Stéphane Beau - Le Coffret (à l'aube de la dictature universelle)
Le passé portait Beau
Donc, le ton est donné dès l’exergue, ce mot de Bakounine qui ridiculise « les formes dites constitutionnelles ou représentatives » et infère qu’elles « légalisent le despotisme. » Exergue qui sonne comme un avertissement : Le Coffret est un texte d’affirmation, de combat – presque un texte militant. Seulement, voilà. Stéphane Beau n’est pas un militant, mais un écrivain ; et Le Coffret n’est pas un manifeste, mais une fable – philosophique, comme son nom pourrait l’indiquer. Le propre des fables philosophiques étant de tirer le lecteur par le col et d’interroger cordialement sa vertu, au lecteur de choisir son registre : spartiate morale ou spirituelle lecture. Choix que Stéphane Beau ne nous laisse pas toujours, au risque d’attendrir un peu la chair d’une excellente histoire.
Que serions-nous, que serait, même, la civilisation, si d’aventure les livres disparaissaient de la surface de la terre ? Entendez s’ils étaient brûlés (cela s’est vu), interdits (cela s’est vu aussi), voire simplement oubliés, soustraits à la mémoire humaine (ça, c’est l’avenir). Voilà pour l’intention. Quant au procédé, il pourra faire penser au Ray Bradbury de Fahrenheit 451 ; quoique la température soit ici nettement moins élevée. Et ce sont les hommes eux-mêmes, ces pauvres hommes, qui, au cours de la « Grande Relégation de 2063 », vont décider de renvoyer le livre à ses expéditeurs, autrement dit aux humains balbutiants, à ces temps où nous ne pouvions avoir d’autre occupation sur Terre que d’apprendre à survivre. Occupation qui pourrait s’avérer fort plaisante, pour peu que l’intendance suive : après tout, « si tout le monde était content, où était le problème ? » Or c’est ce contentement que Stéphane Beau interroge chez l’homme – qu’il n’est nul besoin de violenter, il est vrai, pour qu’il s’en… contente. Quant à savoir si c’est le propre de l’homme de jeter son dévolu sur ce que la vie peut receler de fonctionnellement plaisant ou si c’est du fait de la société corruptrice, c’est là un vieux débat, philosophique pour le coup, trop ardu et rhétorique pour qu’il soit ici tranché. Même si Stéphane Beau semble en avoir une idée assez précise, que suffit d’ailleurs à étayer la liste suivante : Nietzsche, Jünger, Thoreau, Palante (dont il a lui-même réédité nombre des oeuvres), Montaigne, Freud.
Alerté par les grattements d’une bestiole au grenier, c’est donc incidemment que Nathanaël va retrouver, disposés au fond d’un coffret de bois, les livres de ces six éminents penseurs. Surtout, entre ces six-là, s’est glissé le manuscrit d’un septième, dont le patronyme ne saurait lui être étranger puisque c’est le sien : Jean Crill, son grand-père, auteur de feuillets intitulés A l’aube de la dictature universelle, dans lesquels ils consigne ses réflexions et tient les carnets de sa vie, détruite par le pouvoir pour cause de pensée subversive. La vie de Nathanaël bascule. Dans cette société consciencieusement inculte que nous promet Stéphane Beau, extension implacable de nos temps contemporains, tout ce qui peut avoir un lien avec la pensée est devenu étranger aux hommes, réduits au rang d’organes reproducteurs, de chairs prophylactiques et de rouages industriels. Le bon Nathanaël est d’abord bien embêté, ne sachant que penser de sa découverte ; il s’obstine toutefois, filiation oblige, à faire de très improductives recherches : la « Grande Relégation » est passée par là. De fil en aiguille, le pouvoir étant par nature policier et la société spontanément délatrice, Nathanaël va se retrouver au coeur d’une surveillance tous azimuts. Et son existence ne sera jamais plus visitée par aucun espoir : c’est au malheur que la lucidité conduit toujours. Son grand-père l’avait d’ailleurs écrit dans ses carnets : « Le meilleur moyen de se soumettre un esclave, c’est de l’affranchir. »
L’on pourrait discuter tel ou tel point de doctrine. Considérer, dès l’exergue, qu’il y a danger à lier in abstracto et avec autant d’aplomb les formes modernes de la représentation politique et le despotisme. Contester que tout pouvoir induise la nécessité de son débordement ou de son excès. Argumenter qu’on ne peut déduire de l’injonction à faire société une attraction naturelle pour la servitude volontaire ou une quelconque acceptation des injustices et des désordres moraux. Cela dit, notre époque est ce qu’elle est. C’est une mangeuse d’hommes et, à force de les ronger, elle finit par dévorer leurs libertés. Et il est vrai aussi que c’est peut-être l’humain qui rend tout cela possible, une certaine part de son ontologie le lui faisant peut-être espérer. Si, donc, je trouve le récit de Stéphane Beau parfois un peu didactique, ou édifiant, si, en d’autres termes, l’on pourrait en dire que c’est un roman d’intellectuel, il n’en demeure pas moins que sa source et son élan en font aussi le charme. C’est un élan désolé, naïf, torsadé par l’abattement et le désoeuvrement que produit le spectacle d’une civilisation dont l’obsession est d’ériger de nouveaux ordres moraux et d’élimer, voire d’éliminer, ce qui pourrait contrarier le mouvement majoritaire. Cette fable vient de loin, donc. Et Stéphane Beau connaît trop bien son monde et ses auteurs de prédilection pour ne pas les utiliser à bon escient. Aussi, n’était une mise en contexte parfois un peu flottante, l’on pourrait trouver une certaine crédibilité à cette dystopie radicale.
D’autant, et c’est là qu’il nous rend impatient de ses livres à venir, qu’il est parvenu à glisser dans sa trame une intrigue qui court avec beaucoup d’assurance. Si le personnage de Nathanaël est touchant par ce qu’il vit, il l’est moins par le rôle qui lui échoit : cela tient sans doute à la contrainte du genre, qui ôte un peu de sa chair au personnage. Mais l’auteur a l’intelligence de lui adjoindre une sorte de frère ennemi, disons en tout cas un ennemi plus gris et plus ambigu que ce que la dénomination pourrait laisser entendre, cet inspecteur Mirmont qui le suit comme son ombre et dont le geste, à l’extrême limite de la conscience, contribuera peut-être à racheter quelques-uns des péchés du monde… Sans illusion, toutefois.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°20, novembre/décembre 2009