Vincent Monadé a lu "Il y avait des rivières infranchissables"
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Marc Villemain, atours de jeunesse
Par VINCENT MONADÉ est Président du Centre National du Livre
LIBÉRATION, 18/11/17
Pour se souvenir des années 80, des spencer et de la crinière de Rod Stewart, deux options : soit le revival clinquant de Stranger Things ; soit la petite musique, autrement entêtante et forte, de Marc Villemain. Dans son dernier recueil de nouvelles, l’auteur explore le vert paradis des amours enfantines et celui, déjà pourrissant, de l’adolescence, quand le corps souffre et que se cherchent, sans se trouver, deux désirs. Mille fois, par d’autres, le sillon a été creusé. Villemain y laisse la marque franche d’un soc neuf, d’un acier juste, d’un talent net.
Comment parvient-il à tant de beauté ? Qu’est-ce qui, dans cet écheveau de fils d’araignées trop fins, de presque rien et de silences, dans ce rythme ternaire qui coule des mots rares, nous empoigne le cœur et nous laisse nostalgiques de ce que nous fûmes avant que sur nous ne s’abattent ambitions, compromis et renoncements ? Chant lyrique et sec, Il y avait des rivières infranchissables fait penser au mariage entre le premier Giono, celui du Grand Troupeau, et le dernier Carver, dont chaque nouvelle repose sur une phrase qui, au cœur d’un faux néant, claque comme une balle.
Ici, pas d’évocation de 86 et des enfants privés de révolution s’en inventant une, rien du Paris dur d’Un monde sans pitié. Sous nos yeux s’éveille la Province, qu’on n’appelait pas « les territoires », les petites villes et les maisons de notaires, les murs gris des lycées, les tentes de camping et les boules à facettes. Au cœur de ces années 80, ni meilleures ni pires que d’autres, peut-être un peu plus grises, Villemain fait son éducation sentimentale. On voudrait, pour convaincre le lecteur, tout lire à voix haute tant la phrase est belle au verbe généreux. On citera ceci, « trop de peurs en lui, trop de douceurs écorchées pour se choisir des adversaires - trop de couchers de soleil et de lunes orangées, trop d’écureuils farouches et de brebis égarées » et ceci encore, « ils savent ce qui les attend, la vie en ce monde. Lui arrachent seulement un tout petit peu de temps, un tout petit peu d’espace, un tout petit peu d’espoir ».
Puis on ira, souriant, pleurer un peu. Et on ne sera pas grave, mais beau. Enfin, peut-être.
John Cheever - Le ver dans la pomme
Le vers dans la pomme est de ces livres dont il serait aisé, et peut-être opportun, de dire le plus grand bien. Nous nous inscririons alors sans trop de risques dans les pas de John Updike, Saul Bellow, Raymond Carver, Vladimir Nabokov ou Philip Roth, pour ne citer que les plus illustres de tous ceux qui ont encensé John Cheever – et que la quatrième de couverture répertorie avec obligeance... De fait, nous chercherions en vain quelque défaut que ce soit à ce recueil, et de manière générale à cet auteur, mort il y a vingt-cinq ans et objet d’un culte de son vivant même. Car voilà un écrivain qui a tout pour satisfaire un certain goût européen, ou disons une certaine esthétique européenne de la littérature. D’un genre d’élégance devenu plutôt rare, l’écriture de John Cheever s’attache à des univers un peu désuets, plutôt distingués, bourgeois, aristocratiques, volontiers romains, et les dissèque avec force détails et sans faute de goût, avec une distance et un humour aussi aérien que sardonique, d’esprit d’ailleurs bien plus britishque typiquement américain. Bref, Cheever est un écrivain qui, s’il était davantage traduit et mieux connu, se verrait assez vite honorer en Europe du statut de classique, et cela d’autant plus qu’il manifeste, et revendique, un goût prononcé pour les paysages, les atmosphères, les invariants familiaux et psychologiques, et qu’il n’use d’aucun gadget ni ne tombe dans aucune facilité narrative. « Pourquoi est-ce que je préfère décrire des cloches d’église et des nuées d’hirondelles ? Est-ce puéril, est-ce une mentalité de carte de vœux, un refus saugrenu et efféminé de regarder les choses en face ? », fait-il dire à son personnage dans Les Bijoux des Cabot, nouvelle qui clôt ce recueil et s’y distingue.
