dimanche 2 mai 2021

Romain Verger - Forêts noires

Romain Verger - Forêts noires


Le bois où l’on sombre

Qu’avons-nous fait de nos peurs infantiles ? Si nous y pensons, si nous tâchons, non seulement de nous les remémorer mais de nous replonger dans ce qui les fit naître, sommes-nous bien certains, une fois adultes, de les avoir surmontées ? Je ne suis pas sûr d’avoir raison de les évoquer d’emblée pour parler de Forêts noires, troisième roman de Romain Verger aux Éditions Quidam. D’autant qu’on pourrait sans doute aborder le livre de bien d’autres manières, et qu’il est peut-être un peu facile de chercher l’origine des cauchemars dans l’onirisme de l’enfance. Mais l’univers de Romain Verger est empli de ces débordements visuels dont l’enfance est caractéristique, et dont on ne parvient jamais à se départir tout à fait. C’est en tout cas le cheminement qu'il m’a fait prendre, et si je peux trouver quelques menues maladresses à la construction du récit, il ne manque toutefois ni d’originalité, ni de sensibilité. 

Le narrateur, biologiste, est envoyé au Japon afin d’étudier Aokigahara Jukai, l’inquiétante, l’angoissante « mer d’arbres » où d’aucuns s’en vont mourir comme d’autres en haut des falaises d’Étretat. Les premières pages du texte m’ont fait penser à Patrick Grainville, un Grainville qui aurait fait le choix de la sobriété. Bien sûr, il y a le Japon, son étrangeté radicale, merveilleusement évoqué par Grainville dans Le baiser de la pieuvre. Mais ce n’est pas la seule chose qui m’y ait fait penser. Il y a aussi cette manière singulière de saisir la chair, de transformer la nature même en une chair que l’on dénude, de puiser en ses mystères, en son « drame secret », bien des ressources sensuelles. « L’une n’allait pas sans l’autre, la montagne sans la forêt, mon plaisir sans l’inquiétude », écrit le narrateur à propos de ce paysage, d’une telle noirceur que l’individu ne peut pas ne pas s’inquiéter de son identité volcanique – et « le magma coulait déjà dans mon sang. » 

Il ne faut donc pas plus de quelques pages avant que la lecture ne tourne à l’angoisse expectative. Nous éprouvons sitôt cette fibre dont ou pourrait dire qu’elle est tout à la fois sereinement et violemment poétique, profondément travaillée par le fantasme vampirique et un onirisme qui confine au fantastique. C’est toujours dans « la grande forêt primaire » que s’opère un retour à soi. Cet homme jeté loin de chez lui, loin de sa vie quotidienne, loin de sa langue, de ses odeurs familières, loin aussi de sa mère, dont il finit par dire, non sans un paradoxal amour : « son parfum m’écoeurait, ses odeurs corporelles, cette chambre qu’elle avait fini par imprégner de son humanité », cet homme, donc, ne résistera pas à l’appel de la forêt – « moi-même ne pesant guère plus qu’une âme végétale de passage dans la mémoire du lieu. » Forêts noires est le récit de cette régression, ce pourquoi sans doute j’y vois tellement d’enfance, régression qui ne sera d’ailleurs pas loin de ramener aux origines mêmes, presque jusque dans le ventre de la mère. 

On lit assez peu, en France, cette littérature. Elle a de français, si l’on peut dire, une manière d’évocation de la sourde inquiétude intime ; mais à certains moments, on la croirait nourrie à une vieille noirceur psychédélique, lautréamonienne ; à d’autres, d’un quelque chose qui la tirerait vers le nature writing ; d’où l’on ne se départit jamais tout à fait d’une sensation d’animisme rampant : « Quel plaisir de cueillir le champignon fraîchement monté, de déterrer son pied joufflu, de décoller de son chapeau les nervures de feuilles décomposées et d’inspecter la morsure des bêtes. Et quel autre incomparable de l’entailler avec l’ongle, […], pour en détacher un peu de chair ferme et noisetée que je portais à ma bouche, avec le sentiment de vivre pleinement mon existence. » C’est, aussi, ce qui achève d’exhausser l’essence, finalement très poétique, de ce récit très singulier.

