mardi 29 novembre 2022

Shakespeare revu (et surtout corrigé) par Ostermeier : Vanitas vanitatum.

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La lande n'est pas seule à être désolée

Très vite, j’ai décidé de prendre le parti d’en rire : je n’avais pas envie de m’entendre grincer des dents trois heures durant. Que Shakespeare, quatre siècles plus tard, n’eût pas reconnu son texte, soit : j’admets et comprends très bien qu’un metteur en scène désireux de laisser sa trace travaille à renouveler et à exhausser l’universalité, donc la possible modernité des grands textes du répertoire. Mais là, franchement, c’est abusé : Shakespeare ne reconnaîtrait pas même son intention. Entre Shakespeare et « d’après Shakespeare » il y a un monde, l’hérésie conduisant ici à lui faire dire n’importe quoi – en l’espèce, ramer sur la vague de fond d’un féminisme de bon aloi et du dégagisme d’ambiance. L’on peut d’ailleurs s’interroger sur la décision d’avoir fait entrer le roi Lear au Français avec ce qui n’en est qu’une relecture.

Cela se voudrait probablement d’avant-garde, au moins à la pointe de la modernité : c’est souvent niais, cacophonique, et finalement assez prétentieux. Et déjà plutôt ringard. Je me souviens de mes premiers concerts de hard rock, au milan des années quatre-vingt dans des petites salles de province, quand des groupes semi-professionnels usaient déjà des mêmes trucages et des mêmes effets criards – à la décharge de ces petits groupes, ils n’étaient pas subventionnés. On a même droit à quelques moments de stand-up, blagues pour émissions de variété dominicales incluses. Mais ce n’est pas en ajoutant des « Merde » et des « Putain » au texte de Shakespeare (huhuhu, on se gausse) qu’on fera la révolution : cela ne donne, au mieux, qu’un attentat raté.

Prendre le parti d’en rire, donc, mais jaune. Car c’est finalement assez triste d’entendre un texte qui vit si peu et vibre si mal, qui délaisse autant la profondeur tragique et métaphysique de ce vieux roi qui, renonçant au pouvoir au profit de ses filles, n’aura pas même à pleurer la mort d’une Cordelia pour ainsi dire inexistante. Comme toujours, Denis Podalydès tire son épingle du jeu car il sait tout faire et, surtout, il pense son texte ; pourtant, lui-même semble parfois se demander ce qu’il fait dans cette galère. Je n’ai pas souvenir, en vingt ans, d’avoir vu une troupe du Français aussi mal fagotée et aussi peu à l’aise avec son corps et sa voix. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de bons moments – en près de trois heures, ce serait un comble –, cette lande désolée qui sert de décor est très belle, certaines audaces sont bienvenues, cela « prend » parfois, c’est seulement qu’on ne peut s’empêcher de trouver tout cela long, vain, et finalement assez suffisant. Encore une fois, la chose se vérifie : dès qu’un artiste croit pouvoir édifier ses contemporains, il ne fait en général qu’alourdir l’air (du temps).

Le roi Lear, Thomas Ostermeier d'après William Shakespeare
À la Comédie française jusqu'au 26 février 2023
Traduction : Olivier Cadiot
Adaptation : Thomas Ostermeier et Elisa Leroy
Mise en scène : Thomas Ostermeier

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lundi 27 juin 2022

Adieu, Henri

Henri Garcin à son domicile, 14 juin 2021 (photo personnelle)Henri Garcin nous a quittés. Il avait 94 ans. Cette dernière année, j'eus parfois le sentiment qu'il me racontait sa vie comme s'il n'en revenait pas lui-même de l'avoir vécue. Et s'il ne lui déplaisait pas de broder sur ses frasques, il n'était évidemment jamais dupe de son cabotinage, trop heureux de pouvoir trouver chez moi, « Monsieur Marc », un certain regain de quelque chose - en plus d'une oreille complaisante. Ardent, espiègle, élégant et pudique, une âme délicate affleurait toujours derrière son œil gourmand de plaisir et de vie.
La veille de sa mort, je lui avais adressé un mot pour lui proposer d'aller boire un verre à Saint-Germain-des-Prés.
Nous le boirons une autre fois, ailleurs.

◆ ◆ ◆

« Quel dommage que nous nous soyons connus si tard ! », me disait-il courant mars. Manière tellement délicate, et assurément bien peu innocente, de me faire savoir qu'il sentait ce qui venait — et, peut-être, de me faire ses adieux. Nous ne nous sommes en effet rencontrés, du moins de visu, qu'en juin 2021, présentés par un ami musicien, Ahmet Gülbay, dont l'appartement se situait dans le voisinage du sien. Nous avions tous trois déjeuné en terrasse des Deux-Magots. Parce que c'était à deux pas de son petit appartement de la rue du Dragon, mais aussi parce qu'il ne se lassait pas de flairer quelque effluve perdue de ses premiers pas dans les cabarets parisiens et des heures glorieuses de Saint-Germain-des-Prés - ses déjeuners pince-sans-rire chez Lipp avec Romain Gary, par exemple, qu'il admirait et ne se lassait pas de relire. À l'automne précédent, Ahmet lui avait passé le texte d'une pièce que j'avais écrite, Tombeau pour un nègre ; Henri m'avait appelé aussitôt après l'avoir lue. Il s'esclaffait au téléphone, riait aux patronymes un peu ridicules de mes personnages, pouffait en déclamant telle ou telle tirade qu'il semblait aimer. Il ne me laissait pas vraiment le temps d'en placer une et j'étais de toute façon bien trop surpris et intimidé pour converser librement avec lui.

Avec Delphine Seyrig et Philippe Noiret (photo encadrée à son domicile)

Quelques jours après ce déjeuner, je suis passé chez lui récupérer Ted et Léo, une pièce qu'il avait écrite quelques années plus tôt et dont il fut un temps question qu'il la montât et la jouât avec Jacques Narcy, alias Rufus ; mais la Covid-19 était passée par là et le projet s'était évaporé. Pousser la porte de son appartement me donna illico le sentiment de retrouver quelque chose d'un monde perdu à jamais, le pastel d'une autre époque. N'était l'ordinateur, dont il peinait tant à se servir, le temps semblait s'y être arrêté vingt, trente, peut-être quarante années plus tôt. Ce n'était partout qu'affiches de théâtre, innombrables livres empilés sur une table basse, clichés de cinéma, d'acteurs, d'actrices, souvenirs de tournées ; les bibelots de toute une vie. Chez lui, l'air n'entrait pas davantage que les petites marottes de notre temps.
Il s'est volontiers laissé photographier tout en me demandant de ne pas le faire sourire : il ne voulait pas qu'on le regarde seulement comme un amuseur, un bateleur, un pitre, ne voulait pas être réduit au statut de celui qui se satisfait de mettre les rieurs de son côté : il avait endossé bien trop de personnages pour, du théâtre, n'en avoir pas assimilé l'essence tragique qui le constitue aussi.

Nous avons déjeuné au petit Italien en bas de chez lui, autour d'un guéridon installé sur le trottoir, et partagé un pichet de rouge ; il avait de l'appétit, et rien contre un dessert. Ensuite il m'a pris le bras pour traverser la route, s'est accoté un instant à la porte cochère tout en refusant que je l'aide à gravir les escaliers : il se sentait en forme, avait seulement hâte que je lise sa pièce. Au moment de nous quitter, il me confia avoir l'étrange impression de me connaître depuis des années, s'étonna de se trouver si intime avec moi. Je l'ai rappelé le soir même pour lui faire part de mes impressions de lecture : pas grand-chose à faire, élaguer deux bricoles, alléger trois dialogues, biffer quelques blagounettes : le texte était résolument désuet mais doué d'une vivacité, d'une verdeur et d'un esprit ingénument effronté qui ne laissaient de m'épater. « On la fera jouer à Londres, j'y ai encore des relations » me disait-il, « et entre toi et moi, ce sera fifty-fifty ! ». Puis il me dit avoir commencé à lire un de mes romans, Mado, et en être bouleversé. 
Ted et Léo, eux, resteront dans mes tiroirs. 

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Avec Catherine Deneuve dans La vie de château (Jean-Paul Rappeneau)

Nous nous retrouvons à la mi-juillet pour déjeuner au Bonaparte. Sa mémoire lui joue des tours mais dès qu'il se met à déclamer quelques tirades fameuses, ou mieux encore à évoquer les mille et une anecdotes qui jalonnèrent ses soixante-dix ans de carrière, le jeune cabotin a tôt fait de donner de la voix. Autour de nous, les serveurs qui le connaissent s'amusent et les clients se demandent qui peut bien être ce vieux monsieur, si plein de vie dans son costume à rayures. Ses souvenirs peu à peu affluent, et le moins que l'on puisse dire est que je ne fais rien pour les contenir. Il me parle de son ami René de Obaldia - qui partira quelques semaines avant lui, à l'âge de 103 ans. De François Truffaut, dont il conserve, sans chercher à coquettement dissimuler sa fierté, la lettre d'admiration que celui-ci lui adressa après avoir assisté à Quelque chose comme Glenariff. De Romain Bouteille évidemment, avec qui il imagina L'Échappé belle, grand succès de l'année 1964, et de ce soir particulier où il dut jouer en sachant qu'au premier rang étaient assis Eugène Ionesco, Arletty, Françoise Dorléac, Jean Piat, Claude Berry et quelques autres... 

