lundi 15 octobre 2012

Ollivier Curel - Dernière station

Ollivier Curel - Dernière station


J
e l'attendais, ce livre. Ollivier Curel avait adressé son manuscrit aux Éditions du Sonneur : je n'avais pas terminé de le lire que je savais déjà que je le voulais. Mais, pour des raisons qui n'ont pas ici le moindre intérêt, le temps avait passé, et lorsque enfin je réussis à mettre la main sur son adresse postale pour lui exprimer mon enthousiasme et le prier d'entrer en contact avec moi, les Éditions de l'Amandier avaient déjà fait le nécessaire. Et puis, surtout, entre temps, Ollivier Curel était mort. Je l'ignorais. Ce texte, qu'il n'aura donc jamais vu autrement qu'imprimé sur des feuilles A4, vient donc enfin de paraître. J'en suis très heureux, et si l'éditeur que je suis se désole de n'avoir pu y prendre part, le lecteur en moi s'en moque bien.

Un village abandonné, dans le sud de la France. Sans doute n'apparaît-il déjà plus sur aucune carte. Le temps y a anéanti tout confort, toute raison pratique. Cinq vieillards pourtant sont restés, démunis de tout, presques nus, et ont choisi d'y finir leur vie. Il n'y a plus rien, plus de maisons, plus d'électricité, plus d'enfants, seulement des restes de civilisation que la nature colonise, elle finira bien par les recouvrir. Les cinq chient à même la terre et croient que Chaban est encore au pouvoir. On comprend que naguère il s'est ici produit quelque chose, quelque chose de grave, trois jeunes auraient péri. Les circonstances resteront floues, elles n'ont pas d'importance. Plus rien d'ailleurs n'a d'importance. Sauf, tout de même, qu'il faut bien vivre, et bien vivre ensemble. Il y a Marie, la seule femme ; un peu bigote, mère d'un gamin qui est parti depuis longtemps ; une seule et unique fois elle connut l'amour, quelques heures durant, au pied d'un arbre. Il y a Le Muet, qui du temps même où le village existait encore, passait de toute façon pour un demeuré. Il y a Edmond, Edmond Censini. Lui, avant, c'était le chef du village, l'héritier d'une grande lignée : il en a gardé le sentiment, un certain instinct de domination. Et puis il y a Jean, l'ancien instituteur : c'est l'intellectuel, qui tente de tout consigner, tout noter, même si l'arrêt du temps rend les choses difficiles ; et puis il ennuie tout le monde, avec ses discours. Enfin il y a Javier, l'étranger, celui que le village avait accueilli, qui ressasse son Espagne originelle, les franquistes et les anti-franquistes, et cette fille qu'il n'aura pas même eu le temps d'aimer puisque la guerre la fera mourir. Cinq, donc, il ne sont plus que cinq, à s'épier, à se défier, à se voler et se violenter, à se sourire en coin et se regarder en chien de faïence ; à prolonger l'esprit de la communauté, à s'imaginer que l'idée même de communauté a encore un sens. Car ces cinq-là n'ont plus guère qu'une chose en partage : leur acharnement à se cacher du monde. Le monde pourtant n'est pas loin, on finira bien par l'entendre tonner.  Alors c'en sera fini, c'en sera fini de tout.

En découvrant Dernière station, je me souviens m'être fait la réflexion que peu de textes contemporains atteignaient à une expression aussi pure de la sensation de délitement des choses et d'extinction d'un monde. J'avais en tête le livre culte de Maurice Pons, Les Saisons, lu peu de temps auparavant, et dont l'esprit de Dernière station n'est finalement pas si éloigné. Quoique le lyrisme ici soit beaucoup plus sec, travaillé comme en creux, porté par une écriture qui cache ses éclats comme pour mieux figurer que la vie ne vaut peut-être guère mieux qu'un os qu'on s'acharnerait à ronger. Dans Les Saisons subsistait l'espérance, vague et un peu sotte, de l'exode ; ici, il n'en reste pas même l'idée ; on ne songe guère à se sauver de ses racines, pas plus que de soi-même : on veut juste faire ce qu'il y a à faire, vivre ce qu'il y a à vivre, et mourir chez soi.

Tout éditeur soucieux de littérature aurait été honoré de publier ce petit joyau. Et si l'épilogue, très bref, a pu me sembler un peu maladroit, ou superflu, ce n'est rien. Ce n'est rien en regard de ce qui se joue dans cet obsédant récit d'une humanité qui, fût-ce dans le dénuement le plus complet et le délabrement le plus douloureux, n'en a jamais fini avec la chair et les passions. L'air de rien, sans avoir l'air d'y toucher, Ollivier Curel, étranger aux mimiques du temps et à la blancheur feinte de ces littératures qui se voudraient de psychologie ou de sentiment, a su toucher à quelque chose de grave et d'universel. D'où il est, et si tant est que puisse lui parvenir ce qu'on en dit sur Terre, j'ai pensé qu'il serait content de savoir que son oeuvre désormais existait dans le monde, et qu'elle méritait de recevoir un tel écho.

