel le roman ménage quelques allusions codées) et autre McCarthy, sous la protection duquel Le Sanctuaire est placé – et dédicacé, ce n’est pas anodin, « au petit peuple de Walden junior », autrement dit à Henry David Thoreau.
Si l'on peut donc incontestablement faire des rapprochements avec son premier roman (un monde de l'après, en l'espèce une pandémie dont on tient les oiseaux pour responsables), Le Sanctuaire s'en distingue par une noirceur plus sèche voire brutale, mais aussi en ce qu'il sonde de manière plus assumée la dimension carcérale — derrière laquelle affleure, comme en passant, un féminisme tranquille, profond, presque olympien. Au-delà de cette manière délicate qu'a Laurine Roux de caractériser entre les lignes ses personnages, leurs contours psychologiques et leurs questionnements, c'est probablement son étude conjointe du sentiment d'enfermement et de l'irréfrénable progression de la violence (ici l'ascendant d'un homme sur sa femme et ses deux filles, auquel s'ajoute, tout du long, une certaine inquiétude libidineuse) qui fait à nouveau entrer le lecteur en résonance avec l'œuvre de David Vann. Et si son écriture est moins serrée, moins matérielle que la sienne, si son trait relève plus de la plume que du scalpel, j'aime que leur univers larvé de pessimisme cherche pareillement son antidote dans un certain goût pour l'étrange et la rêverie.
Autant dire que je suis infiniment heureux et fier de pouvoir continuer, comme éditeur, à accompagner Laurine Roux. Dont ce deuxième roman achève donc d'installer le nom et la voix.
Laurine Roux, Le Sanctuaire - Éditions du Sonneur
Sélection en cours pour le Prix littéraire « Le Monde »
Xavier Houssin - L'officier de fortune
La voix de son père
« Oui, c’était il y a longtemps. Comment ne pas penser à cette hâte qui nous saisissait alors. Mais Jeanne avait raison, on ne s’étreint pas dans le souvenir des étreintes. J’ai respiré profondément. Chassé le trop d’émotion. Nous étions fatigués. Dans la chambre nous nous sommes juste mis à l’aise. Allongés côte à côte. Jeanne m’a pris la main. Un baiser sur ma joue. Le bruit des autos dans la rue ronflait en berceuse sourde. J’ai songé à la mer. Je me suis endormi. »
Trouver les mots et la manière d’évoquer le père, ce peut être, pour un écrivain, le projet d’une vie. Certains n’y parviennent jamais : pas faute de talent, mais parce que certaines montagnes ne sont faites que pour être craintes ou contemplées, non gravies ; d’autres dissémineront la présence paternelle au fil de leur œuvre, charge au lecteur fureteur d’en trouver la trace ; d’autres encore marqueront leurs personnages de fiction de traits qu’eux seuls savent appartenir ou avoir appartenus au père. Mais, bien sûr, il est probablement autant de façons de témoigner du père qu’il est d’écrivains… Dans L’officier de fortune, c’est d’ailleurs une autre voie qui s’est imposée à Xavier Houssin – car à l’évidence elle s’est imposée à lui, il n’est pas écrivain à astuces ou à trucs – et c’est dans la voix même du père qu’il s’est glissé, telle du moins qu’il peut se la représenter, lui qui ne l’aura que si tardivement et brièvement connu. François – le père, donc – parle, mais c’est le fils, devenu ici « le garçon » qui écrit, et il y a dans ce « je » qui est celui de l’autre une manière spécialement tendre et vibrante de prononcer l’hommage, et cette union malgré tout.
La toile de fond, bien connue, est celle d’une France impériale qui, malmenée, n’en continue pas moins d’être sûre de sa position et de son rôle dans le concert des nations (voir, ci-après, l’extrait de la présentation qu’en fait l’éditeur, qui suffit amplement). Mais c’est à hauteur d’homme, ou faudrait-il dire de femme, que le vieux soldat désabusé, résigné, plus guère en âge de faire des projets mais pas hostile à un petit rabiot de bonheur, rapporte son histoire : mal marié à une Yvonne aux « rêves étroits » qui le disputait « pour des queues de cerise » mais qui, comme disait l’autre, lui « donnera » deux enfants, c’est une autre femme, Jeanne, rencontrée à Saigon, qui va nantir son existence du petit peu d’espérance et de félicité auquel il aura droit. La présence longtemps clandestine de Jeanne, amour secret, choyé, qui « transformait la vie, effaçait les chagrins », et qui plus tard donnera naissance au « garçon », illumine l’arrière-plan du récit et suffirait à le pourvoir en romanesque.
