José Saramago - La lucidité
Les petits blancs
Y aurait-il sur l’île canarienne de Lanzarote, où le Nobel portugais José Saramago [disparu en 2010] a posé ses valises, une sorte de microclimat houellebecquien ? On pourrait le penser, tant un certain esprit de subversion mâtiné de pessimisme historique semble y sévir. Rappelons que c’est sur cette petite île volcanique en effet que Michel Houellebecq trouve souvent l’inspiration – il y consacra d’ailleurs un recueil –, et que c’est sur cette même petite île volcanique, donc, que vit désormais José Saramago, malmené par ses compatriotes après la publication il y a quinze ans de L’évangile selon Jésus-Christ. Très opportunément, son nouveau roman paraît à l’heure où la société politique française commence à sortir la très grosse et très spectaculaire artillerie qui, dit-on, devra aider les électeurs à choisir celle ou celui qui présidera à leurs destinées : raison de plus pour encourager les acteurs de la campagne qui s’ébroue à lire ce roman peu ordinaire – lequel, sous ses airs gentiment pince-sans-rire, se révèle être une fable redoutablement subversive.
Comme dans toute fable, le prétexte est assez simple. Imaginez la capitale d’un pays dont les électeurs vont se rendre coupables, dans la langue-type du ministre de l’intérieur, d’une « calamité encore jamais vue dans la longue et laborieuse histoire des peuples connus » : comprenez, en fait, que 83 % d’entre eux ont voté blanc lors de la dernière consultation municipale. Sans doute une partie de l’électorat est-elle restée l’irréductible obligée du civisme partidaire mais, au poids, le triomphe des blanchards est on ne peut plus indiscutable. Triomphe qui n’est d’ailleurs absolument pas vécu comme tel par lesdits blanchards, l’injonction civique qui les a conduits à ce vote n’étant pas moins impérative ni moins noble que celle qui en conduisit d’autres à soutenir, qui le pdd (parti de droite), qui le pdc (parti du centre), qui le pdg (parti de gauche). Ils n’auront donc fait ici, dans un mouvement qui ne manque ni de panache, ni d’élégance, qu’appliquer le droit électoral stricto sensu. De quoi, vous en conviendrez, ébranler le bel édifice démocratique, sa dramaturgie éprouvée, son petit théâtre des procédures. Dans un incontestable souci légaliste, le peuple s’apprête donc à gouverner le gouvernement, à retourner, non contre lui mais contre une tradition tellement ancestrale qu’elle a fini par en devenir impensée - insensée - l’usage du droit. Du moins est-ce ce qui se profile dans les premières pages, d’anthologie, où nous assistons, goguenards, au désarroi du président d’un bureau de vote, de ses assesseurs, de ses suppléants et des entourages, tous membres d’un personnel politique campé avec une drôlerie d’autant plus cruelle que le narrateur ne ménage pas sa commisération. C’est que les premiers indices de la tragédie ne tardent pas à sourdre : le ciel lui-même est de la partie et les ouailles électrices tardent à venir accomplir leur devoir.
C’est à une belle réflexion que nous convie José Saramago, tellement belle que nous en avions omis de penser qu’elle pouvait avoir quelque incarnation crédible : que devient une démocratie lorsque ses membres usent, jusqu’en ses plus ultimes conséquences, de ce qu’elle autorise, justifie et légitime ? La réponse ne se fait pas attendre : d’autant plus malmenée quand elle l’est dans le scrupuleux respect de ses propres procédures, elle laisse place à une société qui n’est pas sans rappeler la société imaginée par George Orwell. Les dirigeants demeurent en place – étant entendu qu’il n’est nullement question de révolution – mais, au nom de la sauvegarde de la démocratie, usent désormais des armes traditionnelles du totalitarisme le plus éprouvé. Tout ici est cul par-dessus tête : le gouvernement se voit peu ou prou contraint à décréter l’anarchie, et le ministre de l’Intérieur lui-même exige des éboueurs qu’ils se mettent en grève, afin de montrer aux blanchards ce qu’il en coûte de défier les partis. En montrant de l’intérieur le fonctionnement d’un pouvoir qui croit tout entier à la technique de la carotte et du bâton, technique « appliquée principalement aux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée à l’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables », c’est au tropisme infantilisant qui guette toute démocratie que Saramago s’attaque entre autres maux. Le président, qui parle « comme un père abandonné par ses enfants bien-aimés, perdus, perplexes » ne manque d’ailleurs pas d’avertir : « De même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de même nous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leur sécurité ». L’avertissement sera suivi d’effets.
La grande pertinence de ce roman réside autant dans le sujet – en un mot, la délitescence de la culture démocratique – que dans le style allègre, vif, corrosif, de haute tenue mais comme libre de toute attache, qui résonne parfois d’un rire qui fait entendre quelque chose de secrètement diabolique, et qui n'est en fait que la marque d’une tristesse. L’auteur [âgé de quatre-vingt deux ans lorsque paraît ce roman], ne s’attache pas sans raison à ce tableau déconfit des mondes qui s’effondrent. Qu’il le fasse avec le sourire n’aide pas à faire passer la pilule, au contraire : nous rions, certes, mais parce que ce paysage n’est pas sans ressemblance avec celui que nous avons sous nos yeux.
Dans son superbe Millenium people, J.G. Ballard avait décrit, non sans lyrisme ni mauvais esprit, la révolution à venir des classes moyennes : ici, José Saramago nous donne à voir la rébellion de citoyens devenus indifférents aux mimiques du pouvoir. Et, ce faisant, pose la question qui agita en son temps le Portugal de la Révolution des Œillets : la vie peut-elle s’organiser sans la politique ? Non, nous répond ce texte autrement civique que ce qu’il y paraît de prime abord – et en dépit, peut-être, de la secrète espérance du narrateur. « Comme les citoyens de ce pays n’avaient pas la saine habitude d’exiger le respect systématique des droits que leur conférait la constitution, il était logique et même naturel qu’ils ne se soient même pas rendu compte que ceux-ci avaient été suspendus » : autrement dit, la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. L’avertissement vaut en tout lieu, et en toute époque.
José Saramago, La Lucidité - Éditions du Seuil
Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, décembre 2006
Pour qui vais-je voter ?
Pourquoi chacun tient tant à faire savoir à la terre entière – je veux dire : au petit peuple des réseaux sociaux – qui est son champion électif ? Pourquoi nous donne-t-on à lire autant d’injonctions, tantôt affûtées, brillantes, épidermiques ou spécieuses, volontiers rageuses et souvent péremptoires, à voter pour ce candidat – et surtout pas pour celui-ci, moins encore pour celui-là ?
J’ai la nostalgie, probablement un peu conservatrice mais peu importe, d’une certaine pudeur démocratique. D’un temps d’avant le douteux fantasme d’une pure transparence où le vote à bulletin secret consacrait, in fine, l’ultime parcelle de quant-à-soi du citoyen, ainsi protégé des arguments d’autorité, des subordinations et autres influences de dernière minute – dire que l’on a fini par en faire un métier, que l’on peut dorénavant arguer sur sa carte de visite de l’enviable statut d’« influenceur »…
Je ne parle pas des militants estampillés : ceux-là portent leur appartenance au fronton de leur casquette : ils font le job. J’en ai été, naguère.