Romain Verger, Forêts noires - Quidam Éditeur
Paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

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lundi 1 mai 2017

Mènis Koumandarèas - La Femme du métro

Menis Koumandarèas - La femme du métro


L’amour contre toute attente

Mènis Koumandarèas est aussi célébré dans son pays qu’il est méconnu dans le nôtre. Aussi les éditions Quidam, qui décidément n’ont pas leur pareil pour exhumer les perles, s’attachent à combler cette lacune en publiant le cinquième de ses livres, celui qui, nous dit son traducteur et commentateur Michel Volkovitch, « suscite une ferveur unanime. » 

Petit livre tremblant et enlacé, La Femme du métro est le récit d’une rencontre presque aussi interdite qu’improbable. Celle d’une femme, Koùla, la quarantaine installée, et d’un jeune homme assurément hédoniste et vaguement anarchiste, Mìmis, que tout distingue a priori mais qui ne peuvent réprimer leur attirance et s’empêcher de se dévisager, chaque jour à la même heure dans la même rame de métro : « Leurs regards étaient une détente mutuelle, une pause entre la journée finissante et la nuit qui arrivait. » Improbable, donc, cet amour aussi soudain qu’inexpliqué, entre cette femme dont on devine la monotonie établie de l’existence et ce garçon encore à peu près affranchi de toute contrainte. Mais interdite, aussi, d’une certaine manière, car ce qui est ici décrit nous renvoie à la Grèce des années 1970, cette Grèce qu’effleure à peine la bourrasque politique et sociale où nombre de sociétés du continent tâchent de trouver un peu d’air. La réserve obligée où se tient madame Koùla, cette effusion cadenassée qui perturbe ses journées, ce désir qu’elle échoue à tenir en lisière, tiennent autant à son caractère qu’à la prudence collective où est alors le pays. Écrit en 1975, ce récit qu’on lira d’une traite et en une heure de temps nous saisit de manière sourde et lancinante, parce qu’il dresse le portrait très touchant d’une femme ordinaire, vertueuse, résignée, raisonnable et passionnée, et parce qu’il condense le temps et les impressions avec une précision psychologique littérairement exemplaire. Michel Volkovitch l’écrit mieux que moi : « Comment se fait-il que tout aille très vite, et en même temps avance au ralenti ? »

C’est en cela un petit joyau, qui parvient même, dans son ultime partie, à basculer tranquillement dans un registre presque plus spirituel, où l’acte se résout et se tait pour laisser place à une forme d’introspection qui, articulée à une prose plus intérieure, n’en perd rien de sa sensualité : « Elle aurait voulu se trouver allongée sur des draps blancs, immobile, les mains jointes sur sa poitrine, prête à recevoir la communion, s’essuyant les lèvres avec le linge sacré que lui tendait le prêtre. Elle aurait voulu entendre une voix paternelle qui couvrirait toutes les autres, des paroles qui à elles seules la mèneraient à un sentiment d’accomplissement, légitimant sa vie. Elle aurait voulu que cette voix creuse en elle doucement, en extraie cette impression d’être condamnée qui pesait sur elle depuis toutes ces années, qu’elle lui rende le monde lumineux et pur qu’elle avait connu enfant. » Derrière l’amour interdit, ce qui se trame bien sûr c’est le vieillissement, la versatilité des chairs, la clôture des horizons, l’amertume et le ressassement où nous plongent les contrées disparues quand se mêlent, douloureux, le vivace persistant et le désir tenace. t

Mènis Koumandarèas, La Femme du métro - Quidam Éditeur
Traduit du grec et postfacé par Michel Volkovitch
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 26, novembre/décembre 2010

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mardi 9 août 2016

Denis Decourchelle, La Persistance du froid

 