Mais il a envie surtout de me raconter son arrivée dans le Paris de l'après-guerre, ses premiers pas à l'Écluse, à l'Amiral, chez Milord l'Arsouille, chez Gilles et autres cabarets désormais de légende. C'est là que, encore minot, il fera ses débuts en même temps qu'il assistera à ceux de ses copains d'alors, d'autres futures vedettes, d'autres esprits libres dont on ne sait pas encore qu'ils traverseront les générations mais qui commencent à se faire un nom. Moustaki, qui deviendra le parrain de sa fille. Brel, avait lequel il conversait en flamand, et qui avait sur scène une telle présence, me dit Henri, que l'effet sur le public fut instantané. Moyennant quoi, lorsque Brassens devait passer après lui, c'était loin d'être une sinécure : le pauvre Georges en souriait d'ailleurs, comment rivaliser avec mes textes et ma pauvre guitare - Brel, c'était déjà du show. Mais c'est Barbara surtout qu'Henri se plaisait à évoquer, Barbara et sa manière de mettre au pas ses hommes au regard fier, l'effet qu'elle leur faisait, les têtes qu'elle faisait tourner. Enfin leur connivence de jeunesse, Henri se remémorant, quelque tendre polissonnerie dans le regard, ces soirs où elle s'installait dans sa « petite auto » et qu'il la ramenait chez elle - c'était ma chance, me confiait-il : j'avais de quoi la véhiculer.

Avec Claude Aufaure, Bruno Raffaelli, Harold Savary, Grégoire Bourbier

Courant août, je l'emmène au Théâtre de la Huchette pour y assister à la Cantatrice chauve, où jouait - où joue encore - Hélène Cohen, qui quelques semaines plus tard y dirigera la « mise en espace » de mon texte. Henri n'est plus retourné à la Huchette depuis qu'en 1957 il assista aux toutes premières représentations de la pièce de Ionesco. Il reconnait les lieux, en est ému, « ça n'a pas tant changé ! ». Assis au premier rang pour mieux entendre, il s'esclaffe, s'enthousiasme, se bidonne. Ensuite avec Marie nous l'emmenons, ainsi que quelques autres, dîner à la maison. Sur son téléphone, un de mes neveux fait défiler des photos où on le voit acoquiné avec Catherine Deneuve, Sophia Loren, Mireille Darc, Odile Versois, Fanny Ardant, Lise Delamare, Marie-Christine Barrault. Il n'en revient pas que tout cela existe, ça l'amuse et l'émeut comme un gamin à Noël. Il est plus de minuit lorsque avec mon ami Éric Bonnargent nous lui proposons de le raccompagner chez lui, ce n'est qu'à un quart d'heure. Dans les rues, Henri insiste pour boire des coups aux terrasses. On en prend un dernier au Flore. Il voudrait bien continuer mais c'est nous, les jeunots, qui déclinons.

Fin septembre, nous organisons à la Huchette une première répétition de ma pièce. Henri est de la partie, tellement content de pouvoir remonter sur les planches, fût-ce pour seulement y lire. Autour de lui, deux monstres sacrés, Claude Aufaure et Bruno Raffaelli, et deux comédiens que le succès appelle, Harold Savary et Grégoire Bourbier ; enfin Hélène Cohen, naturellement, qui dirige tout ce talentueux petit monde. Mais ce sera compliqué : l'envie est là, le désir est vivace, mais ce n'est pas suffisant. Henri se sent, se sait déphasé ; il en est bien malheureux mais il ne lui sera pas possible de poursuivre avec nous.

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Août 2021 - Photo personnelle


Je conserve dans la mémoire de mon téléphone quelques-uns des messages qu'il y a déposés. Pour le souvenir de sa voix, bien sûr, mais aussi parce qu'ils ont quelque chose de singulièrement libre et enjoué ; comme si rien à ses yeux ne pouvait jamais être tout à fait banal. Comme si chaque prétexte d'oralité lui fournissait une occasion supplémentaire, non seulement de jouer, non seulement d'ennoblir le trivial, mais d'extraire la plus grande intensité possible du moindre moment de vie. 

Cette dernière année, j'ai parfois eu l’impression d’être pour Henri l'un de ses derniers liens, inespérés, inattendus avec « le monde », la vie, ses plaisirs. Je l'ai vu ou senti se fatiguer au fil des semaines. Et m'en suis parfois voulu de ne pas le solliciter davantage. Je savais, sans accepter de me le formuler ainsi, que certaines sensations commençaient à le fuir doucement, qu'une certaine force minimale et nécessaire à la volonté de se lever le matin, de sortir s'acheter de quoi manger ou d'allumer la radio le désertait. Lui-même me le laissait parfois entendre à mi-mot, non, je crois, sans quelque amertume : il y était prêt mais c'était quand même trop tôt, il n'en avait pas encore envie. ◆

mercredi 24 mai 2017

THÉÂTRE : Histoire du soldat, de Ramuz et Stravinsky

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Mise en scène : Stéphan Druet Direction musicale : Jean-Luc Tingaud
Chefs d'orchestre : Olivier Dejours et Loïc Olivier (en alternance)
Avec : Claude AufaureLicinio Da SilvaFabian Wolfrom et l'Orchestre-atelier Ostinato

t Jusqu'au 16 juillet au Théâtre de Poche-Montparnasse t


Sitôt que Claude Aufaure, assis sous quelques rameaux derrière une table d'écolier, a ouvert la bouche, sitôt qu'il a fait entrer au pas cadencé la troupe des musiciens et leur chef (ce jour-là le jeune et enthousiaste Loïc Olivier), on sait déjà que c'est gagné. On le sait parce qu'Aufaure n'a pas son pareil pour donner vie à un texte, parce que sa présence, son regard, sa voix illuminent immédiatement l'espace, mais pas seulement. On le sait aussi parce qu'on saisit très vite combien comédiens et musiciens ont su désosser et s'approprier l'étrangeté capricieuse du verbe de Ramuz, et cette sensation troublée, impétueuse, que distille toujours la musique si peu consensuelle de Stravinsky. Ce dont il faut d'emblée les complimenter : la chose n'a pas dû être si aisée.

Inspirée d'un conte d'Afanassiev, Le Soldat déserteur et le Diable (que l'Avant-scène théâtre a la bonne idée de joindre au livret), le texte de Ramuz raconte l'histoire d'un jeune soldat (le doux Fabian Wolfrom) qui, rentrant de la guerre, vend son violon (son âme) au Diable (le frétillant Licinio Da Silva) en échange d'un livre qui pourrait lui apporter la fortune. Ce qui se produira bel et bien mais se paiera fort cher, comme de bien entendu. 
Créée dans des conditions particulières, puisque Stravinsky fuyant la révolution russe de 1917 a trouvé refuge en Suisse (là où, donc, il fera la connaissance de Ramuz), la pièce a maintenant un siècle presque jour pour jour. Or ce qui me frappe d'emblée, outre l'ingéniosité de la mise en scène (trois comédiens, sept musiciens et une danseuse dans un espace aussi restreint, c'était une gageure !), c'est son immédiate modernité. La langue de Ramuz, accidentée, espiègle, qui de son temps fut autant admirée que décriée, rapport notamment aux libertés qu'elle prenait avec la syntaxe officielle, épouse à merveille la musique syncopée, sarcastique et pour ainsi dire argotique de Stravinsky, lequel s'amuse à entremêler les genres en déclinant une musique de bâteleurs, timbres populaires mais harmonies mouvementées. Peut-être d'ailleurs la sensation de modernité que j'éprouve est-elle trompeuse et devrais-je seulement parler d'atemporalité. Car c'est bien un continuum humain qui nourrit cette re-visitation du mythe faustien, déployé ici derrière le rideau noir de la guerre et dans les manières d'un théâtre ambulant aux réminiscences parfois médiévales. Je fiche d'ailleurs mon billet que, dans un siècle, texte et musique auront traversé le temps sans le moindre dommage. Sauf à avoir d'ici là réglé le vaste problème de la relation entre la fortune et le bonheur, ou disons de l'être et de l'avoir - ce dont il ne serait pas illégitime de douter, et assez fortement avec ça, le conflit étant niché au coeur de la condition humaine et valant probablement de toute éternité.

