lundi 23 mars 2015

Eric Bonnargent & Gilles Marchand : Le roman de Bolaño

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Aussi annoncé qu'attendu, Le roman de Bolaño, dont il m'a été fait privilège d'être l'éditeur pour le compte des Editions du Sonneur, est enfin, depuis quelques jours, disponible en librairie. Sous la forme d'un roman épistolaire que titille parfois la tentation du polar épique, psychiatrique, exotique ou métaphysique (sic), Eric Bonnargent et Gilles Marchand y rendent un hommage aussi original que stimulant à l'un des écrivains les plus considérés du 20ème siècle : Roberto Bolaño.

De ce roman qui ne ressemble à aucun autre, critiques et lecteurs, assurément, diront ce qu'il y a à en dire. Je ne peux, moi, qu'évoquer ce que fut ma découverte du manuscrit, et essayer de dire pourquoi, avant même d'en avoir achevé la lecture, s'imposa l'envie de le publier. Je n'avais (et n'ai toujours) de Roberto Bolaño qu'une connaissance assez limitée, n'ayant alors lu de lui que le dernier texte publié de son vivant, d'une beauté et d'une grâce qui m'ont beaucoup marqué, Un petit roman lumpen - dont j'ai écrit ici ce qu'il m'inspira. Autrement dit, pas de panique : ne pas connaître Bolaño n'est en rien un problème pour plonger la tête la première dans le roman d'Eric Bonnargent et de Gilles Marchand ; mieux que cela, si je puis dire : connaître ou ne rien connaître du grand écrivain chilien constitue à poids égal un handicap et une chance. Les connaisseurs souriront à certains moments qui laisseront les autres de marbre, quand ceux qui n'en connaissent rien jouiront d'un privilège que les autres n'ont déjà plus : pouvoir, ensuite, partir à la découverte de cette oeuvre “culte”.

Mais revenons à ma découverte du manuscrit.
Passé les premières pages, je confesse avoir éprouvé une sorte d'embarras. Sans doute étais-je un peu frustré d'être posé aussi vivement sur la banquette arrière d'un taxi sans avoir pu goûter autant que je l'aurais voulu au plaisir (peut-être un peu vicieux) d'un dévoilement progressif ; en somme, je me disais : ils sont bien gentils, mais je ne vois pas comment ils vont pouvoir tenir comme ça sur trois cent pages. Par ailleurs, malgré l'incontestable richesse du corpus épistolaire, j'ai toujours éprouvé, fût-ce par-devers moi, une certaine réticence envers les romans qui usaient entièrement, exclusivement, de ce genre. Pour faire vite, disons que je n'ai jamais su faire taire complètement cette petite voix en moi qui me souffle que le mode épistolaire intégral, dans le cadre romanesque, se nourrit aussi à un certain désir d'évitement : je suis toujours tenté, peu ou prou, d'y voir un dérivatif, une diversion, un moyen de se libérer des contraintes du roman “classique”. Or, dans Le roman de Bolaño, ces questions se trouvent assez tôt évacuées. Car, outre qu'il a été composé par voie réellement épistolaire, outre (et c'est intelligent) que l'un des auteurs maîtrise intimement l'oeuvre de Bolaño quand l'autre n'en connait que les stricts rudiments, Eric Bonnargent et Gilles Marchand y déploient une habileté qui, du coup, exhausse ce que le genre peut avoir de nécessaire. Il leur permet en effet de borner immédiatement le cadre du labyrinthe, d'amorcer l'ombre qui planera sur le roman, et de distiller à lettres comptées le venin d'un suspense très singulier ; d'emblée, toute la substance bolañesque est là : les jeux de miroir, les impasses et les faux-semblants de l'identité, l'imbroglio du vrai et du faux, la question du Mal bien sûr, enfin la mise en abyme de l'idée même de fiction. Si bien que l'on se retrouve avec un texte qui, tout en prenant soin d'approfondir minutieusement sa matrice, et sans que jamais ne s'estompe la figure tutélaire de Bolaño, demeure aussi palpitant qu'un polar américain old school. Bonnargent et Marchand réussissent là où pourtant il est si simple d'échouer : en parvenant à agglomérer l'humour et la gravité, le jeu et l'érudition, les nécessités mêlées de l'arrière-plan et de chaque personnage, la quête littéraire et les règles de l'enquête policière, ils parviennent, en s'amusant sérieusement, à déployer une trame très vive, brillante et roborative. Si bien qu'on n'a plus qu'une envie, en refermant le texte : lire Bolaño. t