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Images de notre passage

S'il est d’usage d’insister sur la langue et la tonalité jazzistiques des livres de Christian Gailly, que dire alors de l’écriture de Denis Decourchelle ? Car là où Gailly cabote (et excelle) entre bop et cool, l’écriture de Denis Decourchelle nous ferait plus volontiers pencher vers le free. Ce n’est pas là une simple remarque de type impressionniste, sans doute un peu facile, mais davantage une observation relative à ce que charrient la structure, la syntaxe, l’ambition même d’une certaine langue littéraire. Pas une phrase de La Persistance du froid qui ne s’applique à faire voler en éclat l’inclination instinctuelle du lecteur pour les plaisirs entendus de la linéarité : tout ici n’est que renversements, enroulements, démembrements poétiques, changements de postes d’observation. C’est un parti pris très ambitieux, mais qui ne serait que cela si nous n’en percevions que la mécanique ou la virtuosité ; or c’est l’exact contraire qui se produit, et si l’on se perd volontiers dans ces chorus inaccordables, dans cette manière que l’auteur a de nous faire tourner en rond ou revenir sur nos pas, de cette lecture nous sortons plus sensibles, émus d’avoir suivi pas à pas quelques trajectoires humaines qui pourront, c’est selon, sembler banales ou remarquables, et presque exténués d’y être parvenus. Il y a bien pourtant quelque chose de réfrigérant dans cette perfection scrutatrice qui pourrait être une des marques de Denis Decourchelle, et qu’expliquera peut-être sa pratique professionnelle de l’ethnologie. C’est en effet une des caractéristiques, et des qualités, de cette narration, d’être d’une précision rare, chaque image, chaque sensation, chaque intention faisant l’objet d’un travail narratif et stylistique adéquat, et le plus souvent magnifique. Quoi qu’il en soit de cette minutie presque maniaque, ce qui sourd de ce roman (si c’en est un), c’est cette dominante sensible, vaporeuse, musicale, qu’aucune technicité n’affecte à aucun moment, chaque situation étant douée d’une incarnation, d’une biographie, d’une réalité. À cette aune, La Persistance du froid est un vrai-faux documentaire sur la vie, magnifiée et tragique, onirique et prosaïque. Un cheminement dans la poétique de l’homme tout autant qu’une trouée sociologique et métaphysique, un instantané ultrasensible de destins particuliers aussi bien qu’une intrusion rêvée dans les interstices où chacun se sépare et se rejoint. Aussi doit-on se laisser entraîner, faire preuve d’autant d’empathie que l’auteur lui-même en a manifestée avec ses personnages, et d’une certaine manière résister à la tentation de chercher à exhumer un motif linéaire qui, par bien des aspects, serait le contraire même de la vie.

Denis Decourchelle, La Persistance du froid - Quidam Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

 

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lundi 18 janvier 2016

Rolf Dieter Brinkmann - Romes, regards


Brinkmann - Rome regards

Les éclopés de l'Occident

De la vie de Rolf Dieter Brinkmann, il n’y a pas grand-chose à dire. Né en 1940 dans une petite ville de Basse-Saxe, il se consacre très tôt à la littérature après avoir occupé quelques emplois secondaires. De lui nous ne connaissons qu’un roman, Keiner Weiß Mehr, paru en 1968 et traduit en 1971 chez Gallimard sous le titre La lumière assombrit les feuilles. Il mourra à l’âge de trente-cinq, à Londres, fauché par un véhicule qui arrivait sur sa gauche… – à l’anglaise. Destin propre à fabriquer un mythe, comme l’écrit Arnaud de Ruyter dans la préface très complète qu’il donne à ce volume, d’autant que Brinkmann incarnait avec quelques autres (et à la suite d’Arno Schmidt), l’envie qu’avaient ces « enfants des ruines » de dynamiter la littérature allemande traditionnelle et de « transférer les expérimentations de la Beat Generation en Allemagne de l’Ouest ». La parution de Rom, Blicke sera donc posthume. Rédigé à l’occasion d’un séjour à la Villa Massimo, à Rome, entre octobre 1972 et janvier 1973, le livre est en fait le journal presque exhaustif de ce qu’il vit, à chaque instant du temps, du jour et de la nuit. Et ce qu’il vit, comme ce qu’il voit, de cette résidence d’écrivains qualifiée de « réserve-d’animaux-artistes de l’État », est à la fois terrible, et assez prophétique.