Cette étonnante petite troupe parvient donc, en à peine plus d'une heure et sans le moindre temps mort, à nous emmener là où exactement sans doute Ramuz et Stravinsky voulaient nous emmener : dans un temps dont nous avons assurément oublié les manières mais dans un monde dont nous comprenons bien vite à quel point il est resté le nôtre. Humain on ne peut plus, ce monde, soumis au tiraillement entre nos aspirations immédiates et l'absolutisme de nos visions, entre la nécessité de survivre, le goût de vivre et la présence en tout chose d'une poésie qui se dissimule à nous. Si les musiciens jouent parfois un peu fort (mais il est vrai qu'il faut tout de même marier une contrebasse, une clarinette, un basson, un cornet, un trombon et des percussions dans un espace on ne peut plus réduit), ils font montre, outre leur talent, d'un authentique plaisir à se faire les complices de ce mimodrame peu ordinaire. Quant aux comédiens, il n'y a vraiment rien à en redire. Fabian Wolfrom campe avec justesse un soldat un peu candide encore, plein de fougue et de nobles valeurs, les mimiques et les virevoltes de Licinio Da Silva portent sur scène juste ce qu'il faut d'énergie et de drolerie, enfin Claude Aufaure se montre très à son aise pour se faire lyrique avec malice, exciter ce qu'il y a de poétique dans l'émotion aussi bien que nous soutirer un sourire amusé. Une réussite, vous dis-je. t

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mercredi 4 janvier 2017

THÉÂTRE : Névrotik-Hôtel, de Christian Siméon & Michel Fau

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Trame et dialogues : Christian Siméon
Mise en scène : Michel Fau
Avec : Michel Fau et Antoine Kahan
Musiques : Jean-Pierre Stora
Piano : Mathieu El Fassi / Accordéon : Laurent Derache / Violoncelle : Lionel Allemand
Décor : Emmanuel Charles

Lorsque j'ai vu Lady Margaret (Michel Fau), bustier pigeonnant, conquérante, impériale, s'approcher du jeune groom (Antoine Kahan) sur lequel elle avait jeté son dévolu (ou mis le grappin, c'est selon), j'ai songé, comme qui dirait par association d'images, à Lauren Bacall s'asseyant sur les genoux d'Humphrey Bogart dans Le port de l'angoisse. C'est dire si Michel Fau peut être belle ! Mais il est vrai que nous le savions puisqu'il avait donné vie déjà, dans son prodigieux Récital emphatique, à cette diva imprévisible, fragile et sophistiquée que nous retrouvons donc ce soir sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord, quoique sous les traits d'une lointaine cousine. Car si le propos n'est pas foncièrement différent - après tout, il s'agit bien de continuer à se jouer des codes et des genres -, la chose, par la grâce d'une "mise en trame" pleine de facétie, œuvre de Christian Siméonprend ici une tournure plus expressément théâtrale.

Le prétexte est assez simple : une dame d'un certain âge, tyrannique et frivole, capricieuse et hypersensible, s'installe dans la suite couleur rose bonbon d'un hôtel normand, où elle s'entiche d'un jeune groom. Elle attend beaucoup de lui et, fantasque mais avec méthode, lui demande d'entrer chaque jour dans la peau d'un nouveau personnage, victime du syndrome de Stockholm, marin portant haut sa virilité ou chevalier portant cotte de mailles, et de jouer avec elle autant de scènes follement romanesques et effroyablement romantiques. Tout cela en chansons, mais cela va sans dire.

Quitte à passer pour sectaire ou exalté, autant savoir que je ne pourrai jamais dire le moindre mal de Michel Fau, dont je suis grand admirateur - et inconditionnel, avec ça. Car c'est tout de même un bonheur, et un soulagement, que de pouvoir applaudir, dans notre France si fatiguée, si repliée, un comédien aussi libre de ton, d'attitude, de corps et d'esprit. La passion du burlesque et de la bouffonnerie, l'extravagance hilare, l'hénaurme et la folie baroque ne doivent en effet pas nous tromper : Michel Fau prend les choses très au sérieux. Il y a du Molière en lui, qui exacerbe la théâtralité, force le trait, mais qui est toujours mû par quelque chose de profondément enraciné et bien moins gratuit qu'il y paraît. Car je crois, oui, que Michel Fau prend très au sérieux cette tragédie du romantisme. Kitsch de chez kitsch, et même kitschissime, mais parce qu'il perçoit ce qui, dans le kitsch, possède les traits caractéristiques de la maladresse humaine, laquelle est universelle. Je crois le kitsch bien plus pudique qu'on ne le pense couramment. Il est en quelque sorte l'hommage de la pudeur, peut-être de la timidité, au grand show des émotions. Une mise en espace, disons, des dites émotions qui, sinon, seraient tues, rentrées, frustrées. Le kitsch, à l'instar de l'outrance, de la provocation ou du rire gras, est l'exutoire des grands timides, l'expression travestie des grands inadaptés. Ainsi cet expressionnisme décalé, déluré où Fau excelle, est peut-être sa manière à lui de mettre à distance les troubles trop vifs des grandes passions, une façon, épique, hallucinée, de nous rappeler que le rire est peut-être moins le propre de l'homme que celui du monde même. Et qu'il faut bien trouver à rire en ce monde, faute de quoi l'on ne pourrait guère cesser de le pleurer.

Je peux, voyant jouer Michel Fau, rire à m'en étrangler, mais, même sans cela, je ne peux le regarder deux heures durant sans sourire continûment. Un sourire, autrement dit l'expression d'un sentiment de compréhension et de complicité : j'ai toujours cette impression -  peut-être trompeuse, car l'affirmation paraîtra un tantinet ronflante - de comprendre ce qu'il cherche à faire. De comprendre à demi-mot ce qui l'amuse et le touche. Et qui n'est autre que l'insatiable comédie des hommes, de leurs moeurs, de leurs manières, ce plaisir jubilatoire à disséquer leur malice teintée d'incomplétude. Il y a du petit polisson chez Michel Fau, mais un petit polisson incorrigible et irrésistible. Qui semble connaître d'instinct, comme Molière donc, les ressorts de la séduction, ses outrances, sa part de jeu, d'excessive dramatisation et d'irrépressible pathos. Dit autrement : c'est en l'exacerbant que Michel Fau fait exploser ce qui vibre en nous.
C'est pourquoi il a tout pour être un grand auteur populaire. Il a le rire facile, celui qu'il éprouvait déjà, déclara-t-il un jour, lorsqu'enfant il regardait Au théâtre ce soir à la télévision. J'en faisais autant, et moi aussi cela me faisait rire. Les histoires de cocus, les séductions outrancières ou intempestives, les quiproquos, les amants planqués dans le placard, la vraie-fausse comédie des sentiments, et jusqu'à la mise en scène des trois coups, tout cela nous fait rire parce qu'on y décèle autant ce qui y est vrai que ce qui est faux, surjoué, délibérément excessif. Mais c'est dans cette exagération même que l'on comprend un peu de ce qui fait l'humanité commune. Dans Névrotik-Hôtel, Michel Fau et Christian Siméon n'hésitent jamais à user et abuser des ressorts éculés des comiques de situation et de répétition, qui ont toujours été pour moi les deux grandes mamelles du rire universel. Et je crois qu'il faut une forme d'intelligence profonde, quelque chose peut-être qui s'apparente à un instinct, pour tirer aussi fortement sur cette corde. Assumer de se jouer des clichés, de tout ce qui sans doute semblera éculé, induit ce type d'intelligence, une intelligence qui tournera à la drôlerie, même à la poilade, puisqu'elle ne fait que dire d'elle-même : "je ne suis pas dupe." Courons donc le risque de la sentence aphoristique : le goût de la dérision masque toujours une certaine gravité.

L'on aurait grandement raison de me dire que Névrotik-Hôtel ne peut se résumer à Michel Fau... Il faudrait donc se demander ce que pourrait être un tel spectacle sans un tel acteur, question d'autant plus difficile que tout ici semble taillé à la mesure du comédien. J'aurai bien alors quelques réserves à formuler : outre que c'est parfois un tout petit peu décousu et que subsistent quelques temps, non pas morts mais au moins un peu amortis, j'aurais aimé que la partition musicale, autour de laquelle le pièce est organisée, soit un peu plus vive ou variée ; quant à Antoine Kahan, s'il ne démérite pas, il faut bien admettre qu'il lui manque sans doute un peu de corps et d'ampleur - à quoi je m'empresse d'ajouter qu'il doit être bien difficile d'être sur scène avec Michel Fau pour seul partenaire. Reste que les deux comédiens peuvent jouer sur le velours de dialogues redoutablement ciselés, et chanter sur des textes un peu inégaux mais toujours facétieux, la majorité étant constituée d'inédits de Michel Rivgauche, parolier bien connu de plusieurs générations de chanteurs - Edith Piaf, notamment, lui doit La foule. Quant à Christian Siméon, il montre une nouvelle fois toute l'étendue de son talent, lui qui sait aussi bien tâter de la légèreté virtuose d'un Woody Allen (dont il a récemment adapté avec grand succès Maris et femmes), que déployer une veine intense et tragique : je pense notamment à Hyènes ou le monologue de Théodore-Frédéric Benoît, pièce d'une grande rudesse et aprêté existentielles, jouée pour la première fois en 1997 par un certain... Michel Fau.