Il y a donc quelque chose de délicieusement irréprochable dans ces nouvelles, dont la profonde intelligence, qui plus est, pourrait désamorcer le plus ombrageux des critiques. Le seul problème, qui n’est pas secondaire, est que l’on s’y ennuie ferme. C’est un ennui assez sublime, qui ne dispense pas du plaisir à prendre une bonne leçon de style, mais le fait est qu’à la longue, on cherche un peu désespérément un ressort autre que l’amusement de l’auteur à décortiquer ces mêmes et sempiternels univers familiaux et quotidiens, fût-ce pour mieux faire apparaître l’irréductible solitude de ceux qui n’y adhèrent pas naturellement. Sous couvert de quelque petite intrigue sans importance, l’écrivain ne cesse en fait de polir et d’ajuster son style. Lequel est assez magistral, en effet, mais cette excellence-là ne suffit pas toujours à nous dissuader de bâiller. Écrites avec un goût prononcé pour la digression naturaliste et pour la circonvolution sociologique, excellemment traduites (mention spéciale à Dominique Mainard), ces nouvelles nous offrent donc un bon aperçu des univers et des visions de John Cheever, même si la compilation opérée ici relève parfois de l’insondable mosaïque. Enfin l’on ne peut pas ne pas évoquer cette manière, sans doute assez moderne, de laisser les histoires s’achever comme elles viennent, et cette façon un peu guindée de ne pas les clore. Certes cela désarçonne au début, mais cela finit aussi par devenir prévisible, et parfois un peu artificiel. Du coup l’on pensera à Raymond Carver, qui avait ce génie-là, mais chez qui on sentait que le souffle se brisait sur quelque chose d’époumoné, de viscéral et d’exténué qui, ici, finit par nous manquer.
Russell Banks - Un membre permanent de la famille
À une époque (qui commence à légèrement s'éloigner...) et avant même que je songe à écrire, du moins à écrire avec un peu d'application, je lisais principalement de la littérature étrangère : il est certain âge où l'on peut ne pas avoir plus envie que cela de son propre pays, et lui préférer le vaste monde... Je n'essaimais pas les cinq continents (l'Asie, par exemple, me demeure amplement inconnue), mais je dévorais la littérature d'Amérique du Nord, qui m'a toujours laissé sur une sensation très forte de réalité (tout en cheminant en très légère marge du réel, c'est-à-dire, disons, dans son prolongement, ou son extension), comme je dévorais celle d'Amérique latine, plus imagée, plus “magique”, voire onirique (souvenir très aigu de ma lecture de ce chef-d'oeuvre de João Guimarães Rosa qu'est Diadorim, par exemple), et celle du maghreb (Rachid Mimouni, Sonallah Ibrahim) ou du Proche-Orient (je songe à ma lecture émerveillée des Fils de la médina, de Naguib Mahfouz).
