jeudi 19 octobre 2017

Pierre Perrin a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

Sans titre


Article de Pierre Perrin, poète et romancier
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« Quand on aime, on se satisfait d’un rien. Tout fait signe. » C’est sans doute ce que signifie ce cœur, sur la couverture. Né en 1968, Marc Villemain publie, avec ce sixième livre, treize nouvelles. Les douze premières mettent en scène la naissance du sentiment amoureux, l’hésitation initiale de ceux qui, en découvrant l’autre, enfant de moins de dix ans, ou adolescent, se révèlent à eux-mêmes. Le héros est presque toujours un citadin venu en vacances à la campagne. L’amour qui se lève en lui offre la grâce et la fragilité d’un coquelicot par grand vent devant un champ de blé. La treizième et dernière nouvelle se situe au contraire à Venise et met en scène un couple qui compte quarante ans de mariage. L’écrivain y récapitule en une ligne chaque nouvelle précédente, sans nostalgie particulière, ajoute, comme pour parachever son bouquet de découvertes, cette brève vérité : « la routine est source d’apaisement. » Ailleurs, il déclare que « les opinions ne valent pas mieux que l’envie d’uriner ». Bien qu’une note de lecture déclare aussi une opinion, je dis ici que je souhaite à ce livre un grand succès, pour qu’il rejoigne une nouvelle vie en poche et qu’alors il passe de main en main dans les cours de récréation. Il est tellement au-dessus des livres de jeunesse, qui barrent l’horizon du beau à ceux qui les lisent, qu’il éclairerait beaucoup de jeunes cœurs « à l’école qui désapprend le rêve. » 

À quelques rares expressions près, pour un puriste : « rester peinard le cul sur sa banquette à mater les filles », la phrase est propre, la langue tenue, souvent inventive et jamais elle n’ennuie, jusque dans l’expression du détail : l’amoureux est « la tête ailleurs, la tête à elle ». La poésie la sous-tend, et fait entendre, à qui veut voir, un alexandrin ternaire, avec sa diérèse finale : « L’adolescence [4] est une soif [4] insatiable [4] ». (En poésie, on exprime un e muet suivi d’une consonne). En exergue, les deux extraits de Ferrat et Jonasz auraient peut-être pu céder la place à cette remarque de Marcel Proust, au début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Nos désirs vont s’interférant et, dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’ait réclamé. » C’est vrai que Proust appelle une lecture fleuve, alors que ces nouvelles sont brèves, font rivières. Huit pages peuvent suffire à Marc Villemain pour ériger un monde à deux personnages. Pour lui, la naissance du sentiment amoureux tient dans le regard. C’est la beauté, dont il sait l’appréciation variable, le sésame. Il l’indique expressément dans deux nouvelles. À l’autre extrémité, l’acte, le coït est rarement évoqué, sauf une fois de la part d’un brutal aviné. Les pages sont toutes en délicatesse. Elles sont empreintes d’émotion, bien au-delà de la chute qui, dans la deuxième nouvelle, libère un coup de théâtre qui retentit tel un glas. Toutes ces nouvelles touchent à l’être et à merveille.

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Dans la retenue même de cette écriture plénière, en même temps qu’elle se délivre sur un ton de confidence : « les grands s’amusent toujours des sentiments des plus petits », l’admirable est que la discrétion domine, la mesure, le refus de la vantardise, de l’imbécillité et du viol, l’acceptation de la tendresse au point de courir le risque de « regarder ses pieds comme si dessous la terre s’y ouvrait. » Le mieux, peut-être, pour ouvrir l’appétit du lecteur, est de rapporter cet extrait où l’amoureux doit faire quatre bises à sept filles ; l’amoureuse est la dernière : « C’est imperceptible mais, entre la première et la dernière, il s’opère un léger, très léger, infime déplacement : on commence sur le creux de la joue, un tout petit peu en dessous de la pommette, puis la deuxième bise se pose à l’endroit même où, lorsque leurs regards se sont croisés, la chair tout à l’heure a rougi, puis c’est la troisième, on dévie encore un peu, le cœur qui chancelle comme un bouton de rose emporté par le vent, et tandis que le corps feint une espèce de langueur commune, de banalité mécanique, la dernière vient se poser dans le voisinage imminent de la commissure »… Cet art du détail voisine avec de fortes vérités. « Pour entendre ce qui asphyxie, ce qui étrangle, il faut du silence, de la bonté, de la clémence, toutes choses à jamais empêchées par la rage, le chagrin, le sentiment de trahison, l’amour blessé. » Ce riche recueil procure d’intenses frissons, pour un vrai bonheur de lecture.


