Cinéma : Juré n°2, de Clint Eastwood
On aura beau dire qu’il est (trop) ceci ou (trop) cela, entendez l’archétype de l’éternel mâle blanc américain rugueux et individualiste trimballant son lot de clichés plus faciles qu’une gâchette, Clint Eastwood n’en finit plus de produire des films qui marquent – et qui pour certains ont déjà marqué l’histoire du septième art. Certains esprits avertis le perçurent d’ailleurs dès sa première réalisation (« Un frisson dans la nuit », 1971), et plus encore après sa deuxième (« L’homme des hautes plaines », 1973) : sans jamais esquisser le moindre pas vers un psychologisme de comptoir, Eastwood filmait déjà avec une densité, une âpreté, un tranchant et un souci de la caractérisation des personnages qui tenaient du grand cinéaste. Tout, par la suite, ne fut certes pas inoubliable, mais depuis « La route de Madison » en 1995 (auquel, par appétence personnelle, j’ajouterai « Bird » en 1988), le moins que l’on puisse dire est qu’il est dorénavant fermement installé sur les plus hautes marches d’un cinéma qui sait être tout à la fois populaire – voire commercial – et très subtil, aigu, profond et délibérément indiscipliné. Autant dire un cinéma assez rare.
« Juré n°2 » vient très largement conforter ce jugement – dont j’admets, fût-ce de mauvais gré, qu’il ne soit pas absolument partagé… Le prétexte du film, simplissime et génial, ou génial parce que simplissime, ne vient certes pas de lui. Ainsi peut-on en trouver une occurrence de belle qualité chez Georges Lautner qui, en 1962, adapta « Le septième juré » de Francis Didelot, dans lequel un criminel était déjà l’un des jurés de son propre crime. Mais c’est bien entendu aux « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet que l’on ne peut s’empêcher de songer, et à ce juré esseulé (Henry Fonda) s’acharnant à convaincre ses coreligionnaires de l’innocence de celui que tout accusait – pour des raisons éminemment vertueuses, ce qui est loin d’être le cas ici. On connait la très libertarienne défiance d’Eastwood à l’égard de tout ce qui peut ressembler à une injonction sociale ou sociétale, attitude qui le conduit, dans chacun de ses films comme dans ses quelques déclarations publiques, à vouloir systématiquement mettre l’individu devant ses responsabilités. Ce pourquoi un ressort taciturne et splendidement tragique parcourt chacun de ses films – cela vaut aussi pour ses quelques nanars.
« Juré n°2 » a tout d’une ode au doute raisonnable et à la complexité – j’allais dire à la présomption d’innocence. La chose n’était pas à ce point prévisible. J’irai même plus loin : c’est un film progressiste. Tout, en effet, va à l’encontre de l’actuelle et redoutable polarisation de nos sociétés, comme de ce réflexe immémorial qui consiste à se satisfaire des explications les plus commodes et les plus immédiates. Il est tout de même singulier (symptomatique ?) que ce film, réalisé par un cinéaste dont il serait facile pour tout trumpiste fanatique (pléonasme) de se revendiquer, ne soit sorti aux États-Unis que sur trente-cinq écrans (trente-cinq écrans !). Qu’Eastwood suggère de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, autrement dit que le coupable, même involontaire, d’un crime qu’il va s’acharner à faire porter sur un autre, soit un bon père de famille aimant, travailleur, honnête et dévoué, voilà qui n’est peut-être pas étranger à l’ostracisme américain à son égard.
Reste la très brève scène finale, sur laquelle il serait loisible d’épiloguer sans fin et qui sans doute relève davantage d’un choix moral que cinématographique. C’est que le cinéaste, in fine et conformément à ce que l’on pouvait attendre de lui, choisit de faire coïncider vérité factuelle et vérité judiciaire.
À près de quatre-vingt-quinze ans (je ne sais pas si l’on se rend compte de ce que cela induit), Clint Eastwood nous éblouit une nouvelle fois avec un film sans esbroufe ni coup d’éclat, un film d’une épure exemplaire, sans grand-chose d’autre que le souci de la justesse et le goût du trait décisif : bref, un film avec beaucoup de cinéma.