Mais les autres ?
Ceux dont la vie n’est que très sporadiquement traversée par un engagement partisan, et moins encore partidaire, en somme lorsqu’ils vont glisser leur bulletin dans l’urne ? Ceux qui d’ordinaire savent lire, voire font profession de lire entre les lignes ? Ceux qui chérissent le friable, l’indéterminé, le mouvant ? Qui, par amour non de la vérité mais de la justesse, n’aiment rien tant que sonder ce qui est irrémédiablement égaré en chacun, chancelant, peu assuré ? Ceux que l’on aime voir entonner les gens qui doutent ? Pourquoi eux – même eux – en viennent-ils à atrophier leur sensibilité, à glacer leur intelligence de l’autre, parfois à lancer des anathèmes ?
La parole de chacun est-elle à ce point singulière, pénétrante, exemplaire que nous n’ayons de cesse de vouloir en édifier l’autre ? Mes livres, mes romans, mes articles témoignent assez de qui je suis et de qui je ne suis pas. Ce qui émane de moi, de mes amitiés, de mes prédilections, de mes attitudes – fût-ce à mon insu –, suffit amplement à faire savoir pour qui ou contre qui je voterai. Car je voterai, bien sûr.
Dit autrement : je réserve à l’isoloir, qui fera ici office d’allégorie de ma conscience civique, la formulation de mon choix ultime. Non que je tinsse farouchement au secret de mon bulletin, non que celui-ci risquât de m’attirer les foudres ou que j’en eusse honte, mais que je tiens à cultiver encore l’illusion d’un vote qui échappe autant que faire se peut aux objurgations morales et autres intimidations de circonstance, d’un vote auquel ne saurait se résumer l’entièreté du citoyen en moi – de ma personne.
Primaires citoyennes - Jaurès, Combes et... Peillon
Je profite des Primaires citoyennes des 21 et 29 janvier prochains pour archiver cet échange déjà très ancien (dix-sept ans...) avec Vincent Peillon, alors que celui-ci venait de faire paraître chez Grasset, dans la collection Le Collège de Philosophie, un très beau livre sur Jean Jaurès (Jean Jaurès et la religion du socialisme) et que la Fondation Jean-Jaurès publiait de son côté une version remaniée de ce qui fut mon Mémoire de 3ème à l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse, L'esprit clerc, Émile Combes ou le chemin de croix du diable.
Ce dialogue fut publié dans le n° 3 de La Revue Socialiste en avril 2000.
L'échange est animé par Laurent Bouvet, qui en était alors le rédacteur en chef.
D’une fin de siècle à l’autre : Jean Jaurès et Emile Combes
Vincent Peillon est député de la Somme et secrétaire national du Parti socialiste.
Marc Villemain est chargé de mission auprès du premier secrétaire du PS.
Débat animé par Laurent Bouvet.
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La publication de deux études sur Jean Jaurès et Émile Combes par deux membres de la rédaction de la Revue Socialiste nous donne l’occasion de revenir non tant sur l’esprit d’une époque que ces deux personnages ont fortement marqué il y a tout juste un siècle, mais plutôt sur leurs idées, pour le moins oubliées, comme nous l’expliquent Vincent Peillon et Marc Villemain. Des idées qui semblent pourtant susceptibles d’éclairer les lanternes de la gauche contemporaine à l’heure d’une réflexion indispensable sur les vices et les vertus de l’individualisme ou sur la persistance du religieux au coeur du politique.
RS : Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Émile Combes et à Jean Jaurès ? S’agit-il d’une simple préoccupation d’historien, ou bien y a-t-il dans les questions au coeur du débat politique d’aujourd’hui – particulièrement à gauche – des interrogations qui font écho à celles de ces deux auteurs ? Qu’en est-il pour Jaurès, père (re)fondateur du socialisme français ?
Vincent Peillon : En ce qui concerne Jaurès, mon sentiment est que s’il a été assassiné une première fois, physiquement, il a également été assassiné intellectuellement. Ainsi est-il frappant de constater que si Jaurès est un personnage très connu – il est d’ailleurs revendiqué par plusieurs traditions politiques – sa pensée reste profondément méconnue. Elle est méconnue au point que ses oeuvres complètes sont restées indisponibles tout au long du siècle. On peut tout lire en France, mais on ne peut pas lire Jean Jaurès, sauf par fragments. Celui qui veut lire Jaurès de manière approfondie doit aller en bibliothèque. Cet « assassinat intellectuel » que j’évoquais, cette sorte d’amnésie collective, a nécessairement un sens : si on ne connaît pas Jaurès, c’est qu’on ne veut pas le connaître. On est d’accord pour l’évoquer à la tribune des Congrès, pour transférer ses cendres au Panthéon, pour donner son nom à des lycées, des collèges, des places... mais on ne veut pas en savoir plus. Je pense que l’on a même cherché à ce qu’il demeure inconnu. Il y a derrière cette attitude paradoxale une sorte d’amnésie du socialisme sur sa propre histoire et sur son passé intellectuel. Le socialisme a vécu de façon douloureuse la séparation du Congrès de Tours en 1920. Il a refoulé des éléments de sa tradition pour surmonter cette rupture avec le communisme. Le socialisme a eu du mal à articuler en particulier matérialisme et idéalisme, il s’est plié à la vulgate matérialiste du marxisme en refoulant une part de lui-même qui était fondatrice, cette part qu’on retrouve précisément chez Jaurès lorsqu’il avoue, très nettement, son idéalisme et son spiritualisme. L’intérêt de se pencher, une nouvelle fois sur Jean Jaurès, vient de ce qu’au moment où l’on ferme la longue parenthèse communiste du siècle avec la chute du Mur de Berlin, il ne paraît pas inutile de se retourner vers cette tradition refoulée du socialisme, car elle nous porte vers l’avenir.
RS : Pourquoi, de manière symétrique, s’intéresser à Emile Combes, alors que cela paraît encore plus paradoxal que pour Jaurès, puisqu’en ce qui le concerne, seule une image est restée : celle du « petit père Combes », le défenseur d’une laïcité de combat ?