* * *

Vivre n’est simple pour personne. D’aucuns en trouvent l’envie ou l’énergie dans le plaisir immédiat que cela peut à l’occasion susciter, d’autres dans l’observance d’une morale supérieure induisant une forme de dépassement de soi, d’autres encore dans une sorte de courroux ininterrompu. C’est, en partie, le cas de Rolf Dieter Brinkmann, qui ne décolère pas devant la situation qui est faite à l’Individu confronté à la « Multitude » : tout, dans ce livre étrange, habité, volubile, lyrique, nous ramène à cette opposition, aussi impitoyable qu’insoluble, condamnant l’écrivain à se heurter sans fin au vieux rêve d’« enfin vivre tranquille, dans une région couverte de lande, de marais, la sauvage lumière d’octobre en Europe du Nord, sans grande trace d’une autre présence humaine. » Car l’autre, loin d’être un frère, est toujours celui qui nous fait face et incarne la foultitude honnie, toujours celui qui vient freiner nos élans, contrarier nos réalisations, embrouiller nos espérances. Moyennant quoi, Rome, regards pourrait passer pour un condensé assez remarquable de la misanthropie.

Le dessein, pourtant, est modeste – c’est un rêve d’écrivain : « Tout ce que je désire est juste un endroit où je pourrais vivre et travailler et où serait fixée la subsistance minimum nécessaire à la vie de chaque jour. » Il se trouve que ce rêve nous est interdit, sauf à prendre le risque de crever de faim. Peu compatissant à leur endroit et pâtissant de l’incessante gesticulation des humains, Brinkmann souffre de cette perpétuelle résistance du réel. Et ne peut donc en tirer qu’une morale qui vaille au moins pour lui : « L’Individu est sans cesse confronté au Nombre et ce conflit s’accentuera de plus en plus, d’année en année, et il est du devoir de l’Individu de parler au nom de l’Individu, au nom de sa conscience d’être unique, et de laisser tomber qui se trouve reconnu pour agir en banal automate. » Cette misanthropie trouve chez Brinkmann sa forme littéraire la plus incandescente, et nous ne pouvons manquer de nous inclure dans ce récit assombri de l’homme. Très vite pourtant elle nous submerge, distillant même quelque chose d’un peu écoeurant, de révoltant parfois, mais tout aussi vite il nous est possible aussi d’en rire, tant on peut se demander si l’écrivain n’y trouve pas pure matière à création – non un prétexte, au moins un biais par lequel regarder le monde et le raconter. Aussi ses humeurs, authentiques, lui laissent-elles pas mal de place au plaisir de s’en soulager. À propos des Italiens, dont il dit ne pas vouloir apprendre leur langue puisqu’il n’a « pas besoin de comprendre chaque connerie », il raille sans pitié « la grimacerie permanente du tempérament méditerranéen » et s’étend plaisamment sur ces « pouffiasses banales contaminées par les magazines de mode, fagotées à l’as de pique, et mochetés de Demi-Monde, répugnant, ce grattage éhonté des couilles sur la voie publique de messieurs qui ondulent du cul et ce mélange typique de requiem-pop-slumky des jeunes des grandes villes, ça les démange et ça se gratte et ça se réajuste les bijoux de famille dans les pantalons trop serrés. » L’on ne saurait pourtant résumer ce tempérament batailleur à ses seules saillies. Ou alors faut-il les comprendre aussi comme l’expression non négociable de sa mélancolie devant le cours du monde, d’un étonnamment permanent devant son étrangeté, et d’une certaine souffrance à ne jamais pouvoir se sentir en adéquation avec rien – et guère plus avec lui-même.

