dimanche 18 novembre 2018

Xavier Person - Derrière le cirque d'hiver

Xavier Person - Derrière le cirque d'hiver


Le monde en Person

C'était il y a des années de cela. Au détour de couloirs professionnels que lui et moi arpentions avec un peu de ciconspection, je me souviens avoir engagé Xavier Person à passer au récit, et pourquoi pas au roman, après qu'il me confia la perplexité dans laquelle le jetait un pan de son histoire familiale. De lui je connaissais un peu l'écriture poétique, qu'il étayera encore et que j'évoquerai ici, mais lui-même me disait combien certains expériences ou certains sentiments pourraient justifier qu'il changeât de registre. Et voilà donc que paraît ce premier très beau récit (non, ce n'est pas un roman), où en effet on le voit puiser à ses racines pour exhumer un grand-oncle paternel chef de milice dans le Poitou - un certain « Person de Champoly » - et un oncle maternel condamné après la guerre pour « intelligence avec l'ennemi ». Ces motifs biographiques n'apparaissent dans le livre que sur le tard, mais ils sont impérieux chez l'auteur de plus en plus acculé à une enquête où la précision documentaire le dispute au questionnement intime - où l'on comprend pourquoi et comment la figure de Modiano se fait alors repère littéraire.

Mais c'est tout ce que l'humanité peut charrier comme sensations et lui adresser comme messages qui bouscule voire bouleverse Xavier Person. Aussi retrouve-t-on dans ce volume tout ce qui le distinguait déjà dans sa veine poétique : une complexion marquée par une propension farouche à la discrétion, un attrait ou plutôt une attraction pour le minuscule révélateur et pour ce qui, dans la brutalité ordinaire de l'extérieur, nous demeure obstinément incommunicable. Au point de vous rendre parfois impuissant à agir, voire à vivre. Éthique et esthétique obligent, bien des portraits qu'il dresse de ses contemporains anonymes renvoyent l'auteur à lui-même - au hasard, optons pour celui-ci : « Sa discrétion m'intriguait, son hébétude un peu rêveuse. Secrètement je sentais qu'elles me concernaient. »

Xavier Person voit tout. Relève tout, plutôt : tout ce que nous voyons, tout ce que nos sens enregistrent et impriment et que nous décidons généralement d'abandonner, de déblayer de notre conscience. Il a toujours eu une prédilection pour les lieux anonymes et populeux, où les regards se croisent plus qu'ils ne s'accrochent, les gares, le métro, les wagons, tous lieux publics où nous nous retrouvons toujours anonymes et possiblement observés. On peut aimer ou pas cette sensation. Lui s'y meut avec un quelque chose d'animal, à tout le moins de plus fort que lui, qui le pousse à tout consigner. Tout ce qu'il voit le frappe, c'est ainsi, d'où une écriture tendue vers la nécessité d'essayer d'y trouver un sens et, peut-être, d'y retrouver un filament commun de l'existence individuelle et collective. D'où aussi cette succession de tableaux souvent brefs, où on le verra frappé, happé par un regard, un geste, un rictus, une attitude, un mot parmi d'autres, une situation à la fois singulière et commune. Xavier Person ne peut s'empêcher de tisser des correspondances secrètes, hasardeuses, solaires entre les choses, les êtres, les existences, de jeter un pont entre le microscopique et l'infini. Il reconstitue ce faisant une sorte de sens de la vie, fût-il lointain ou fuyant, exhaussant de ce capharnaüm une sorte de fil qui se tend entre nos solitudes et l'infini de l'aventure humaine. Autant de dispositions qui le conduisent à tourner autour des motifs obsédants du temps, du vieillissement, de la dégradation et de la mort. 
De la lumière aussi, tant elle constitue à la fois un indice possible du rayonnement et une manifestation de la fragilité  - aucune pénombre n'étant jamais loin. Les références, dont je ne suis pas certain qu'elle sont toujours conscientes, sont légions ; je n'en cite que quelques-unes : 

     - « ... avec dans l'expression de sa tristesse une clarté qu'elle donne à voir avant tout » ; 
    - « ... quand elle me parle avec un éclat trop vif dans le regard, avec dans son visage une éclairante tourmente » ; 
    - « Par la fenêtre de ma chambre je regardais le ciel dans les lumières de l'hôpital, d'un bleu lumineux et doux malgré la nuit, dont la luminosité s'accordait à la douceur qui s'écoulait dans mes veines. » ; 
     - « J'ai longtemps rêvé d'écrire un livre où il ne se serait rien passé que de nuit. »
Et se prolongent jusque dans ses rêves:  
     - « ... quand ce que nous voyons nous blesse de la lumière des jours que nous ne verrons pas. »

Quelque chose vient toujours empêcher la joie, c'est-à-dire la vie pleine et entière. Comme si l'image que Xavier Person avait de lui-même devait être toujours un peu esquintée, ou altérée. Reste qu'en sondant de manière à la fois chirurgicale et impressionniste les mouvements intérieurs de l'individu, il interroge et illustre aussi ce que nous nous refusons généralement à penser, nos émotions se glissant toujours en nous par derrière et n'en finissant pas de nous trahir. Et si plane dans ce recueil l'ombre de Modiano, l'on pourrait avoir envie aussi d'évoquer la figure de Georges Pérec, lui qui disait un jour à propos du travail de l'écrivain : « On reconstitue quelque chose. On essaye de rassembler, on est comme un archéologue qui essaie de restituer une histoire fabuleuse. »

