Un soir au club : Ahmet Gülbay au New Morning
C'était, l'autre soir au New Morning, 19 septembre, un moment un peu particulier : le pianiste Ahmet Gülbay, enfant prodige de Saint-Germain des Prés, avait réuni tous ses amis (du beau monde, et nombreux), à l'occasion notamment de la parution de ses deux nouveaux albums : Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ? (enregistré en trio avec Christophe et Philippe Le Van) et Paris Cuban Project, à l'honneur ce soir.
Ce qui ne laisse de surprendre, chez Ahmet Gülbay, et après des années passées à écumer les scènes, c'est la joie, au sens strict éclatante, qu'il éprouve à jouer (quelle que soit l'heure, du jour ou de la nuit.) Aussi est-ce une chose assez singulière que de voir évoluer un tel musicien, rompu à tous les genres, passant plus de la moitié de sa vie à donner des concerts à droite et à gauche, en France et à l'étranger, tant il y prend un plaisir que rien ne semble devoir émousser. Le musicien Gülbay n'a pas d'humeurs, il est toujours égal à lui-même, et c'est en cela un authentique musicien : pour peu qu'il puisse s'installer devant un clavier, pour une poignée d'amis ou une salle pleine à craquer, il le fait toujours avec une incroyable gourmandise. Bien davantage que de l'énergie, c'est, je crois, cette joie (le mot devant être ici entendu au sens fort, presque spirituel) qui, sous des dehors volontiers légers, joueurs, voire farceurs, confère toute sa nécessité à sa musique. On se dit parfois qu'il ne joue que pour approcher la transe ; indécrottable romantique, il va chercher dans la musique, et dans son instrument, tout ce qu'ils peuvent lui procurer de sensations ; du rythme et de la mélodie : voilà ce qu'est pour lui la musique, voilà l'éthique de ce musicien qui, sans se soucier des modes ou des postures, sait donner une touche assez unique au moindre standard comme à la moindre ritournelle, et qui n'en finit pas de donner à sa musique une fraîcheur qui, tout bien pesé, n'est pas si fréquente.
Voici donc deux témoignages filmés de cette soirée (je ne suis guère équipé, pardonnez la qualité des enregistrements, pas mauvaise mais tout de même relative...) :
- dans le premier, l'excellente et très prometteuse flûtiste Amina Mezaache donne sa version d'Armando's Rhumba (de Chick Corea) - qu'Ahmet a eu la grande gentillesse de me dédier. Ahmet Gülbay est au piano, François Barnoud à la contrebasse, et Lukmil Perez à la batterie.
- dans le suivant, le Paris Cuban Quintet interprète Da norte a sur, composition de ce saxophoniste assez époustouflant qu'est Irving Acao. Ahmet est bien sûr au piano, accompagné, donc, d'Irving Acao au saxophone, José Caparros à la trompette, Felipe Cabrera à la contrebasse, et toujours Lukmil Perez à la batterie.
Photo : Olivier Camax
Ahmet Gülbay / Notice du CD trio + New Morning
Je l'ai annoncé ici déjà, Ahmet Gülbay sera le 19 septembre prochain au New Morning pour présenter son nouveau quintet, le Paris Cuban Project.
Parallèlement, il vient d'enregistrer un nouvel album en trio avec ses vieux complices : les frères Le Van, Christophe et Philippe, à la basse et à la batterie, auxquels s'adjoignent parfois Jean-Yves Moka à la guitare et Hervé Meschinet à la flûte.
Pour cet album comme pour celui enregistré avec le quintet, Ahmet Gülbay a eu la gentillesse de faire appel à mes services pour rédiger la notice du CD ; que l'on peut donc lire ci-dessous...
AHMET GÜLBAY TRIO
Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?