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mercredi 21 mars 2012

Maurice Pons - Les Saisons

Maurice Pons - Les saisons


Ne vous méprenez pas sur mes desseins qui sont périlleux. Ce que je dois écrire n'est pas beau en soi. Je puis bien vous l'avouer, ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines - comme par exemple la mort de ma soeur Enina - et c'est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera le monde, qui en fera sortir tout le pus, mot à mot, goutte à goutte, comme d'une burette à huile. Après quoi le monde sera meilleur, et vous-mêmes vous serez meilleurs dans un monde plus heureux. Voilà quelle est ma science.
 — Maurice Pons

Je suis verni : je viens donc, coup sur coup, de lire deux authentiques chef-d'oeuvres de la littérature : après être tombé, avec vingt-cinq ans de retard, sur le livre de Baudouin de Baudinat, voilà que je découvre celui de Maurice Pons, Les Saisons - avec un "léger" décalage de bientôt cinquante années...

Siméon, "jeune encore, mais si laid, et d'une laideur si pathétique, qu'on ne lui donnait plus d'âge", débarque, après ce qui semble être un long et douloureux périple, dans une sorte de bourg si miséreux, si oublié de tout, qu'il nous semble à peine possible que des humains l'habitent. Il y en a, pourtant, et d'à peu près aussi délabrés ou mutilés que Siméon lui-même : des gueux, inhospitaliers, brutaux, alcooliques, qui n'en forment pas moins une communauté, avec ses histoires, ses coutumes, son vocabulaire et son bistrot de rien, bouge infâme où, comme dans tout le village d'ailleurs, on ne trouve guère pour mets que de la lentille, et, pour alcool, que de la lentille... Siméon vient d'un lointain si aride qu'il s'y est brûlé comme à des flammes : ici, pour seul climat, on ne connaît que des saisons de quarante mois, deux terribles saisons que se partagent les pluies, avec leur cortège de boues, de miasmes et de maladies, et la neige, qui pétrifie les corps, condamne à la réclusion, parfois à la mort - et on vient les déposer, ces morts, que l'on tire par les pieds, que l'on porte à même le dos ou dans des brouettes, au pied de la Croix de Sépia, sur les hauteurs du village, là où d'ordinaire les habitants aiment à venir déféquer. Ce n'est pas même un purgatoire, puisqu'au purgatoire les âmes peuvent au moins espérer se purifier : plutôt une sorte d'arrière-cuisine de l'enfer - à moins que cela soit précisément cela, l'enfer.

Siméon est l'étranger. Celui qui doit montrer patte blanche ; celui qui, de toute façon, quels que soient les efforts, quelle que soit la durée du séjour, ne sera jamais qu'un souffre-douleur. Il y a bien quelques moments de rémission - mais appelons plutôt cela des espérances déçues. Tout le monde n'est pas mauvais, non, il y a bien quelque chose à soutirer, à sauver, de ces âmes frustes. La veuve Ham, après tout, le nourrit, de temps à autres - comme, négligemment, on remplirait la gamelle d'un chien. Et puis il y a le Croll, borgne, "géant hirsute et dépenaillé", bonhomme à "forte haleine", rebouteux du village ; parfois, il éprouvera un peu d'affection pour Siméon. Il y a aussi Louana, une gamine rieuse et lubrique. Puis Clara, que par accident Siméon aura entraperçue, nue, de dehors, un soir à travers les fenêtres : de cette seule vision naîtra l'amour, car lui n'a pour seul souvenir de la nudité féminine que celui du corps de sa petite soeur, morte avec tant d'autres "cadavres décharnés que les prêtres tiraient par les pieds hors du camp et faisaient jeter dans les fosses." Bref, Siméon a tout pour être un des leurs : du moins a-t-il en partage avec eux d'être misérable et de n'avoir, de la vie, jamais connu que la part d'horreurs. Une chose pourtant le distingue : "... les épreuves et les souffrances abominables qu'il avait subies, il ne les avait assumées que comme une expérience enrichissante, comme une matière première à partir de laquelle il élaborerait un jour une oeuvre. C'est en quoi il s'était, dès l'enfance, singularisé d'entre toutes les victimes : c'est ce regard sur lui-même, et cet espoir, qui lui avaient permis de survivre. En toute conscience, il se reconnaissait le droit de se considérer comme un écrivain, et d'autant qu'il n'avait jamais envisagé d'exercer un autre métier.