Houssin fait partie des écrivains les plus justes et pudiques de notre littérature. Peut-être parce qu’en plus de se sentir plus proche du monde d’avant que du présent, à tout le moins peinant à trouver aujourd’hui ce qui pourrait le consoler d’hier, il n’a de cesse d’écrire pour conserver ce qui est déjà passé de mode – de monde – ou qui ne perd rien pour attendre. Avec peut-être cette illusion consciente, courante chez les écrivains, de songer qu’en consignant le temps, on contribue à lui conférer un peu d’éternité. C’est ainsi qu’il exhume dans tous ses textes une histoire intime et familiale qui les empreint presque mécaniquement d’un parfum de mélancolie. Aussi pourrait-on y voir je ne sais quelle obsession des origines ou marotte généalogique : je crois plutôt qu’il faut d’abord y lire le souci, simple et beau, d’empêcher que les choses ne meurent tout à fait. De la même manière, il serait loisible d’y voir l’expression d’un passéisme un peu dérisoire ; là encore il serait plus juste de considérer qu’il s’agit avant tout de donner une histoire au présent – et, ce faisant, de le rendre moins âpre à habiter. Cette mélancolie me semble toutefois constitutive de l’écriture, du style même de Houssin. Un test en ce sens est presque infaillible : la lecture des chutes de chacun des (brefs) chapitres qui composent le livre. Il a en effet ce talent de savoir ménager des résolutions qui n’en sont jamais tout à fait, des chutes parfaites autrement dit, troublantes, démissionnaires, résignées, sèches et tendres – quelque chose qui, étrangement, ne va pas sans m’évoquer parfois les manières ou l'esprit d’un Raymond Carver.
À l’issue de ce texte aussi bref qu’il est attendrissant, et puisque tout écrit se destine fantasmatiquement à l’immortalité, on se dit que l’auteur éprouve sans doute la satisfaction, même le soulagement, d’avoir réussi à donner vie littéraire à ce père méconnu mais dont on ne peut s’empêcher de se dire, à telle observation, telle façon d’être ou de faire, que quelque chose fut bien transmis au fils. L’on notera d’ailleurs que l’exergue de Restif de la Bretonne, où il est question d’honneur et de perpétuation du nom, est déplacé à la toute fin du volume, n’en éclairant que mieux et plus humblement encore ce texte de toute beauté.
Xavier Houssin, L’officier de fortune – Éditions Grasset
Lire ou découvrir :
Les Allers simples, le blog de Xavier Houssin.
Joseph Vebret - Menteries
Nous mentons, c'est vrai
Il y a toujours, chez Joseph Vebret, quelque chose qui a trait à une lucidité blessée. C’était patent dans son précédent roman, Car la nuit sera blanche et noire : l’écrivain y décortiquait des secrets de famille pour se demander ce qui, du réel ou de l’écriture, contaminait l’autre. Cela ne l’est pas moins dans ce volume hybride où, au prétexte de cinq histoires que je qualifierai volontiers de mini-romans, il continue d’explorer les mobiles de l’individualisme contemporain – autrement dit, bien plus que ses secrets, ses mensonges. Mensonges qui ne sont pas seulement prétextes à quelques intrigues ingénieuses, mais qui passent bel et bien pour notre part commune. De quoi Joseph Vebret s’amuserait volontiers, mais pas toujours : une aigreur, une amertume, quelque fois une colère, trouvent souvent à se loger dans l’amusement.
Les dehors étaient pourtant plaisants. Vebret a son chic pour s’enticher des classes aisées (pour ne pas dire plus), qu’il observe en ethnologue averti. C’est amusant, oui, de regarder vivre ces « crocodiles » de la jet society, de rire de leur hystérie sociale et du soin qu’ils mettent à paraître – quitte à ce que leurs névroses ne trouvent d’autre résolution ailleurs que dans la mort. Et c’est amusant de s’asseoir autour de la table d’un auguste manoir normand et de jouer au « jeu de la vérité » avec quelques amis du milieu hippique deauvillais – quitte à ce que la vérité, bien sûr, ne soit pas celle qu’on pense. Vebret se pose ici en héritier d’Agatha Christie, de Simenon ou de Conan Doyle – auquel il lance un clin d’œil appuyé dans La chienne des Vandeville. À l’instar de Gilles Grangier, dont les films constituent un témoignage sociologique pour le moins vivant sur les années 1950, il renvoie de notre modernité une image globale qui, si elle n’est pas sans raccourcis parfois, tire assez bien le jus des us et coutumes contemporaines. Aussi est-il facile de se prendre au jeu de ces petites tragédies sans fioritures, amusés que nous sommes de pouvoir pénétrer dans l’antre de ces confréries particulières et s’immiscer dans leurs univers clos, délimités, communautaires.
