Frédéric Berthet - Correspondances 1973/2003
Berthet revient
« Restez insolemment et opiniâtrement juvénile », écrivait Henri Peyre en conclusion d’une lettre qu’il adressa à Frédéric Berthet, le 13 juin 1988. Là est peut-être condensé ce qui charmait tant de ceux dont l’écrivain rencontra l’existence, et qu’étayent, avec quel éclat, quelle élégance passionnée, ces Correspondances réunies, non sans affection, par Norbert Cassegrain. Que reste-t-il de Frédéric Berthet ? Pour beaucoup de ceux qui le connurent, et qui le lurent de son temps (c’était hier), le souvenir d’un être très singulier, très libre, autour duquel vibrionnait quelque incessant et insolent génie, entreprenant, caustique, délicat, faisant et défaisant les humeurs, aussi imprédictible dans ses gestes que fidèle à ses amis, suscitant, excitant les événements, un pince-sans-rire encore, aussi peu avare de bons mots vachards que d’attentions raffinées. Un de ces êtres dont on devine, nonobstant la figure d’incorrigible adolescent, le sentiment d’incomplétude amère ou de pressentiment larvé, cette figure d’homme qui se refuse, jusqu’à la rupture, à la sourde sensation du spleen, de la déroute ou de l’abattement intime. Je peux me tromper : je ne l’ai pas connu – seulement lu. Toutefois c’est aussi ce qui transparaît dans ces Correspondances, dont le tour joueur, parfois enjoué, apparaît bien des fois comme le pendant spirituel d’un regard intérieur qui l’eût volontiers porté à la lassitude, comme un contrepoint à la tension émotive où on le sent pris.
En sus des impressions personnelles, Frédéric Berthet laisse surtout derrière lui, et pour user d’une formule consacrée, le souvenir d’une des figures littéraires les plus douées de sa génération. La lecture de Daimler s’en va (simultanément réédité), ou de son élégante et Simple journée d’été, donne une idée très vive de ce talent inflammable, de cette chose écorchée dont émane une tendresse mal apprivoisée pour le monde : d’où ces ellipses explosives, cet irrépressible brio. Éric Neuhoff avait bien raison de dire qu’il y avait chez Berthet quelque chose « de français en diable », cette malice peu commune à jouer avec la langue, à jongler entre les postures, à s’immiscer entre chaque parcelle de drôlerie désespérée. De tout cela, sa correspondance donne un aperçu très saisissant. On y lira, avec plaisir et grande sympathie, ces conciliabules souvent cocasses, toujours pénétrants, avec ceux qui, d’emblée, sentaient, savaient son talent ; Roland Barthes, par exemple : « … vous dire que j’aime votre texte, incapable d’ailleurs et je ne fais pas d’effort, de le dissocier de l’amitié que j’ai pour vous : un texte qui fait dire, comme un sourire ou une inflexion : "c’est tout lui". » Et les cartes postales hilares de Patrick Besson, et les petits mots espiègles de Jean Echenoz. Pour ma part, ce que j’en retiens, ce que j’ai aimé, beaucoup, c’est de pouvoir partager et observer d’aussi près son amitié avec Michel Déon. Trente-cinq années séparent les deux hommes : qu’est-ce, en regard de leurs affinités ? Ces deux-là correspondent à tout va, se comprennent si vite, et si bien, sont spontanément si sensibles aux mêmes choses, partagent une telle et même idée de la littérature, qu’ils savent, d’instinct, ce qui importe, et que cette correspondance livre avec drôlerie, grâce, discrétion. Les deux connivents y rivalisent d’effronterie, de spiritualité, d’instinct curieux, et c’est un régal de les contempler nourrir l’affection qu’ils se portent, d’égal à égal.