Christian Siméon

 


Visiter le site de Christian Siméon

 

mardi 7 janvier 2014

THEATRE : Antigone, de Jean Anouilh

Antigone - Anouilh - Paquien


Comédie française, salle Richelieu

Texte : Jean Anouilh
Mise en scène : Marc Paquien

Avec : Françoise Gillard (Antigone), Bruno Raffaeli (Créon), Véronique Vella (la Nourrice), Clotilde de Bayser (le Choeur), Nicolas Lormeau (le Garde), Benjamin Jungers (le Messager), Stéphane Varupenne (le Garde), Nâzim Boudjenah (Hémon - en alternance), Marion Malenfant (Ismène - en alternance), Pierre Hancisse (Hémon - en alternance), Claire de la Rüe du Can (Ismène - en alternance), Laurent Cogez (Troisième garde), Carine Goron (le Page), Lucas Hérault (Deuxième garde)


Tout le suc du Tragique est là, n'est-ce pas : il est atemporel. Mais s'il n'a pas d'époque, il est d'un lieu : la Terre. Car il faut être un humain pour la fomenter, cette vision d'un monde sans rémission, et pour l'inventer, cette âme condamnée à des forces supérieures. Le Tragique justifie tout : on ne s'y livre pas, c'est lui qui nous livre. Aux vivants, et d'abord à nous-mêmes. Ce pourquoi sans doute il est à la fois une espèce de cosmogonie et de terreau pour le plus farouche des individualismes.

Lorsque Anouilh reprend et s'approprie le texte de Sophocle, c'est avec, en bruit de fond, le pas des bottes nazies : Antigone incarnera, que cela soit ou pas compris de ses contemporains, une figure possible pour la Résistance. Or, à chaque époque ses résonances : je ne saurai dire ici ce dont Marc Paquien voulait témoigner en mettant en scène la pièce d'Anouilh, mais force est de constater que celle-ci n'a rien perdu de son actualité, tandis que l'Etat moderne, architecte des libertés publiques, prend parfois, dans le prolongement du XXe siècle et le sillage de l'hyper-puissante économie, les traits d'un fossoyeur des libertés individuelles.

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La profonde aspiration poétique qui se niche en tout individu est étranglée par les intérêts supérieurs spirituels ou temporels, le caractère implacablement singulier du destin est nié par les gros bras de l'autorité : voilà ce que hurlent toutes les Antigone du monde, voilà ce que clame l'individu sur-intégré des sociétés développées du XXIe siècle. La poésie s'est dégradée en slam, la musique en jingles, la littérature en best-seller, la polis en politique et le sentiment de transcendance en cléricalisme : ainsi pourrait-on schématiser le mal-être de ceux qui vivent consciemment dans l'époque. Le minimalisme de la mise en scène de Marc Paquien constitue peut-être un écho à ce monde devenu froid et fonctionnel, tout comme la scène (rude, saisissante) sur laquelle s'ouvre et se conclut identiquement la pièce : ces personnages figés, tétanisés dans leur image, sorte de musée Grévin des vivants - où l'on songe aussi à tel ou tel tableau d'Edward Hopper. Reste que cette épure m'aura laissé un peu... froid. Si elle dit bien le caractère immuable des choses, elle condamne aussi la pièce à une sorte de linéarité, comme si cela empêchait d'entrer en résonance avec ce qui, chez les personnages, dans leurs sensations comme dans leurs intentions, change, évolue, progresse. Il en va de même des costumes : s'il est entendu que les personnages de la tragédie sont toujours, peu ou prou, des prototypes, presque des stéréotypes, cela manque tout de même d'un peu de liberté (le roi Créon en costard cravate, bon, soit...). Disons que c'est peut-être un peu mécanique, et que la distribution des rôles et des fonctions aurait pu être traitée avec un peu moins de rigorisme : la tragédie des hommes ne fait pas plus le vêtement que celui-ci ne fait le moine. Aussi me suis-je demandé si Marc Paquien n'avait pas parfois un peu hésité entre deux registres, comme s'il n'avait pas tout à fait réussi à trancher entre le respect de la tradition et le dérèglement des usages. Il en va de même du jeu des comédiens - qui tous, inutile d'y insister, font preuve de talent. Certains gestes, certaines attitudes corroborent ce que je crois donc percevoir comme une hésitation de la mise en scène ; c'est à la fois empreint de classicisme et de fulgurance, de didactisme et de débordement, de fidélité à une tradition et de velléité de s'en émanciper. Cela ne tient certes qu'à des détails, mais ils infusent, et, comme par volutes, renvoient de la pièce une idée ou une image peut-être un peu incertaine, ou tremblante. Ce qui n'interdit pas les moments de grâce, bien sûr, au nombre desquels la confrontation entre Antigone (Florence Gillard) et Créon (Bruno Raffaeli), fermes et fragiles à leur manière, intraitables et délicats, inaccessibles l'un à l'autre mais complices dans ce qui les désunit.

Il ne s'agit évidemment pas d'entrer dans le détail du jeu des comédiens, tous très impliqués, même s'il est naturel que chacun ait ses préférences. Je résumerai mon sentiment en disant que s'il est délibéré que nous soyons d'emblée pris à partie, nous le sommes peut-être trop vite, trop tôt, trop durement. Moyennant quoi, je n'ai guère changé de disposition, tout du long de la pièce : les choses en moi étaient tout de suite déjà jouées, nouées, tranchées. J'admire l'énergie et la radicalité du jeu de Florence Gillard, mais je me dis qu'en partant de si haut, de si fort, il a manqué une progression, parfois peut-être d'un peu d'ambiguïté ; j'admire les accès d'autoritarisme de Bruno Raffaeli et la tension qu'il imprime à son regard dans ses moments d'esseulement, mais parfois il m'a semblé comme empêtré avec lui-même, comme si son costume l'engonçait ou bridait son corps ; j'admire cette manière très forte, caustique et débraillée, grave et sarcastique, qu'a Clotilde de Bayser d'incarner, seule, le Choeur, mais je n'ai pas pu non plus ne pas éprouver une sorte de décalage, quelque chose d'un peu à contre-temps. Ce sont là, très certainement, des choix de mise en scène, et je peux bien les comprendre ; mais disons que, si je reste avec cette belle et forte image de Thèbes endeuillée, de ce groupe pétrifié dans l'histoire et par l'accomplissement du destin, il m'a parfois manqué, donc, un certain saisissement.


mercredi 19 juin 2013

THEATRE : Demain il fera jour, de Henry de Montherlant

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Texte : Henry de Montherlant
Mise en scène : Michel Fau

Avec : Michel Fau (Georges Carrion), Léa Drucker (Marie Sandoval), Loïc Mobihan (Gilles Sandoval - "Gillou"), Roman Girelli (un messager)


C'était une belle idée. Montherlant, un peu délaissé aujourd'hui, fut de son vivant l'objet d'une admiration très vive, et cette pièce, qui frôla l'interdiction lors de sa création au théâtre Mogador en 1949, n'avait, depuis, jamais été rejouée : il n'en fallait pas davantage à Michel Fau, dont on connaît l'indifférence aux modes et l'aisance à naviguer à contre-courant, pour s'en emparer. Prenant pour décor un intérieur bourgeois mais spartiate, et pour période le mois de juin 1944, Montherlant y déroule avec une certaine causticité, voire crudité, les troubles de l'époque et ses contorsions psychologiques, familiales, politiques ou spirituelles. Mais il le fait à la manière de Montherlant, c'est-à-dire avec lyrisme et dans un souffle qu'inspire souvent la tragédie antique.
Georges Carrion (Michel Fau) refuse que Gillou (Loïc Mobihan), son fils bâtard, rejoigne la Résistance à quelques semaines de la fin de la guerre, arguant de l'ineptie et du danger d'un tel désir. La mère de Gillou (Léa Drucker, alias Marie Sandoval), témoigne d'un amour un peu hystérique pour lui, finalement le seul homme de sa vie. Mais les choses vont s'inverser, pour des motifs dont on comprend bien vite qu'ils ne doivent pas grand-chose à la vie de famille, la responsabilité parentale ou le sens de l'honneur. On retrouve ici bien des thèmes ordinaires de l'oeuvre de Montherlant, l'ambiguité fondamentale nichée dans les consciences individuelles, les mobiles cachés ou secrets de nos actes, et toutes ces questions tournant autour de l'honneur, du courage et de la lâcheté.

