dimanche 30 juillet 2017

Richard Millet - L'opprobre, essai de démonologie

Richard Millet - L'opprobre


Mais où va Richard Millet ?

Tous aux abris : Richard Millet est « en guerre ». Fulminant, agité, s’échauffant à sa propre furie telle une pie-grièche, l’écrivain peste, tempête, invective, s’ébroue comme un chien fou, laissant s’égarer au passage ce qui fondait son intelligence tout autant que son style – pourtant à peu près unique, parfois sublime, et qui faisait et continue de faire de lui, déjà, un quasi classique de son vivant. C’est parce que je le pense et l’ai écrit en maintes occasions, et encore récemment à propos de L’Orient désert, de Corps en dessous et de Désenchantement de la littérature (le livre dont la réception, paraît-il, justifiait celui-ci) que je me sens à mon aise pour manifester, peut-être pas un désenchantement, à tout le moins un dégrisement. Ainsi donc, l’écrivain n’aura pas supporté ce que d’aucuns auront pu dire ou écrire de Désenchantement de la littérature, cette longue et magnifique élégie à la mort des belles-lettres qu’éclaboussait quelque saillie humorale et politique parfois très sotte. Tout comme j’ai aimé et défendu cet Orient Désert dont il se plaint que nul ne l’ait lu, j’ai aimé et défendu Désenchantement, son amertume, l’irrécupérable de sa désolation, la magnificence de son écriture, bien qu’en déplorant certains partis pris, plus fantasmatiques d’ailleurs que foncièrement idéologiques, car conscient que c’est dans sa propre négativité que l’écrivain digne de ce nom doit écrire, et m’arrimant au devoir de ne pas le lire au pied de la lettre mais dans la seule et exclusive compréhension d’une ontologie et d’une affliction qui, chez lui, se parent toujours des plus remarquables atours.

Désenchantement fut il est vrai diversement apprécié. Mais il fut critiqué seulement pour sa part extra-littéraire – y compris, donc, par les plus sincères et fervents de ses lecteurs. Millet en prit ombrage, et s’enquit de répondre à ceux qu’il nomme dans ce livre-ci des « ennemis » – quoique s’empressant de préciser, très vite et du très haut de sa superbe, qu’ils « ne méritent pas d’être traités en ennemis » puisque au fond ils ne sont rien, ou rien d’autre que les estafettes d’un « journalisme devenu le stade suprême de la pratique littéraire contemporaine – son horizon romanesque, ou ce que les géologues appellent un cône de déjection », et d’expliquer qu’il ne saurait être question de pardonner à des ennemis car « on ne pardonne pas à un masque, non plus qu’à un rôle ou à un chien », et que, au fond, en vérité, « mes ennemis n’ont que l’existence que je veux bien leur prêter. »

*

La terre entière lui reprocherait donc ce qu’il est, et davantage encore : jusqu’à son existence ; car n’en doutez pas, ce que ses contradicteurs visent n’est rien moins que son « élimination du champ symbolique. » Outre que l’écrivain, par ailleurs si dédaigneux de la presse littéraire et plus encore de ce qu’elle peut penser de lui, semble très bien informé de ce qui s’écrit sur son œuvre en tous lieux et jusqu’aux blogs les plus modestes, l’on regrettera d’abord qu’aucun point sur lesquels il fut attaqué ne trouve ici réponse. Pire – ou mieux, c’est selon : ce qui justifia notre réserve à la lecture de Désenchantement se trouve conforté dans L’opprobre, écrit sans doute un peu trop à la hâte pour pointer convenablement le viseur, si tant est qu’il fût en mesure d’approcher sa cible. Il est d’ailleurs symptomatique que Millet use de la forme quasi-exclusive de l’aphorisme, laquelle, si elle n’est pas viscérale ou systémique comme chez Cioran, ne sert guère qu’à maquiller une pensée dont on se refuse ou dont on se sent impuissant à étayer le dévoilement. Très commode pour quiconque se suffit ou se nourrit de sentences, l’aphorisme court le risque de la suffisance sentencieuse ; d’un usage raisonné, il saisit le lecteur, l’agrippe, le bouscule et le confond jusqu’à devenir saillie d’intelligence ; mal employé, il n’est guère qu’une arme défensive bien impuissante à masquer le trouble de celui qui se sait acculé. En assénant, en tirant à vue sur tout ce qui bouge, en sombrant parfois dans une vulgarité un peu indigne d’une telle prose, Millet ne fait que desservir son propos et va jusqu’à le salir, sciemment ou pas, allez savoir, avachissant ce qui aurait peut-être pu constituer les filaments d’une sainte colère en une langue de fiel épaisse, lourde d’un mépris que, finalement, il porte si mal.