Reste que le comique de situation est souvent lourd de significations. La figure itérative d’Antoine Herbard, inventé pour les besoins de la cause, apparaît bel et bien comme un double à peine voilé de Joseph Vebret ; comme lui, il semble éprouver une certaine difficulté à évoluer à son aise dans la France contemporaine, toile de fond commune à ces cinq histoires, et à cette aune déjà un signe qu’il s’y sent assez mal. Car Vebret cultive et assume une nostalgie assez instinctive de la vieille France – Herbard, qui s’amuse à agacer la compagnie en citant les bons auteurs à tout bout de champ, est d’ailleurs spécialisé en livres anciens. Notre narrateur témoigne à chaque instant de l’allergie que lui procure une certaine frivolité contemporaine : impérialisme du jeu social, postures fabriquées, cupidité généralisée, triomphe du corps machine et autres tentations people. Il y a du Jacques François chez Joseph Vebret, dans cette manière à la fois lucide et joueuse, cynique et mortifiée, de dire : « Mais la vérité, mon cher, tout le monde s’en fout. » Vebret est un enfant du roman policier, dont il a hérité du sens de la petite touche, du goût pour le coup de sang et le geste symptomatique, mais il est aussi, à sa manière et probablement à son corps défendant, un moraliste. Ce qui le conduit parfois à pécher en exacerbant, selon moi, certains portraits : dans La chienne des Vandeville, non seulement rien ne rachète la femme de ses torts, voire de ses ignominies (elle est égoïste, menteuse, manipulatrice, vénale, quasi raciste), mais l’homme seul est sauvé, vengé, justifié dans son être, même s’il n’est pas, lui non plus, parfaitement pur (qui, d’ailleurs, pourrait se prévaloir de l’être ?). Bref, la victime (l’homme) est vertueuse, le coupable (la femme), irrécupérable. L’intrigue, efficace, assez palpitante, souffre un peu de ce marquage psychologique. Marquage parfaitement estompé en revanche dans Les élucubrations de Gary Thornton, où Joseph Vebret fait preuve d’une belle imagination en créant de toute pièce un conseiller de Roosevelt qui lui aurait suggéré de taire les rumeurs relatives à une attaque des troupes américaines basées à Pearl Harbour, afin que l’opinion puisse ensuite faire bloc autour d’une opération vengeresse. La suite de l’histoire donnera raison au mot de George Bernard Shaw, suivant lequel « on ne peut pas duper tout le monde tout le temps. »
Déjà vieille question rhétorique et labyrinthique : le mensonge est-il nécessaire à la survie (de l’individu social, de la communauté humaine), ou doit-il être pourfendu ? Joseph Vebret, et c’est heureux, ne répond pas, ou pas autrement qu’entre les lignes. Aussi Menteries n’est pas seulement une galerie de portraits ou une façon, codée, de régler son compte à l’existence, mais un jeu de piste à travers les névroses de notre temps. Celles dont, livre après livre, Joseph Vebret n’en finit pas de recueillir le lait nourricier.
Joseph Vebret, Menteries - Éditions Jean Picollec
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°34, février/mars/avril 2012
Joseph Vebret - Car la nuit sera blanche ou noire
Vebret bretteur
Ceux qui arpentent son blog ou lisent les éditoriaux qu’il donne au Magazine des Livres (et à d’autres) éprouveront d’emblée une assez grande familiarité avec Car la nuit sera blanche et noire, tant ce roman étoffe les sujets de prédilection et tourne autour des angoisses, que l’on dira usuelles, de Joseph Vebret. Angoisses qui ont certes à voir avec la littérature, mais qui lui sont bien davantage consubstantielles ; ou, dit autrement, qui ne sont existentielles que parce que l’écriture apparaît comme vecteur d’une rédemption que rien ne garantit jamais. L’emprunt du titre aux derniers mots de Gérard de Nerval n’a d’ailleurs rien de fortuit : c’est aussi pour conjurer, ou à tout le moins canaliser sa part folle que le poète écrivait ; et je ne crois pas forcer beaucoup le trait en percevant dans la relation du narrateur à l’écriture quelque écho indirect ou onirique au suicide du poète. Appréciation que conforte l’exergue, placé sous la figure tutélaire de Pavese.