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Ce n’est pas faire injure au musicien, lui dont la trajectoire doit si peu à l’ordre académique, que d’avoir longtemps souri au pittoresque de cette crayeuse ardoise posée à même le trottoir de la rue Saint-Benoît, sur laquelle on put lire, pendant des années : ce soir – ahmet gülbay. Je vais être franc : pour ce qui est de l’actualité, ma tournure d’esprit était assez joliment inactuelle, aussi ce nom, Ahmet Gülbay, ne me disait-il rien. Bon, mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne pourront plus connaître : depuis, Saint-Germain semble triste et les lilas sont morts. Donc, c’est là, derrière l’humble ardoise, un certain soir de printemps, que m’entraîna celle que je ne pouvais pas (encore) me permettre de considérer comme ma femme. Le club s’appelait « Chez Papa » et nous y fûmes sitôt chez nous, deux fois plutôt qu’une arpentant les terroirs de Saint-Estèphe qui alors avaient notre prédilection – on ne dira jamais assez combien la langue du jazz est propice aux révolutions de palais. Quoique spontanément fringante, l’ambiance était encore bien tempérée, il fallait attendre que le clavier de l’Ahmet la mette. Et l’Ahmet en question, foin de fado, la mit facile, assis là, dos raide oscilla solo – il y avait là-dedans un peu de rumba d’Armando où je ne m’y connais pas.
Ahmet Gülbay tient à la fois du feu et de l’eau, du cancre et du romantique ; d’Alexandre (le Monty, pas le grand) et de Michel (Legrand, oui). C’est dire, puisqu’on parle d’ardoises, s’il en a une idée davantage bistrotière que scolaire. Son jazz d’ailleurs est assez buissonnier : c’est celui des chemins traversiers et autres flûtes du même acabit. Alors, son vieux copain Meschinet s’est échiné à souffler le vers pour qu’il puisse faire sa coquette gainsbourienne sur Une nuit – mais, admettons : chacun fait c’qui lui plaît, ainsi que l’enseigne la ritournelle. La liberté est une règle. Mais la liberté, qu’est-ce que c’est ? Une valse bien sûr, à commencer par celle des étiquettes. Là où d’autres s’échauffent à la conformité, Ahmet Gülbay s’enflamme à son bon plaisir. Qu’il prend partout, soit dit en passant et comme pour aggraver son cas : il n’y a pas de genres, il n’y a que de la musique : on en swinguerait sur l’air des lampions tant tout est bon pour l’amphion. D’ailleurs son Little boat a des réminiscences de Love boat : alors vogue la galère et que la croisière s’amuse. C’est son petit côté ricain, à Gülbay ; Gülbay qui s’emballe, qui s’en bat l’œil et sambalove à en devenir aussi rutilant que du Lalo Schifrin. Comme lui d’ailleurs (tiens tiens), il a au cinéma payé son bel écot – je les entends déjà, sur son petit bateau, vos chabadabada.
S’il y a du jazz dans ce que joue Ahmet Gülbay, c’est parce que le jazz lui donne la liberté de ne pas chercher à en jouer. On est ici comme dans la vraie vie : ce qui compte, c’est l’intention. La sienne est de trouver sa ligne mélodique comme d’autres pourchassent leur ligne de vie au creux de la main. C’est plus fort que lui, tous ceux qui l’ont vu sur scène le savent : il attendrit l’existence. Témoins, ces orchestrations solaires (Sambalova) et ces airs fluets (Adeos) qui, soyez-en sûr, auraient reçu l’agrément d’un Jobim ou d’un Petrucciani. L’aérien le dispute au matériel, le volage au sentimental, le désir au souvenir : Ahmet Gülbay met le doigt sur sa part sensible. Le bougre est véloce mais c’est avec le cœur et à l’oreille qu’il joue, question d’hygiène autant que d’éthique : des travées de l’existence, il s’agit toujours de rapporter la part tendre, facétieuse, éphémère aussi, puisque, décemment, on ne peut être heureux continument. Tout au plus peut-on s’y efforcer, et c’est bien ce qui s’entend chez lui : les petites modulations espiègles, les phrases appuyées comme des clins d’œil, les moments de langueur feinte, les explosions de joie, tout ce maelström dont il fait l’ordinaire de son discours ne va pas sans que l’histoire n’ait sa morale. Ray Ventura ne se retrouve pas par hasard allongé au beau milieu des plages. Et Gülbay qui rigole et racole comme un ado hard bopper, avec l’air de nous dire : alors, qu’est-ce qu’on attend ? ≈
- La page du concert sur le site du New Morning
Ahmet Gülbay et le Paris Cuban Project au New Morning
Le NEW MORNING accueillera le jeudi 19 septembre prochain, et pour la première fois, le pianiste Ahmet Gülbay.
