mardi 11 octobre 2011

THEATRE : L'avare - Molière - Comédie française


L'avare 3Q
ue les souvenirs de collégien ne dissuadent personne de replonger dans cette pièce qui n'en finit pas de réjouir depuis sa création en 1668. On y vérifiera alors combien la langue peut y être populaire et châtiée, pudique et dévergondée, vive et complexe. Combien aussi, en dépit de ce que l'on croit en savoir, tant L'avare appartient depuis longtemps au patrimoine commun, elle autorise d'interprétations, même si message et personnages ne laissent guère de place à l'ambiguïté. Qu'à leur tour viennent s'y confronter la grande Catherine Hiegel et le non moins prestigieux Denys Podalydès, voilà bien le signe réjouissant, outre que c'est naturellement pour eux un défi que de se colleter avec le ressassé, que Molière n'en finit pas de nous parler.

Le pari de Catherine Hiegel, pari réussi, était pourtant sans doute plus délicat qu'il n'y paraît. Car, à ce niveau de théâtre, j'ai dans l'idée qu'il faut savoir faire face à certaines tentations irrépressibles. Celle, tout d'abord, de vouloir à tout prix se distinguer : cette pièce a fait l'objet de tant d'interprétations, et pour d'aucunes immensément prestigieuses, que le risque était grand d'aller quérir l'originalité à tout prix, et ce faisant de chercher à rétrécir un peu le champ des comparaisons. Celle enfin qui consisterait, dans un souci bien compris de mise au goût du jour, à en gommer les aspects les plus anciens, à en ôter la patine. Que Catherine Hiegel ait contourné avec aisance ces deux profonds écueils n'est pas pour nous surprendre : cela ne l'en rend pas moins louable. Aussi est-ce une troupe relativement jeune qui se produit sur la scène du Français, dans un décor mêlé de simple et de somptueux, d'épure et de majestueux. A l'instar des costumes, attendus mais très justes, dégageant ce qu'il faut de dignité bourgeoise et de vantardes fanfreluches - la palme de la tartufferie revenant bien sûr au seigneur Anselme, incarné par le toujours excellent Serge Bagdassarian, Harpagon étant accoutré de manière plus austère qu'un corbeau, autrement dit vêtu avec la frugalité que requiert son éthique...

Ni excès d'originalité, donc, ni révérence outrée au passé, pour cette adaptation à vocation populaire. Bien sûr, les comédiens, spécialement les plus jeunes, peuvent avoir une infime tendance à cultiver une certaine différence, chose qui d'ailleurs ne s'observe que dans les détails : une certaine gouaille un peu relâchée, une attitude corporelle, une manière de regard. Toutefois, seule l'impressionnante Dominique Constanza, qui incarne Frosine (l'entremetteuse), appuie plus sciemment sur la touche moderne : c'est à la fois terriblement efficace et un tout petit peu anachronique, et j'avoue avoir L'avare 2parfois hésité entre l'admiration pour sa présence, très forte et très souveraine, et un léger doute quant à manière assez actuelle de lancer ses reparties très goguenardes. Il n'en demeure pas moins qu'elle sait prendre dans cette représentation un rôle tout à fait essentiel, et qu'elle n'est pas pour rien dans l'énergie interne de certaines scènes disons plus rentrées.

Reste, bien sûr, Harpagon, car c'est tout de même sur ses épaules que repose l'édifice. Et on a beau s'appeler Denis Podalydès, ou, même, parce qu'on s'appelle Denis Podalydès, le risque n'était pas mince d'échouer au double devoir théâtral de conserver à Harpagon ses traits distinctifs et de l'incarner d'une manière suffisamment singulière pour n'être pas vaine. A cette aune, il faut bien reconnaître que le comédien excelle, faisant montre du même talent dans la facétie que dans le drame - fût-il feint -, de la même ardeur dans la pitrerie individuelle que dans le jeu collectif. Et s'il faut une belle énergie pour tenir un tel rôle, ce serait très insuffisant si elle ne se doublait d'une volupté à jouer la langue, d'un plaisir potache à la faire sonner, à en exhausser les silences, à en extraire ce qu'elle contient de résonances, de sonorités alambiquées et de sens cachés. Car la drôlerie ne résume pas Harpagon, être absolument abject s'il en est : il y a aussi, il doit y avoir aussi, dans son abjection, une once, non d'humanité, mais d'incertitude, de jeu, peut-être l'ombre d'un certain mystère irrésolu. Naturellement, pour les besoins de la cause et du personnage, la question ne doit pas se poser de sa moralité ; il faut toutefois que la figure du comédien n'anéantisse pas ce qui fait de lui un personnage que l'on pourrait aussi vouloir comprendre. Or Podalydès a suffisamment de ressort et de cartes dans son jeu pour, à des moments très choisis, laisser entrevoir une peine, un malaise, une ambivalence. Un beau moment de théâtre, donc, et, j'ai plaisir à le consigner, un baptême du feu théâtral réussi pour mon fils, qui, à l'instar d'autres enfants que je voyais dans la salle, rit franchement à ce texte dont la langue nous est pourtant, avec le temps, devenue assez lointaine. Preuve ultime, s'il en fallait encore, du caractère atemporel et universel de cette pièce - et des petits travers humains dont elle se fait l'écho réjoui...

L'avare, comédie en cinq actes de Molière. Mise en scène : Catherine Hiegel.
Visiter le site de la Comédie française.