Russell Banks, le fait est que c'est par le cinéma que je l'ai connu : j'avais été marqué par l'adaptation qu'Atom Egoyan avait faite de son roman Les beaux lendemains. Notamment par le personnage de Mitchell Stephens, l'avocat, si bellement interprété par Ian Holm, dont la figure m'évoquait celle d'un professeur qui compta beaucoup pour moi, et qui avait ce quelque chose que l'on retrouve bien souvent dans les personnages masculins de Banks : légèrement en retrait de lui-même, finalement assez peu sûr de lui, assez peu volubile, d'une sensibilité plutôt rentrée, maladroit à se faire comprendre ou à trouver les mots pour s'exprimer face à autrui, et souvent inapte à trancher ou à prendre la moindre part à tout ce qui pourrait ressembler à du conflit, ou simplement de l'adversité - sans doute retrouvais-je dans la caractérisation de ce type de personnage nombre de sensations ou de sentiments familiers. Ce personnage, ou, disons, cette forme relâchée et nuancée d'archétype, est aussi le miroir tendu par Banks à une certaine Amérique : celle, pour aller vite, de la middle-class, en tout cas d'une Amérique populaire, travailleuse et/ou marginale. C'est là, bien sûr, chose très conscience chez Banks, dont on connaît les engagements civiques. Sa façon de faire l'éloigne cependant de la grosse artillerie de la littérature engagée : s'il y a engagement dans sa littérature, ce n'est pas tant en appuyant sur la pédale de la bonne moralité qu'en focalisant son attention et sa verve romanesques sur ce que, faute de mieux, on nommera le pays profond. À cette aune, la filiation Russell Banks / Raymond Carver (toujours difficile à ne pas convoquer lorsqu'on parle de nouvelles américaines) me semble nette : foin d'idéalisme ou de profession de foi, leur littérature s'attache au seul individu, mais à l'individu en tant qu'il est aussi le produit de son temps et de sa société - à l'instar de Philip Roth, pour citer le plus prestigieux. En cela, ils sont de parfaits écrivains américains : attentifs aux manifestations individuelles du social autant qu'aux formes idiosyncrasiques de ces manifestations. Comme Carver, Banks se contente de peu : décor brut et typé, personnages fortement déterminés, trame légère mais tension vive, et conclusion sur une chute sans résolution. Moyennant quoi, sensation de réalité et liberté d'imagination ou de visualisation du lecteur sont convoquées à parts égales. Ainsi résumée, la chose semble simple à concevoir : on ne se lasse pourtant pas d'applaudir au talent de Banks (et de Carver, cela va sans dire), et à cette manière de faire de chaque parole un acte, et de chaque acte une histoire.
Chacun des personnages d'Un membre permanent de la famille témoigne de cette conception romanesque : le mari qui rôde autour de son ex, la femme noire enfermée dans le parking du concessionnaire où elle est venue acheter une voiture d'occasion et qui se retrouve menacée par un pittbull qui la contraint à passer la nuit sur le toit d'un véhicule, le bon gros blanc chrétien de passage en ville et en quête d'exotisme sexuel, l'ancien marine qui, quoique père de deux policiers et d'un gardien de prison, arrondit les fins de mois à sa sauce, ce chien ("personnage" qui n'est pas sans raison ledit "membre permanent de la famille") qui est le vrai noeud du problème de ce couple divorcé, cet homme à qui on a transplanté un nouveau coeur et qui accepte, bon gré mal gré, de rencontrer la veuve du donateur, cette femme qui, brutalement endeuillée, semble manquer d'un peu de chagrin : ces hommes, ces femmes, c'est nous, c'est-à-dire d'absolues singularités mises tranquillement au bord du précipice. Je crois que l'on peut dire des personnages de Russell Banks qu'ils sont toujours des être en fragilité, en délicatesse avec eux-mêmes et leur environnement social ou familial. Des êtres à qui il ne reste souvent pas grand-chose, pour ainsi dire désossés, et auxquels une écriture sans le moindre gras donne une consistance, une incarnation, toujours très touchantes. Toutefois, on ne se départ jamais vraiment, en lisant Banks, d'un certain sourire ; un sourire en marge, un sourire ténu, qui n'est jamais propre aux histoires elles-mêmes mais à un certain sentiment de décalage : s'il est rare que les choses se finissent bien, la méthode d'observation de Banks revêt toujours quelques indices ou non-dits plus ou moins sociologiques qui, sans modifier quoi que ce soit à un climat somme toute assez tragique, prêtent en effet à un certain amusement.
Loin d'une image surmédiatisée (donc largement erronée) de l'Amérique, Banks est de ceux qui, selon moi, incarne le plus (ou le mieux) la littérature nord-américaine, à savoir une littérature de la modestie des mondes. L'Amérique n'est clinquante que sur nos écrans (ou pour une minorité, ce qui revient au même), et Banks, en s'attachant à l'individu moyen ou à celui qui chute, sait en même temps voir dans les excès de l'Amérique (c'est-à-dire dans ce qu'elle a de pire et de meilleur) tout ce qui fait le sel de son identité : Russell Banks est vraiment un écrivain américain.
