Cinéma : Oh, Canada, de Paul Schrader
Marqué par la lecture du livre de Russell Banks à sa sortie en 2022, j’étais naturellement curieux de ce que Paul Schrader avait bien pu faire de Oh, Canada, intéressé de savoir comment il avait pu recréer le caractère singulier de cet écrit ultime d’un écrivain déterminé à regarder en face la mort qui venait, soucieux de dire sans détours ce que furent les vérités de son existence et de montrer le trépas en acte – comme écrit de l’intérieur. Banks décéda d’un cancer un peu moins de deux années après la sortie du livre aux États-Unis, à 82 ans, et l’on peut aisément imaginer dans quelles dispositions d’esprit Paul Schrader, 78 ans, a abordé cette adaptation. Dont on peut dire, je veux le croire, que Russell Banks aurait été heureux.
Car au-delà des péripéties biographiques, au-delà des séquences délibérément effleurées ou de celles au contraire sur lesquelles il a décidé de s’arrêter, Paul Schrader a su réaliser un film qui trouble et qui fascine sans jamais chercher à se rendre aimable ou complaisant, dans une esthétique qui aspire à une certaine sécheresse. En cela, il se montre fidèle à ce que l’on peut supposer avoir été l’intention de Banks. On ne peut dire ou montrer le lent crépuscule de la vie qu’en se délestant autant que faire se peut de tout marqueur voué à une trop rapide obsolescence. À commencer par la tentation de la linéarité, grande lorsqu’il s’agit de retracer une existence. La vie biologique est linéaire, c’est entendu. L’existence, elle, ne l’est jamais : au mieux est-elle une succession de dérapages que nous nous efforçons de contrôler, d’accidents que nous tentons d’accueillir au mieux afin d’accumuler ce que nous espérons être de l’expérience, de l’endurance, pourquoi pas de la résilience. Et sans doute tout cela confère-il à la vie sa valeur d’aventure. On pourrait dire que toute vie est nécessairement un peu foutraque, décousue, indifférente à nos velléités de maîtrise ou de contrôle, et c’est ce que Paul Schrader restitue très bien en alternant sèchement les périodes d’une histoire individuelle reconstruite et en jouant du visage entremêlé de lassitude agacée et d’attendrissements navrés d’un Richard Gere magistral.
Le personnage que celui-ci incarne, le documentariste star Leonard Fife, consent mollement à ce que d’anciens élèves tournent un film à sa mémoire. Or, plutôt que de se livrer à l’exercice d’auto-congratulation que l’on attend de toute personnalité satisfaite d’elle-même, Fife entreprend de débarrasser méthodiquement son personnage de tout fard et de ne rien taire des impostures qu’occulte toute fabrication d’icône. L’acte est courageux, mais déroutant. Spécialement pour sa dernière épouse, Emma (la très convaincante Uma Thurman). Cette confession, dont il est loisible de penser qu’elle entremêle des faits avérés et d’autres un peu moins, éclaire une partie de ce qu’est ou de ce que fut une certaine Amérique, celle d’hommes qui, quoique progressistes et adversaires revendiqués du machisme, cochaient tout de même quelques cases de la masculinité telle qu’on la vécut dans les décennies qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale : des individus réfractaires à l’ordre nouveau, rétifs au conservatisme, engagés mais jouisseurs, libres de tout, autrement dit jamais bien loin d’un certain libertarisme culturel – et tant pis si cela occasionnait un peu de casse. Mais ce que l’on pourrait percevoir ici comme l’impétueuse confession d’un lâche se trouve fortement et magnifiquement nuancé par une soif de réel, un désir viscéral de vérité à l’aube de la mort. Moyennant quoi, Five/Gere n’en sort pas spécialement grandi, mais infiniment plus fragile, troublant, juste et vrai. On pourrait même penser, si le personnage était cynique (mais il ne l’est pas), qu’il aurait pu considérer ce documentaire à venir comme un moyen commode (et malin) d’étayer sa légende, le film étant d’autant plus beau qu’il serait débarrassé de ses paillettes et montrerait ce qui est, non ce que la doxa voulait croire.
Aucune agonie n’est jamais belle, nulle fin de vie n’obéit jamais à ce que nous pouvions nous représenter ou méditer. Quand bien même l’on pourra déceler une certaine beauté dans le déclin du jour, dans la lente érosion de la vie et dans le repos que donne aussi la mort. À cette aune, les quelques paysages que l’on croise dans Oh, Canada, ces quelques étendues mythiques de l’Amérique que sublime une bande originale aux lisières de la musique folk et de la country, achèvent d’illustrer le lyrisme tragique et chancelant d’un certain cheminement vers la mort.
Oh, Canada, de Paul Schrader
Avec Richard Gere, Uma Thurman, Michael Imperioli