mardi 6 octobre 2009

THEATRE : Michel Jonasz - Abraham

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J
e m'en voulais un peu d'avoir laissé libre cours à quelques réserves, la dernière fois que j'ai vu Michel Jonasz en concert. J'ai trop d'admiration pour lui, je connais trop de ses chansons par cœur pour ne pas m'être, alors, senti un peu injuste. D'insister sur quelques infimes imperfections - ou qui m'apparurent telles - du spectacle m'avait peut-être fait passer sous silence, sans évidemment le vouloir, ce qui fait de Jonasz l'un de nos plus admirables artistes  : avec le temps, ce n'est pas le génie qui s'amenuise, au contraire, mais peut-être la présence de cœur et d'esprit de celui qui en est témoin.

Abraham est donc venu faire taire ces quelques préventions. Le petit homme que l'on découvre sur la scène, trapu, moustachu, ramassé dans son complet gris, est le grand-père qui se déshabille une dernière fois et qui sait que « c'est pas pour la douche », et celui qui, autrefois, taquinait Yankel, le seul ami de toute une vie, « le meilleur tailleur du village ». Jonasz est ces deux hommes tout à la fois, qui n'en font qu'un et que l'histoire sépara sans jamais réussir à les disjoindre tout à fait. L'on aurait pu craindre, connaissant  (et appréciant) de Jonasz ce qu'il a de facétieux, de joueur (de blues), quelque gimmick propre au chansonnier, quelque roublardise incongrue. Eh bien, non. Jonasz ici n'est (presque) plus chanteur (et quand il chante, parfois en yiddish, c'est évidemment magnifique), il n'est plus le frontman pailleté qui survolte ou attendrit le public : le voici homme de théâtre - auteur, metteur en scène, interprète.

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Il y a mis du sien, donc. Au point que la pièce me donne parfois l'impression d'être un concentré de Jonasz, un moment un peu hors du temps où ses aspirations, ses valeurs, ses plaisirs aussi trouvent à s'exprimer, même si c'est mêlé, latent, tenu ; c'est comme l'éclairage d'une trajectoire familière, comme une manière de bilan. On imagine alors combien il a dû trembler, lors de la première représentation - et de toutes les autres d'ailleurs : quoi de plus difficile que d'aller là où non seulement nul ne vous attend, mais n'a pas même envie de vous attendre, quand on est auréolé d'une gloire acquise sur de tout autres scènes, devant de tout autres publics ? Défi dont on sait qu'il n'attire pas toujours la sympathie des critiques, parfois prompts à figer un talent dans sa pratique coutumière. Mais Jonasz est ici sans doute un peu plus que sur une scène de théâtre. S'il a écrit cette pièce, s'il a décidé de la mettre en scène et de l'interpréter, c'est sans doute parce qu'il savait qu'à partir de ce qu'il savait, de ce qu'il savait de son corps, de sa voix, du public, de lui-même et de la nécessité propre qui l'habitait, il trouverait la bonne manière d'être à la fois ce qu'il est et ce que le théâtre requiert. On dira qu'un registre lui est plus familier qu'un autre ; que les rires entendus mais non dénués de poésie des deux hommes sur le banc lui vont mieux que le monologue exténué de l'homme des camps à la mémoire brisée ; qu'il s'y éprouve avec davantage d'aisance ; que s'il excelle dans la drôlerie, dans la situation, dans l'humour de la tradition, il ne fait qu'être touchant et gracieux dans la dramaturgie. Bref, qu'un certain lyrisme lui va mieux qu'un autre. Et, de fait, nul ne pourra résister à la drôlerie, quand on pourra trouver telle déclamation ou tel geste du corps un peu emphatique, au moment où il s'agira de saisir le seul malheur de l'histoire. Ce serait, techniquement, sans doute assez juste. Mais Jonasz n'avance pas masqué. Il ne joue pas à l'acteur, tout au plus continue-t-il de jouer ce qu'il est, et qu'il a toujours réservé à certains instants de ses spectacles. Et la vérité est que l'ensemble se révèle d'une justesse et d'un équilibre qu'on nul n'aurait pu augurer, du moins pas à ce point.