L’opprobre, opportunément sous-titré Essai de démonologie, est le livre de l’échec. Échec narcissique, bien sûr : Millet pensait blesser ses offenseurs ? Le lecteur n’y verra autre chose que les rodomontades, un peu misérables il faut bien dire, et pour cette raison parfois attendrissantes, d’un auteur dont les coutures élégantes craquent sous l’effet de la vexation. Échec intellectuel et littéraire ensuite, et voilà qui est plus embêtant. À quoi bon tant de jolies phrases bien ciselées pour expliquer, par exemple, qu’il faut savoir « accueillir l’outrage comme un vinaigre à muer en eau pure », ou pour se convaincre soi-même qu’« aux caresses des amis je préfère les crachats », ou pour se consoler de « la laideur de mes ennemis », laquelle suffirait bien « à me venger » ? À quoi bon faire du ressentiment un principe générique extensible à tout ce qui vit ? : « Que pourrais-je aimer d’une France qui s’oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple », écrit celui qui, pourtant, tout au long de son œuvre, a su si bien montrer le désarroi, la maladresse fragile et délicate des petites gens. « Le Français est fidèle à son chien » : à quoi bon ces bons mots tant ils sont gratuits et n’obéissent à rien d’autre qu’au plaisir trouble de se croire, non pas seul, car nous le sommes tous, mais unique ? À quoi bon comparer « un de ces bons gros romans d’Outre-Atlantique » à « une blondasse américaine » avec laquelle on ne peut tout juste envisager que de « coucher » ? À quoi bon jouir et vouloir faire jouir de « l’hébétude satisfaite des lauréats des grands prix littéraires, qui ont tous l’air de vaches inséminées par le vétérinaire » ? À quoi bon pousser ces cries d’orfraie devant le « multiculturalisme » dès lors qu’on se contente de le définir comme partie prenante de « l’antiracisme et [de] la pornographie » ? À quoi bon être écrivain, et gallimardien, excusez du peu, si c’est pour se satisfaire de calembours ou de syllogismes qui d’ordinaire s’entendent de préférence au café, juste après la poire : « la domination anglophone est à la littérature ce que l’Europe de Schengen est à l’immigration clandestine ». Et le vertueux « catholique, blanc, hétérosexuel, écrivain », d’enfoncer le clou : « Vient un moment où on ne peut que donner raison à Ben Laden, pour peu qu’il ne soit pas une fiction américaine ou islamiste ». D’ailleurs « il n’est pas impossible que les attentats du 11 septembre 2001 soient une mise en scène américaine à capitaux saoudiens, tout de même qu’on peut douter si les Américains sont réellement allés sur la lune. » Marion Cotillard ne saurait mieux dire (pour mémoire, voir ici).

*

J’ai toujours eu un petit faible pour les écrivains irascibles, les atrabilaires, les épidermiques et les eczémateux, pour les mauvais joueurs de mauvaise foi. Non pour ce qu’ils disent ou écrivent en raison, mais parce que ce qu’ils disent ou écrivent n’en finira jamais de n’être que la manifestation douloureuse, inextinguible, frustrée, mythique, lyrique, de leur souffrance à être. Mais c’est toujours une désolation pour moi quand j’en surprends un en train de jouer au « réprouvé », à la perpétuelle victime d’une « loi du silence que le milieu littéraire partage avec les sociétés secrètes », alors même qu’il aurait accès à tout, et qu’il ne serait pas un livre de lui qui ne fût commenté, critiqué, décortiqué, publicité. Désolation de voir ce mystique pleurer la chrétienté des origines, on peut le comprendre, et s’envelopper dans la hautaine toge du supplicié, le manteau de disgrâce de celui qui aimerait tant croire qu’il « hante ceux qui voudraient que je n’existe pas », qui aimerait tant nous convaincre qu’il vit dans la quiétude d’une « forme supérieure de l’ironie ». « Privilège des martyrs et des saints, et aussi des écrivains, je suis vivant dans ma tombe », note-t-il comme pour façonner le mausolée à venir, assuré que les derniers grands glorieux auxquels on puisse le mesurer ne sont plus de ce monde : « Ce n’est donc pas de trop écrire qu’on me reproche, mais de trop publier, comme on dit de trop parler ou d’écrire trop bien. Peut-on reprocher à Bach ou à Schubert d’avoir trop composé, ou à Monet d’avoir trop peint ? »