C'était une belle idée, donc. Mais quelque chose ne fonctionne pas. On n'y croit pas. Dès la première scène, il y a quelque chose de figé, de froid, d'excessivement sépulcral, et cela nous touche assez peu - d'où, peut-être, ces rires forcés dans la salle, toujours pénibles, même si je sais bien qu'il y a toujours des cons pour rire de tout et trop fort ; et puis, franchement, pour rire à gorge déployée sur un texte de Montherlant, il faut tout de même avoir avalé des pastilles hallucinogènes. Bref. Michel Fau est un comédien de très grand talent, la chose n'est pas discutable, mais, ici, c'est comme s'il se sous-employait lui-même. Il a une gueule, une présence, un regard, bien sûr, il en impose, mais on dirait qu'il n'y croit qu'à moitié - même son salut final au public semble contraint. Et lui qui sait si bien se jouer des situations ambiguës manque ici, bizarrement, de duplicité, de perversité, de jeu. La même remarque vaut, mais de manière plus dommageable, pour Léa Drucker, dont l'interprétation souffre d'un je ne sais quoi de scolaire, d'une diction sur-articulée qui n'aurait pas fait tache dans les salons de Louis XIV (moi qui me plains souvent, au cinéma, que les jeunes acteurs manquent de diction...), d'un timbre qui trop rarement varie ; le plus pénible étant les quelques monologues de son personnage de mère, dont on dirait qu'elle cherche à le jouer comme dans une pièce de Duras - ou plutôt comme dans la parodie d'une pièce de Duras. Sans doute ne démérite-t-elle pas complètement et est-elle plus convaincante lorsqu'elle se tourne vers Gillou, mais, tout de même, je la crois mieux taillée pour la comédie que pour le drame. Disons qu'elle semble manquer d'inspiration, qu'elle joue comme on a tant joué déjà ; et pourquoi pas, d'ailleurs, on ne demande pas forcément à un comédien de faire du neuf, mais son jeu est ici trop marqué, trop massif, trop attendu, et je persiste à penser qu'elle joue d'un seul et même bloc un personnage qui, certes, n'est pas exempt (à dessein) de traits caricaturaux, mais qui laisse aussi un peu d'espace pour ménager quelques effets ou nuances.

Demain-il-fera-jour-photoSans doute avec l'excellente intention d'exhausser le caractère peu ou prou antique du drame, Michel Fau donne à cette mise en scène un tour étrangement académique, auquel il manque donc un transport, un engagement, une implication. On ne parvient pas à se défaire de cette impression que les choses avancent de façon trop mécanique, comme s'il s'agissait de répondre aux canons esthétiques d'une école - ce qui est d'autant plus troublant que Michel Fau n'est pas réputé pour transiger sur sa liberté. C'est pourquoi l'esquisse de folie qui peu à peu saisit les deux principaux personnages ne parvient pas à se défaire d'un tropisme vaguement esthétique : trop de tenue, peut-être, et pas assez de sueur. Ce qui m'a manqué surtout, je crois, c'est une sensation de graduation ; psychologiquement, ce ne sont que retournements, revirements, volte-face, alors que les mots, les attitudes, les timbres, exigeaient quelque chose de plus progressif ; j'aurais préféré que l'on fasse venir les mouvements de l'âme, plutôt que de les voir virevolter sans crier gare. Le potentiel hystérique était là déjà, dans le texte, dans la trame, en rajouter a peut-être fait trébucher l'ensemble, qui pâtit donc d'un défaut de suggestivité. Du coup, on ne croit pas à cet avocat misanthrope et, à sa façon, perdu, qui soudain délaisse son autoritarisme naturel pour s'écrouler en pleurs, pas plus qu'on ne croit à cette femme redevenue maîtresse d'elle-même après avoir, l'instant d'avant, hurlé son angoisse de mère. Une mise en scène un petit peu décevante, donc, et quoi qu'il m'en coûte d'avoir à manifester une réserve alors que l'intention, et l'affiche, étaient si bonnes.

Demain il fera jour, de Henry de Montherlant
Théâtre de l'Oeuvre (site)
 

mercredi 3 avril 2013

THEATRE : A tort et à raison, de Ronald Harwood

 

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Texte : Ronald Harwood
Mise en scène : Dominique Hollier

Avec : Francis Lombrail (Steve Arnold), Jean-Pol Dubois (Wilhem Furtwängler), Thomas Cousseau (Helmuth Rode), Odile Roire (Tamara Sachs), Guillaume Bienvenu (David Wills), Jeanne Cremer (Emmi Straube)


Il reste peu de temps, aussi ne tardez pas : courez au Théâtre Rive-Gauche et, toutes affaires cessantes, allez applaudir la pièce de Ronald Harwood, A tort et à raison, qui s'attache à entrer dans ce moment si particulier et si douloureux dans la vie de Wilhem Furtwängler, considéré aujourd'hui encore comme l'un des plus grands, si ce n'est le plus grand chef d'orchestre qu'ait jamais connu la musique classique occidentale. Une figure exceptionnelle, donc, c'est-à-dire sujette à controverse, et, en l'espèce, à calomnie. Le texte se circonscrit lui-même à ce moment précis où le chef d'orchestre est interrogé par un officier américain, Steve Arnold, en vue de la préparation de son "procès en dénazification."

Venez prendre parti ! est-il péremptoirement inscrit sur les cartons publicitaires et les affiches du spectacle. Afin de nous y aider, le théâtre Rive Gauche propose aux spectacteurs une sorte de tombola, un "grand jeu exclusif" pour départager qui, de l'officier américain ou du chef d'orchestre est le vainqueur, et de remporter "un vol aller-retour Paris / Jérusalem pour deux personnes". L'initiative est, au bas mot, déplacée, même s'il est vrai que nous sommes depuis longtemps vaccinés contre l'immoralité du marketing.
Prendre parti, donc ? Mais l'histoire, les historiens, et plus encore la Justice, ont rendu leur verdict depuis belle lurette : non seulement Furtwängler a été lavé de tout ce dont on l'accusait, mais, mieux que cela, des témoignages et des preuves par centaines ont été apportés de son opposition au régime nazi, de ses liens avec la résistance allemande, des mille et un stratagèmes qu'il imagina quotidiennement pour ne pas être en position de s'abaisser à honorer le pouvoir, des sommes d'argent qu'il adressait à ses amis juifs en exil et des multiples démarches qu'il entreprit, dès 1933, pour sauver des adversaires du régime naissant - des Juifs bien sûr, des sociaux-démocrates, des communistes, d'autres encore. Sans doute le problème vient-il du fait que ces actes n'avaient pas pour lui de signification proprement politique au sens très étroit ou partisan du terme, mais une signification plus grande à ses yeux, c'est-à-dire humaniste et spirituelle, au-delà du dégoût immédiat que lui inspirait le nazisme depuis son émergence. Ce désintérêt, ou plutôt cette relative indifférence au politique, n'est certainement pas étrangère aux soupçons rémanents qu'il eut à essuyer. Comme dans la chanson, on peut dire de Furtwängler qu'il avait deux amours : son pays et la musique. Or c'est précisément cet amour de l'Allemagne qui conduira Hitler, lequel le considérait, et bien avant 1933, comme le plus grand des chefs d'orchestre, à vouloir utiliser à son profit et à celui du Reich
la gloire internationale de l'artiste. Et c'est précisément au nom de son patriotisme, que Furtwängler refusa de quitter le pays, considérant que celui qui l'aimait devait y être fidèle, et que c'est en son sein, et non hors de ses frontières, qu'il fallait résister. Cet acharnement à vouloir rester en Allemagne sera souvent mal compris ; il quitta le pays, pourtant, forcé et contraint, après avoir été prévenu par la doctoresse de la femme d'Himmler, le docteur Richter, qu'Himmler était sur le point de le faire arrêter par les SS. Il faut dire qu'il était soupçonné d'avoir pris part à l'organisation de l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler - ce ne fut pas le cas, mais, en effet, il avait connaissance de sa préparation.

Il serait trop long ici d'entrer dans les détails de la vie de Wilhem Furtwängler entre 1933 et 1946, ce qui n'est d'ailleurs pas l'objet de ce petit article. Mais j'avoue avoir été gêné par cette invitation très ludique à "prendre parti", et par certains articles de presse qui, non sans légèreté, convient les spectateurs à se faire leur propre idée - ah, le fameux esprit critique de la démocratie participative ! Pour ma part, je considére qu'il y a là une sorte de faute morale à vouloir poursuivre cette discussion, qui a pour effet d'entretenir un doute dont on sait depuis soixante ans qu'il n'a plus aucune raison d'être, et de salir la mémoire d'un homme dont ont été prouvées, non seulement la parfaite innocence, mais l'intelligence et l'efficacité d'une certaine forme d'engagement.