Marc Villemain : Peut-être parce que le propos de Vincent Peillon sur Jaurès pourrait s’appliquer à Combes lui-même. À deux réserves près : premièrement, Combes n’est pas socialiste mais radical-socialiste, ce qui est important dans le contexte d’une époque où les radicaux dominent la vie politique française. Deuxièmement, Combes n’a ni l’envergure ni le génie du Jaurès penseur. Cela étant dit, tout ce qu’explique Vincent Peillon sur la pensée méconnue, sur les oeuvres indisponibles, sur le fait de savoir si on souhaite le connaître vraiment, voire sur l’assassinat symbolique du personnage, tout cela vaut aussi pour Combes. Je fais d’ailleurs remarquer que tous deux étaient amis, et que c’est Jaurès qui vient chaque fois à la rescousse de Combes dans ses passes difficiles. La pensée d’Emile Combes est méconnue parce qu’on a gardé de lui l’image d’un homme atteint de monomanie contre l’Eglise, sans trop comprendre d’où venait son inspiration politique et ce que son discours pouvait avoir comme écho dans la société de son temps. Se pose dès lors la question de savoir si l’on souhaite réellement connaître ce qui se cache derrière Combes, inspirateur (et non auteur) de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les débats de ces années de lutte nous paraissent bien vifs aujourd’hui, trop vifs sans doute pour la société française contemporaine, dans laquelle la parole vive n’évoque plus grand-chose à personne, sauf sous des formes caricaturales ou extrêmes. L’idée qu’une valeur aussi bien acceptée que la laïcité puisse venir de ces temps d’affrontement et de mini-guerre civile n’est pas évidente au premier abord. Alors, pourquoi s’intéresser à Combes… ? Sans doute, et de manière plus ou moins inconsciente chez moi, par attirance pour ces personnages décalés, comme parcourus d’un faisceau de blessures, et dont l’image a peu à peu été corrodée, pervertie, par un travail très superficiel de sédimentation culturelle. Autant la caricature m’amuse, autant je sais bien qu’il y a derrière toute caricature son antidote, sa contre-caricature en quelque sorte. J’ai donc voulu traduire la complexité de l’époque, et avec elle celle de Combes lui-même, en essayant de montrer qu’il était autre chose qu’un bouffeur de curés, de nonnes et d’abbés… Il se qualifiait lui-même de « spiritualiste fervent ». Et il ira jusqu’à dire que « le catholicisme représentait l’effort le plus vigoureux pour pénétrer l’énigme jusqu’à présent indéchiffrable de la destinée humaine ». Sans même évoquer ce que j’ai pu discerner comme une espèce « d’aimantation ecclésiale » et cette sourde attirance pour les hommes et les femmes de foi…
RS : Dans la manière dont les socialistes français ont « oublié » Jaurès, n’y a-t-il pas quelque chose qui serait de l’ordre du refoulement d’une des traditions que Jaurès a intégré dans le socialisme français au moment où il réalise la synthèse du républicanisme et du socialisme : la tradition libérale – entendu ici dans son sens politique, telle qu’elle a été elle-même intégrée au républicanisme ? N’y a-t-il pas chez Jaurès un certain nombre d’éléments qui mériteraient aujourd’hui d’être pris en considération dans le débat qui anime la social-démocratie européenne dans sa relation avec le libéralisme ?
V.P. : Jaurès s’inscrit en effet dans la tradition du libéralisme politique au sens révolutionnaire. Jaurès est un « individualiste ». C’est-à-dire qu’il pense que le but de la politique, c’est l’épanouissement de l’individu. Le pouvoir politique est chez lui délimité par la protection de l’individu. Ce positionnement résonne incontestablement avec des débats contemporains, car la tradition du libéralisme politique est liée à celle du libéralisme économique – particulièrement à la notion de propriété. Aux yeux des libéraux, si l’on considère John Locke par exemple, l’idée de propriété est une idée qui est née de la conception de l’individu. La propriété est une extension de la personne. On retrouve ce thème chez Jaurès, médiatisé par un passage par l’idéalisme allemand : la propriété est une des voies de la réalisation de soi. Jaurès développe ainsi un certain nombre de thèses où il explique que l’appropriation collective des moyens de production doit passer par la propriété individuelle. En effet, ce qui est gênant à ses yeux, c’est la concentration du capital – il défend un mode d’appropriation collective sous la forme d’une diffusion plutôt que d’une étatisation – il se montre très favorable à l’artisanat, au petit commerce et à la petite paysannerie. On peut trouver chez Jaurès des réflexions stimulantes concernant le débat actuel sur l’épargne salariale et l’actionnariat des salariés notamment. Ainsi que veut dire lutter contre le capitalisme ? Soit on construit un collectif impersonnel qui a le monopole du capital, soit on permet aux individus de s’approprier le capital, en répandant la propriété – c’est la solution que préconise Jaurès. De même peut-on trouver chez Jaurès des réflexions sur ce que l’on appelle en économie la politique de l’offre, et sur le développement de l’initiative, la nécessité d’organiser la capacité de chacun à produire, à développer des richesses, à s’enrichir.
RS : En essayant de maintenir le même parallèle, est-ce qu’il y a dans la pensée et le combat d’Emile Combes en faveur de la laïcité des éléments qui pourraient éclairer des débats contemporains, en ce qui concerne notamment le rapport de la société française contemporaine au religieux – à la manière dont l’analyse Marcel Gauchet par exemple ?
M.V. : Je ne sais pas si Combes peut nous éclairer sur ce rapport. En revanche, la manière dont il a mené son combat nous livre, je le crois, quelques enseignements précieux. N’oublions pas que pour la gauche, la question du religieux est toujours restée plus ou moins interdite. Nous soulignions tout à l’heure l’origine matérialiste de la gauche ; or Combes y insistait beaucoup, quand Jaurès disait que l’avenir du socialisme passait par une grande révolution religieuse… Autant de choses bien oubliées aujourd’hui. C’est le processus de sécularisation de la société qui était l’enjeu de l’époque, et c’est celui-ci qui continue de troubler la gauche contemporaine. Aujourd’hui, et alors que la place de l’islam est au centre des débats, on voit bien que les questions posées sont les mêmes qu’à l’époque de Combes : celles du ralliement de la religion à la République, de la compatibilité de la liberté individuelle et de la vie religieuse, de la place du religieux dans une société laïque et démocratique. La question s’est posée pour les catholiques en des termes très forts – eux qui n’étaient gagnés ni à la république, ni à la démocratie, ni au suffrage universel. Ils se sentaient étrangers à cette modernité. Et s’ils s’y sont finalement ralliés, c’est en créant un petit schisme au sein de l’Eglise, lequel a durci, par un effet de système, les plus réfractaires au ralliement. Ce n’est donc pas tant Combes que l’époque à laquelle il a vécu et agit qui nous informe, et qui nous oblige aujourd’hui à une réflexion sur le lien entre le politique et le religieux. On sortira peut-être un jour de la religion, en tant que structure ou modèle structurant, mais on ne sortira jamais du religieux. Je suis en accord avec Marcel Gauchet sur ce point, au sens où la modernité contient – quoiqu’elle s’en défende, et malgré elle – du religieux. On cherche encore aujourd’hui un sens supérieur à l’action politique, et ce sens, s’il n’est plus qualifiable de religieux, demeure très largement métaphysique. Gauchet le dit très bien : on n’a jamais de rapport neutre au réel, on le façonne, on le taraude... André Gide disait sur un mode un peu sarcastique que la religion chrétienne est une religion «essentiellement consolatrice ». Or nous continuons évidemment d’avoir besoin de consolation. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir fleurir, avec un succès certain, toute une littérature de la consolation – je pense, et sur des registres différents mais voisins, à André Comte-Sponville ou à Christian Bobin. Il ne s’agit ni plus ni moins que de donner un peu de sens, ou au moins de fondement, au cheminement individuel, en reposant de vieilles questions mille fois traitées par les religions. Combes, pour en revenir à lui, y a répondu, mais avec toutes les ambiguïtés de son époque. La société, l’histoire, l’ont poussé à un combat dont le visage peut aujourd’hui paraître caricatural ou suranné – et pourtant ô combien nécessaire pour l’établissement de la république. Il s’est pourtant acquitté de sa tâche à travers un jeu de cache-cache qui en dit long sur ses dispositions personnelles – ainsi parlait-il en 1904, dans un discours fameux, des « idées nécessaires de la chrétienté ». Vivement attaqué après ce discours, c’est d’ailleurs Jaurès qui, une nouvelle fois, viendra à sa rescousse. Combes entretenait des relations douloureuses avec le religieux ; sans doute parce qu’il savait l’intensité de la puissance métaphysique qui taraude l’individu. C’est finalement à cette souffrance que j’ai voulu m’ouvrir dans cette Note de la Fondation Jaurès. Mais bien qu’étant loin d’être le seul à l’époque – que l’on songe simplement à Jaurès ! – cette ambiguïté a suffi à le faire condamner, à maintes reprises, comme trop tolérant à l’égard des catholiques. Clemenceau, pour ne citer que l’un des plus brillants, n’hésitait pas à dire de lui – ce sont ses termes – qu’il était « ridiculement modéré » !