Berthet écrivait à son ami Patrice Soranzo, en 1980 : « Enfin je ne sais plus, à l’instant, si le monde est là pour entraîner l’écrit, ou l’inverse. Je veux dire, s’il faut considérer l’événement comme une provocation à la littérature, ou le roman comme une provocation à l’événement. » De toute façon, la leçon est là : tout tourne autour de la littérature ; tout passe par son filtre ; la littérature est ce qui me justifie à l’instant même où je parle et vis : et la vie n’est guère objectivable si elle n’est mise en mots, si elle n’est transformée, transfigurée en littérature. Aussi est-ce à Frédéric Berthet lui-même qu’il reviendra de conclure cet article. Qui écrit à Éric Neuhoff, en 1990, cette sorte d’aphorisme grave et badin où se révèlent ce que j’ai tenté de décrire comme relevant à la fois d’un rapport très intense à la société, d’une envie d’en être et de jouer de ses interminables recoins (cette société dont il dit, dans une lettre à Claire El Guedj, qu’elle l’intéresse « comme un meuble contre lequel on s’est heurté »), et d’une force étrange et lumineuse qui sans cesse le ramène au détachement, à la solitude et à la littérature: « Au fond, ce qui reste, dans la vie, c’est des souvenirs et du papier à lettres. »
Frédéric Berthet - Correspondances 1973/2003 - Editions La Table Ronde
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 30, mai/juin 2011
Frédéric Berthet & Yvan Gradis
Histoire de donner un petit écho, même sommaire, à deux lectures récentes - histoire, aussi, de lutter un peu contre une mémoire qui me joue des tours... Quelques mots, donc, de deux livres qui, quoique très disctints dans leurs manières, n'en partagent pas moins de semblables qualités : de la virtuosité, de l'esprit (beaucoup), et une belle causticité.
Du premier, Frédéric Berthet, nous avons dit déjà, ici et là, ce qu'il fallait en penser. L'histoire commence d'ailleurs à lui rendre justice, ce que, pour beaucoup, l'on doit à l'acharnement (éditorial, mais pas seulement) de Norbert Cassegrain, lequel travaille actuellement à une "biographie de l'oeuvre" de Berthet. Le lancement, chez Belfond, de la collection Remake (intitulé dont je ne suis pas très friand, mais qui au moins dit bien de quoi il retourne) tombait à point pour ce texte-ci, Le retour de Bouvard et Pécuchet, écrit en 1996 et qui fut donc, de Berthet, le dernier livre. Un peu plus primesautier, peut-être plus joueur, aussi, que ses précédents. Le retour de Bouvard et Pécuchet porte sur nos années quatre-vingt un regard d'une irrésistible drôlerie. Nos deux personnages, comiques malgré eux, purs produits de cette bêtise ordinaire qui est aussi le propre de chaque époque, avec ses enthousiasmes crédules, ses naïvetés positivistes et ses lubies infantiles, se moulent avec autant de gourmandise que de complaisance dans ce qui faisait alors le suc de cette décennie : il faut les voir se lancer dans la radio libre, la phynance ou l'amour par Minitel, découvrir le jogging et le culte du corps, consacrer la mort des idéologies et se lancer dans l'action locale, s'exercer pour un éventuel passage à la télévision afin de devenir écrivains... Il y a du Monsieur Homais chez Bouvard et Pécuchet, mais il y a aussi, chez ces Bouvard et Pécuchet-là, du Laurel et Hardy. Leur drôlerie très accidentelle permet à Berthet de porter sur le temps un discours dont l'ironie, qui après tout n'est peut-être pas dénuée d'une certaine tendresse, de ces tendresses que l'on peut éprouver au spectacle des vacuités de bonne volonté, rejoint les sarcasmes de Flaubert sur sa propre époque. La forme vive, facétieuse, légère du Retour de Bouvard et Pécuchet ne doit pourtant rien masquer de l'authentique travail de réappropriation entrepris par Berthet, ce que souligne l'excellence du travail éditorial - en fin de volume, on compulsera utilement les Notes & Documents regroupés et annotés, où l'on voit combien Berthet, l'oreille très aguerrie, s'est imprégné des rythmes et de la musicalité de l'écriture flaubertienne. Ce petit volume est donc un régal, et rappellera sans doute quelques souvenirs à ceux qui ont traversé les années quatre-vingt, qui ne manqueront pas alors d'y sourire - fût-ce jaune, comme, semble-t-il, on y sourit dans certains mllieux lorsque le livre parut.