Étrangement, c’est dans un ressort psychologique, ou par une pirouette du même ordre, que Richard Millet croit pouvoir expliciter et mettre à jour la défiance qu’il suscite. Écoutez bien, c’est un monument de bravoure et de mauvaise foi : « Et si cette haine, cette violence, ce rejet étaient le signe d’un amour pervers pour ce que j’écris, mes ennemis n’osant m’aimer, leur perversion consistant à jouir sans se l’autoriser, et à vouloir dégrader mon travail en jetant l’opprobre sur ma personne ? » On appelle cela boucler une boucle : être l’auteur d’une œuvre telle que son pire ennemi n’aura d’autre choix que de l’adorer en son for intérieur et dans le secret silencieux de sa conscience hypocrite, acculé à la souffrance perverse de devoir jouir du pire, être soi-même enfin le Maudit tutélaire, la Figure tellement considérable et positive et enviée du Mal, régner du fin fond du pays de l’opprobre sur un empire de nains et de lutins corrompus qui, dans l’infime éclat de lumière qui, fût-ce par éclair ou accident, continue de les rendre accessibles au Beau, ne peuvent que mettre genou à terre devant le Maître. Il ne viendra pas à l’esprit de l’écrivain que ladite défiance tient à de simples mots qu’il jeta lui-même dans ses pages, des mots bêtes, méprisants, ineptes, qui ternissent ce qu’il convient d’appeler une œuvre, une œuvre qui, de surcroît, n’a sans doute pas beaucoup d’équivalent aujourd’hui en France.

Faut-il y voir la cause d’un effet ou l’effet d’une cause, toujours est-il que L’opprobre est écrit dans une langue qui, pour la première fois, semble achopper, se condamner à la monomanie, au ressassement, à l’alourdissement du déjà-connu, du déjà-écrit, et se condamner, même, parce qu’on ne réécrit pas aussi bien ce que l’on écrivit déjà, à l’injure de ce que cette langue a été et sera encore assurément ; c’est bien écrit, bien sûr, c’est Richard Millet ; mais c’est comme si nous lisions là un Millet pour les Nuls, comme si nous tenions entre nos mains le manuel de base de la stylistique millettiste, le vade-mecum des techniques ordinaires de l’écrivain, dont on ne sent plus ici la sainte inspiration, et dont on pourrait croire qu’il s’essouffle sur sa propre musicalité, comme s’il se lassait lui-même de tourner autour de ses propres marottes. Les rares moments de ce livre où l’écrivain s’en retourne à lui-même attestent de la déperdition du sens et du beau dans l’humeur, et sauvent le livre. Jamais aussi élégant et digne que lorsqu’il consent à fermer les yeux et à ne pas travestir le monde en objet de fantasmes ou en exutoire à sa langueur, les mots de Millet retrouvent alors leur source exacte, l’origine même à laquelle il puisait pour donner les plus beaux livres qui soient. « Être digne de l’échec : voilà la condition de l’écriture », écrit-il, nous donnant à espérer qu’il entrevoit ainsi le caractère vain et voué à l’oubli de toute polémique avec la galaxie, et que seul le rapport intime, donc privé, à l’écriture, justifie la littérature. « De quel infini sommes-nous, en écrivant, la dégradation ? » : voilà ce qu’il faut écrire. Ce qui n’est possible qu’à la condition d’oublier un peu ce que nous renvoient les ennemis que nous nous sommes fabriqués, et qu’il est un peu commode, n’est-ce pas, de comparer à des « insectes. » Nous autres, lecteurs, nous autres qui avons appris et continuons d’apprendre à lire et à écrire en lisant Richard Millet, attendons de lui qu’il tienne bon sur ses préceptes : « J’écris non pas pour être ignoré mais pour parfaire la nécessité qu’il y a à l’être en écrivant » : c’est, précisément, ce qu’il n’a pas fait avec L’opprobre. Il nous dira, et nous dit déjà, d’ailleurs, que ses lecteurs l’attendent au tournant du roman, et qu’il s’en moque, que le roman est mort, qu’il a besoin de l’oxygène de la guerre et de l’hybridation du récit, et nous, on pensera qu’il s’agit encore d’une argutie, d’un aveu déguisé en lapsus, d’un refoulement peut-être, et que ce qui l’excite surtout, ces derniers temps, c’est une petite guérilla littéraire qui ne vaut pas tripette, et qu’il trouve un bien triste plaisir à la posture sacrificielle et victimaire de l’écrivain maudit qu’il n’est pas. Si rien ne semble en mesure de pouvoir réenchanter Richard Millet, ce n’est pas grave : là naît aussi sa littérature ; pourtant, s’il continue, il faudra bientôt entreprendre de le désenvoûter. Avant qu’il ne soit trop tard.