Mais sa vision du monde et de l’individu est aussi tourmentée qu’esthétique. Écoutons-le, à l’issue d’une mondanité littéraire quelconque : « Je gueulai quelques jurons de rage bien allemands à travers les buissons en direction de la route en contrebas, où des Italiens faisaient démarrer leurs voitures de merde – et cela a dû être un moment étrange, d’entendre brusquement dans la nuit une voix proférer des imprécations sauvages et étrangères, en provenance d’un fouillis végétal très haut par-dessus les têtes. » L’humeur ne parvient jamais à dissimuler complètement cette poésie de l’étrangeté du monde. Car c’est bien de cela, au fond, qu’il s’agit : de l’impuissance de l’individu à se rendre complètement maître de son destin dans un monde qui ne nous comprend pas plus qu’on ne le comprend, et de la beauté relative et poétique qu’induit cette mutuelle incompréhension. « T'es-tu déjà rendu une fois à l'évidence que les situations et les circonstances de chaque jour ne peuvent dans les règles que conduire à une automutilation forcée et qu'elles y mènent effectivement ? Et cette poussée est déjà bien terrifiante, puisqu'on ne peut plus s'en éloigner de beaucoup. Les sens sont mutilés, le goût est mutilé, la vue et l'émotion, toute stimulation douce ou délicate. Après la mutilation du paysage, la mutilation des individus, cela va de soi et c'est drôle, follement drôle. » Derrière la colère, derrière l’humour grinçant, derrière l’instinct de la révolte, on perçoit ici combien Brinkmann évolue sur le fil tendu de la dépression : le monde le rend tout aussi impuissant et désolé que rebelle et belliqueux ; il le laisse les bras ballants : « Il y a des moments où je frissonne purement d’horreur, et cela peut survenir au coeur du trafic le plus intense, quand toutes mes intentions et les buts qui font que je me trouve dans la rue s’effondrent brusquement et, qu’un bref laps de temps, j’éprouve le sentiment de voir vraiment, d’ouvrir les yeux et de saisir d’un seul regard chaque détail du décorum qui m’entoure, et je comprends dans quelles fonctions ridicules se cantonnent tous nos gestes, toutes les parties du corps. »

Rarement le monde des humains ne nous sera donc apparu aussi laid et pitoyable qu’en lisant Brinkmann. On pourrait presque se risquer à dire que rien de ce qui est humain ne lui est familier : « Laideur à verse, déchets en ribambelle où disparaît chaque individu, car la vue d’ensemble est on ne peut plus affreuse et se répercute sur l’individu, indépendamment du fait que la majorité est effectivement horrible. » Or c’est l’inverse : c’est quand la masse se fait plus compacte que l’humain disparaît, et c’est alors, et alors seulement, qu’il vient à manquer à Brinkmann, lequel trouve surtout à se désoler du mauvais goût généralisé, de la vulgarité en vogue, constatant simplement, et regrettant de devoir le constater, que l’on peut encore jouir de « coins étonnamment calmes » mais que « ce sont le plus souvent des endroits dont plus personne ne veut. » Prophète et visionnaire de la décadence, donc, de l’inexorable déclin de l’Occident, mais prophète attristé, et blessé : « Fulminations, épuisement, et la certitude : qu’il y aura de plus en plus de grèves, de plus en plus d’effondrements, de maladies, de courir à gauche et à droite absurde, de plus en plus à faire-le-pied-de-grue, plus de folie, de mélancolie, de sordide, plus de délire verbeux, de discours, de mutilations, plus d’idiotie, ouverte et cachée, plus de mal bouffe, plus de monotonie, tout en plus, plus de laisser-aller et de pris-à-la-gorge, plus de sueur, de devoir-dépendre de la connerie, plus de puanteur, de violence, d’anarchie, de plus en plus, uniquement du quantitatif, plus de police et de fouille-merde, simplement plus, pervers grimaçants, figures humaines monstrueuses qui se sont à moitié entredévorées, plus de boucan : c’est tout juste si l’on ose encore respirer dans la rue, on vit le souffle retenu, plus d’amochage, plus de déchéance, plus de ferraille – tout cela est clairement prévisible, car nulle part on ne voit de signes d’amélioration. »