÷ Infos et commande

÷ On lira avec profit l'entretien donné par Eric Bonnargent et Gilles Marchand
à Vincent Ladoucette pour le magazine culturel
Addicts.

          ÷ À lire, la remarquable critique de Lionel-Edouard Martin, ainsi que l'article très juste
de Hughes Robert (librairie Charybde, Paris).


QUATRIEME DE COUVERTURE —
Que se passe-t-il lorsqu’un chauffeur de taxi amnésique tombe sur l’adresse d’un personnage du roman qu’il vient de lire ? Que se passe-t-il lorsqu’après lui avoir écrit à tout hasard, ledit personnage, un ancien policier, lui répond qu’il est bel et bien vivant, qu’il n’a rien d’un être de papier et qu’il n’a même jamais entendu parler de l’auteur, un certain... Roberto Bolaño ? Ce lecteur (Pierre-Jean Kaufmann) et cet homme dont on a « volé » la vie (Abel Romero) entament alors une correspondance afin de cerner les liens qui unissent Romero et Bolaño. Mais au fil de leurs échanges, les voilà conduits à examiner aussi le passé de Kauffmann, dont l’amnésie semble cacher un lourd secret.


Articulé autour de l’œuvre du grand écrivain chilien, Le Roman de Bolaño croise l’enquête littéraire et le thriller latino. Naviguant entre Paris, Barcelone et Ciudad Juárez, le lecteur se trouve plongé au cœur d’une histoire où le vrai n’est jamais sûr et le faux toujours possible, et où rôdent en permanence la folie, le feu, la vie et la littérature.

Éric Bonnargent et Gilles Marchand ont joué à la lettre le jeu du roman épistolaire, correspondant à plus de neuf cents kilomètres de distance sans jamais rien savoir de ce que l’autre avait à l’esprit. Pendant plus d’un an, ils se sont écrit, créant ainsi au gré de leurs échanges la trame narrative de ce qui allait devenir Le Roman de Bolaño. Là réside en partie l’originalité profonde de ce texte : Pierre-Jean Kaufmann et Abel Romero prennent corps, se répondent, s’écoutent et s’invectivent : on en oublierait presque qu’ils n’ont jamais existé – si tant est qu’ils aient jamais existé…

Le roman de Bolano - Eric Bonnargent et Gilles Marchand

Eric Bonnargent & Gilles Marchand
Le roman
de Bolaño

Editions du Sonneur, 19 mars 2015
ISBN : 978-2-916136-79-0

Que vous ayez ou pas un compte sur Facebook, vous pouvez aussi, en cliquant ici, consulter la page consacrée au roman.

 


mardi 13 mars 2012

Roberto Bolaño - Un petit roman lumpen

 

Roberto Bolano - Un petit roman lumpen

Bolaño pasolinien

Je ne ferai pas semblant d'être un spécialiste de Roberto Bolaño (1953/2003) : je connais très mal son oeuvre. Aussi ne m'aventurerai-je qu'assez succinctement dans la recension de ce bref roman, le dernier qui fut publié de son vivant.