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Donc, Michel Jonasz nous raconte l'histoire de son grand-père, Abraham l'épicier. Il lui redonne corps voix et âme en appui d'un texte malin, vif, viscéral, où les saillies débordent et où les temps morts sont des temps pleins, où les rires fusent et s'arrêtent là et exactement où il faut : juste avant que la bonne humeur, le comique et la joie ne fassent basculer la pièce vers ce qu'elle n'est pas. L'on pourra conserver en mémoire ce que le texte a de plaisant, d'enfantin ou de naïf parfois, mais l'on pourra aussi lorgner du côté de sa gravité essentielle. Et si nous rions de très bon cœur avec la salle lorsque Abraham et Yankel se chamaillent sur leur banc comme pour mieux se dire leur amitié, il y a, au cœur même de ce rire, l'intuition du drame, déjà la mélancolie, ce que l'on sait bien sûr, mais aussi ces vies lointaines, pauvres et simples où s'apprend un humour qui est un peu comme une politesse consentie à la désespérance, une  révérence résignée aux duretés de l'existence. Ces moments, incroyablement drôles, où Yankel, par exemple, s'évertue à comprendre ce qu'est un « poulet cacher » (« J'ai dit que un poulet cacher c'est un poulet qu'il a fait sa Bar Mitzvah voilà ! ») ; ou qu'il gémit d'être sans femme et s'en prend à Dieu (« Me trouver une femme qui m'aime c'est plus difficile que créer le monde ? Que ouvrir la mer en deux comme il a fait pour Moshé ? ») ; ou encore lorsque le même Yankel tombe amoureux d'une jeune fille catholique à qui il croit pouvoir dissimuler, à elle comme à sa famille, qu'il est juif - et Abraham de lui expliquer : « Tu es le tailleur Yankel Weizman, ta langue maternelle est le yiddish ! Tu as tellement l'accent que même quand tu dis rien on l'entend ! Tu manges cacher, tu vas à la synagogue, tu te sens toujours coupable de tout et en même temps tout est de la faute du monde entier, tu te plains toujours, tu pleurniches toujours, tu dis oy vey oy abroch' cent fois par jour, tu discutes toujours de tout, tu veux toujours avoir raison, tu veux tout le temps te suicider, et tu me demandes si ils pourraient se douter de quilqui chouse !? » ; ces moments incroyablement drôles, donc, attisent ce que toute vie humaine peut avoir de beau et de fraternel dans ses instants intimes ou simplement quotidiens, et bien sûr soulignent le contraste avec ce qu'elle aura de plus terrible, pour finir en harangue contre Dieu lui-même : « Comment oses-tu paraître encore à la lumière du jour ! Qui voudrait regarder Qui pourrait voir encore Ce monde où les vivants sont morts Plus que les morts Ces fantômes exilés Ces pyjamas rayés du monde des vivants ». Et Abraham de pointer son index sur Dieu et de le menacer : « Il faudra que tu t'expliques ! Je te laisserai pas tranquille... Personne te laissera tranquille... » Et nous repartons, et le public repart, ivres de ces rires si vrais, si francs, mais abattus aussi par ce que nous savons du temps auquel Jonasz les a soustraits, et par celui auquel on les destinait.

Actuellement au théâtre du Petit Montparnasse.

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vendredi 9 mars 2007

Michel Jonasz au Casino de Paris

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J'
ai toujours été un grand admirateur de Michel Jonasz, que je tiens pour l'un des tout meilleurs interprètes, paroliers et compositeurs de chanson française. Et ils ne sont pas si nombreux, ceux qui peuvent encore inscrire leurs pas dans cette grande tradition, où Jonasz tient une place à part, en raison de ce qu'il est bien sûr, mais aussi parce que ses influences débordent assez largement du cadre.
Sans doute l'hommage qu'il rend à la 
« chanson française » dans son dernier album ne  se déposera-t-il pas en moi aussi profondément que d'autres moments de son œuvre.  Toutefois, même si l'on est, comme moi, un peu moins sensible au fond de jazz-rock mâtiné de fusion et de funk de ce dernier album, il faut bien admettre que, non content d'avoir su s'approprier le répertoire et le réarranger de fond en comble, Michel Jonasz l'interprète au plus juste, sans trop en faire ni en cherchant jamais à singer qui que ce soit. Nombreux auraient sombré dans le mélo ou le mauvais goût.