Richard Millet, L'opprobre, essai de démonologie - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres n° 10, mai 2008

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mercredi 26 juillet 2017

Richard Millet - Désenchantement de la littérature & L'Orient désert

Richard Millet - Désenchantement de la littérature-side


Richard Millet, hélas !

Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable, et que le reste, l’affectation eschatologique, l'incessant procès aux contemporains, les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien, du moins rien d’autre que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « l’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi.

Richard Millet - Désenchantement de la littérature

Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot.

Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces à la Comédie française) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.

Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, [] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs. Lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut » – et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »

Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? » – d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ?

Richard Millet - L'Orient désert

Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littérature pourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » – si bien « que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion.

L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloir se trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin [d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – et d’ailleurs je serais sans doute bien seul.

Désenchantement de la littérature, chez Gallimard
L'Orient désert, au Mercure de France
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 7, novembre 2007

dimanche 23 juillet 2017

Richard Millet - Corps en dessous

Richard Millet - Corps en dessous


Lourds et petits secrets des spectres

Les corps en dessous sont toujours en dessous de tout : des grandeurs du monde, des nostalgies clinquantes, des rêves de petite fille, des visages lourds qui sommeillent en nous et des atavismes sociaux ; ce sont les corps essentiels, ces vieilles carnes primitives qui nous font traverser les siècles, une matière qui nous précède et sur quoi parfois nous nous reposons, tout autant capable de fomenter nos terreurs que de porter nos âmes. À nouveau Richard Millet les explore, ces anonymes auxquels nous ressemblons tant, ces petites gens pour qui vivre devient forcément, un jour ou l’autre, l’autre mot pour dire porter un fardeau, parfois sa croix. La vie des hommes est ainsi faite que chaque espace devient faille, que rien ne s’accorde jamais, que la force vient toujours à manquer pour se donner à soi-même l’impression qu’on sait vraiment ce qu’on fait, qu’on sait où on va, qu’on en a vraiment décidé : « Nous étions des spectres infimes ; des visages absents ; d’insignifiants murmures. Chacun ne hantait plus que soi. » Aussi cette femme-là sait bien ce qui fait se mouvoir les hommes : à vivre dans leur ombre menaçante et nécessaire, elle sait bien que « la laideur est un balcon d’où [lesobserver. »

Ces trois récits – peut-on parler de nouvelles ? – ne sont pas sans rappeler les Trois Contes de Gustave Flaubert : semblable poésie qui fuse de la grisaille, égale attention aux petites variations des couleurs et des corps, des œillades et des attitudes, au saisissement des regards las, apeurés ou hagards, à tout ce qui bouge derrière les situations ordinaires et les gestes menus du quotidien, et davantage encore à l’insubmersible solitude des êtres et au chagrin de ne pouvoir la dire à bon escient et au bon moment – « il le voyait bien, lui qui regardait couler mes larmes de petite fille qui n’avait pas su vivre, cette petite fille qu’on ne m’avait même pas laissé être et qui ouvrait des yeux noyés de larmes, reniflant bruyamment, et découvrant dans la glace, de l’autre côté du comptoir, qu’elle parlait toute seule. » Soit dit en passant, Flaubert aussi était taraudé par le fait de savoir ce que ce que vivre voulait dire, et si l’écriture pouvait en tenir lieu.