RS : On constate, à travers vos réponses, l’attention prêtée par les deux hommes à l’individu et à son rôle central dans la société. On a le sentiment, un siècle après, qu’il s’agit d’une réflexion essentielle pour la gauche de l’époque, mais d’une réflexion qu’on a eu tendance, en raison de l’effet déformant de la lutte idéologique au XXème siècle, à attribuer à la droite. Sur ce point-là, je voudrais avoir vos deux avis, à partir de Combes et Jaurès bien sûr, mais également au-delà, sur le fait de savoir si l’individu peut à nouveau être envisagé comme un élément central de la réflexion de la gauche, en termes identitaires, économiques, sociaux...
V.P. : Pour Jaurès, il y a une définition du socialisme qui est simple, c’est « l’individualisme complet ». On trouve chez lui une conception laïque de l’individu, une conception rationaliste. Ce qui fait, ce qui fonde la valeur d’un individu, c’est sa capacité à se déterminer par lui-même. Cette liberté n’existe que pour autant qu’elle est fondée sur une propriété distinctive de l’homme qui est la raison : la capacité de peser le pour et le contre, d’argumenter, de se forger des certitudes. A partir de là, la question qui se pose est celle de l’éducation du jugement – c’est ici que se rejoignent laïcité et individualisme. Ce que l’école laïque doit former, ce sont des individus capables de choisir par eux-mêmes. Il ne s’agit pas, pour continuer ce que nous disions précédemment, d’une conception antireligieuse. Il s’agit de placer l’individu au coeur des préoccupations, et notamment de l’éducation. A partir de là, comment intervient la religion ? La religion – si on considère l’étymologie du terme – c’est le lien. Les individus sont, au départ, seuls, mais ils sont faits pour vivre ensemble. On peut dès lors se demander quelle est la forme de coexistence qui leur permettra d’épanouir au mieux la nature qui est la leur. On peut considérer que, de ce point de vue, le christianisme a fait faillite en ce qu’il a débouché sur une société des égoïsmes, une société qui meurtrit en chaque homme son humanité – la société capitaliste. Il faut donc une autre société. Et cette société, c’est celle que Jaurès identifie au socialisme. On comprend bien que l’individu n’est pas seulement un être qui cherche à manger, se vêtir, consommer... Ce qui fait la nature de l’individu, c’est précisément sa rationalité et sa liberté. Et là on retrouve un idéal encore très présent dans la tradition socialiste contemporaine, celui que l’on trouve déjà chez Descartes : la capacité, la « haute vertu » de l’homme rationaliste, c’est sa générosité. C’est ce que dit Descartes dans le Traité des passions. Ce que dit également Jaurès : « Le capitalisme, c’est l’égoïsme ; le socialisme, c’est la générosité ». Or, qu’est-ce qu’être généreux ? C’est avoir tellement éduqué la liberté en soi qu’on la respecte chez l’autre. Je suis généreux parce que je reconnais en toi la même liberté que celle que j’ai en moi. Si je suis esclave, si je suis quelqu’un qui se soumet, je ne peux reconnaître chez l’autre une quelconque liberté. L’homme généreux, c’est donc aussi celui qui a exercé la raison et qui la reconnaît chez l’autre. Le socialisme de Jaurès, c’est la société des hommes généreux. Ainsi, à l’articulation d’un double paradoxe, le socialisme apparaît-il comme un individualisme et en même temps comme une religion, parce qu’il permet l’organisation collective des libertés individuelles, donnant satisfaction à un mouvement infini de justice qui nous habite et nous dépasse.
M.V. : L’époque dont nous parlons est celle de la « mort de Dieu » et du remplacement de la foi chrétienne par une sorte d’espérance matérialiste – et dont le point commun, j’y insiste, est bien la métaphysique. Dans ce précipité idéologique du début du siècle, Combes s’appuyait sur un triptyque à la fois banal et personnel : Rousseau, dont il retenait l’idée de perfectibilité, Robespierre, dont il conservait religieusement le déisme, et Michelet qui lui fournissait la notion de progrès. Il concluait de son inscription dans cette généalogie philosophique et historique un individualisme proche de celui de Jaurès, autrement dit un individualisme religieux. Vincent Peillon a rappelé l’origine étymologique du religieux, cette objectif de relier les hommes ; c’était le sens même de l’action de Combes. Et s’il souffrait, c’est précisément parce qu’il menait un combat qui passait, pour s’imposer, par la division provisoire des hommes entre eux. Le combat laïque comme étape vers la réconciliation des hommes avec eux-mêmes… Combes – il avait beau le dire et le répéter, on ne le croyait évidemment jamais – ne s’est jamais battu contre la religion, mais contre ce qui la faisait choir. Il était une sorte de chrétien primitif, un chrétien d’avant les chapelles et les cléricatures. En cela, son accord est total avec Jaurès, sur le défaut du christianisme (et singulièrement du catholicisme), incapable de relier les individus dans une société moderne. Or ce n’est pas le besoin de sens qui s’éteint aujourd’hui, tout au contraire. C’est le sens religieux qui ne répond plus aux besoins. C’est toute la désespérance de l’homme moderne, individu esseulé, et c’est aussi, bien sûr, toute sa grandeur. Le politique, par substitution, peut apparaître comme un indicateur de sens. D’où la résurgence, dans les discours, d’une certaine forme de lyrisme ou d’euphorie communicationnelle, qu’atteste l’usage pour le moins excessif d’appels à la solidarité, à la fraternité, à l’humanité. Autant de grands mots qui, même s’ils peuvent parfois sonner creux, sont emprunts d’intemporalité, et qui seront intemporellement compris par les citoyens et les électeurs. Ces mots sont empreints de religieux tout en étant parfaitement républicains ; ils font partie d’un sens commun politique.