Je ne saurais dire, pour trop mal connaître Maurice Pons, quelle furent ses intentions. S'il se lit avec une certaine aisance, ce roman, qu'il ne faut pas craindre de qualifier de sublime, n'en demeure pas moins assez complexe à interpréter. Peut-être d'ailleurs ne faut-il pas chercher midi à quatorze heures, s'imprégner seulement d'une langue évidemment très belle, d'un récit très singulier, et ne pas prêter à son auteur d'autre dessein que celui de raconter une certaine histoire, universelle et enracinée, troublante, avec des personnages qui sont à la fois hors du commun et terriblement humains, l'ensemble prenant les traits d'une sorte de conte noir, d'allégorie de la condition humaine.

Bien sûr, il y a cette question de l'écrivain, de son statut, de sa place dans le monde, la perspective, candide, d'une littérature envisagée comme une possible voie de rédemption, ou, plutôt, comme une voie que l'on jugerait praticable pour, à défaut de transformer le monde, en renvoyer une idée moins attendue - mais pas moins vraie : non que la littérature aurait pour mission de modifier le réel, loin s'en faut, mais qu'elle inciterait au contraire à le regarder d'un autre oeil, d'un oeil apte à en extirper la part peu ou moins visible, enténébrée, refoulée, la part, aussi, secrètement fantastique ou apocalyptique.

Bien sûr, mais c'est assez flagrant pour ne pas y insister, il y a la question de l'autre : l'autre, c'est-à-dire celui qui n'est pas né ici, sur ces terres, qui n'en est pas le fruit naturel, et qui, de ce fait, sera toujours inadapté, inadaptable, livré tout entier à ce qui, même physiquement, prend parfois ici les traits d'un véritable cannibalisme de la société majoritaire.

Il y aurait encore, peut-être, quelque chose qui pourrait avoir partie liée à un souci de rendre de l'humain une image aussi dénudée que possible : qu'est-ce que je suis lorsque je suis nu ? Lorsque je n'ai rien, ou quasi ? Que tout est contre moi, mes congénères autant que les éléments, et que je n'ai pas même de quoi me nourrir, me loger ou me vêtir décemment ? Qu'est-ce qui, alors, reste de moi, de ce qui me constitue comme individu, c'est-à-dire, aussi, comme être taraudé par l'espérance ? C'est à l'aune de l'animal, qu'ils dominent, que les hommes et les femmes qu'on l'on rencontre dans Les Saisons éprouvent parfois leur humanité : les bestioles ne servent à rien, elles ne sont rien - au mieux en trouve-t-on à en faire usage de manière pour le moins inattendue.

Enfin, et je serais assez tenté d'y voir un caractère décisif, ce livre porte un projet esthétique singulier, à lui seul très évocateur. L'horreur en effet cotoie un monde poétique à sa manière : la matérialité fangeuse semble parfois pouvoir épouser une sorte de projet onirique ; nous oscillons entre le réalisme le plus cru et un grotesque de foire du trône, rendus spectateurs de quelque chose qui pourrait être comme le renversement de la féérie ; il y a, autrement dit, quelque chose d'un rire énorme, un rire dont on ne sait trop s'il sort de la gorge du diable ou de celle d'une humanité au bord de son désespoir, donc de sa chute. Nous sommes à la fois devant des humains en loques et devant une humanité qui, fût-elle balbutiante ou malmenée, n'en est pas moins tenace. C'est pourquoi j'ai songé, parfois, et même si l'intention est autre, à l'esprit de La Route de McCarthy - cet autre chef-d'oeuvre que l'on ne peut refermer sans emmener avec soi, et durablement, la sensation de l'impasse où l'homme se trouve, en raison même de ce qu'il est, de ce qu'il ne peut éteindre en lui, et qui n'est pas loin de relever d'un instinct de survie - manière mécaniciste, s'il en est, de désigner la persistance de l'espérance. La dernière partie des Saisons en témoigne d'ailleurs d'une manière définitivement exemplaire, en plus d'être magnifique : le village s'ébroue, part, il a l'idée d'un ailleurs dont il ne sait rien mais qu'il investit des espoirs les plus nécessaires. Songeant à ceux qui ont la chance de ne pas encore avoir lu ce très grand livre, je ne dirai rien, toutefois, de la chute, presque toute entière contenue dans ce mot : "Jamais on ne vit dans l'Histoire l'exemple d'un si confiant exode."

Les Saisons, Maurice Pons - Première édition : Julliard, 1965.
L'édition présentée est celle paru chez Christian Bourgois, 1975.

Posté par Villemain à 09:52 - - Commentaires [1] - Permalien [#]
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