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mardi 31 octobre 2017

Xavier Person - Extravague / Questions à l'auteur

Xavier Person, Extravague


Personne ne rêve assez

C’est le graal des écrivains et, parmi eux, plus encore sans doute des poètes : la source et la destination du langage. Xavier Person nous le disait déjà (cf. ci-dessous) : parler, nous disait-il alors, c’est « toujours trébucher dans la langue. » Il ne s’agit pas d’un aléa ou d’un incident dans le parcours, mais d’une donnée constitutive à la fois du langage et de ses propres travaux. Il y revient d'ailleurs ici : « Il est si difficile de ne pas glisser quand je commence à parler. » À cette aune, que dire alors d’une langue lorsqu’elle est rêvée ? Si ce n’est, peut-être, que c’est dans le rêve que prend naissance le langage. Car où mieux que dans le rêve aller puiser et ressourcer ce qui nous fait penser, parler, écrire, où mieux qu’à cette instance trouver de quoi faire entendre les contingences dont notre logorrhée est faite ? Aussi Xavier Person s’acharne-t-il à « remonter jusqu’au point de départ / de la sensation d’un amour », tout au long d’un recueil dont ce qui nous frappe est d’abord le halo fébrile, fragile, friable et pourtant élastique qui l’entoure. Comme dans les formes molles ou liquéfiées de Dali, il y a quelque chose dans la langue de Person qui penche vers l’affaissement, la parole devenant elle-même une métaphore, pourquoi pas une expression même de l’éboulis.

En lisant Extravague, et l’impression dominait déjà lorsque parut Propositions d’activités, nous entrons dans une machine à étirer les sensations. Je veux parler bien sûr de la plasticité du temps, mais qui ne signifie rien en soi ou en tout cas n’existe qu’en regard d’une phrase dont on sent qu’elle aimerait parfois se passer de toute énonciation pour trouver à dire, comme si l’extériorisation ne trouvait finalement sa résolution que dans le point final – donc dans le silence, qui n’est pas absence mais condensation de la parole totale. Car il y a quelque chose ici d’une poésie du silence, non en ce que celui-ci serait investi de telle ou telle vertu, mais qu’il témoignerait de ce qui, au fond, serait le plus recherché, comme une forme de démission désirée devant l’intarissable et très insatisfaisante complexité qui consiste à énoncer, dire, montrer. Ainsi le poète, qui commence en songeant que « je ne t’écris que le temps de ne pas savoir quoi t’écrire », se résout à constater que « je crois que je commence à aimer ne rien t’avoir écrit jamais. » 

C’est dans cette auréole de signes et d’intangibilités que Xavier Person poursuit une œuvre assez inclassable, qui s’attache à faire entendre ce silence qui est le nœud du bruit, et dont on dirait qu’elle poursuit sans fin la matrice originelle de toute expression. D’où enfin le caractère charnel, très sensuel de cette poésie, où l’on flotte entre fluides et chairs, « comme de la sueur très abondante inonde la peau de cette phrase dont je découvre le dos. »

Xavier Person, Extravague - Éditions Le Bleu du Ciel
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010 

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DOSSIER SUR LA LANGUE FRANÇAISE
Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008
Trois questions à... Xavier Person

Vous développez, comme poète, une approche particulière, que d’aucuns diraient expérimentale, de la langue française. À cette aune, jugez-vous cette langue en péril, ou pensez-vous au contraire que ses transformations indéniables, constituent une source salutaire de son évolution ?

Ce n’est pas tant la question de la langue que celle du langage qui m’intéresse. Ce qui se dit quand quelqu’un commence à parler est toujours quelque chose d’étrange, dès lors qu’on y prête attention, c’est une fabrication de nuage ou de brume, une composition flottante. Propositions d’activités part de phrases entendues, déformées, transformées dans une logique de déplacements et de condensations, pour atteindre une souplesse maximum, une sorte de modalité caoutchouteuse du sens, dans une radicalisation du witz ou du lapsus. Parler, au fond, n’est-ce pas toujours trébucher dans la langue, se prendre les pieds dans les phrases toutes faites pour tenter de dire quelque chose ?

Quelle place prennent dans votre travail d’écriture le rôle et les règles de la grammaire ? Éprouvez-vous un plaisir (même trouble) à y déroger ? Et à quelles fins ?


Dans ce que j’ai tenté d’écrire ici, je dirais que la règle a été comme le fil du funambule, fil tremblant au-dessus d’un certain vide, comme si, s’agissant d’entrer dans une phrase, il n’y avait eu de solide, de certain, que la règle grammaticale, et donc la découverte de son impérieuse nécessité.

Cette approche vous semble-t-elle compatible avec les nécessités de l’enseignement et le "socle" langagier commun, hors duquel il semble difficile qu’une langue se perpétue ? 

Cette question du socle commun me fait penser à ce qu’écrit Foucault dans sa préface aux Mots et aux choses. Citant l’énumération monstrueuse par laquelle, dans une de ses nouvelles, Borgès évoque une encyclopédie chinoise proposant une classification des animaux complètement fantaisistes : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés, etc... À la lecture de cette étrange taxinomie, nous rions selon Foucault, mais d’un rire jaune, atteignant à une certaine limite de la pensée, à "l’impossibilité nue de penser de cela." L’incongru est retrait du tableau commun, de la table d’opération, il est ruine du langage, de ce qui fait tenir ensemble les mots et les choses. On s’y approche de l’aphasie, du mutisme du fou, ou de son bavardage infini. Mais rien de tel, sans doute, qu’une expérience un peu limite pour retrouver goût, et sens, au socle langagier commun.

Posté par Villemain à 09:28 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
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