mercredi 4 janvier 2017

THÉÂTRE : Névrotik-Hôtel, de Christian Siméon & Michel Fau

nevrotik hotel

Trame et dialogues : Christian Siméon
Mise en scène : Michel Fau
Avec : Michel Fau et Antoine Kahan
Musiques : Jean-Pierre Stora
Piano : Mathieu El Fassi / Accordéon : Laurent Derache / Violoncelle : Lionel Allemand
Décor : Emmanuel Charles

Lorsque j'ai vu Lady Margaret (Michel Fau), bustier pigeonnant, conquérante, impériale, s'approcher du jeune groom (Antoine Kahan) sur lequel elle avait jeté son dévolu (ou mis le grappin, c'est selon), j'ai songé, comme qui dirait par association d'images, à Lauren Bacall s'asseyant sur les genoux d'Humphrey Bogart dans Le port de l'angoisse. C'est dire si Michel Fau peut être belle ! Mais il est vrai que nous le savions puisqu'il avait donné vie déjà, dans son prodigieux Récital emphatique, à cette diva imprévisible, fragile et sophistiquée que nous retrouvons donc ce soir sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord, quoique sous les traits d'une lointaine cousine. Car si le propos n'est pas foncièrement différent - après tout, il s'agit bien de continuer à se jouer des codes et des genres -, la chose, par la grâce d'une "mise en trame" pleine de facétie, œuvre de Christian Siméonprend ici une tournure plus expressément théâtrale.

Le prétexte est assez simple : une dame d'un certain âge, tyrannique et frivole, capricieuse et hypersensible, s'installe dans la suite couleur rose bonbon d'un hôtel normand, où elle s'entiche d'un jeune groom. Elle attend beaucoup de lui et, fantasque mais avec méthode, lui demande d'entrer chaque jour dans la peau d'un nouveau personnage, victime du syndrome de Stockholm, marin portant haut sa virilité ou chevalier portant cotte de mailles, et de jouer avec elle autant de scènes follement romanesques et effroyablement romantiques. Tout cela en chansons, mais cela va sans dire.

Quitte à passer pour sectaire ou exalté, autant savoir que je ne pourrai jamais dire le moindre mal de Michel Fau, dont je suis grand admirateur - et inconditionnel, avec ça. Car c'est tout de même un bonheur, et un soulagement, que de pouvoir applaudir, dans notre France si fatiguée, si repliée, un comédien aussi libre de ton, d'attitude, de corps et d'esprit. La passion du burlesque et de la bouffonnerie, l'extravagance hilare, l'hénaurme et la folie baroque ne doivent en effet pas nous tromper : Michel Fau prend les choses très au sérieux. Il y a du Molière en lui, qui exacerbe la théâtralité, force le trait, mais qui est toujours mû par quelque chose de profondément enraciné et bien moins gratuit qu'il y paraît. Car je crois, oui, que Michel Fau prend très au sérieux cette tragédie du romantisme. Kitsch de chez kitsch, et même kitschissime, mais parce qu'il perçoit ce qui, dans le kitsch, possède les traits caractéristiques de la maladresse humaine, laquelle est universelle. Je crois le kitsch bien plus pudique qu'on ne le pense couramment. Il est en quelque sorte l'hommage de la pudeur, peut-être de la timidité, au grand show des émotions. Une mise en espace, disons, des dites émotions qui, sinon, seraient tues, rentrées, frustrées. Le kitsch, à l'instar de l'outrance, de la provocation ou du rire gras, est l'exutoire des grands timides, l'expression travestie des grands inadaptés. Ainsi cet expressionnisme décalé, déluré où Fau excelle, est peut-être sa manière à lui de mettre à distance les troubles trop vifs des grandes passions, une façon, épique, hallucinée, de nous rappeler que le rire est peut-être moins le propre de l'homme que celui du monde même. Et qu'il faut bien trouver à rire en ce monde, faute de quoi l'on ne pourrait guère cesser de le pleurer.