Son prétexte romanesque est assez simple : Bianca, la narratrice, et son jeune frère, tous deux adolescents, tentent d'organiser leur vie après la mort accidentelle de leurs parents. Contraints par la nécessité de subvenir à leurs besoins, nécessité à laquelle s'annexe sans doute une sorte de trauma, d'accablement plus ou moins latent, ils vont rapidement décrocher de leurs études et se heurter aux impasses d'une existence désormais largement sous hypothèque. Bolaño excelle dans la peinture de ce décrochage social et des errements propres à cet âge incertain, entre indifférence au monde et sentiment de puissance. L'instinct libertaire de l'adolescent ne s'en heurte pas moins aux déterminismes les plus classiques : "J'en suis arrivée à penser que nous allions mourir. Mais notre vie a suivi les paramètres établis avant la mort de nos parents.

Avec son air de rien, avec cette manière d'écriture désossée, sans éclat ni tonitruance, cette façon étrange que le récit a de progresser, façon empathique et distante, tendre et lointaine, Un petit roman lumpen s'avère être un texte assez magique. Pour une large part, cela repose sur cette impression que les choses sont dites de manière un peu accidentelle, en passant, en donnant peu ou prou le sentiment qu'à peu près tous les faits se valent, qu'aucun, finalement, quelles qu'en soient la teneur, l'importance ou la conséquence, ne mérite d'être davantage souligné qu'un autre. Et, en effet, s'il se produit une chose grave, ou un peu décisive, l'on peut se dire qu'il suffit de le mentionner : le lecteur, lui, saura faire la part des choses. C'est bien ce que fait Bolaño, qui s'appuie sur le personnage de Bianca pour porter les choses et leur donner leur profonde résonance. Bianca est un très beau personnage, direct, simple, franc, efficace, très pur finalement, qu'habite une force secrète, intime, puissante et d'une belle densité. Sa manière de vivre, de se projeter dans l'avenir comme de prendre ses décisions au jour le jour, est mûe par un instinct de survie que l'on dirait à toute épreuve. Cette façon qu'elle a de se faire faire l'amour par les deux copains de son frère, la nuit, par alternance, au fil des semaines, sans même que, dans la pénombre et la confusion, elle sache toujours de quel copain exactement il s'agit, cette manière absente qu'elle a de se livrer (est-ce par compassion, est-ce en vertu d'un certain goût ritualiste, de ce plaisir qu'elle peut prendre à faire plaisir, à soulager ces deux hommes que l'on devine à la fois durs et troublés, ou, justement, en raison de cette sorte d'instinct de survie ?), tout cela, disais-je, témoigne d'une intelligence viscérale, instinctive, du monde, d'une compréhension immédiate de ses arcanes - "Alors je me suis regardée dans une glace et j'ai vu mes cernes, ma peau blanche, comme si la lune, qui pour moi brillait autant que le soleil, était en train de me contaminer. Alors j'ai décidé que je n'avais pas à faire l'amour toutes les nuits et j'ai fermé ma porte à clé. La vie, contrairement à ce que j'attendais, a continué toute pareille."

Ce qui va advenir, un peu plus tard, lorsqu'il lui faudra user de ses atours auprès d'une gloire déchue du péplum et du culturisme, séquence digne de Pasolini, elle le vivra dans ce semblable état, avec cette semblable conviction que ce qui doit advenir advient toujours, et que pour cette raison même rien ne saurait être fondamentalement malsain ou condamnable ; c'est là aussi la beauté résignée de ce livre, et le charme final de ce personnage dont on ne saurait dire s'il flotte dans l'existence comme pour se protéger du monde, ou si ce flottement serait la seule manière praticable de s'y mouvoir - et, peut-être, mais sans guère d'illusions, continuer à en espérer quelque chose. Tout le talent de Bolaño est de réussir à donner à cette jeune fille très singulière, dure dans ses choix comme avec elle-même, quelque chose d'une aura de sentimentalité ; une grâce, dira-t-on.

Roberto Bolaño, Un petit roman lumpen - Christian Bourgois Editeur

Posté par Villemain à 11:33 - - Commentaires [1] - Permalien [#]
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