Lire élire - Tribune pour Le Monde.fr
Voici le texte d'une Tribune parue ce jour sur Le Monde.fr, et que je signe donc aux côtés de Philippe Annocque, Claro, Nathalie Lacroix, Laure Limongi, Lionel-Edouard Martin, Vincent Monadé et Romain Verger.
Lire élire
Le Salon du Livre de Paris ouvre ses portes. Depuis 2007, date de son accession à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy, contrairement à tous ses prédécesseurs, n’y a encore jamais mis les pieds. Adepte des marathons au Salon de l’Agriculture, familier du Bourget où règne l’ami Dassault, coutumier du Mondial de l’Automobile du camarade Carlos Goshn, il n’aura donc pas trouvé, en cinq ans, une demi-journée, pas même une heure ou deux, à consacrer au livre.
Quoi que les Français décident en mai prochain, l’histoire retiendra que jamais un président de la République ne s’en sera autant pris à la culture – il aura d’ailleurs été le seul à ne jamais en faire aucun cas. Nous gardons en mémoire son offensive idiote contre La Princesse de Clèves (œuvre dont les amateurs de littérature considèrent qu’elle fonde, rien de moins, le roman moderne), offensive qui sonnait aussi comme un lapsus : celui d’une certaine haine de la culture et d’une forme assumée de mépris de classe : comment voulez-vous qu’un(e) guichetièr(e) puisse lire, encore moins aimer, le texte de Madame de La Fayette ? De même que nous gardons en mémoire le déshonneur des attaques du camp présidentiel contre Marie N’Diaye, prix Goncourt, sans que jamais le président de la République ou son ministre de la Culture n’y trouvent à redire. Comme nous gardons en mémoire, encore, la farce avortée du transfert des cendres d’Albert Camus au Panthéon. Chacun complètera la liste à loisir.
Nicolas Sarkozy a donc attenté à la culture.
Il a remis en cause l’exception culturelle qui, pour partie, fonde la République. Non content de s’être engagé dans la dérisoire pantalonnade que fut le Conseil de la Création artistique (lequel, en dépit des talents individuels qui le constituaient, se révéla aussi budgétivore qu’inutile), le président-candidat aura mis toute son application à saper l’idée même d’un ministère de la Culture digne de ce nom : le livre, relégué au rang de simple service, ne dispose plus d’une Direction à part entière, tandis que les Directions régionales des Affaires culturelles voient leurs crédits fondre, que les nominations n’ont jamais été aussi discrétionnaires, que les subventions n’en finissent pas de baisser (quand elles ne sont pas supprimées), et que les établissements publics se contentent de souffler dans le sens du vent en singeant les agences anglo-saxonnes.
En imposant une hausse de la tva (désormais fixée à 7 %), le président-candidat prouve qu’il n’a ni compris, ni même perçu, la fragilité du secteur : après avoir guerroyé contre l’Union européenne pour imposer une baisse du taux dans la restauration, Nicolas Sarkozy aura fait la sourde oreille avec les auteurs, éditeurs et libraires qui, unanimes, continuent de tirer la sonnette d’alarme. Ici aussi, ici encore, le ministre de la Culture, mis devant le fait accompli, n’aura pesé pour rien : inaudible, invisible, impotent, il aura sans doute préféré conserver son poste et continuer d’affaiblir une fonction ministérielle qui n’en demandait pas tant. Depuis, il ne cesse d’ailleurs d’apporter de nouvelles preuves de sa méconnaissance des enjeux, répétant à qui mieux mieux que la hausse de la tva ne représentera guère que 30 centimes d’euros d’augmentation sur le prix de vente d’un livre. Mais qui chiffrera les heures de travail des libraires ? Qui compensera les pertes sèches sur les livres de fonds (l’âme de la librairie) ? Pour la librairie indépendante, pour la petite et moyenne édition, pour les écrivains eux-mêmes, la mesure a des répercussions d’autant plus dramatiques que le secteur souffre déjà des mille effets conjoints de la crise et d’une surconcentration capitalistique qui n’en finit pas de saper l’ambition proclamée de la diversité.
Ce qui fut à l’œuvre, en vérité, durant les cinq années de ce triste mandat présidentiel, c’est donc un mépris permanent, inégalé, pour la culture, le livre et la connaissance : pour tout ce qui, en fait, ne se consomme pas sur place. Ce qui fut à l’œuvre, c’est l’affaissement d’une République dont les figures tutélaires eurent pour noms Voltaire, Hugo, Jaurès, Blum, Péguy, Bernanos, de Gaulle, Mauriac, Malraux, Sartre ou Lindon : c’était avant que la mystique se dégrade en spectacle et finisse par arborer le rictus de Jean-Marie Bigard ou de Doc Gynéco.
Le livre n’existe pas en dehors de la Cité. écrire n’est pas un acte éthéré dont le monde serait absent : sans l’être expressément, l’acte charrie aussi sa part d’engagement. Nous ne sommes pas nécessairement d’accord sur tout, nous ne sommes pas pareillement militants, mais nous avons en commun cette conviction : en méprisant la culture, c’est la République elle-même que Nicolas Sarkozy expose ; c’est une certaine idée, non seulement de la France, mais de ce qui fait vivre et tenir les hommes ensemble, qu’il décide de passer sous les fourches caudines de la « profitabilité » financière et de la raison « managériale ». Au moment où il brigue un second mandat présidentiel, qu’a-t-il donc à proposer aux artistes, écrivains, éditeurs et libraires, qui soit de nature à les soutenir et qui ne relèverait pas de promesses seulement destinées à recueillir leur onction (électorale) ?
Il lit, dit-il. Devrions-nous l’élire ?
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Philippe Annocque, écrivain - Claro, écrivain - Nathalie Lacroix, libraire - Lionel-Édouard Martin, écrivain - Vincent Monadé, directeur du MOTif - Romain Verger, écrivain - Marc Villemain, écrivain et éditeur
Archives : Soir 3, 29/10/09 - "Les nègres des politiques"
A titre d'archive : Soir 3 - "Les nègres en politique" - Reportage de Sandrine Rigaud - Diffusion : 29 octobre 2009
De mon silence
D'aucuns, lecteurs fidèles ou simplement vigilants, s'étonneront peut-être de mon silence, à l'heure où pourraient se jouer, non seulement l'avenir du parti socialiste tel que nous le connaissons depuis trente-cinq ans (et tel que j'y ai, naguère, milité), mais la remise à plat du paysage idéologique français, voire européen.