Ce qu’il y a d’étrange, dans cette vaste litanie, c’est qu’il n’est pas si facile, au bout du compte, de cerner le personnage de Brinkmann. Il est à la fois tout feu tout flamme, volontaire engagé dans la lutte ontologique, et pourtant, presque démissionnaire par avance. Ce qui le renverse, le bouscule, le domine, l’excède, c’est l’ensauvagement, la renonciation de l’esprit : « Plus j’observe la vie dans les rues ici et plus je n’arrive plus à me sortir de la tête le fait que, dans des conditions zoologiques, les primates femelles tendent leur derrière aux primates mâles, pour apaiser des situations de colère, d’énervement. » Ce n’est pas que rien ne puisse trouver grâce à ses yeux, c’est que nulle part il n’entrevoie d’issue poétique : « Je hais les socialistes tout autant que leurs adversaires, leurs empoignades, leur détermination réciproque m’écoeure ! Tout comme me répugne leur insensibilité qui n’a rien à envier à la pensée utilitaire, globale et technique ! » Nulle part sauf en l’Individu, donc, le dernier pré carré : « Plus je comprends toutes les relations des choses entre elles, plus je les vis avec mes sens et plus radical devient le repli sur moi-même. Il n’y a plus à attendre. – Il n’y a plus que les prédicateurs professionnels de l’espoir pour échauffer encore les gens avec des paroles de maculature. » Et ce conflit ne peut jamais se dénouer en lui, puisque « même la conscience contemporaine de soi entraîne l’entropie. »

Il faut certes s’armer d’un peu de courage pour lire Rome, regards. C’est long, c’est lourd, parfois désespérant, mais porté par un style inimitable, incroyablement baroque, d’une liberté capable de rompre toutes les amarres. Il nous faut vivre avec Brinkmann, le suivre pas à pas, comme s’il se filmait lui-même, caméra à l’épaule, ne nous épargnant aucun détail, aucune description, aucune pensée, même fugace. Mais en effet, on comprend vite qu’il y a là quelque chose de l’événement. Événement littéraire, car nous sommes bien loin des clichés de la littérature allemande ; événement quasi-politique, en ce sens qu’il éclaire violemment, et de manière assez imparable, cette génération qui dut avancer « à tâtons à travers des ruines morales après avoir tâtonné à travers des ruines réelles, avoir grandi dans des bunkers, joué avec des éclats de bombe et reçu une éducation dispensée par des éclopés avec une échelle de valeurs pour une vie d’éclopé. »

Rolf Dieter Brinkmann, Rome regards - Quidam Editeur
Traduit par Martine Rémond
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°14, février/mars 2009

 

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dimanche 24 mai 2015

Petit traité de misanthropie : un article de Patrick Emourgeon

Pour un auteur, c'est toujours une joie très grande que de se savoir lu bien après les quelques (fugaces) semaines d'exposition qui suivent la parution d'un de ses livres. Merci, donc, à Patrick Emourgeon, d'avoir pris la peine de partager son enthousiasme pour ce roman paru en mai 2011 chez Quidam.

Le Pourceau le Diable et la Putain

Petit traité de misanthropie
Par Patrick Emourgeon

Il y a des mots qui me reviennent à la lecture de Marc Villemain. Des tas de mots et des idées sur l’homme : velléité, acrimonie, misanthrope, cloporte, extinction, laideur, vain,  silence, haine… des mots crus que j’aime retrouver dans la littérature du vrai.

Marc Villemain, cet auteur rare, explore l’arrière cour des choses humaines. Déjà dans Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, ce roman prémonitoire, publié en 2007, m’avait bousculé, il y ausculte la montée d’un totalitarisme rampant et la lente démission du politique, testament émouvant d’un élu en exil qui revient sur son passé. Une lecture acérée de la démocratie d’aujourd’hui, de l’extinction des idéaux. Un texte puissant et profond. Totalement d’actualité.

Villemain aime la fin, toutes les fins. Ces rudes moments de sincérité où l’on peut enfin peser la véritable densité des sentiments, creuser jusqu’à la roche la vérité, en extraire les racines et voir l’autre dans sa terrible nudité, à sa taille réelle.  

Il aime nous déstabiliser. Un exercice sain dans un monde lisse de certitudes sucrées. Dans un monde aux couleurs fades, il trace à grand trait noir et rouge, les angles d’un siècle déprimé, ce siècle que ce vieux professeur d’université en fin de vie sait qu’il va bientôt devoir quitter, coincé dans un de ces mouroirs modernes.