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Le propos de Ronald Harwood ne souffre d'ailleurs pas la moindre ambiguité. Et si, pour les besoins de la dramaturgie, il donne parfois le dessus à l'officier américain, c'est pour mieux accentuer le contraste et exhausser la noblesse du chef d'orchestre, son trouble, sa douleur et son humiliation. Bref, pour tous les Allemands (nazis compris, donc), Furtwängler incarne une large part du génie national, et c'est bien cette part qu'Hitler va s'acharner à vouloir avilir et récupérer. Cela durera longtemps (trop longtemps, aux yeux de l'accusation), et c'est une calomnie organisée de chaque instant à laquelle Furtwängler devra faire face, sans toujours pouvoir y parvenir. Ceux qui s'intéressent à ce cas si particulier trouveront sur le sujet maints témoignages et ouvrages de référence.

***

Revenons, donc, à la pièce en elle-même. Dominique Hollier, que j'avais déjà vu mettre en scène une autre pièce remarquable de Ronald Harwood, L'habilleur (où Claude Aufaure et Laurent Terzieff excellaient), a ici fait le choix d'un décor très conventionnel, presque académique, dirons-nous : un officier à sa table, un adjoint à ses côtés, sa secrétaire derrière un petit bureau, rien de plus. A cette aune, rien de spécialement remarquable. Non, ce qui l'est en revanche, et ô combien, c'est le jeu et le travail époustouflants de Francis Lombrail (l'officier américain) et de Jean-Pol Dubois (le chef d'orchestre). De son personnage d'officier sûr de son bon droit (au prétexte qu'il a contribué à ouvrir les portes des camps et qu'il a respiré la pestilence des charniers), Francis Lombrail montre aussi toute l'ambiguïté morale. Sa détestation, pour ainsi sa haine, authentiques, du nazisme et des nazis, le conduit à une obsession de la vérité qui est aussi la limite, à tout le moins le talon d'Achille des démocraties victorieuses. Car cette obsession finit chez cet officier par tourner à l'idéologie, c'est-à-dire aussi, et paradoxalement, au refus de la vérité. Dopée par une intention morale indiscutable, la soif d'épuration dont il est, avec tant d'autres, saisi, le conduit à s'aveugler lui-même et à refuser jusqu'aux manifestations les plus tangibles de la vérité. A ce jeu, Francis Lombrail incarne à la perfection ce militaire qui sait être à la fois brutal et mielleux, fiévreux, colérique, emporté, mais toujours malin, intelligent, de cette intelligence des situations où réside peut-être aussi le génie américain, qui ne se paye pas de mots. Il y a chez Lombrail un je ne sais quoi de fougueux, une forme d'énergie dans le regard qui contamine l'espace, et confère à son personnage une autorité supérieure encore à celle des attributs militaires de son personnage, supérieure à cette forme d'arrogance morale des vainqueurs qui confine au sentiment de supériorité. Ce personnage d'officier n'est en pas moins touchant, car rien n'est feint, dans sa quête obstinée. Il croit, non pas tant en lui, qu'à la morale nouvelle qui pourrait émerger de la découverte de l'horreur ; il croit à la légitimité, au bien-fondé, à la puissance de ce qui pourrait naître une fois que le ménage aura été fait. Sous ses dehors souvent bruts, il y a un acte qui aspire à la morale, et cela, cette sensation complexe, Francis Lombrail en a tout compris.

Et puis, bien sûr, il y a Jean-Pol Dubois, dont la profondeur et la souveraineté du jeu impressionnent énormément. Le comédien a complétement intériorisé ce que l'on sait de l'homme Furtwängler, du dilemme moral où le tenaient son amour de l'Allemagne, son sens du devoir, cet idéal spirituel qu'il ne voulait et ne pouvait exprimer que par la musique, ce sens ultime, même, qu'il lui conférait, et cette droiture, cette attitude qui est à la fois de retrait vis-à-vis du monde et de compassion à son endroit. Le discours de Furtwängler est, et demeure, pour toute société constituée, pour toute société politique, assez inaudible : en gros, l'art et la politique ne doivent jamais se rencontrer. Les Etats, quels qu'ils soient, ont toujours tout mis en oeuvre, non pas forcément pour avoir les artistes à leur botte, mais pour les inclure à eux-mêmes, les incorporer, les utiliser comme relais de ce qu'ils juge(aie)nt bon. Nombre d'artistes ne sont pas contre d'ailleurs, que l'on voit courir de tribunes en plateaux, de meetings en studios, qui pour dire ce qu'il pense du cours du monde, qui pour soutenir tel ou telle, qui pour s'offusquer de, qui pour dénoncer. Il n'y a sans doute pas, en l'espèce, de bonne ou de mauvaise attitude, libre à chacun de s'accorder avec soi-même. Ce qui est vrai en revanche, c'est que les peuples pardonnent impulsivement avec beaucoup plus de facilité à celui qui sera sorti de son art pour se mêler du monde qu'à celui qui ne souhaite ou ne s'autorise pas à dire autre chose au monde que ce que dit son art. Sans doute aussi est-ce là un motif des procès faits à Furtwängler, que d'aucuns auraient donc préféré voir quitter l'Allemagne et se réfugier aux Etats-Unis plutôt que de rester chez lui et se confronter à ce qui, on le sait par ses courriers et ses carnets, lui faisait horreur. C'est toute cette profondeur que l'on voit dans le regard de Jean-Pol Dubois, que l'on entend dans sa voix parfois au bord du craquement, dans son souffle que la colère sait rendre court, et dans cette attitude du corps, toujours noble, indifférente à la vulgarité du procureur, sourde à ses revendications d'inculture, attitude de poigne, donc, autant que de fragilité, de tenue autant que d'abandon.

Si j'ai pu, par moments, trouver la première partie un tout petit peu didactique (et en même temps, comment faire autrement ?), A tort et à raison est transcendée par ces deux comédiens hors-pair, fort bien secondés par Jeanne Cremer, Odile Roire, Guilaume Bienvenu et Thomas Cousseau - qui ne déméritent jamais dans leurs seconds rôles, même si, bien entendu, ce n'est pas d'eux, et c'est ingrat sans doute, que le spectateur se souviendra. Un beau et grand moment de théâtre, donc, loin des manichéismes du temps. Et vous emporterez avec vous le superbe Deuxième mouvement, adagio, de la 7ème Symphonie d'Anton Bruckner, dirigée par Wilhem Furtwängler, que les nazis diffusèrent à la radio le 30 avril 1945, juste après l'annonce du suicide d'Adolf Hitler.

Affiche A tort et à raison

 

 

A tort et à raison, de Ronald Harwood
Au théâtre Rive Gauche jusqu'au 27 avril 2013.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dimanche 31 mars 2013

THEATRE : Le prix des boîtes, de Frédéric Pommier

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Texte
: Frédéric Pommier

Mise en scène : Jorge Lavelli

Avec : Catherine Hiegel (la Petite), Francine Bergé (la Grande), Raoul Fernandez (le Monsieur Dame), Francis Leplay (le Docteur), Sophie Neveu (la Tutrice) et Liliane Rovère (l'Auxiliaire de vie).



Nul ne contestera l'authenticité du projet de Frédéric Pommier, qui signe ici comme auteur sa première pièce, écrite après la disparition, à quelques semaines d'intervalle, de deux amies d'enfance de sa propre grand-mère. L'histoire ne vient donc pas de rien, Frédéric Pommier ayant éprouvé la nécessité de témoigner d'une expérience personnelle, voire intime, qui l'a troublé ou bouleversé. Pour autant, la seule authenticité d'un projet n'induit pas une réussite dramaturgique. Et si la pièce rencontre un succès critique qui ne laisse de m'intriguer, le texte et sa mise en scène, m'ont, à moi, semblé un peu décevants. Entourées de comédiens qui ne déméritent pas, Francine Bergé et Catherine Hiegel ont beau déployé des trésors d'énergie et de talent, qu'elles ont assez exceptionnel, elles ne parviennent pas à sauver une pièce qui manque tout de même d'une certaine consistance.

Les choses commencèrent pourtant assez bien, avec le monologue de Francine Bergé, vieille dame esseulée parlant à ses chats : d'emblée, on sait, on sent, qu'on a affaire à une très grande comédienne. Elle est sitôt rejointe par Catherine Hiegel, toujours aussi souveraine, et désormais on en est certain : il faut se préparer à un grand moment de théâtre. Cela ne durera pas très longtemps. Car à trop vouloir mettre "du rose dans le noir et du jaune dans le rire", pour reprendre la formule de Lola Gruber dans la présentation qu'elle donne de la pièce, à trop louvoyer entre les registres du grincement et de l'émotion, du divertissement et de la dénonciation, ce qui aurait pu attiser un sentiment de malaise nourricier finit par se dégrader en un sentiment d'incompréhension. Au point où l'on finit par s'interroger sur l'intention de l'auteur, la démonstration devenant lourdement démonstrative, et finalement très consensuelle : on y dénonce, pêle-mêle, la brutalité du corps médical et la sauvagerie du personnel psychiatrique, leur incompétence (cette tutrice finalement plus hystérique que les malades), la voracité des "vautours", la suffisance du médecin jouant au golf dans son cabinet en écoutant (mal) ses patients, etc. Autrement dit, lorsque l'intention est claire, c'est-à-dire quasi militante, alors elle tombe à plat tant elle est massive et attendue. Disons pour résumer que les choses sont un peu grossières. Jusqu'au décor lui-même : des murs capitonnés surmontés de grillages qui évoquent quelque chose d'une cour de prison - il ne manque à cette "boîte" que des miradors.