Occasion pour lui de présenter Paris Cuban Project, l'un de ses deux nouveaux albums - le second, Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux, vient d'être enregistré en trio.
Ahmet Gülbay m'a fait l'amitié de me demander d'écrire les textes de présentation inclus dans ces deux nouveaux cds. Aujourd'hui : le Paris Cuban Project.
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AHMET GÜLBAY QUINTET
Paris Cuban Project
Quand j’étais petit, il y avait chez mes parents un disque qui me mettait en joie. C’était une compilation, et je suis contre les compilations. Mais comme j’étais petit, vous me pardonnerez de ne m’être pas spontanément posé les sourcilleuses questions afférentes à la notion d’œuvre. Toujours est-il que, ce disque, mes parents ne l’écoutaient jamais (je me demande d’ailleurs toujours ce qu’il faisait là). Ma mémoire étant ce qu’elle est, je ne saurais vous en dresser la playlist intégrale, mais je me souviens qu’on y trouvait Patachou, Marcel Amont, Sacha Distel, Joe Dassin l’audacieux et autres drilles drolatiques (et même du Ivan Rebroff). Mais il y avait aussi, force m’est de l’admettre, ce qui aura constitué mon premier contact avec ces musiques qu’alors on qualifiait, c’est selon, d’exotiques, de tropicales, du Sud ou des îles – en tout cas était-ce torride : Si tu vas à Rio, de Dario Moreno. Son hâle allait à l’aise à son allure, sa margoulette dégoulinait sous la gomina, et il portait une chemise très cubaine quoiqu’étant né turc. Comme Ahmet Gülbay, vous le croyez ça ? Vous me direz que l’information n’est que de bien peu d’intérêt, et je suis tout prêt à l’admettre, mais il fallait bien que je trouve un truc pour introduire mon texte.
N’empêche. Allez savoir si je ne tiens pas ce goût des grosses sections cuivrées et du groove à grosses cylindrées de cette expérience (carrément) fondatrice. Quoique pour ce qui est des cuivres, je tiens aussi mes influences d’une copine qui faisait la majorette à la fin des matchs, mais bon, c’est une autre histoire. Cela dit, cette expérience fondatrice (carrément) ne fut pas celle d’Ahmet Gülbay – mais lui est musicien, ça ne compte pas. Car j’entends bien sa manière de s’immiscer dans un ostinato de trompette, de tromper les cadences infernales et de distiller ses gimmicks de conguero. Bon, mais qu’est-ce que c’est que cette musique ? Je vais vous le dire, vous en donner une définition bien définitive : c’est le blues des latins. Parce qu’il faudrait vraiment être un indécrottable occidental pour s’imaginer que la misère serait moins pénible au soleil. C’est ce que Gülbay a bien compris : ça rutile, ça brille ça pétille et ça scintille, mais le riff cuivré ne fait pas plus le bonheur que le ternaire fait le jazz ou l’habit le moine. C’est qu’il y a dans cette musique quelque chose de bien trop lancinant pour en faire un jingle publicitaire pour soda désaltérant. Il suffit d’entendre ce qu’Irving Acao fait de son saxophone pour en attraper la chair de poule et pour flairer tout ce que les musiques du soleil doivent aux inclinations de la lune (on comprend pourquoi il est réclamé par tous les grands de ce monde).