Trois histoires, donc, aussi brèves que lumineuses, qui toutes racontent un peu de ces choses essentielles qui nous éloignent du réel à force d’y être plongés, et qui nous installent sur un promontoire d’où nous nous regardons vivre, malgré nous, et d’où nous ne pouvons qu’interroger notre humanité à l’épreuve. C’est cette femme pétrie dans la solitude, qui dit d’elle-même qu’elle n’est « belle qu’un jour sur deux » et sait que « l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’est que l’abîme où nous ne cessons de choir depuis notre naissance. » C’est cette autre femme qui s’en va chaque mardi « d’un pas vif vers la gare, dans le petit matin », pour vivre dans un hôtel ce qu’elle a à y vivre et qui, d’ordinaire, en revient toujours, d’après ce qu’en dit son fils, soulagée de cet « amer petit pli, au coin de la lèvre inférieure », ce qui ne va pas sans soulever dans l’esprit du jeune garçon les questionnements les plus intrigués, et les plus fondateurs. C’est cet homme enfin, L’homme du parc zoologique, suffisamment esseulé pour savoir qu’il n’est « le gardien de personne » et pour se demander si ce n’est pas « l’insignifiance des hommes qu’elles viennent oublier, ici, devant les animaux, les femmes et les filles, toutes les femmes, une fois saigné l’homme-loup. » Car ce sont toujours les femmes qui continuent d’intéresser Millet, rarement l’homme, ou alors seulement pour chercher en lui ce qui est encore Homme, et dont il désespère, et lui fait ressentir la présence de « l’enfant hurlant en moi pour en appeler à l’homme qu’il ne peut plus être. » C’est à ce Millet-là, bien davantage qu’à celui qui persiste à vouloir jouer au chat et à la souris avec son temps, qu’il faut s’intéresser – et dont le temps se souviendra.

Richard Millet, Corps en dessous - Édtions Fata Morgana
Dessins de Damien Daufresnes
Le Magazine des LivresN° 10, mai/juin 2008

jeudi 20 juillet 2017

Richard Millet - Dévorations

Richard Millet - Devorations


Suivez mon renard

L’homme fut écrivain. Fut, car ne souhaitant plus l’être – mais peut-on jamais se défaire de ce que l’on est ? Il n’est plus écrivain, dit la pauvrette impressionnée, car il veut « pouvoir casser du bois et l’empiler, une activité qui était, avec la marche et le maniement de la faux, la seule chose qui lui permît d’apaiser les prurits d’écriture et la nostalgie des mondes disparus. » Son problème à lui va rencontrer ses problèmes à elle – « il voulait vivre hors du temps et c’était dans ce dehors que j’espérais le rejoindre » : de là naîtra une manière commune de converser, de tenir silence, de contempler et de vivre. Commune, mais incompatible : il faudrait pouvoir traverser le barrage des trajectoires, des destinations, des origines, de la langue et du corps. C’est là le plus touchant, cet inabouti des sentiments, cette pudeur à reconnaître l’autre sans trouver en soi la force d’approcher, de parler, et pire, de le séduire ; cette obstination à se juger indigne de lui, parce que c’est ainsi, parce que les mondes ne se rencontrent pas, parce qu’aucun monde n’est fait pour entrer en un autre, parce qu’on ne peut pas sans conséquence désastreuse être une petite serveuse orpheline qu’un village tout entier convoite comme une bête à dresser, une existence à exploiter ou une chair à prendre ; elle le sait, elle : « des êtres comme moi sont trop seuls pour s’abandonner à autre chose qu’au renard qui leur dévore les entrailles. »