Du second, Yvan Gradis, auteur de Détruire Notre-Dame, on sait bien sûr qu'il est un publiphobe déboulonneur et conséquent, fondateur de Résistance à l'Agression Publicitaire (RAP). Mais on ne doit surtout plus négliger qu'il est aussi un sacré bon écrivain. Comme à Frédéric Berthet, le monde, la société, son temps, lui semblent surtout objets de circonspection, laquelle, nécessairement, entraîne le rire et la gausserie. Et, chez Gradis, un goût prononcé de la potacherie, du pittoresque et de l'absurde. Mais ne nous laissons pas abuser : le rire, c'est connu, n'est que la forme civilisée que revêt l'hommage de la politesse au désespoir : il est ce petit sacrilège commis à l'endroit de nos valeurs les plus sûres et/ou les plus indiscutées. Moyennant quoi, la relative drôlerie de Détruire Notre-Dame n'amène pas tout à fait le même sourire que chez Berthet, car s'y glisse quelque chose de plus onirique, de plus abstrait ; il y a un ici un peu d'oulipisme, qui désarçonne le sens pour mieux ancrer l'image et la sensation. Voyez cet homme, donc, qui semble ne rien voir de ce que l'humain commun voit : sa réalité à lui est simplement autre, comme transfigurée par une sorte d'aptitude à dévoiler ce qui se cache derrière le visible immédiat. Mais attention, ce n'est pas un jeu, c'est on ne peut plus sérieux : ce n'est pas seulement qu'il voit autrement, c'est qu'il donne à voir ce que l'ordinaire dissimule (sciemment ou pas). Le monde alors prend une toute autre signification : exit le bon gros réel. Erudit, virtuose, écrit dans une langue irréprochable, Détruire Notre-Dame n'en est pas moins parfaitement roboratif : on le dévore davantage qu'on ne le lit, tant il demeure dans le quotidien de cet homme qui tient son journal quelque chose de l'entendement commun. Son univers, aussi absurde voire fantastique qu'il y paraisse, conserve un tour étrangement humain, terrien oserai-je dire, comme un écho lointain aux tribulations de de l'homme moderne. Cette fraîcheur, cette gourmandise à écrire, le plaisir évident que prend Gradis à jouer de la langue, toute cette vivacité, ça fait du bien.
• Frédéric Berthet sur le site des éditions Belfond • Yvan Gradis sur le site de Pascal Galodé éditeurs
Soirée d'hommage à Frédéric Berthet
Retour de cocktail - une fois n'est pas coutume. À l'occasion de la parution de Correspondances 1973-2003 et de la réédition de Daimler s'en va, de Frédéric Berthet, ses amis, admirateurs et lecteurs, se sont retrouvés ce soir à la galerie Zürcher, Paris 3ème.
Ralliement de toute une époque ou presque, de tout un style aussi, tels qu'on peut s'en pénétrer tout au long de ces magnifiques Correspondances. A commencer par Norbert Cassegrain, le maître d'œuvre, affable, enjoué. On croise Claude Durant, Éric Neuhoff, Jean Echenoz, Françoise de Maulde, Bernard Zürcher bien sûr, Marcelin Pleynet (Philippe Sollers suivra de peu), Dominique Noguez, Leo van Maris, son traducteur néerlandais, venu spécialement pour l'occasion, Huguette Berthet, mère de Frédéric ; enfin Michel Déon, gaillard, l'œil vif, scrutateur, et qui, il faut bien le dire, aura contribué, ô combien, à donner à cette correspondance sa tonalité fiévreuse et sa drôlerie pleine d'affection.
Norbert Cassegrain me dit que d'autres textes de Frédéric Berthet paraîtront sous peu. On les attend. D'ici là, précipitez-vous sur ces Correspondances 1973-2003, c'est un petit régal d'intelligence et de sensibilité (éditions La Table Ronde).
Jean Echenoz - Michel Déon - Leo van Maris et Norbert Cassegrain