Le pourceau, le diable et la putain est un livre sur la fin, il consigne le testament de la vie d’un homme, un témoignage sans concession, d’un pur misanthrope à l’ancienne. Dans un style volontairement obséquieux, drôle et tragique, Léandre, de sa faconde professorale,  nous raconte sa haine tendre du genre humain.

Les mémoires de ce vieux con assumé bouscule une époque habituée à la tartufferie, aux édulcorants moralistes et télévisuels. Tout y passe : les enfants, les femmes, les étudiants (j’adore !), les curés, le sexe (la découverte de l’orgasme à Madrid, drolissime…)  c’est la grand cavalcade, le déballage, une immense et pittoresque brocante où les bons sentiments sont bradés, écrabouillés parfois… Un exercice vivifiant et corrosif qui fait du bien.

Attention, ce vieil homme est un puriste dans son genre, un misanthrope doté d’une certaine classe, il réserve sa férocité aux imbéciles, au mensonge et à la malveillance.

On est loin des petits méchants d’opérette, ces pervers cruels et lâches qui se déguisent en victime dès qu’ils se sentent démasqués,  chez cet homme fier et intelligent, derrière sa cruauté, on entend plutôt sourdre son amour déçu de l’humanité, citant Balzac qui en connaît un poil , « tout homme qui, à quarante ans n’est pas misanthrope n’a jamais aimé les hommes. »

Bref, Marc Villemain aime à travers ses personnages questionner avec acidité la place du bien et du mal.  Discrètement il nous interroge sur le véritable visage du diable, du pourceau et de la putain dans nos sociétés « modernes ». Il sait qu’ils ne sont jamais vraiment là où on les attend…

Un truculent bouquin et un auteur à découvrir !

samedi 31 mars 2012

Pierre Terzian - Crevasse

Pierre Terzian - Crevasse


C
revasse met à l'épreuve ce qui détermine, ou devrait déterminer, mon jugement critique ; à tout le moins m'accule (et c'est une bonne chose) à me demander ce qui, de manière générale, me fait émettre tel ou tel jugement. Bien souvent, l'on met notre propos critique à l'abri derrière une sorte d'expertise, on se targue d'une certaine pénétration, d'une certaine expérience esthétique ou littéraire, mais, lorsqu'on est un peu honnête avec soi-même, on n'ignore pas non plus tout à fait qu'il y a derrière tout cela quelques mobiles peut-être moins "objectifs" : nous portons, fût-ce à notre corps défendant, un certain regard sur le monde et l'individu, regard tout à la fois politique, psychologique, inconscient, métaphysique ; nous avons nos tabous, nos gênes : nous ne sommes, en fin de compte, pas libres de tout. Si Crevasse me conduit à formuler, de façon très sommaire, on le voit, quelques interrogations de cet ordre, c'est que je me retrouve dans la position de vouloir défendre un livre sans être bien certain de l'avoir tout à fait aimé. En cela, me dira-t-on peut-être, c'est le signe qu'il s'agit d'un bon livre - ce qu'est Crevasse, en effet.

Je ne redirai pas ici ce que l'on trouve un peu partout, à savoir qu'il s'agit du récit de l'existence d'un homme, disons marginal, esseulé, inadapté, d'origine familiale et sociale assez misérable, qui va, une fois sorti de  sa rude enfance, se colleter avec l'existence comme elle se présentera à lui, laissant les choses se faire quand elles doivent se faire, dans un climat de violence permanente, sourde ou pas. Ce faisant, il va se livrer à quelque chose qui est de l'ordre de la vivisection, ou d'une entomologie du moi, lequel évolue en lui-même, sans que le monde autour (la "société") semble y avoir quelque prise : sans doute, le personnage s'y confronte, le plus souvent pour en souffrir, mais il ne cherche pas la guerre : lui et le monde sont, simplement, incompatibles. Monde qu'au demeurant il comprend très bien : il n'est pas fou, il a des yeux pour voir.