Voici donc un récit plus étrange qu’il y paraît. D’emblée, le décor posé pourra sembler rebattu : un écrivain pris dans les rets d’une écriture dont il éprouve les limites à saisir et consigner un absolu de la pensée et des émotions, mais qui y puise tellement le suc de la vie qu’elle en contamine l’existence, à tout le moins sa perception. Seulement voilà, rien de tout cela ne saurait être univoque. Aussi, très vite, les questions affleurent : est-ce l’écriture qui métamorphose le réel ? ou le réel qui la phagocyte ? Est-ce l’écriture qui rend fou ? ou la désespérante impuissance de l’écrivain à témoigner d’une certaine intensité existentielle ? Est-ce le roman, enfin, qui crée le réel – les mots peuvent-ils tuer ? –, ou le réel est-il à ce point contrariant que seule l’écriture permettrait de s’en rendre maître et possesseur, c’est-à-dire de s’en libérer ? Le ton est donné dès les premières pages : « Écrire pour remplir le vide ; pour être fort. Pour ne pas avoir peur », assène le narrateur dans un de ses nombreux monologues – narrateur qui dévore par ailleurs les journaux intimes d’écrivains afin d’y trouver « le remède qui leur permit de faire leur vrai métier, qui n’est autre que combattre la mort. » La peur, donc. Mais de quoi ? Non pas tant de la mort, finalement, qui a tout pour apaiser, mais bien de la vie ; de la vie, c’est-à-dire de nous-mêmes.
Selon notre humeur, notre aptitude ou pas à habiter le temps, et plus encore à nous habiter nous-mêmes, notre écriture se glissera dans cette peur, ou au contraire en restera captive. C’est une lutte de chaque instant, et c’est cette lutte-là que Joseph Vebret explore, sous les traits d’un narrateur dont on perçoit assez vite qu’il ne lui est sans doute pas complètement étranger. Aussi Car la nuit… peut-t-il passer pour une longue variation sur le thème de l’écrivain, ici dessiné sous ses traits les plus caricaturaux : asocial, égocentrique, dépressif, alcoolique, solitaire, érudit, amateur de femmes (plutôt jeunes). Ce qui devient intéressant, c’est que cette caricature fournit à Joseph Vebret autant d’occasions de la confirmer que de la révoquer : il y a caricature quand l’écrivain devient sensible à celle qu’on fait de lui. On est écrivain parce qu’on se sent tel (et qu’on le prouve en écrivant), mais on peut l’être aussi dans le regard des autres – ce que ceux-là peuvent aussi bien déplorer, railler, ou nous envier.
Ces autres, donc, le narrateur n’a de cesse de les affronter. Sa famille, pour l’essentiel, avec laquelle il n’a, peu ou prou, plus de relations. Une famille plutôt comme il faut, normale voire normative, vertueuse, assise sur un gros bloc de valeurs conservatrices, détentrice comme toute autre d’un certain secret. Ce secret, transmis tacitement de génération en génération, a structuré le grégarisme familial, avec pour conséquence d’excéder le narrateur, de l’en éloigner et, peut-être, de conforter ses motifs d’écriture. Ce qui donne lieu à quelques bons moments d’exposition familiale ; ainsi lorsque le narrateur, veillant son père mort, observe que « nous étions enfin face à face. Et seuls. Privilège qu’il m’avait obstinément refusé ces dix dernières années » ; ou encore à l’issue des obsèques, sa mère ayant eu « l’impression que [son] cœur [allait] s’arrêter », ce qui suggère in petto à son fils un « si seulement » lourd de sens. Il y a un peu de cynisme ici, ce qui est toujours réjouissant, mais comme on pourrait le dire d’une politesse du cœur, d’un trait d’esprit qui ne vise qu’à tenir en bride une forme, même obscure, de surcharge sentimentale. Toujours est-il que notre anti-héros va se mettre en chasse et remonter la filière jusqu’au grand-oncle, exécuté dans de troubles conditions et pour de douteux motifs lors de la première guerre mondiale. Le mensonge, ou plutôt l’étouffement de la vérité, régnait alors en maître, jusqu’au moment où le narrateur s’aperçoit que les membres de sa famille meurent les uns après les autres à mesure que son manuscrit progresse. La trouvaille, digne d’Agatha Christie, est de bon aloi, cette succession de morts plaçant l’écrivain dans une situation morale et psychique à tout le moins inconfortable, et achevant de faire de son rapport à l’écriture un absolu aussi désirable que destructeur. Son sentiment de culpabilité, trait déjà saillant de sa personnalité, s’en trouve décuplé et trouve alors à s’immiscer dans une indifférence pourtant presque totale à ces morts. D’un tel cercle vicieux l’on ne peut guère sortir qu’en le contournant et en creusant des lignes de rupture tout autour – l’alcool, la paranoïa, la schizophrénie, la construction psychique d’une autre réalité.