Je peux, voyant jouer Michel Fau, rire à m'en étrangler, mais, même sans cela, je ne peux le regarder deux heures durant sans sourire continûment. Un sourire, autrement dit l'expression d'un sentiment de compréhension et de complicité : j'ai toujours cette impression -  peut-être trompeuse, car l'affirmation paraîtra un tantinet ronflante - de comprendre ce qu'il cherche à faire. De comprendre à demi-mot ce qui l'amuse et le touche. Et qui n'est autre que l'insatiable comédie des hommes, de leurs moeurs, de leurs manières, ce plaisir jubilatoire à disséquer leur malice teintée d'incomplétude. Il y a du petit polisson chez Michel Fau, mais un petit polisson incorrigible et irrésistible. Qui semble connaître d'instinct, comme Molière donc, les ressorts de la séduction, ses outrances, sa part de jeu, d'excessive dramatisation et d'irrépressible pathos. Dit autrement : c'est en l'exacerbant que Michel Fau fait exploser ce qui vibre en nous.
C'est pourquoi il a tout pour être un grand auteur populaire. Il a le rire facile, celui qu'il éprouvait déjà, déclara-t-il un jour, lorsqu'enfant il regardait Au théâtre ce soir à la télévision. J'en faisais autant, et moi aussi cela me faisait rire. Les histoires de cocus, les séductions outrancières ou intempestives, les quiproquos, les amants planqués dans le placard, la vraie-fausse comédie des sentiments, et jusqu'à la mise en scène des trois coups, tout cela nous fait rire parce qu'on y décèle autant ce qui y est vrai que ce qui est faux, surjoué, délibérément excessif. Mais c'est dans cette exagération même que l'on comprend un peu de ce qui fait l'humanité commune. Dans Névrotik-Hôtel, Michel Fau et Christian Siméon n'hésitent jamais à user et abuser des ressorts éculés des comiques de situation et de répétition, qui ont toujours été pour moi les deux grandes mamelles du rire universel. Et je crois qu'il faut une forme d'intelligence profonde, quelque chose peut-être qui s'apparente à un instinct, pour tirer aussi fortement sur cette corde. Assumer de se jouer des clichés, de tout ce qui sans doute semblera éculé, induit ce type d'intelligence, une intelligence qui tournera à la drôlerie, même à la poilade, puisqu'elle ne fait que dire d'elle-même : "je ne suis pas dupe." Courons donc le risque de la sentence aphoristique : le goût de la dérision masque toujours une certaine gravité.

L'on aurait grandement raison de me dire que Névrotik-Hôtel ne peut se résumer à Michel Fau... Il faudrait donc se demander ce que pourrait être un tel spectacle sans un tel acteur, question d'autant plus difficile que tout ici semble taillé à la mesure du comédien. J'aurai bien alors quelques réserves à formuler : outre que c'est parfois un tout petit peu décousu et que subsistent quelques temps, non pas morts mais au moins un peu amortis, j'aurais aimé que la partition musicale, autour de laquelle le pièce est organisée, soit un peu plus vive ou variée ; quant à Antoine Kahan, s'il ne démérite pas, il faut bien admettre qu'il lui manque sans doute un peu de corps et d'ampleur - à quoi je m'empresse d'ajouter qu'il doit être bien difficile d'être sur scène avec Michel Fau pour seul partenaire. Reste que les deux comédiens peuvent jouer sur le velours de dialogues redoutablement ciselés, et chanter sur des textes un peu inégaux mais toujours facétieux, la majorité étant constituée d'inédits de Michel Rivgauche, parolier bien connu de plusieurs générations de chanteurs - Edith Piaf, notamment, lui doit La foule. Quant à Christian Siméon, il montre une nouvelle fois toute l'étendue de son talent, lui qui sait aussi bien tâter de la légèreté virtuose d'un Woody Allen (dont il a récemment adapté avec grand succès Maris et femmes), que déployer une veine intense et tragique : je pense notamment à Hyènes ou le monologue de Théodore-Frédéric Benoît, pièce d'une grande rudesse et aprêté existentielles, jouée pour la première fois en 1997 par un certain... Michel Fau.

Christian Siméon

 


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mercredi 19 juin 2013

THEATRE : Demain il fera jour, de Henry de Montherlant

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Texte : Henry de Montherlant
Mise en scène : Michel Fau

Avec : Michel Fau (Georges Carrion), Léa Drucker (Marie Sandoval), Loïc Mobihan (Gilles Sandoval - "Gillou"), Roman Girelli (un messager)


C'était une belle idée. Montherlant, un peu délaissé aujourd'hui, fut de son vivant l'objet d'une admiration très vive, et cette pièce, qui frôla l'interdiction lors de sa création au théâtre Mogador en 1949, n'avait, depuis, jamais été rejouée : il n'en fallait pas davantage à Michel Fau, dont on connaît l'indifférence aux modes et l'aisance à naviguer à contre-courant, pour s'en emparer. Prenant pour décor un intérieur bourgeois mais spartiate, et pour période le mois de juin 1944, Montherlant y déroule avec une certaine causticité, voire crudité, les troubles de l'époque et ses contorsions psychologiques, familiales, politiques ou spirituelles. Mais il le fait à la manière de Montherlant, c'est-à-dire avec lyrisme et dans un souffle qu'inspire souvent la tragédie antique.
Georges Carrion (Michel Fau) refuse que Gillou (Loïc Mobihan), son fils bâtard, rejoigne la Résistance à quelques semaines de la fin de la guerre, arguant de l'ineptie et du danger d'un tel désir. La mère de Gillou (Léa Drucker, alias Marie Sandoval), témoigne d'un amour un peu hystérique pour lui, finalement le seul homme de sa vie. Mais les choses vont s'inverser, pour des motifs dont on comprend bien vite qu'ils ne doivent pas grand-chose à la vie de famille, la responsabilité parentale ou le sens de l'honneur. On retrouve ici bien des thèmes ordinaires de l'oeuvre de Montherlant, l'ambiguité fondamentale nichée dans les consciences individuelles, les mobiles cachés ou secrets de nos actes, et toutes ces questions tournant autour de l'honneur, du courage et de la lâcheté.