Le monde s’est fracturé ce jour où il s’installa au village afin d’y tenir son rôle de maître d’école, cet homme qui semblait venir de loin, ne portant sur lui aucun signe de reconnaissance, aucun code usuel, seulement une réserve, une solitude, une gentillesse louches, car dans les villages tout se soupçonne, rien n’est vraiment clair, rien n’est vraiment honnête, tout le monde a son petit quelque chose à dissimuler, son horrible vérité à porter. Dans la petite auberge dépeuplée que tient l’oncle et où elle officie, la présence seule de cet « homme qui ne s’aimait pas » et « qui, lorsqu’il parlait, semblait se moquer du monde, y compris de lui-même », suffit à la troubler et à la tourmenter, elle dont le beau prénom est si rarement cité – sans doute parce qu’elle se sent indigne de sa beauté, de ce prénom céleste aux étoiles à elle toujours interdites. Et puis il faut se méfier des hommes. Celui-là, sous ses dehors tellement doux, n’est-il pas de mèche avec les autres ? N’est-il pas, lui aussi, et peut-être même davantage que les autres encore, moins éduqués, moins dissimulés, « cet inconnu que devient tout homme qui se met à regarder une femme en se demandant qui elle est, c’est-à-dire qu’elle goût elle aura lorsqu’il plantera ses dents dans sa chair nue » ? Ne sont-ils pas, les hommes, tous les hommes, de toute façon, toujours ligués contre moi ? Et que faire quand l’homme devient mon unique objet de convoitise, quand son existence seule envahit le jour au point de torturer mes nuits ? Que faire de l’amour quand on n’a jamais admis qu’il fût même possible, qu’il est comme un gros mot : « Je m’en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l’amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir – et encore n’étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l’amour, puisqu’il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j’attendais comme une délivrance. » Le corps n’est certainement pas la seule matière à protéger du monde, mais c’est lui le réceptacle des misères, du désespoir d’être, des joies immatures et des humeurs sans rémission. Il inonde les fantasmes de la pauvrette, et elle, elle en parle comme on n’en parle plus, comme on ne peut plus en parler, avec ce mélange d’avidité animale et d’indignation contenue. Le corps est tout à la fois ce traître qui nous fait attraper la colique quand l’émotion est trop forte et le dernier passage par où se glissent le retour à soi et l’oubli qui permet de continuer à vivre. C’est qu’il y a tant de choses à oublier – à commencer par la vie. Elle a « depuis longtemps compris que ce n’est pas nous qui dévorons la chair mais la chair qui nous pourchasse, nous rattrape, nous déchire, et fait naître en nous un sanglot qui semble avoir traversé le temps, si bien que ce n’est pas nos morts que nous pleurons mais les défunts qui pleurent en nous. » L’homme mûr et la jeune fille n’ont aucun besoin de se le dire pour le savoir, chacun en son for intérieur, « qu’il y a deux choses qu’on peut se donner à soi-même, sans rien attendre d’autrui : la mort et le plaisir. »

C’est au fond un texte rare sur l’amour. On dira qu’il y est question de beaucoup d’autres choses : la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la ville et la campagne, l’insignifiance sociale, le temps, la morale et les mœurs du temps, la fin des mondes, les fantasmes mutuels que l’homme et la femme entretiennent parfois à leur corps défendant, la construction du désir, de la jalousie, la douleur d’être, d’être ce que l’on est comme d’être ce que l’on n’est pas, l’origine et la destination de la sexualité, le déclin en soi du sentiment de la vie, l’aspiration lente à la mort… : mais tout cela a pour origine l’amour. Pas n’importe quel amour, car il n’y a pas d’amour universel, seulement une folie qui se loge en certains et transfigure le réel, métamorphose ce qui jusqu’alors constituait l’horizon familier et bouleverse le regard. Un amour que sanctionne toujours l’échec, ou son sentiment, qui épuise la vie des êtres sans jamais venir à bout de leur existence. « Il y a des lames et des précipices pour s’empêcher de choir », pense la pauvrette, plus seule que jamais, humiliée par un amour sans écho ni retour, parce qu’il a bien dû en revenir, lui, de l’amour. Aussi quand la jeunesse s’empare des lames et plonge dans les précipices, à ses yeux à lui « rien ne vaudrait une mort à l’aube d’un beau jour d’été, sur une jetée de granit rose, avec de petites voiles blanches à l’horizon » : c’est une mort en forme de privilège pour ceux qui n’ont plus rien à vivre.