Un membre permanent de la famille, Russell Banks
Traduction : Pierre Furlan
Editeurs vs auteurs ?
C'est un texte un peu différent - un peu plus long, aussi - que je propose aujourd'hui au titre des "chroniques moratoires" du Salon littéraire.
Au début, il y est question du livre que Rodolphe Barry vient de faire paraître (Devenir Carver, chez Finitude), ainsi que des relations entre Raymond Carver et son éditeur Gordon Lish. Et puis, forcément, après, ça dérive un peu...
Pour en savoir plus, c'est ici.
Jacques Josse - Liscorno
C'est, encore une fois, un bien beau livre que nous donne à lire Jacques Josse, sans fard ni manières, à l'écriture tout à la fois discrète et évocatrice, précise, choisie : en somme, un livre d'authentique littérature - ô combien, la littérature étant tout ce à quoi se nourrit Liscorno, récit d'hommage, tombeau des grands inspirateurs. La littérature, donc, et tout autant la vie, puisque aussi bien les deux ont (doivent avoir) partie liée. On aime tel livre, tel auteur, aussi parce qu'on l'a lu à cet âge-là, en ce lieu-ci, et parce que les circonstances ne sont jamais étrangères à cette sorte d'effet de sidération qu'une lecture peut susciter.
Cette fois, Jacques Josse nous fait revenir aux origines. Nous ne sommes pas encore à Rennes ou à Saint-Brieuc, qu'il évoquera souvent dans ses textes. Nous sommes à Liscorno, en Bretagne certes, mais en Bretagne intérieure, rude et paysanne. Liscorno, donc, "village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de ferme", où Josse débarque à l'âge de cinq ans, au beau milieu de l'été 1958. Alors il raconte cette arrivée, en quelques mots très purs, les souvenirs qu'il en a, les quelques images qui lui reviennent ; avant d'aller s'enfermer dans cette "mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d'attache", d'où il enprendra d'explorer le monde et les livres.
Il sera question, au fil des jours et des pages, de Tristan Corbière, de Raymond Carver, de London, de Kerouac, de Ginsberg, des fortes têtes de la Beat Generation et de quelques autres, poètes avant tout, les Yves Martin, Armand Robin, Gary Snyder... Illustres ou pas, peu importe à Jaques Josse qui, n'écoutant que son coeur et les recommandations de ceux qu'il lit, s'en va à la rencontre de ces écrivains qui sont autant de monstres ; auprès d'eux il va apprendre à se trouver, à trouver en lui la bonne manière d'être au monde, et déterminer à jamais son paysage, son esthétique littéraires. Ses lectures donnent d'ailleurs parfois l'impression qu'elles le sauvent - mais de quoi ? Il lit dans sa mansarde, quand il ne traîne pas au café du village à observer ces hommes durs à la peine, trimballant leurs vies laborieuses et leurs trognes esquintées. Il y a quelque chose chez ceux-là, d'ailleurs, qui m'a fait songer aux personnages de ce roman splendide, passé complètement inaperçu (peut-être du fait de la mort prématurée de son auteur) : Dernière station, d'Ollivier Curel - dont je parle ici. Ce sont les mêmes gueules cassées, inatteignables, recluses, ni désespérées, ni espérantes : indifférentes à toute projection de soi en dehors de cet ici et de ce maintenant - et sans doute faut-il, pour espérer comme pour désespérer, avoir ne serait-ce qu'une raison de penser qu'autre chose soit seulement concevable. Et si Jacques Josse évoque avec beaucoup de sensibilité ce qu'ont représenté pour lui (et représentent encore) ces lectures, je le trouve parfois plus juste encore, plus parfaitement juste, lorsque passe dans son récit un de ces hommes de peu, un de ces vieux marins à l'âme ravinée qui lèvent leur coude au zinc en noyant leur regard dans le miroir - avant d'aller pisser dehors contre un pommier.
Jacques Josse - Liscorno
J'avais déjà évoqué Jacques Josse sur ce blog :
- à propos de Terminus Rennes (aux éditions Apogée)
- et de Cloués au port (chez Quidam)