Ecrire, dit-il
J'ai consacré un petit essai, que je n'ai pour le moment pas publié, à essayer de comprendre sur ce qui pouvait pousser un type dans mon espèce à passer quelques heures quotidiennes devant un bureau et essayer d'y écrire - ce blog, des articles, des critiques, des livres. Bien sûr, à l'origine, les choses sont complexes, travaillées, taraudées, bigarrées, et elles le sont sans aucun doute pour tout écrivain : quelques bonnes raisons, quelques mauvaises, en proportions peu ou prou égales. Dorénavant, et exceptés ces moments, trop rares il faut bien le dire, où l'écriture fait écho, où à un style semblent coïncider une pensée ou un désir, où l'on se prend, finalement, au jeu de l'euphorie de soi-même, dorénavant, disais-je, je sais bien pourquoi j'écris : j'écris pour elle.
Erreur de jeunesse
Une erreur que je commettais, plus jeune : je pensais que le désir d'amour était plus important, plus décisif, que l'amour lui-même. Je sais aujourd'hui, pour le vivre, que c'était faux.
Je passe
Enfant, je posais des questions : je voulais comprendre le monde - j'étais un enfant.
Adolescent, je l'avais compris : j'ai voulu le changer - j'étais un adolescent.
Au sortir de l'adolescence, j'ai hésité : le changer, oui, pourquoi pas, il est trop laid ; mais je voulais aussi, et tout autant, y goûter : cela fit de moi, peu ou prou, un socialiste.
Jeune adulte, je me suis fait honte ; il me fallait trancher : j'ai amorcé un mouvement de recul, de retrait - mais discret.
Adulte, les premières fatigues venant, j'ai commenté le monde - aidé en cela par la foule de ceux qui s'obstinent (à échouer) à le changer.
Premiers pas dans le vieillissement ; je commentais le monde avec colère : je le commente avec lassitude - avec réticence.
Plus tard, vieux et malade. Le monde n'est plus en moi. Je ne lui demande rien. Facile : il n'attend rien de moi.
Elle et moi - souvenirs et clins d'œil.
Et le marbre.
D'autres continueront. Mais ce sera plus dur.
La mort est dans le décor
Elle ne se moque que de sa mort ; je crois même qu'elle l'attend - que parfois elle la désire. Elle ne tient, ou plutôt ne convient à vivre que pour nous, pour une poignée dont elle devine, même si cela lui est informulable, ou pénible, que notre existence, notre existence à nous, perdrait sans elle beaucoup de son sens, et de son sel. Notre aptitude à vivre, à rire, semble ne pouvoir se déployer que dans l'auréole de son existence très gracieuse, même si l'existence pour elle n'induit et ne charrie aucun bonheur ni félicité - comme si la mélancolie qui s'empara d'elle dès l'enfance et la poursuit jusqu'au plus haut de ses jours nous obligeait à surjouer notre rôle dans notre propre bonheur.
Les uns et l'autre
Le statut bâtard du blog, qui joue de l'ambiguïté entre la fausse sincérité du journal intime et l'engagement d'une parole qui vole aux quatre vents, permet de dire sur soi des choses parfois impossibles à dire à l'autre - spécialement l'autre dont on sait qu'on a l'oreille, peut-être le cœur.
Nous parlons pour tous, et tous peuvent nous entendre, mais nous n'écrivons au fond qu'à ce seul autre.
Sa mort sera la mienne
Il y a la mort concrète, tangible et intangible - celle du corps enraidi sur son lit ou emmarbré sous sa terre : tristesse et solitude accompagnent ceux qui restent.
Mais il y a la mort de l'aimée, qu'on anticipe, plus que tout redoutée parce qu'on ne sait pas ce qu'elle cache, ce qui se dissimule derrière elle et s'apprête à nous sauter à la gorge, ni ce qu'on en fera, ni surtout ce qu'elle fera de nous : une mort autrement plus angoissante que l'autre réelle - et autrement plus angoissante que la nôtre propre puisque, morts à notre tour, nous n'éprouverons plus ni la souffrance ni la désolation. Il faut aimer l'autre comme personne, et comme jamais, pour éprouver un tel sentiment de panique. Pour peu que sa disparition devienne sujet de la conversation, ou, pire, pour peu qu'elle s'attache par indices sur le visage ou la chair de l'aimée, alors c'est le bloc de notre vie qui se retrouve pris au piège, condamné à un guêt de tous les instants. Alors l'idée se joue de nos états et fait alterner sans règle ni méthode l'espoir, fou, d'un ajournement infini du sort, et la crainte de le voir nous tomber dessus, imprévisible, toujours imprévisible - on a beau s'y préparer rien n'y fait, rien ne change rien à la brutalité de ce qui arrivera, à l'hébétude qui sera notre état. Il faut avoir résolu son existence en un seul être pour éprouver la profonde acuité de cette panique, pour accepter que notre vie, notre vie à nous, et quelle que soit la manière, s'arrêtera là parce que l'autre est parti ; pour accepter que fonde sur nous le poids du malheur, ce malheur qu'on apprend à reconnaître à force de s'y préparer, à force, finalement, d'y consentir - non dans un mouvement de consentement, mais dans ce geste de recul où la fatalité s'est nichée et qu'on appelle le renoncement. Nous habitons ce malheur alors même qu'il n'existe pas encore, qu'il n'est qu'une certitude ajournée, à chaque instant ajournée, et pour cette raison malgré tout présente, pleine à nous-mêmes dans la plénitude de son être-là.
Cette aimée n'existe pas pour tout le monde, il ne faut pas se raconter d'histoires : tout le monde n'y a pas accès. Peut-être parce que nous ne pouvons pas tous avoir notre double, notre commun génome, que nous ne pouvons pas tous avoir sur terre celle qui est à la fois notre origine et notre destination. C'est source de tristesse pour l'idée que nous nous faisons de la vie humaine. Et source de joie unique, exclusive, pour nous autres qui l'avons rencontrée. Mon dieu, que ferai-je ? Que serai-je ?