L'explication par la lassitude, dont je ne saurais nier qu'elle possède bien des fondements, n'en serait pas moins insuffisante - et, selon l'angle d'où l'on se place, en partie injuste. S'il est vrai que ce qui semble mouvoir la vie politique française, et la manière même dont elle se meut, peuvent à l'occasion m'affliger ou me faire sourire, en tout cas me décourager, cette force à l'oeuvre n'en prend pas moins son sens dans l'évolution générale du monde. La lassitude est chose normale : aucun citoyen ne peut décemment se sentir obligé de porter intérêt à ce qui ne lui apparaît plus que comme un spectacle assez vain, et souvent vulgaire, en plus d'être parfaitement prévisible. Le champ politique ne nous renvoie plus guère qu'une onde d'hystéries cumulatives, faites d'arrangements permanents avec l'histoire et d'augustes certitudes bien réparties : de cela seul, il serait légitime, en tout cas excusable, de se sentir las. Toujours est-il que je ne trouve au fond aucun motif de réjouissance à ce que le champ politique ne suscite plus chez moi autre chose qu'un vague mouvement d'ironie ou de dégoût.
Toute personne qui prêt attention, non seulement à la politique, mais à l'évolution de l'humanité, se retrouve au coeur de trois tentations, qu'il faut tout à la fois et paradoxalement savoir entretenir et éviter.
- La tentation de la nostalgie : non en raison de ce type de croyance, peu conséquent, qui pourrait conduire à considérer que c'était mieux avant, mais parce que les mouvements politiques contemporains semblent de très piètres héritiers de l'histoire, ce qui les conduit à voir patiner leurs doctrines. L'histoire en effet ne sert plus qu'à cautionner le présent, et l'on n'en use plus que comme d'un impensé fonctionnel dont on manipule les symboles à la seule fin de se placer soi-même dans l'histoire. Cette tentation de la nostalgie, qui ne manque ni d'attraits, ni de ressorts, induit toutefois une forme assez mécanique d'impuissance au présent.
- La seconde tentation est celle de la radicalité, qui fait écho à la précédente et obéit au même sentiment déçu, à la même insatisfaction que procure un présent également étouffant et creux. Elle a pour avantage de secouer les inerties et d'obliger aux remises en question, mais, par indifférence relative au passé, et d'une certaine manière au réel, court le risque de l'échec permanent en s'abonnant à l'impossibilité d'entraîner suffisamment d'adhésion à ses causes ou à ses méthodes.
- Enfin il y a ce que je désignerai par la tentation de la raison, qui induit une rationalisation de l'idée de gouvernance, comme on le voit à l'oeuvre un peu partout, les véritables dirigeants (ou décideurs) étant les experts anonymes et les techniciens de haut vol qui foisonnent dans toute collectivité publique : leur but, mieux : leur mission, se résume à une veille constante afin d'organiser l'adaptation permanente à un système donné.
Tout cela est bien sûr très schématique, mais il est certain, toutefois, que les forces politiques françaises ont à gérer en leur sein ces multiples tentations, également inopérantes quand elles sont investies séparément, sans doute plus judicieuses dès lors qu'elles sont acceptées et pensées conjointement. Pour revenir à ce qui me fournit l'occasion de ce propos, les différents courants du parti socialiste, auquel on peut adjoindre quelques-unes de ses petites forces d'appoint, se sont longtemps organisés autour de ces trois paradigmes, et continuent peu ou prou à le faire.
Nous ne rencontrerions donc que le changement dans la continuité - même si je ne peux m'empêcher de penser que tout cela se joue tout de même un cran en-dessous de ce que nous avons pu connaître dans le passé. Mon désinvestissement, presque total aujourd'hui, obéirait donc à des mobiles plus personnels. Je ne me satisfais pas, pourtant, de cette impression, récurrente, que toute ingérence du champ politique dans la pensée finit par la salir. Mais si je veux bien m'accuser de tous les torts et de toutes les démissions, je ne peux m'empêcher de déplorer l'état assez pitoyable du discours politique contemporain, que ne contribue pas à améliorer l'arrivée de nouveaux militants, dont on nous dit dans un souffle de béatitude extasiée qu'ils sont plus jeunes, plus énergiques, plus déterminés, plus mobiles et plus ouverts que jamais, mais dont on peut tout aussi bien penser qu'ils sont moins instruits, moins lucides, moins soucieux des temps humains, de l'histoire et du monde, spécialement dans le cas de ceux qui, adeptes d'une manifestation à peine réactualisée du renouveau charismatique, disent vouloir rallumer tous les soleils, toutes les étoiles du ciel. Dans le meilleur des cas, l'enthousiasme de cette génération montante retombera comme un soufflet lorsqu'elle se heurtera au plafond et comprendra qu'on a beau monter et monter encore, le ciel nous demeurera toujours inaccessible. On fabrique ici, en dépit des apparences contraires, une génération de cyniques.
Le spectacle socialiste a donc des odeurs de vieille soupe à l'oignon. Soit. Ce n'est pas grave, on l'a déjà vu, et cela passera. Ce n'est en tout cas pas suffisant en soi pour se détacher de ce qui se joue ; il suffit de ne pas y prêter plus d'attention qu'il n'en faut. Ce qui inquiète, pourtant, et qui de facto m'éloigne plus encore de ce mouvement, c'est l'audience proprement régressive d'une rhétorique qui confond sciemment la morale et la politique et se joue d'aspirations spirituelles informulées au niveau individuel à la seule fin de combler un désarroi doctrinal et de s'enchaîner à un mouvement de foule. On ne dira d'ailleurs jamais assez combien la complaisance des médias, loin de conforter la légitimité de l'action politique, la discrédite au contraire, et pour longtemps.
Au fond, je reste persuadé qu'a de l'avenir politique celui ou celle qui en reviendra à quelques fondamentaux. Il ne s'agit pas tant de renouveler des têtes, ou d'exhiber une quelconque diversité, ou de bousculer les organigrammes internes, ou de prôner une nouvelle façon (laquelle ?) de faire de la politique, mais de recoudre le fil de la pensée. Or il ne saurait y avoir de pensée politique conséquente sans un substrat culturel qui ne se contente pas d'enthousiasme pour la nouveauté et de dévotion à la masse, toutes choses dont nous découvrons les socialistes obnubilés, et alors que nous attendons toujours de leur part une quelconque charpente doctrinale sur leur vision des relations internationales, de la culture, de la justice ou de l'économie.
Mon silence n'est donc qu'un retrait, à la fois volontaire et contraint. L'âge aidant et le temps passant, je ne vois pas bien ce qui pourrait m'en faire sortir, même s'il est vrai que l'histoire a des raisons que la raison ignore. Je sais en tout cas que la désignation d'un nouveau Premier secrétaire ne devrait pas y changer grand-chose.
Abkahzie, Ossétie : à qui le (re)tour ?