Bernard Maury, son maître, avait pris pour habitude de le surnommer Ahmet Jaimal. C’est que si Ahmet Gülbay passe pour le plus rayonnant des animateurs de soirées, s’il est, par excellence, l’homme à tout faire de la scène, il n’en trimballe pas moins toutes nos humaines fêlures avec lui. Il a d’ailleurs réussi à donner un caractère sentimental à l’une des rares compositions un peu guillerettes de Keith Jarrett (Lucky southern), au point qu’on se croirait à Cologne un soir de janvier 75. Preuve qu’on ne rigole sous les tropiques qu’à la condition de savoir pourquoi – d’ailleurs j’ai toujours rêvé de pouvoir glisser une peau de banane sous le pied des fanfares. Mais les fanfares, quand elles sonnent et résonnent comme celle-là, c’est autre chose : exit les destins de vahinés, le café équitable et Dario Moreno : c’est pas que du bonheur, c’est du lyrisme. ≈
- Ici, la page Facebook de l'événement
- Et là, sur le site du New Morning
Wishbone Ash au New Morning (3 extraits vidéo)
Vieux loups solitaires et marins cabossés avaient jeté leur ancre, l'autre soir au New Morning, pour acclamer les bourlingueurs de Wishbone Ash, qui donnaient, entre autres douceurs, une relecture d'Argus, leur fameux et mythique troisième album, paru en 1972.
Wishbone Ash : ce nom évoque t-il encore autre chose que cette année 1969, qui vit donc au même moment la naissance, en Angleterre, de Black Sabbath, Deep Purple, Led Zeppelin, Cactus ou Uriah Heep, tous monuments d'un hard rock en pleine gestation ? Si tant est bien sûr que l'on puisse parler de hard rock à propos de Wishbone Ash. Alors, oui, il y a les guitares. Cette manière de jouer à deux en intervalles de tierces, marque de fabrication passée dans la légende (notamment) depuis que Thin Lizzy, puis Iron Maiden, leur eurent piqué le (bon) plan. Ecoutez donc, chez les premiers, The boys are back in town, Emerald, ou Renegade, ou, chez Maiden, l'album Piece of Mind, qui en donne une illustration très achevée - mais n'importe quel morceau se prête au jeu, de Hallowed be thy name à Powerslave. Bref. En fait, Wishbone Ash, c'est sans doute un peu plus compliqué ; au confluent de trop de choses, ou, si l'on peut dire, d'un trop grand nombre d'époques. Nourris au biberon d'un boogie presque primitif, du rock'n'roll, de la musique traditionnelle et du folk, du jazz aussi (Pilgrimage, sorti en 1971, en donne quelques belles illustrations), qui plus est en pleine ascension des musiques dites progressives, aux effluves plus ou moins psychédéliques, ces gars-là font, peut-être, au fond, que ce que, faute de mieux, l'on qualifiera de rock. Comme d'autres, ils auront frôlé le succès planétaire - Argus, élu meilleur album de l'année 1973 par la très vénérable revue Melody Maker, se vendit tout de même à plus deux millions d'exemplaires. Le grand frisson des stadiums sera pourtant réservé à d'autres, qui ne leur étaient pas forcément supérieurs ; simplement, le groupe (à l'instar d'Uriah Heep) creusa son sillon, restant ce qu'il était et ne sacrifiant jamais aux airs toujours capricieux du temps.
Autant de (bonnes) raisons qui m'ont conduit à penser que ce serait là une bonne leçon, de rock certes, mais aussi d'endurance et d'authencité, à délivrer à mon fils de dix ans (lequel, fort enthousiaste, a tout de même dû se sentir un peu seul dans sa génération, isolé qu'il était dans ce parterre de vieux rockers et de quinquas - je suis gentil - lui demandant, rigolards, s'il n'avait pas école le lendemain). Toujours est-il, preuve s'il en fallait, que rock'n'roll will never die, et qu'il est possible, quand on a dix ans, de trouver Wishbone Ash au moins aussi excitant que... que quoi, d'ailleurs ? que n'importe quel autre faux groupe formaté dont on vante le look de tueur et les savantes mèches blondes dans les cours de récréation et un peu partout ailleurs. Bref (bis).