 


vendredi 4 juin 2010

THEATRE : Ubu Roi - Alfred Jarry

Comédie française - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent

53852466

 

Avouons que ça fait du bien, de voir ça au Français. Non que je ne fusse déjà convaincu de l'auguste passion de la maison de Molière pour la fureur et la potacherie (confer, il n'y a pas bien longtemps encore, le Fantasio de Musset mis en scène par Andrès Lima), mais lorsqu'un franc-tireur aussi aguerri que Jean-Pierre Vincent s'acharne à dûment enfoncer le clou, c'est du petit lait. Mon problème, cette fois-ci, c'est que ma femme n'a pas d'avis. Pour sûr cela dit qu'elle a rigolé, et frémi même, et de son premier rang qu'elle a dû les essuyer, les regards de cerbère de Christian Gonon et les sournoises convulsions de l'impayable Calixte - pour ne rien dire des coups de feu, des pluies d'or ubuesque et d'une intempestive disparition osseuse. C'est elle, après tout, la spécialiste. Mais là, à sa décharge, faut bien dire qu'on se retrouve dans les rues de Paris sans doute moins éreintés que proprement sur le cul - d'ailleurs, Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

DevolderLes choses démarrent pourtant sur une tout autre note, inquiétante, pour ainsi dire sépulcrale. Le rideau ouvert, tout de suite je songe aux tableaux de Roland Devolder, dont je me sens toujours très proche. Impression qui reviendra plusieurs fois, tant il est vrai qu'en dépit de ce qui ne cesse d'exploser sous nos yeux, il y a dans cette mise en scène quelque chose que je trouve extrêmement pictural. Mais, certes, ce n'est pas là ce que la salle Richelieu à son comble retiendra. Et que retiendra-t-elle... ? Ubu est une gigantesque farce, grinçante, à fleur de peau, lancée telle une vieille loco qu'un fou incessant gaverait de charbon au point de l'en faire dégorger, et dont on se souviendra que le public fut vent debout lors de sa première représentation, alors que le bon père Ubu, hagard et paillard, exclamait en ouverture un Merdre ! tonitruant. Faut-il d'ailleurs retenir de cet inclassable mythe autre chose que cette sensation de chaos méthodique et littéralement surréaliste, reflet de ce que Jarry éprouvait et percevait du monde ?

Quoique par quasi définition indescriptible, ledit chaos fait ici l'objet d'une maîtrise théâtrale en tous points époustouflante. On passera volontiers, d'un tableau l'autre, d'une joyeuseté enfantine digne des jeux sans frontières de feu Guy Lux à une aigreur sournoise et sciemment crypto-shakespearienne, du spectacle de marionnettes à l'heroic fantasy en passant par la parodie de film noir et l'inclinaison totale vers l'absurde : l'ami Poquelin s'y serait goulûment sustenté. À ce jeu, tous les comédiens tirent leur épingle, parfois au bord du gouffre eux-mêmes, tant on dirait qu'ils ont  envie de se laisser entraîner sur la pente loufoque. À tout seigneur, tout honneur : Serge Bagdassarian, dans le rôle d'Ubu, est absolument phénoménal ; on pourra dire ce qu'on veut, qu'il est indûment tiré vers son indécrottable rusticité, il faudrait être rudement blasé pour ne pas rire de sa bêtise tragique, du primitivisme absolu de ses fantasmes et de ses fanfaronnades sans surmoi. J'ai comme toujours un faible pour  Pierre-Louis Calixte, qui conserve par-devers lui ce quelque chose d'étrange qui est peut-être, au fond, la marque des grands, et qui ne peut décidément jamais s'empêcher de crever l'écran. Même Adrien Gamba-Gontard, que j'ai pu en d'autres circonstances trouver un peu fragile, comme en surpoids de tension, s'amuse comme un beau diable - cette scène où on le voit, fier soldat, compter en marchant de son pas militaire et chantant sur un air qui rappellera le kilomètre à pieds qui use et qui, ici, amuse la salle entière. Michel Robin lui-même, à 80 ans passés, lui qui joua les plus grands aux côtés des plus grands, se fait tout à tour impérial et cabotin, ravi sans doute de devoir changer de costume aussi rapidement et de s'amuser à son tour. Car c'est un autre trait de cette mise en scène, en tout cas de son esprit, qu'on a rarement vu les comédiens du Français avoir à ce point envie du public, de sa repartie, peut-être de sa participation. Ne soyons pas bégueules, donc.

Cette loufoquerie infernale n'est pas gratuite pour autant. Je ne crois guère à l'hypothèse spontanée des sérieux, selon laquelle le rire, fût-il épais, peut-être gras, ferait passer à côté de l'essentiel. Car l'essentiel, c'est aussi cela, cette épaisseur grasse. Elle n'est rien d'autre que le reflet du monde vulgaire, salement ambitieux, lubrique, instable et insatiable, pleutre dans ses désirs autant que dans ses actes. Mais c'est la force de Jarry, comme de tous ceux qui peuvent se réclamer de lui, que de ne pas se métamorphoser en enseignant ou en pontife. Il existe une tentation moraliste, c'est certain, chez tous ceux qui raillent, moquent, conspuent et constatent. Ils nous enfoncent la tête dans le monde comme on le ferait d'un petit animal avec sa fiente : c'est une pédagogie comme une autre, qui a fait ses preuves - Desproges ne nous aurait pas désapprouvé. Il me semble que c'est ce qu'a très bien compris Jean-Pierre Vincent, qui sait bien que cette pièce, dont on aimera ou pas, littérairement, le texte, sera entendue des générations à venir comme elle le fut par celles du passé. Tant il est certain que la grossièreté des hommes a de beaux jours devant elle, et qu'il est toujours bon d'en rire.