C'était une belle idée, donc. Mais quelque chose ne fonctionne pas. On n'y croit pas. Dès la première scène, il y a quelque chose de figé, de froid, d'excessivement sépulcral, et cela nous touche assez peu - d'où, peut-être, ces rires forcés dans la salle, toujours pénibles, même si je sais bien qu'il y a toujours des cons pour rire de tout et trop fort ; et puis, franchement, pour rire à gorge déployée sur un texte de Montherlant, il faut tout de même avoir avalé des pastilles hallucinogènes. Bref. Michel Fau est un comédien de très grand talent, la chose n'est pas discutable, mais, ici, c'est comme s'il se sous-employait lui-même. Il a une gueule, une présence, un regard, bien sûr, il en impose, mais on dirait qu'il n'y croit qu'à moitié - même son salut final au public semble contraint. Et lui qui sait si bien se jouer des situations ambiguës manque ici, bizarrement, de duplicité, de perversité, de jeu. La même remarque vaut, mais de manière plus dommageable, pour Léa Drucker, dont l'interprétation souffre d'un je ne sais quoi de scolaire, d'une diction sur-articulée qui n'aurait pas fait tache dans les salons de Louis XIV (moi qui me plains souvent, au cinéma, que les jeunes acteurs manquent de diction...), d'un timbre qui trop rarement varie ; le plus pénible étant les quelques monologues de son personnage de mère, dont on dirait qu'elle cherche à le jouer comme dans une pièce de Duras - ou plutôt comme dans la parodie d'une pièce de Duras. Sans doute ne démérite-t-elle pas complètement et est-elle plus convaincante lorsqu'elle se tourne vers Gillou, mais, tout de même, je la crois mieux taillée pour la comédie que pour le drame. Disons qu'elle semble manquer d'inspiration, qu'elle joue comme on a tant joué déjà ; et pourquoi pas, d'ailleurs, on ne demande pas forcément à un comédien de faire du neuf, mais son jeu est ici trop marqué, trop massif, trop attendu, et je persiste à penser qu'elle joue d'un seul et même bloc un personnage qui, certes, n'est pas exempt (à dessein) de traits caricaturaux, mais qui laisse aussi un peu d'espace pour ménager quelques effets ou nuances.

Demain-il-fera-jour-photoSans doute avec l'excellente intention d'exhausser le caractère peu ou prou antique du drame, Michel Fau donne à cette mise en scène un tour étrangement académique, auquel il manque donc un transport, un engagement, une implication. On ne parvient pas à se défaire de cette impression que les choses avancent de façon trop mécanique, comme s'il s'agissait de répondre aux canons esthétiques d'une école - ce qui est d'autant plus troublant que Michel Fau n'est pas réputé pour transiger sur sa liberté. C'est pourquoi l'esquisse de folie qui peu à peu saisit les deux principaux personnages ne parvient pas à se défaire d'un tropisme vaguement esthétique : trop de tenue, peut-être, et pas assez de sueur. Ce qui m'a manqué surtout, je crois, c'est une sensation de graduation ; psychologiquement, ce ne sont que retournements, revirements, volte-face, alors que les mots, les attitudes, les timbres, exigeaient quelque chose de plus progressif ; j'aurais préféré que l'on fasse venir les mouvements de l'âme, plutôt que de les voir virevolter sans crier gare. Le potentiel hystérique était là déjà, dans le texte, dans la trame, en rajouter a peut-être fait trébucher l'ensemble, qui pâtit donc d'un défaut de suggestivité. Du coup, on ne croit pas à cet avocat misanthrope et, à sa façon, perdu, qui soudain délaisse son autoritarisme naturel pour s'écrouler en pleurs, pas plus qu'on ne croit à cette femme redevenue maîtresse d'elle-même après avoir, l'instant d'avant, hurlé son angoisse de mère. Une mise en scène un petit peu décevante, donc, et quoi qu'il m'en coûte d'avoir à manifester une réserve alors que l'intention, et l'affiche, étaient si bonnes.

Demain il fera jour, de Henry de Montherlant
Théâtre de l'Oeuvre (site)