La Russie de Medvedev, poutinienne en diable, vient donc de donner une leçon de realpolitik à l'Occident. Leçon qui pourrait avoir tous les attributs du cas d'école :
- présence militaire au long cours et pression aux abords d'un territoire national perclus de mouvements séparatistes - la Géorgie ;
- riposte immédiate à une initiative militaire géorgienne dans ses territoires séparatistes ;
- cessez-le-feu (le plan Sarkozy-Medvedev) inespéré pour la Russie, puisque ne comprenant aucune mention à l'intégrité territoriale géorgienne ;
- mépris du cessez-le-feu et de l'accord, et installation plus ou moins provisoire de l'armée sur les territoires incriminés ;
- reconnaissance de l'indépendance abkhaze et ossétienne.
Tout cela en deux semaines. Les experts apprécieront le savoir-faire des Russes. Et subsidiairement de leur nouveau président, Dmitri Medvedev, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne suit pas vraiment la voie qu'il avait tracée pour être élu, en mars dernier, avec plus de 70 % des suffrages. Il est vrai que Vladimir Poutine avait prévenu, quelques heures après l'élection : Medvedev « n'est pas moins russe nationaliste que moi, dans le bon sens du terme. C'est un patriote qui défendra les intérêts de la Russie sur le plan international. »
Nous avions souligné, dans un message précédent, la vacuité du plan concocté par Nicolas Sarkozy et co-rédigé par Dmitri Medvedev. L'échec du président français est donc total, comme le redoutaient de nombreux spécialistes. Pire : il n'est pas illégitime de penser que ce plan, muet sur l'intégrité du territoire géorgien, conjugué aux propos du président français sur le droit de la Russie à « défendre les intérêts des russophones », aura encouragé les Russes dans leur action, au bas mot les aura libérés de toute réserve.
Des commentateurs, mais aussi Medvedev lui-même (qui dit ne pas en « avoir peur »), évoquent un retour à la guerre froide. Ce ne sont là que des rodomontades, manière assez classique de montrer les muscles et de poursuivre sur le registre d'une provocation qui tétanise l'Occident. L'idée en effet me semble saugrenue, mais plus encore parfaitement irréaliste : la Russie de 2008 n'est pas l'Union Soviétique, elle n'en a aucun des moyens géopolitiques, économiques ou humains. Cela n'enlève rien à son ambition : retrouver une suprématie impériale dans sa géographie historique - cet introuvable « étranger proche. » Ambition très improbable, mais suffisamment ardente pour créer un climat d'insécurité militaire comme on n'en avait pas connu depuis longtemps. Ainsi les réactions des pays baltes, de la Pologne, et davantage encore de l'Ukraine, compréhensibles à maints égards, ne peuvent laisser d'inquiéter. Ne serait-ce que parce qu'un différent militaire entre la Russie et l'Ukraine aurait évidemment une tout autre portée qu'entre la Russie et la petite Géorgie.
Ce qui déroute enfin, et qui, en effet, nous ramène à des temps plus anciens, c'est le changement de ton de la Russie, cette impression qu'elle dit en substance ne plus vouloir se soucier désormais des déclarations et des menaces de l'Occident, cette nouvelle affirmation d'elle-même, non en tant que membre de la communauté internationale, mais en tant qu'acteur indépendant et auto-suffisant. Medvedev a sans doute en tête, à plus ou moins longue échéance, d'approfondir les politiques de coopération avec l'Europe et les États-Unis - du moins est-il trop tôt pour penser le contraire. Son pari consiste sans doute à geler la situation et à parier sur le temps, autrement dit à faire en sorte que la Russie ait, de facto, repris pied dans le Caucase, avant de reprendre la politique de conciliation et de coopération qu'il afficha avant son élection. C'est ce jeu dialectique-là, pour classique qu'il soit, qui me semble lourd de menaces.
D'Europe en Ossétie
Ce qui se joue entre la Géorgie et la Russie a ceci de passionnant, en sus d'être inquiétant, que ce conflit a toutes les caractéristiques d'un revival, quelque chose d'une piqûre de rappel d'un siècle, le vingtième, que nous aurions grand tort de considérer comme fini. Si l'historiographie a besoin de repères, et qu'à cette aune le 11 septembre peut en effet passer pour le signal (mais ni plus ni moins que le signal) de l'entrée dans le vingtième-et-unième siècle, nombre de conflits, en cours, sommeillants ou « gelés », constituent autant d'indices d'une structure géopolitique, idéologique et économique dont nous pourrions faire remonter bien des traits au dix-neuvième siècle, ce temps des nations, donc, dont l'état persistant du monde tend à laisser penser qu'il a certainement encore de très beaux jours devant lui.
Nous autres occidentaux, spécialement européens, ne pouvons être que fascinés, que cela soit pour nous en réjouir ou pour nous en alarmer, par la persistance de l'Histoire en dehors de notre très sage Union. L'Europe est le produit d'une double idéologie (qui n'est ni sans intelligence, si sans légitimité, cela va sans dire) : le pragmatisme comme mode de résolution des conflits, la paix comme destin unanime. Moyennant quoi, toute dimension tragique dans la pratique de l'Histoire nous apparaît comme un signe d'arriération, et toute entreprise armée ou militaire comme un indice de barbarie. Il ne s'agit pas ici de faire l'éloge de l'utopie et de la guerre, mais de constater que nous aspirons, consciemment ou pas, et cela depuis la fin de la seconde guerre mondiale, voire, pour les plus pacifistes d'entre nous, de la première, à devenir des peuples a-historiques - présupposant par là que, là où il n'y a pas d'histoire, il y a la paix.
Aussi pouvons-nous le constater avec une troublante régularité depuis la dilution de la Yougoslavie : durant les premières heures d'un conflit, l'Europe demeure sans réaction. Faute de mieux, soit parce qu'on la sollicite, soit parce qu'elle-même cherche à imprimer sa marque, son premier réflexe est de temporiser. Vladimir Poutine (dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas en Medvedev un contradicteur très obstiné...) s'était déjà envolé de Pékin quand Nicolas Sarkozy, président de l'Europe, applaudissait encore aux efforts des sportifs français - l'image est là, d'une rude évidence. Aussi le premier plan Sarkozy pour la résolution du conflit entre la Géorgie et la Russie était-il, en dépit de son succès très immédiat, particulièrement creux, foncièrement et idéologiquement vide de toute analyse comme de toute histoire. On peut le résumer d'un mot : Paix ! Voilà ce que la présidence française de l'Europe se proposait de faire, ici et maintenant, sans autre considération. À cette aune, Nicolas Sarkozy, s'il ne passera guère pour un visionnaire, pourra au moins, une fois n'est pas coutume, se faire passer pour un pacifiste. L'Europe, en la personne du président français, n'a pas agi autrement que comme un conseil de classe qui décide de mettre un avertissement à deux élèves un peu turbulents. Bien sûr, tout le monde se réjouira que les belligérants acceptent de tenir leurs ardeurs et retenir leurs gâchettes - même si le mal est déjà fait puisque, en dépit du spectacle indécis de la concurrence des souffrances, l'on peut d'ores et déjà, de manière certaine, estimer à plusieurs milliers le nombre de victimes, morts ou blessés, sans rien dire des destructions matérielles et du nombre de personnes qui ont dû fuir dans les pires conditions, sans savoir ce qu'elles trouveront là où elles iront ni ce qu'elles retrouveront lorsqu'elles pourront rentrer.