On a parfois l'impression que les choses, finalement, manquent un peu de sens. Même les petits pas esquissés vers une sorte de théâtre de l'absurde, vers où la pièce en effet aurait pu s'orienter, manquent d'aboutissement : ils sont comme une coquetterie, un clin d'oeil, un gimmick, mais on ne croit guère à ce qui les a imposés. Quant au texte, je l'ai lui aussi trouvé un peu décevant, par trop arcbouté à un comique un peu forcé, aux facilités du tac au tac ou à la tentation édifiante. Comme s'il ne s'assumait pas complètement, ni comme vecteur du rire, fût-il jaune, ni comme vecteur de l'émotion, puisqu'il cherche sans cesse a atténuer ce qui se joue là, et qui n'est rien moins qu'un drame. C'est évidemment dommage, car il y a bien sûr de très jolis moments. Sans compter que les comédiens, tous les comédiens, donnent l'impression d'une grande et belle implication. Mais ce que l'on perçoit très vite, c'est que la pièce ne fonctionne que lorsqu'elle s'appuie sur le duo entre la Grande et la Petite, c'est-à-dire entre Francine Bergé et Catherine Hiegel. Et elle aurait probablement été infiniment supérieure, et plus marquante, si elle avait exploité cette seule confrontation entre ces deux soeurs qui s'aiment et s'agacent, qui se cherchent, se trouvent et se retrouvent, s'attirent et se repoussent, et dont on ne retient au bout du compte que la forte tendresse mutuelle. C'est d'ailleurs lorsque ce qui les différencie n'est pas estompé que se produisent les meilleurs moments de théâtre, lorsque percent toute l'ambiguïté (et la beauté) de la relation sororale : les incompréhensions d'enfance, les souvenirs partagés (ou pas), le sentiment de culpabilité. La qualité des deux comédiennes est ici décisive, qui savent toutes deux mêler dans un même geste ou un même regard cet agacement et cet amour. Il est un peu dommage que Frédéric Pommier ne se soit pas attaché à cette relation, et aie préféré y adjoindre des personnages qui ne s'imposaient pas : que veut signifier, que vient faire ce travesti, au demeurant excellement interprété par Raoul Fernandez ? Que nous dit-il de plus sur la détresse de ces deux femmes ? Qu'apporte, même, le médecin ? Et la tutrice, si ce n'est un symbole un peu épais d'une société rapace ? Finalement, tout cela nous détourne du coeur du sujet et conduit l'auteur, comme le metteur en scène, à élaborer quelque chose d'excessivement virevoltant, un tantinet hystérique, achevant d'ôter la part de gravité où se nichait pourtant, selon moi, la réussite possible de cette pièce.

Cette mise en scène tombe finalement dans un de ces travers caractéristiques des temps : comment faire pour transformer ce qui est funeste et douloureux en un divertissement ? Comment faire pour faire rire malgré tout ? Comment faire pour épargner au spectateur le vilain pathos - quitte, donc, à se forcer à trouver une drôlerie aux choses ? Moyennant quoi, l'émotion qui s'amorce ne s'ancre pas, et c'est bien là le reproche principal que l'on pourrait faire à cette pièce. La conclusion que Lola Gruber donne à son texte figurant dans le dossier de presse me semble un symptome lourd de sens : "A-t-on le droit de rire de ce qui n'est pas drôle ? Oui, nous dit cette pièce, on en a même le devoir. Sinon, ce serait vraiment trop triste." Ce mot, "ce serait vraiment trop triste", sonne comme un révélateur du temps, un lapsus de la société du divertissement, laquelle, au prétexte de se confronter au réel cru, finit par trouver le moyen de le fuir en ricanant. Mieux vaut alors, ces temps-ci, sur ce difficile sujet de la fin de vie, se rabattre sur le cinéma et visionner sans tarder Amour, de Michael Haneke : sans doute n'y rit-on jamais, mais c'est d'une toute autre tenue.

 

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Le prix des boîtes
Au Théâtre Athénée - Louis Jouvet jusqu'au 13 avril.

 

 

 

 

 

 

 

mercredi 27 mars 2013

THÉÂTRE : L'importance d'être sérieux, d'Oscar Wilde

Oscar Wilde - L'importance d'être sérieux 3


Adaptation nouvelle de
Jean-Marie Besset

Mise en scène de Gilbert Désveaux

Avec Claude Aufaure (Lady Bracknell / Révérend Chasuble), Mathieu Bisson (Jack), Mathilde Bisson (Cecily), Matthieu Brion (Lane / Le Garçon de ferme), Arnaud Denis (Algernon), Marilyne Fontaine (Gwendolen), et Margaret Zenou (Mademoiselle Prisme).



Il faudrait bien sûr pouvoir se remettre dans l'esprit qui présidait aux moeurs londoniennes autour du 14 février 1895, lorsqu'eut lieu, au St James Theater, la première de The Importance of Being Earnest, titre original de cette pièce d'Oscar Wilde qui, comme tant d'autres épisodes de sa vie, lui valut bien des déboires. Car l'hilarité un peu jaune et toute en causticité où l'attire l'adaptation de Jean-Marie Besset pourrait nous faire négliger combien alors put sembler choquante, pour ne pas dire davantage, cette façon habile de se jouer des moeurs de la grande et bonne société victorienne. Il est manifeste d'ailleurs que Jean-Marie Besset, tout en revendiquant le caractère délibérément comique de la pièce, s'attache avec autant de vigueur à en exhausser le caractère tout subversif.

La mise en scène, remarquable de finesse et d'élégance, nous plonge donc au beau milieu du XIXème siècle mondain, dans cette scène de salon où l'on sert du thé, des sandwichs au concombre et des muffins, et où, sous couvert d'amour, de mariage, de respectabilité familiale, de bonne gouvernance et de conduite de vie, se joue avec constance la scène ordinaire des faux-semblants et de la théâtralité sociale. Le personnage d'Algernon, qu'Arnaud Denis incarne à la perfection, et qui d'ailleurs possède bien des traits d'Oscar Wilde, prend sur lui et sans manière aucune la totalité de la duplicité aristocratique et dandie, jouant à merveille sa partition de jeune homme cynique, aguerri, manipulateur et farouchement individualiste. Arnaud Denis est donc irréprochable dans ce rôle, donnant à son personnage ce qu'il lui faut d'énergie, d'insolence et de rouerie. Il trouve en Mathieu Bisson un frère de jeu à sa hauteur, suffisamment corseté et tendu sur lui-même pour incarner le personnage de Jack, plus convenable, plus soucieux de conformité, mais qui, par-devers son rigorisme, n'en fait pas moins montre de vitalité, et d'un certain panache.

Oscar Wilde - L'importance d'être sérieux 2

Mais, naturellement, il fallait un écho féminin à cette engeance conquérante. J'ai été assez séduit par Marilyne Fontaine (Gwendolen), lui trouvant une belle aisance, et sa diction, ses poses, ses mimiques un peu appuyées, cette manière un peu hilare qu'elle a d'accentuer ses mouvements en font un personnage plus déroutant qu'il y paraît, non exempt de traditionnalisme, mais parfois insaisissable, comme sur le point de rompre. Même s'il est vrai qu'elle prend sans doute moins de risques que Mathilde Bisson (Cecily), dont la mine ingénue et les grands yeux tout à la fois candides et matois lui autorisent bien des libertés ; ce faisant, elle donne à son personnage empreint de ce romantisme un tantinet exacerbé une coloration d'étonnante modernité.
Il est vraiment réjouissant que ces deux binomes, le masculin et le féminin, fonctionnent avec un égal bonheur, ce qui d'ailleurs en dit long sur l'homogénéité de cette troupe et la complicité qui les unit.