C’est dans ces lignes de rupture, et à fleur de peau, qu’écrit Joseph Vebret, en n’omettant rien des mille et un mobiles de l’écriture. Ce sentiment d’urgence, s’il participe grandement de la vigueur du récit et de son caractère troublant, a parfois comme désagrément d’estomper certains aspects dont, pour ma part, j’aurais aimé qu’ils fussent davantage disséqués. Je pense notamment à l’addiction alcoolique du personnage principal, tant elle court de bout en bout du texte, et dont il aurait été intéressant de considérer comment et combien elle pouvait être constitutive d’une certaine écriture. C’est que Vebret est un écrivain direct, concis, qui ne déteste pas que la narration se fasse par moments brutale ou allusive – son accélération, très bienvenue, dans les dernières dizaines de pages, en témoigne. Cette brutalité n’est d’ailleurs pas étrangère à l’impression de naïveté ou d’ingénuité que laisse le texte, et qui en fait en partie le charme. C’est à l’adolescence qu’on interroge ses velléités d’écriture et de littérature, comme c’est à l’adolescence que l’on pose et se pose les questions les plus absolues : quelque chose chez Vebret continue de les ressasser, trouvant réponse dans la poursuite de l’action, c’est-à-dire de l’écriture : « Chaque livre était un suicide ; chaque commencement de manuscrit une renaissance. Et entre les deux, un véritable travail de deuil s’imposait à moi », fait-il dire à son narrateur. C’est évidemment cet entre-deux qui constitue, et le matériau, et le quotidien de l’écrivain – puisqu’il n’en est pas moins homme –, et qui taraude ici l’histoire de celui qui, « à force de puiser dans le quotidien pour écrire [ses] romans, [a] fini par romancer [son] quotidien. »
Joseph Vebret, Car la nuit sera blanche ou noire, Jean Picollec Éditeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16, mai 2009
Alain Giorgetti - La nuit nous serons semblables à nous-mêmes
L'homme sur le rivage
Nous aurions tort, je crois, de trop chercher dans ce très beau, vraiment très beau premier roman d'Alain Giorgetti, matière à nourrir ou étayer notre seule colère contre le cours du monde ; disons que nous risquerions alors de passer à côté d'autre chose. Car si l'auteur puise assurément son mobile dans la révolte et le chagrin qu'inspire l'abandon de ceux qui, fuyant d'authentiques dictatures, viennent s'échouer voire périr sur nos côtes, son intention embrasse le temps bien au-delà du nôtre. Au point qu'on aura la sensation parfois de lire quelque grand texte tragique à vocation immémoriale.
C'est ainsi que, pages après pages, souvenirs après souvenirs, c'est bien l'épopée humaine tout entière qu'à travers le destin d'Adèm, échoué sur le sable glacial d'on ne sait quelle grève occidentale, le lecteur aura parfois le sentiment de traverser. Mais sans grandiloquence, et c'est tant mieux : si son évocation des traits dictatoriaux caractéristiques m'a parfois semblé un peu attendue, Alain Giorgetti n'est jamais aussi convaincant que dans le récit prévenant, soucieux, délicat qu'il fait des intimités bouleversées ou malmenées. Dans une langue à la fois simple et lyrique, une langue dont on pourrait presque éprouver la matière, l'épaisseur, le suint, une langue en somme que l'on sent venir de loin, le roman d'Alain Giorgetti donne finalement plus à sentir, frissonner et frémir qu'à penser. Ce n'est, selon moi, pas le moindre des compliments.
Alain Giorgetti, La nuit nous serons semblables à nous-mêmes
Sur le site des Éditions Alma