J'ai lu je ne sais plus où (qu'importe, d'ailleurs) qu'il y avait dans ce Richard Millet-là une preuve, la preuve, de son arrogance et de son aristocratisme social – entendez sa haine du peuple et des indiscutables vertus de la démocratie – à fondre ainsi la voix de l’auteur dans celle de cette jeune femme de minuscule origine, pauvrette réduite à user son être et ses rêves en faisant le service dans une gargote enterrée bien loin de la vie des villes, bien loin, finalement, de la France, et à lui attribuer des fantasmes de bécassine devant un homme de vingt plus âgé qu'elle qui, au passage, pourrait bien avoir quelques traits de l'auteur. Outre qu'une fois de plus la critique se focalisait sur ce qui n'a pas trait directement à la littérature, elle était surtout d'une singulière (et hypocrite) bêtise. Car c'est évidemment tout l'inverse : il y a toujours chez Millet une authenticité et une tendresse à parler avec, ou, mieux, dans la voix des êtres de rien, des anonymes du show contemporain et des oubliés du grand cirque. Le tropisme social-compassionnel étant ce qu'il est en France (triomphant), certains lecteurs et critiques ne semblent plus pouvoir réfléchir autrement qu'en s'y soumettant à leur tour : leur souci du bien se substitue au désir du beau et l’objurgation de l’utilité politique à l’impératif de justesse – preuve, s'il en était besoin, du triomphe de certains automatismes idéologiques, quand on nous annonçait il y a peu encore, et autant que faire se peut à fiers coups de clairon, l'ère enfin advenue de la fin des idéologies. 

Or non seulement la pauvrette se révèle d'une grâce infinie, à la fois exceptionnelle et commune, entière mais délicate, sensuelle dans sa honte du corps et toujours troublante de ce seul fait, elle qui n’a d’autre choix que « se laisser dévorer par le renard enragé qu’on nourrit au fond de soi », mais elle offre peut-être à Richard Millet l'occasion des plus belles pages de son œuvre – et à moi un bonheur de lecture que je n’avais plus connu depuis longtemps dans le roman français contemporain : rarement la langue aura été aussi pleinement et intimement habitée, rarement ce qui relève d’une intimité, et la plus forte et impériale qui soit, aura été aussi éloigné de l’intimisme de saison. Richard Millet ne s’acharne pas à perpétuer une tradition : il fait simplement partie de ces rares écrivains que hante le noyau, le coeur secret de la raison d'être littéraire.

Richard Millet, Dévorations - Éditions Gallimard
Article paru dans Esprit critique / Fondation Jean-Jaurès, octobre 2006

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lundi 5 février 2007

Millet dans Chronic'Art

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V
oilà qui s'appelle un entretien décalé : Richard Millet dans Chronic'Art (numéro 32 - février 2007), rien ne pouvait l'augurer. L'intérêt des entretiens est qu'ils obligent peu ou prou à la concision ; l'inconvénient, c'est qu'ils appauvrissent, et qu'alors la concision devient simplification - entendez simplisme. L'équilibre ne peut se faire que si l'interlocuteur possède une maîtrise totale du langage, et surtout si sa pensée vient de tellement loin que la simplification nécessaire ne parviendra jamais à l'assécher tout à fait. C'est, évidemment, le cas avec Richard Millet, l'un de nos plus grands auteurs vivants.

Cet entretien n'ajoute finalement pas grand-chose à ce qu'il écrit ou dit depuis toujours, lui fournissant seulement l'occasion de revenir sur ce qui l'angoisse, le désole ou le hérisse : en gros, le "totalitarisme mou", le politiquement correct, le marasme de la littérature française, "l'abstraction contemporaine", l'aplanissement, l'aplatissement, "l'horizontalité" ou encore la "falsification" du monde, et bien entendu la langue, ce qu'elle charrie et ce qu'une civilisation perd à la déconsidérer ("On m'a reproché d'être passéiste. Moi, je pense que quand vous avez affaire à une langue, autant l'employer dans tous ses états").