Et puisque l'on parle des personnages et de ceux qui les incarnent, difficile, n'est-ce pas, de ne pas tirer un coup de chapeau à Claude Aufaure, lequel va transformer un moment jouissif en une réussite remarquable. Il faut le voir arriver, travesti en une Lady Bracknell un peu gorgone, comme la qualifie Jack, pour comprendre que ce personnage, et ce comédien, seront, non seulement le clou du spectacle, mais ce qui achèvera de lui donner son éclat, son originalité un peu folle, et ce ton, décisif, de jeu et de liberté. Il y a chez Aufaure, bien sûr, cette voix, ce timbre, cette puissance, cette capacité qu'il a à tonitruer aussi bien qu'à amadouer, à s'élever dans un éclat autant qu'à se faire onctueux, à donner une chair à la vertu comme à rire sous cape de tout ce qui peut ressembler à de la licence. Et s'il faut bien dire que cette Lady Bracknell est un personnage formidable, on se demande toutefois, après avoir vu Claude Aufaure, qui pourrait désormais l'incarner, du moins avec autant de génie. Claude Aufaure me fait parfois penser à ce mot, fameux, de Gide : Il y a en moi un petit garçon qui veut jouer et un pasteur qui le rabroue. Je ne suis pas certain qu'aucune petite voix ne vienne jamais rabrouer Claude Aufaure, mais ce qui est sûr, c'est qu'il joue, qu'il a toujours merveilleusement joué, ces personnages sûrs d'eux-mêmes, ces châtiés qui glapissent et semblent vouloir s'anoblir eux-mêmes. Il a toujours su, d'un geste ou d'un regard, compliquer ou nuancer ce que son texte disait ou faisait dire, il a toujours su, tout en proférant la plus grande grande des vérités bourgeoises, et avec la plus grande assurance, renvoyer de son locuteur ce petit air étriqué, lointainement mesquin, emprunté, et finalement ridicule qui sied si bien aux importants. Aufaure sait avoir les manières du grand monde sans les aimer. Ou peut-être les aime-t-il, mais alors ce n'est que parce qu'elles lui offrent la joie d'un dépassement, le plaisir sourd, et presque enfantin, d'une glissade. Qu'il joue Lady Bracknell ou, entre deux changements de costumes, le Révérend Chasuble, on se dit qu'il éprouve à chaque fois un plaisir très comparable, espiègle, mutin, à s'endimancher, à jouer l'homme (ou la femme) du monde, à s'amuser des codes de la vertu. Non tant, d'ailleurs, je crois, pour les dénoncer, que pour le plaisir un peu naïf, et pas bien méchant, au fond, de se travestir, d'emprunter les manières d'un autre, et, peut-être, de s'éprouver soi-même à travers. Toujours est-il que le public, pourtant assez sage ce dimanche, ne s'y trompe pas, achevant de donner à Claude Aufaure son éclat de triomphe.

Oscar Wilde - L'importance d'être sérieuxReste que si nous rions, si nous nous amusons, in petto ou pas, de ce qu'Oscar Wilde nous montre, si nous rigolons franchement devant ce petit théâtre de l'ambiguïté sentimentale et cette mascarade de l'identité sociale, si nous nous sentons tellement autorisés à railler la désuétude et l'étriqué, c'est bien parce que nous nous sentons positivement étrangers à ce petit monde étroit, prosaïque et bourgeois. Aussi Jean-Marie Besset ne dissimule-t-il rien de la charge d'Oscar Wilde contre une société dont la maimise sur la morale est telle qu'elle en finit elle-même par s'étouffer.  Mais son intention est aussi d'interroger notre propre rapport aux morales dominantes, et de contester, fût-ce en s'esclaffant, les petits impensés de notre temps, l'évidence avec laquelle nous consacrons ce qui est (le prestige social, la convenance sentimentale et sexuelle, la nécessité d'un ordre, de cet ordre-là plutôt que cet autre, et, pour le dire autrement, le penchant nécessairement petit-bourgeois de toute société constituée.) Sans doute fallait-il tout le talent et la générosité d'une telle troupe pour faire passer la pilule.

Photos : 1. Claude Aufaure ; 2. Marilyne Fontaine & Mathilde Bisson

 Rendez-vous sur le site du Théâtre Montparnasse.

mardi 11 octobre 2011

THEATRE : L'avare - Molière - Comédie française


L'avare 3Q
ue les souvenirs de collégien ne dissuadent personne de replonger dans cette pièce qui n'en finit pas de réjouir depuis sa création en 1668. On y vérifiera alors combien la langue peut y être populaire et châtiée, pudique et dévergondée, vive et complexe. Combien aussi, en dépit de ce que l'on croit en savoir, tant L'avare appartient depuis longtemps au patrimoine commun, elle autorise d'interprétations, même si message et personnages ne laissent guère de place à l'ambiguïté. Qu'à leur tour viennent s'y confronter la grande Catherine Hiegel et le non moins prestigieux Denys Podalydès, voilà bien le signe réjouissant, outre que c'est naturellement pour eux un défi que de se colleter avec le ressassé, que Molière n'en finit pas de nous parler.

Le pari de Catherine Hiegel, pari réussi, était pourtant sans doute plus délicat qu'il n'y paraît. Car, à ce niveau de théâtre, j'ai dans l'idée qu'il faut savoir faire face à certaines tentations irrépressibles. Celle, tout d'abord, de vouloir à tout prix se distinguer : cette pièce a fait l'objet de tant d'interprétations, et pour d'aucunes immensément prestigieuses, que le risque était grand d'aller quérir l'originalité à tout prix, et ce faisant de chercher à rétrécir un peu le champ des comparaisons. Celle enfin qui consisterait, dans un souci bien compris de mise au goût du jour, à en gommer les aspects les plus anciens, à en ôter la patine. Que Catherine Hiegel ait contourné avec aisance ces deux profonds écueils n'est pas pour nous surprendre : cela ne l'en rend pas moins louable. Aussi est-ce une troupe relativement jeune qui se produit sur la scène du Français, dans un décor mêlé de simple et de somptueux, d'épure et de majestueux. A l'instar des costumes, attendus mais très justes, dégageant ce qu'il faut de dignité bourgeoise et de vantardes fanfreluches - la palme de la tartufferie revenant bien sûr au seigneur Anselme, incarné par le toujours excellent Serge Bagdassarian, Harpagon étant accoutré de manière plus austère qu'un corbeau, autrement dit vêtu avec la frugalité que requiert son éthique...

Ni excès d'originalité, donc, ni révérence outrée au passé, pour cette adaptation à vocation populaire. Bien sûr, les comédiens, spécialement les plus jeunes, peuvent avoir une infime tendance à cultiver une certaine différence, chose qui d'ailleurs ne s'observe que dans les détails : une certaine gouaille un peu relâchée, une attitude corporelle, une manière de regard. Toutefois, seule l'impressionnante Dominique Constanza, qui incarne Frosine (l'entremetteuse), appuie plus sciemment sur la touche moderne : c'est à la fois terriblement efficace et un tout petit peu anachronique, et j'avoue avoir L'avare 2parfois hésité entre l'admiration pour sa présence, très forte et très souveraine, et un léger doute quant à manière assez actuelle de lancer ses reparties très goguenardes. Il n'en demeure pas moins qu'elle sait prendre dans cette représentation un rôle tout à fait essentiel, et qu'elle n'est pas pour rien dans l'énergie interne de certaines scènes disons plus rentrées.

Reste, bien sûr, Harpagon, car c'est tout de même sur ses épaules que repose l'édifice. Et on a beau s'appeler Denis Podalydès, ou, même, parce qu'on s'appelle Denis Podalydès, le risque n'était pas mince d'échouer au double devoir théâtral de conserver à Harpagon ses traits distinctifs et de l'incarner d'une manière suffisamment singulière pour n'être pas vaine. A cette aune, il faut bien reconnaître que le comédien excelle, faisant montre du même talent dans la facétie que dans le drame - fût-il feint -, de la même ardeur dans la pitrerie individuelle que dans le jeu collectif. Et s'il faut une belle énergie pour tenir un tel rôle, ce serait très insuffisant si elle ne se doublait d'une volupté à jouer la langue, d'un plaisir potache à la faire sonner, à en exhausser les silences, à en extraire ce qu'elle contient de résonances, de sonorités alambiquées et de sens cachés. Car la drôlerie ne résume pas Harpagon, être absolument abject s'il en est : il y a aussi, il doit y avoir aussi, dans son abjection, une once, non d'humanité, mais d'incertitude, de jeu, peut-être l'ombre d'un certain mystère irrésolu. Naturellement, pour les besoins de la cause et du personnage, la question ne doit pas se poser de sa moralité ; il faut toutefois que la figure du comédien n'anéantisse pas ce qui fait de lui un personnage que l'on pourrait aussi vouloir comprendre. Or Podalydès a suffisamment de ressort et de cartes dans son jeu pour, à des moments très choisis, laisser entrevoir une peine, un malaise, une ambivalence. Un beau moment de théâtre, donc, et, j'ai plaisir à le consigner, un baptême du feu théâtral réussi pour mon fils, qui, à l'instar d'autres enfants que je voyais dans la salle, rit franchement à ce texte dont la langue nous est pourtant, avec le temps, devenue assez lointaine. Preuve ultime, s'il en fallait encore, du caractère atemporel et universel de cette pièce - et des petits travers humains dont elle se fait l'écho réjoui...

L'avare, comédie en cinq actes de Molière. Mise en scène : Catherine Hiegel.
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