Où l'on vérifie qu'un classique mérite son statut, c'est que les titres vieux de quarante ans sont ceux-là mêmes qui continuent d'enthousiasmer. A cette aune, The King Will Come ou le très médiéval Thow Down the Sword pourraient largement être enseignés comme de parfaits modèles d'atemporalité, ces compositions renfermant juste ce qu'il faut de tension, d'altérations et de lyrisme. Et comme on n'a pas attendu Still Loving You pour convaincre les filles que le rock est une musique de brutes au grand coeur assoiffées de sentiments, jetez donc une oreille sur Leaf and Stream (ci-dessous) pour constater combien cette époque ne s'est jamais encombrée d'étiquettes. Très heureux, aussi, d'entendre quelques-uns de leurs morceaux plus récents, tel que l'efficace et très typique Can't Go It Alone (ci-dessous), extrait du dernier album en date, Elegant Stealth (2011). Voilà. Rien à dire d'autre, donc, que la joie de retrouver sur scène ces vieux routiers, emmenés par l'indétrônable Andy Powell, bientôt 63 ans et seul rescapé des origines.
Extrait 1. : Leaf and Stream
Extrait 2. Times Was (chorus)
Extrait 3. Can't Go It Alone
Sébastien Giniaux au New Morning (+ extraits vidéos)
Sébastien Giniaux – New Morning – 25 janvier 2012
Vous, je ne sais pas : moi, rien ne m’agace davantage que l’appellation incontrôlée de musique du monde – encore que sa traduction dans la langue de Shakespeare et de David Beckam n’ait, pour ce qui est de son dessein mercantile, rien à lui envier. A-t-on d’ailleurs idée d’une musique qui ne fût pas du monde, fût-il celui qu’à la ville on qualifie de grand ? Et de quel autre monde pourrait-il bon Dieu s’agir, que ce corps céleste suffisamment bizarre pour que la vie y soit un jour apparue ? Non, décemment, sauf à tutoyer la musique des sphères, je n’y vois d’autres mobiles que ceux du caquètement décervelatoire (dit aussi « marketing »). D’autant que les musiques du monde n’ont finalement plus grand-chose de commun avec lui, puisqu’elles mettent le grand tout en fusion. Au moins, le folk lore, on savait ce que c’était : l’étymologie, ça donnait du sens. Bref, Internet a essoré l’exotisme comme Google Earth a sonné le tocsin des irréductibles. Autant de vénérables sujets de dissertation qui ne doivent guère troubler Sébastien Giniaux et son gang : ceux-là sont musiciens, et le musicien se moque de l’étiquetage de ses produits comme le cistercien de la Nintendo ds 3d. Le monde, ils le pratiquent à la manière des artistes : en tendant l’oreille. En tout cas, c’est dans leurs cordes. De guitare, s’entend. Qu’ils ont lestes, soit dit en passant, et manouches, et balkaniques, et maliennes. Car on ne peut pas nier que quelque chose de la secrète acoustique du monde habite ce petit groupe vibrant à une sorte de continuum dérobé au commun. Les musiciens ont ce secret, le secret de cette note qui taraude l’humain et, parfois, en rencontre le timbre.
Sébastien Giniaux est un grand gaillard dégingandé, légèrement voûté, le regard clair, facétieux, sa parole à peu près aussi maladroite que ses doigts sont agiles. Il ne se prend pas au sérieux car il prend son art très au sérieux. Surtout, j’en reviens à mon propos de départ, il réussit, à partir d’une tradition très affirmée, à façonner son monde. Car si sa musique est du monde, alors c’est d’abord du sien ; c’est-à-dire qu’on n’a un monde à soi que si l’on a préalablement su s’imbiber de la teinture d’autres mondes – je me comprends, je me comprends. Il n’est pas pour autant une synthèse : la synthèse vide les substances de leur moelle pour ne rendre des choses que leur aperçu. Or chez lui la tradition est vivace, on ne peut plus. Mais il lui donne comme un nouvel espace, la fait passer par d’autres circuits que ceux de l’hommage ou de la répétition : il la fait respirer. D’une ambiance typique il sait faire une atmosphère typée. Django n’est jamais loin, sans doute, mais nous sommes au vingt-et-unième siècle : les oreilles ouvertes comme des paraboles, Giniaux donne à ses couleurs manouches un spectre autrement plus large. Ça métisse à tire-larigot, univers dare-dare dilatés. C’est très écrit, luxueusement orchestré, tant et si bien que je me suis surpris à songer aux glissements colorés des premiers albums de Khalil Chahine – la cérémonieuse rutilance en moins, car Sébastien Giniaux conserve de la grande tradition une fraîcheur et un certain goût pour la sueur : il se garde la possibilité de l’accident heureux. Parce que, pour le reste, la partition n’est pas du luxe : les petites modulations ne se font pas toutes seuls, elles transitent par des brisures, rythme cassés, ponctuation inattendues. Ce n’est plus seulement le guitariste qui prête attention aux sonorités, c’est le peintre qui nous sort sa palette. Et de suivre le bon gré de ses humeurs, de ses perceptions, de ses voyages, ce qui ne va pas sans péril parfois. Ainsi des interludes en petites proses à visées poétiques : même agréablement déclamées par Anahita Gohari, elles me semblent, pour le coup, d’une tonalité un peu convenue (Reflet trop reflet escroc / cliché trop psyché Saleté / J’vais te casser) : le vrai-faux moderne, voilà bien ce qui tue la poésie. Enfin ce sera bien là ma seule réserve. Étant entendu qu’il faut savoir pardonner à l’incomplétude : un musicien, jeune par-dessus le marché, qui a le souci d’embrasser le monde et la mélodie des choses en en tirant, non seulement la musique, mais la fresque et les mots, ça suffit à justifier le coup de chapeau. Pour ce qui est de la parfaite harmonie de l’ensemble, c’est donc encore un peu incertain, mais insister là-dessus reviendrait à condamner l’ambition, alors non. Mieux vaut en revenir à l’hommage et derechef tirer notre chapeau à Joris Viquesnel (guitare), Jérémie Arranger (contrebasse), Cherif Soumano (kora), Mihaï Trestian (cymbalum), Mathias Levy (violon) et Maëva Le Berre (violoncelle) : cette petite troupe n’a pas son pareil, et son talent, pour donner au regard acéré de Sébastien Giniaux, et à sa guitare qui ne l’est pas moins, une souveraineté placide et très prometteuse. Et pour ce qui est de ce jeune guitariste virtuose, ceux qui l’ont applaudi, ce soir, sont bien certains d’une chose : on le retrouvera. Et je rappelle que Richard Galliano avait réussi, en son temps, à renouveler l’accordéon. Si vous voyez ce que je veux dire.
Extrait 1
Sébastien Giniaux au New Morning - 25 janvier 2012
Extrait 2
Thierry Péala au New Morning - 18 janvier 2012 (+ extraits vidéos)
Thierry Péala, Bruno Angelini & Francesco Bearzatti - Présentation de l’album Move is - New Morning, 18 janvier 2012
Il me faut confesser d’abord n’avoir jamais été un amateur échevelé de jazz vocal : grosso modo, j’en suis resté à Ella et Billie chez les filles, à Nat et Louis chez les garçons. Quoique je m’aventurasse parfois, appréciez l’audace, à écouter un vieil Al Jarreau ou un jeune David Linx : de ce dernier, l’album qu’il enregistra avec Maria Joao figure même en fort jolie place dans mon panthéon personnel ; c’est dire. Encore que (on ne peut être honnête à moitié) rien ne me rendra plus sentimental, romantique, langoureux, voluptueux (on se calme) qu’un whisky qu’une ballade avec Franck, Tony ou Dean. N’allez pas en conclure que je suis inaccessible à la modernité, cela serait injuste en plus d’être méchant ; je me défends encore. Mais bon voilà. Je ne me trouve guère qu’une excuse (de taille, il est vrai) : le maniérisme (je suis aimable) de certain(e)s vocalistes contemporain(e)s – en gros, c’est d’une voix dont j’ai besoin, pas d’une charmeuse de serpents. Bref.
Donc, à propos d’échevelé, lorsque je suis arrivé l’autre soir au New Morning pour y découvrir Thierry Péala, figurez-vous que je lui ai trouvé un faux air de Gonzague Saint Bris. Gonzague Saint Bris, voyons ! Chantre du nouveau romantisme, candidat rémanent à l’Académie (française), visage poupon et crinière à la d’Artagnan (mais sommes-nous bien certains, après tout, que le cadet de Gascogne portait crinière ?) Un faux air, soit dit en passant, voilà bien ce dont Thierry Péala est incapable : on peut regretter que son timbre manque un peu d’éraillement, que sa texture ne soit pas un peu plus grenée, pour ce qui est de la justesse, en revanche, rien à envier aux plus grands. Ce qui est heureux, vu la complexité de ce projet qui le taraudait depuis longtemps (depuis, nous dit-il, ce Noël béni de ses sept ans où il reçut en offrande un « minicinex ») : créer une musique qui fût entièrement inspirée par ses émotions cinématographiques.