Obtenir un cessez-le-feu n'est pas une sinécure pour autant, et constitue assurément un bon moyen d'envisager l'avenir des discussions. Mais c'est là que le bât blesse. Car le devenir de la Géorgie, de l'Ossétie (du sud comme du nord) et de l'Abkhazie, ne constitue qu'une petite partie de l'avenir des relations entre l'ex-Ouest et l'ex-Est. Nous en sommes peut-être là : la seconde guerre mondiale, puis l'écroulement de l'Union soviétique, puis le 11 septembre, ne semblent pas avoir affaibli le tropisme des peuples à se sentir d'Orient ou d'Occident. Le fantasme de Poutine n'est pas l'URSS, mais l'Empire des tsars. De la même manière, l'angoisse, même informulée, de l'Europe et des États-Unis, est d'échouer à contenir ce qu'il reste de soviétique et d'impérial dans ces pays de l'Est qui persistent à se nourrir d'Histoire. En fonction des circonstances, la Chine et la Russie joueront alternativement le rôle de celui qui fait peur à l'avenir ; mais fondamentalement, c'est leur rapport comparable au temps et à leurs origines, c'est leur insistance à faire passer l'honneur avant la paix, l'identité avant la société, qui nous tétanisent. D'une certaine manière, c'est leur romantisme qui laisse l'Europe interdite. Au nom de la paix, ou pour l'obtenir, nous nous résignons souvent à ce qui est - fût-ce en entérinant telle ou telle injustice géopolitique ; cette résignation (non nécessairement « munichoise ») qui fonde la raison européenne, est sans doute étrangère à la vision du monde qui prévaut dans les empires russes et chinois, et qui les rend, sur tous les terrains, tellement offensifs - quitte, d'ailleurs, à s'affaiblir eux-mêmes à l'occasion.
L'avenir (très proche) identifiera des responsables, sans doute des coupables. Il est probable à cet égard que le peuple géorgien fasse payer très cher à au président Saakachvili l'inconséquence de son geste - mais il faudra alors expliquer ce geste, saisir combien il fut conditionné, encouragé par les bonnes paroles américaines autant que par les provocations très malignes des Russes. Imaginons un seul instant qu'un puissant mouvement indépendantiste, soutenu par telle grande puissance, et quelle que soit sa légitimité, sévisse aux frontières de la France, multipliant chaque jour les provocations, y compris armées : le pouvoir central resterait-il longtemps l'arme au pied ? Le geste de Saakachvili ressemble davantage à une faute qu'à une erreur ; cela ne le dispense pas de s'en expliquer, et justifie peut-être qu'il en paye politiquement le prix. Mais il serait en tout cas bien trop commode de faire peser sur lui les motifs et les mobiles du présent conflit. Car cette faute était inespérée pour la Russie : pas à proprement parler une divine surprise (on ne saurait être surpris par ce que l'on attend et/ou prépare), mais à tout le moins une parfaite opportunité de reprendre pied dans un Caucase auquel nul patriote russe ne peut sans doute se résigner.
Cette guerre-éclair porte en tout cas un éclairage saisissant sur l'Europe, dont les divisions sont ici plus que jamais marquées au sceau de l'histoire, comme en attestent les réactions, à mille égards bien compréhensibles, de la Pologne et des pays baltes. Voilà qui plaide, à nouveau, pour un approfondissement bien compris : sauf à imaginer que l'égalisation progressive des conditions sociales sur le continent suffise à son unité, la vérité est que l'on ne réagit pas également devant l'histoire selon qu'on est néerlandais ou espagnol, polonais ou français, et que nulle géopolitique européenne, que nul dessein européen, ne peuvent voir le jour sans qu'ait été préalablement fait le choix d'une histoire - donc d'une pratique.
Libération ou divine surprise ?
La libération d'Ingrid Bétancourt n'est pas un sujet, c'est entendu. Tout au plus peut-on s'agacer du spectacle auquel elle donne lieu, qui voit communier dans un même élan caritatif tous ceux que, d'ordinaire, rien ne parvient jamais à mettre d'accord. Mais il est connu que les gaulois querelleurs raffolent des trêves patriotiques. Quant à celle ou celui qui tenterait d'exister à travers cet événement dans notre paysage politique un peu dérisoire, il ou elle ne fera que se ridiculiser davantage - mais il est vrai qu'on peut en prendre l'habitude.
Mon propos, très bref, sera digressif. Je m'étonne simplement que la foi religieuse d'Ingrid Bétancourt, foi à laquelle nul ne peut rien trouver à redire, qui ne me gêne d'aucune manière et que je respecte d'instinct, ait trouvé matière à s'exprimer dans les enceintes du Parlement. En effet, la croix qu'elle arbore sur sa poitrine constitue ce que, naguère, le législateur désigna comme "signe religieux ostentatoire", et qu'à ce titre il bannit des édifices publics. Ce n'est pas la croix en elle-même qui me gêne, mais son exposition, ce qu'elle signifie et charrie. S'il arrive que quelques urticaires laïcistes peuvent, à moi aussi, me donner l'envie de me gratter, tant ils sont épidermiques et machinaux, m'irritent tout autant les petites libertés que la République prend avec les lois qu'elle a votées - et, en l'espèce, avec quelle solennité. Autrement dit, le bonheur de la nation n'aurait pas été moins total et moins sincère si nous n'avions pas à le mettre sur le compte de l'intervention divine, et si ladite intervention n'avait pas fait l'objet d'une publicité un peu grossière dans les lieux mêmes qui sont censés l'interdire. Dieu soit loué, Ingrid Bétancourt n'est ni scientologue, ni musulmane, ni juive, ni témoin de Jéhovah.
Demain, la politique
C'est ainsi, aujourd'hui, que la politique se fait :
- Le journal LIBÉRATION fait sa Une du jour sur les 35 heures, dont le quotidien amorce une esquisse de début de commencement de bilan. À la suite de quoi, quelques heures plus tard, l'UMP, par la voix de son secrétaire général, demande le « démantèlement définitif » de cette disposition.
- De son côté, LE PARISIEN se demande, également en Une, et à propos du RER A, « comment sortir de la galère ». Illico presto et par voie de communiqué, le chef de file des élus UMP au conseil régional d'Ile-de-France, par ailleurs secrétaire d'État, demande à Jean-Paul Huchon, président dudit conseil, de « débloquer des moyens pour le RER A ». Et qu'importe si, par ailleurs, le même chef de file se prononce presque systématiquement contre toute augmentation du budget francilien destiné à l'amélioration des transports collectifs.
Cela vaut-il seulement un commentaire ?
Peut-être, dans l'avenir, nous autres citoyens serons-nous invités à exprimer nos suffrages en votant, non plus pour des partis, mais pour des organes de presse ? Ce serait alors, pour de bon et en toute légalité, le triomphe mille fois annoncé de la démocratie d'opinion, devenu le substrat doctrinal presque exclusif de nos grands partis.