Le plus intéressant peut-être est lorsqu'il évoque la crise qu'il traverse, crise d'auteur, où il s'agit "d'en finir avec ce qu'on est soi-même". Mécaniquement, cela pose ou repose la question du silence, qui lui inspire cette réflexion moins désabusée qu'il y paraît sans doute, et derrière laquelle s'échafaude peut-être l'oeuvre à venir : "Un écrivain qui ne risque pas le silence, pour moi, n'est pas un écrivain".
Enfin, chez ce chrétien marqué par Bataille et Blanchot, la question du sens, donc de la mort, donc du "nihilisme", apparaît sous un jour peut-être un peu nouveau. Résultat, sans doute, de l'accumulation des désenchantements, dont il faut bien reconnaître qu'aucune actualité ni aucun futur n'est en mesure d'esquisser l'apaisement. t

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samedi 7 octobre 2006

Les femmes de Richard Millet

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D
ans une librairie, deux femmes conversent. Elles semblent avoir autour de la quarantaine, mais une quarantaine qui tire vers le haut, qui aspire à mieux - qui aspire, déjà, et maintenant que l'héritage du petit est assuré, aux joies de la grand-maternité. Tandis que l'une, de sa main droite, remet en place un chignon très seizième (arrondissement), l'autre, de la gauche, désigne le dernier livre de Richard Millet. Elle le fait un peu à la manière d'un Nicolas Sarkozy évoquant ces jours-ci les “malheureux” cantonnés dans un gymnase à Cachan, c'est-à-dire en un égal mélange de commisération chrétienne et de mépris dégoûté. Mais voyez plutôt.

- Ma chère, vous ai-je parlé de cette horreur ?!
- Pensez-vous... Figurez-vous que je l'ai lu, du moins ai-je essayé.
- Ah, nous sommes donc bien d'accord ! Quel tissu de...
- Ah oui, comme vous dites...
- D'insanités. Quel mépris pour les femmes ! Non mais pour qui il se prend ? Et puis c'est qui, d'abord, ce Millet ? Jamais entendu parler. Passez-moi l'expression, mais y'en a vraiment qui pètent plus haut que leur cul...
- Christelle ! On pourrait vous entendre...
- Écoutez, Mylène, c'est vrai, quoi, qu'est-ce qu'il connaît au plaisir des femmes celui-là ? Je trouve ça dégoûtant, tout ce qu'il raconte, et cette manière de séduire cette pauvre enfant, vraiment c'est pas joli joli...
- Vous savez ce que je crois... Je crois que c'est un pervers, ce Millet. Un satyre.
- Vous ne croyez pas si bien dire... Je dirai même que c'est une espèce de vieux pédophile refoulé. Et comme par hasard, bien sûr, on ne connaît pas l'âge de la petite... Une adolescente, tout juste une adolescente, voilà ce qu'il avait en tête, en fait. Tous pareils.
- De toute façon, vous voulez que je vous dise ? Moi, je n'y ai rien compris à ce livre. Non mais c'est vrai, il pourrait faire des phrases plus courtes, ma chérie, vous n'êtes pas d'accord ?
- Oh, mais vous ne comprenez pas ? C'est très chic de faire des phrases longues, très chic. Non seulement il manipule notre sexe mais, en plus, il nous embrouille avec ses phrases qui n'ont ni queue, ni tête.
- Quand je pense, mais quand je pense, Christelle, qu'on a parlé de lui pour le Goncourt... Non mais où va-t-on, je vous le demande !
- Oui, c'est bien triste... Au moins, Christine Angot, elle, c'est du vécu.

Ici, la belle Mylène saisit la belle Christelle par le bras et s'approche de son oreille en jetant de troubles regards autour d'elle.

- Vous voulez que je vous dise ? J'en fais sa pub, à l'Angot. J'ai même écrit à quelques amis bien placés... pour le Goncourt, voyez...
- Quelle bonne initiative vous avez eu là ! Et puis zut à la fin, elle le mérite, depuis le temps qu'on entend parler d'elle.
- Quand même, qu'est-ce que ça vieillit mal, un homme...

Le reste se perd en considérations sur les hommes et les femmes :  je n'ai pas ici le coeur à les rapporter.

Le livre de Richard Millet, Dévorations, est paru aux éditions Gallimard. Il est peut-être le roman français contemporain le plus beau, le plus  juste et le plus magnifiquement écrit que j'aie lu depuis longtemps. À lui, le Goncourt irait très bien.

Posté par Villemain à 10:55 - - Commentaires [3] - Permalien [#]
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