Il est un point commun au jazz et au cinéma que l’on néglige parfois : ils ont le même âge. L’on pourrait y voir une heureuse coïncidence mais, quoique personnellement très sensible à la poétique beauté de tout hasard, c’est bien de nécessité qu’il faudra parler : l’un comme l’autre naissent au plus fort du mouvement d’urbanisation et d’industrialisation, à un moment où les peuples deviennent des sociétés et où les sciences (dures et un peu moins) tâchent de donner corps à une certaine idée, peut-être pas du bonheur, à tout le moins du progrès. On ne peut rester de marbre devant cette conjonction d’événements où s’esquissent l’envol du jazz et, donc, du cinéma. Car ces deux arts, à eux seuls allégories, pour ne pas dire emblèmes, de notre modernité, ont la liberté qui leur souffle au cul : quelque effort taxinomique que nous entreprenions, ils n’en finissent pas de s’esquiver. C’est la grande réussite de Péala que de savoir le dire au son d’une musique elle-même très personnelle, téméraire, exigeante, mais qui ne souffre jamais la moindre affectation. Personnelle ne signifiant pas sans généalogie : j’ai entendu ce soir des réminiscences du Jardin sous la pluie de Debussy ou du New York, N.Y. de George Russel, et de Ravel autant que de Bill Evans.
On pourrait d’ailleurs dire du travail de Thierry Péala qu’il est généalogique, presque archéologique : il s’agit bien pour lui d’aller (far)fouiller dans l’histoire de son propre goût et d’en exhausser les ultimes vestiges qui sauraient en témoigner. Car, incontestablement, c’est aussi par le cinéma que Péala s’est formé une image du monde. Et s’il a bien dû se résoudre à trier dans la masse des références, ce qu’il en a retenu constitue à soi seul une fiche d’identité : Scola, Risi, de Sica, Hitchcock, Lynch, Godard, Cassavetes, Zulawski, Spike Lee – ou quand l’audace moderne le dispute au lyrisme de l’histoire. Reste qu’il n’est pas toujours aisé d’entrer dans toutes les projections musicales de cet imaginaire volubile, quelle que fût son authentique sensibilité. Car, magistralement accompagné par le tempétueux piano de Bruno Angelini et le ténor farceur de Francesco Bearzatti, Péala fait un choix dont l’esthétique confine à l’éthique : ne conserver de son intuition musicale que sa seule substance ; ni contrebasse, ni percussions : le squelette, seul, la quintessence, seule. On swinguera, donc, mais par quasi inadvertance. Riant de bon cœur sur le Do the right thing de Spike Lee, et emportant avec nous, in fine, la sensibilité très gracieuse de Thierry Péala lorsqu’il évoque Une journée particulière d’Ettore Scola. L’on pensait, s’agissant du jazz et du cinéma, avoir à peu près fait le tour de la question : le trio Péala/Angelini/Bearzatti m’a rappelé, idiot que j’étais, combien la messe n’est jamais dite, l’histoire jamais finie, et le jazz toujours renaissant. t
Extrait 1
Thierry Péala - New Morning - 18 janvier 2012
Extrait 2
Médéric Collignon & Le Jus de Bocse - New Morning (+ extrait vidéo)
New Morning, 7 décembre 2011
Le jazz a-t-il (encore) une âme ? La question n’impose certainement pas d’avoir à porter le fer (et le verbe) en quelque moderne Valladolid, mais, tout de même, le sujet ne serait pas indigne d’une jolie et très métaphysique controverse. Elle n’impliquerait d’ailleurs pas tant cet hérétique de Médéric Collignon, lequel ne verrait probablement pas d’un si mauvais œil d’être dévisagé comme un Indien dans le jazz, que les acteurs mêmes d’un art qui n’en finit pas de tanguer entre une source originelle d’où fuse la liberté (à laquelle il offre bien des hymnes), et un désir, même larvé, de reconnaissance – avec ses corollaires marchands dans le viseur. Pour Médéric Collignon, ce seront là peut-être d’assez vaines questions, probablement résolues depuis le premier jour où il tint un instrument entre ses mains. Il n’est d’ailleurs pas indifférent qu’il puise tout un pan de ses ressources au mitan des années soixante, lorsque chaque jour (nuit) jouissait des grâces de tous les parfums de mai. De ces années, il a conservé la part la plus hallucinée, la plus libertaire : gageons que, s’il avait cherché à en recouvrer l’aspiration naturaliste, ou quasi spiritualiste, son audience s’en trouverait presque mécaniquement accrue. Aussi y a-t-il, dans son choix esthétique, brutal, urbain, grinçant, quelque chose qui pourrait bien avoir trait à une sorte d’engagement ; reste, bien sûr, à en interroger la manière.