Il arrive un peu à l'étroit dans un costume gris scintillant qui aurait sans doute très bien convenu pour chanter Ray Charles, mais un peu moins Jacques Brel... D'autant que ses musiciens donnent plutôt dans le genre débraillé, dreadlocks et cool attitude. Il ne s'agit pas là d'un jugement de valeur : je pense seulement qu'un certain répertoire justifie, requiert une certaine présentation. Disons-le de manière plus esthétique : quelque chose, ici, n'est pas tout fait en accord avec le projet. Mais c'est un détail. Le tour de chant commence par Fils de..., du grand Jacques, et c'est de très bonne facture, tenu, intériorisé, d'une interprétation très juste, assez dépouillée. Le seul problème - et peut-être au fond celui qui me perturbera tout au long de la soirée - tient plutôt au public, du genre à taper dans ses mains sur chaque temps (oui, sur chaque temps !), à défaut un temps sur deux, dès qu'on le lui demande bien sûr, mais aussi de son propre chef et le plus souvent en égarant le tempo. Du genre aussi à rire un peu trop facilement - impression, ici, d'entendre des rires préenregistrés pour séries TV... Bref, je me suis parfois senti sur un plateau télé, ce qui est  tout de même assez désagréable lorsqu'on porte Michel Jonasz aussi haut dans son cœur. Je crois d'ailleurs que lui-même le sait, ou le sent, et sa manière de conduire le spectacle, de le parsemer de digressions volontiers légères, pourrait d'une certaine manière en attester. Le comble arrive toutefois lorsqu'il nous convie à un karaoké sur Les copains d'abord. Derrière la scène se déplie une toile blanche (tel l'écran sur lequel, dans l'ancien temps, nous visionnions les diapos de nos vacances d'été,) et la foule d'entonner cahin-caha la chanson d'une génération. Pour moins bienveillant que moi, c'eût été la goutte de sirop qui aurait fait dégouliner l'ambiance... Mais Jonasz, éternellement élégant, se sort toujours avec beaucoup de grâce de ce genre de situation. Mais si je comprends, ô combien, son désir de donner l'envie à chacun de redécouvrir et de chanter le grand répertoire, il n'en demeure pas moins que cela fait courir le risque d'un résultat un peu convenu, loin, bien loin, de Brassens. Et dire cela n'enlève évidemment rien à la sincérité du public, mais le risque est tout de même grand, alors, de voir transformer un répertoire profond, poétique, ironique, souvent mélancolique, en un petit tour de piste sympa - et participatif, comme dirait l'autre.
Pour ma part, je retiendrai surtout de cette soirée peut-être un peu trop professionnelle, trop bien ajustée, trop bien réglée, quelques interprétations mémorables : La mémoire et la mer de Léo Ferré, le Fernand de Jacques Brel, ou le propre hommage de Jonasz à Léo, pourtant plutôt casse-gueule. Et tant pis si je le trouve un peu trop cabotin lorsqu'il entonne L'amour sorcier de Nougaro ou Couleur Café de Gainsbourg. 

Et puis, vint bien entendu le moment où le public le réclame, lui. C'était prévu, et prévisible : nombre de ses chansons, depuis trente ans, sont passées au statut de standards, pour ne pas dire à la postérité. On l'aime aussi pour cela, pour avoir su accompagner une, deux générations, tant de moments dans l'intimité de tant de gens. Mais l'artiste est là pour rendre hommage à la chanson française, ce qu'il nous fait bien savoir (et ce choix, est-il nécessaire de le souligner, est aussi légitime qu'indiscutable). Mais le public lui lance des Micheeel ! comme d'autres des Patriiick !, alors que voulez-vous, le public chéri... Tout doucement, donc, le voilà qui entonne Les fourmis rouges, un peu hésitant - sans doute fait-il mine de ne plus se remémorer les paroles exactes... -, alors la rumeur enfle : le public, lui, les connaît, les paroles. Et cela fonctionne : l'écoute est plus amoureuse, plus instinctive, et l'on se dit que, décidément, c'est sur son répertoire que Michel Jonasz recouvre sa poésie, son authenticité, tout son talent. C'est un peu injuste, assurément, mais c'est sans doute le lot des grands artistes qui ont marqué leur temps que de ne pouvoir échapper à ce qu'ils incarnent.

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