Cette histoire est assez remarquablement menée. Son rythme est parfait - parfait, je veux dire : les temps morts n'en sont pas, et l'action n'est pas que de l'action. Le matériau brut du monde et la psyché du personnage sont pour ainsi dire une seule et même chose. Et puis, bien sûr, il y a cette écriture. Acérée, précise, vindicative, brutale mais pas seulement, plutôt à fleur de peau ; c'est le miracle sans doute de cette alchimie, assez saisissante, que de permettre à des formes poétiques de s'y loger. Une écriture qui se déploie peu à peu : au début, elle donne l'impression d'un muscle froid, c'en est presque déplaisant ; au fil des pages, ce qu'elle peut avoir d'un peu mécanique s'atténue, alors elle devient la seule voie praticable pour juste dire les choses. Pierre Terzian a, c'est le moins qu'on puisse dire, le sens de la formule - cette arme à double tranchant. Il en use avec un peu de complaisance parfois, tel un sniper surarmé. Le propos est viscéral, parfois choc (ainsi qu'on pourrait le dire d'une photo), mais sans doute moins que la manière elle-même, et l'on se demande si l'auteur n'éprouverait pas aussi une sorte de plaisir scatologique à remuer la fange ou à choquer le bourgeois. Mine de rien, notre personnage passe son temps à se trimballer "la bite à l'air", genre de posture qui, parmi quelques autres, donne un tour étrangement viriliste à un livre dont je pense qu'il dénonce au contraire tous les mobiles et tous les effets du virilisme - violences paternelle, familiale, sexuelle, sociale, violence du monde. Bref, je ne parviens pas tout à fait à me défaire de l'idée, quoique la pensant probablement fausse, que nous demeurons dans cette ambiguïté ; ce que je ne sais pas, c'est jusqu'à quel point elle est voulue. Dans un registre très différent, et sous un certain angle, c'est le même type d'ambiguïté que charriait Fight Club : la complaisance apparente de la forme laissait le livre (mais plus encore le film) à la merci de tout et de son contraire : des humanistes de gauche  louaient le film en arguant qu'on soigne le mal par le mal et que c'est en montrant la violence de l'individu et du monde qu'on la combat, tandis que des petits fascistes de tous pays et horizons continuaient, et continuent encore, de porter le film comme un étendard. Les considérants sont, avec Crevasse, bien différents, mais la brutalité de la geste littéraire de Pierre Terzian oblige malgré tout à se poser la question de ce qui passe à travers les lignes. Est-ce à dire qu'il y a un message - et si oui, lequel ? Je n'en suis pas certain ; au fond, je ne crois pas. Je crois qu'il s'agit moins d'édifier que de témoigner (d'une expérience au monde et à soi), et que, globalement, les questions demeurent sans réponse. Ce qui, en l'espèce, me semble plutôt raisonnable. Entendons bien que je n'émets aucune réserve sur ce (premier) roman aussi courageux que singulier ; son rythme, son acuité, son phrasé, la force de persuasion de ses images, suffisent d'ailleurs à susciter nos applaudissements et justifient largement qu'il soit lu. Quant à sa relative incorrection, elle est une médaille dont on ne comprendrait pas qu'elle n'ait pas son propre revers : en l'espèce, cet état d'indécision esthétique et spirituelle dans lequel elle laissera le lecteur intrigué.

Crevasse, de Pierre Terzian, chez Quidam éditeur

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vendredi 26 septembre 2008

Rolf Dieter Brinkmann

Suis-je un écrivain ? Pas un écrivain ? – Et ce doute qui tempête en moi depuis un certain temps, continuer ou ne pas continuer – avec ma répugnance et mon dégoût pour l’opiniâtreté des autres écrivains qui continuent sans réfléchir sitôt qu’ils ont attrapé ne serait-ce que la pointe d’une idée, d’une inspiration ou même quand ils n’ont plus d’idées du tout, plus d’imagination, ils continuent, sans réfléchir, s’en s’embarrasser, sans douter, et moi, est-ce que je continue, de quelle façon ?

Rolf Dieter Brinkmann, Rome, regards

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