Sous un certain angle, il serait assez aisé de considérer Médéric Collignon comme un fruit (mais parmi les meilleurs) tombé de l’arbre de notre ultra-contemporanéité : auto-dérision, goût de la farce et du collage, décloisonnement des genres, technophilie espiègle, bouffonneries de toutes espèces, désinhibition à peu près intégrale. Quelques manifestations de cet état d’esprit très débridé pourront bien agacer, et il n’est pas interdit de sourire poliment à quelques-uns de ses cabotinages. Pour peu toutefois qu’on n’y accorde que l’importance requise (c’est-à-dire presque aucune) et que cela ne masque pas l’essentiel, l’histoire du rire confirmant qu’il n’est pas seulement la politesse du désespoir, mais la belle arme des esprits indépendants et fiévreux.
La musique n’est pas pour rien l’art de ceux qui, parfois, peuvent douter de leur verbe – quand nombre d’écrivains, jaloux, allez savoir, de l’éclat d’une phrase ou de la couleur d’une cadence, peuvent bien, à leur tour, rêver en musique. Il y a d’ailleurs du cri, beaucoup de cris, dans l’art de Collignon, mêlés à une tentation de l’onomatopée qui en dit long sur ce qui bruisse comme discours en lui, dont il conjugue la trame dans une musique architecturale, fragmentaire, claquante et viscérale. Que ce discours transite par les instruments à vents ou la gorge, voilà qui n’en altère pas la nécessité, laquelle prend chez lui, donc, de farouches et cathartiques atours. La littérature est un cri, et un cri parfois silencieux, du moins un cri que l’on ne peut guère distinguer que dans le quant-à-soi de la lecture ; si le privilège des musiciens est de pouvoir en transmuer la forme, la texture, celui de Collignon pourrait bien être d’en faire un quasi métalangage. Ceux (c’est mon cas), qui l’ont vu pour la première fois, l’autre soir, sur la scène du New Morning, comprendront certainement ce que je veux dire.
Collignon fait donc partie de ces artistes pour lesquels il ne saurait y avoir de musique qui n’ait aussi pour ambition de (se) malmener. L’intention n’est pas tant d’innover que de renouveler, d’aguicher que d’affranchir : d’une certaine façon, j’eus parfois l’impression qu’il s’agissait de faire revenir la musique à son intention inaugurale, à sa gestation ; de lui restituer, finalement, la primauté de son cri. On comprend mieux alors son admiration pour ces explorateurs que furent, chacun dans son genre, Miles Davis ou King Crimson. Collignon exhausse ce qui en eux nous demeure étrange, hors de portée – quitte à parfois un peu trop insister sur la part la plus voyante ou spectaculaire de cette singularité. On lui en tiendra d’autant moins rigueur que ce garçon n’est pas loin de détenir le feu sacré qui fait les génies : il faut être un innocent ou un démiurge pour mettre en de telles formes la recréation de ce que l’on a ressuscité – peut-être est-ce aussi cela, ce que l’on appelle l’âme du jazz.
Extrait
Médéric Collignon & Le Jus de Bocse - New Morning, 7 décembre 2011