Clotilde Escalle - Mangés par la terre
Je dois à Lionel-Edouard Martin de m'avoir mis entre les mains le manuscrit de Clotilde Escalle : sans doute l'animal, me connaissant, devait-il sourire par anticipation de la gifle que j'allais prendre. Et en effet elle ne fut pas longue à venir : à peine en avais-je lu une dizaine de pages que je me retrouvais bluffé. Aussi est-ce avec grand enthousiasme (et non sans quelque fierté) que je suis heureux de signaler la parution de Mangés par la terre, ce huitième roman de Clotilde Escalle dont j'ai le privilège d'être l'éditeur pour les Éditions du Sonneur.
* * *
Mais je me retrouve bien en peine de satisfaire les amateurs de pitch joliment torché – autrement dit d'argument commercial bien sonnant. Je pourrais certes invoquer cette scène inaugurale étrange et un peu hallucinée qui met en scène deux idiots désœuvrés tendant au travers de la route départementale un filin d'acier aux seules fins de provoquer un accident et de pouvoir en rire. Ou celle du père, ce vieux paysan que l'on découvre mort dans sa grange, “allongé sur sa botte de foin, les yeux clos, un filet de salive séchée aux lèvres, le gilet taché de sauce, le pantalon crotté”, tandis que le reste de la famille s'inquiète de la santé de la vache qui s'apprête à mettre bas et craint surtout pour la survie du veau. Ou encore ces scènes, glaçantes, dignes d'Orange mécanique, de viols à l'asile. Qu'il y ait dans Mangés par la terre une histoire bien construite, des personnages bien campés et des situations bien tendues, voilà qui n'est donc pas discutable. Mais ce que Clotilde Escalle nous transmet là, cette sensation mortifère d'enfermement dans une condition sociale, ces carences de la transmission maternelle, ces manifestations d'une brutalité quasi instinctuelle quoique roublarde et préméditée, ou encore cette perception obstinée de la sexualité féminine comme tabou, tout cela ne pouvait se satisfaire d'une linéarité par trop racontable.
Escalle sait mieux que quiconque assécher, essorer ses personnages, mais, et là est la beauté de la chose, en exhaussant une écriture à la vivacité très puissante, très évocatrice, souvent rude. Une écriture qui s'acharne à désosser le fait, l'acte ou la pensée, mais tout en draînant une étonnante puissance lyrique. Ce pourquoi, de manière un peu nébuleuse, ou impressionniste, j'ai parfois pensé à William Faulkner, ou encore au Tristan Egolf du sombre et obsédant Seigneur des porcheries. Mais j'aurais pu tout aussi bien évoquer Georges Bataille, pour la dimension à la fois métaphysique et cathartique de la sexualité, ou encore la précision maniaque et l'œil grinçant d'un François Mauriac – mais un Mauriac sali, un Mauriac chez les prolos. Bref, il y a dans ce nouveau roman de Clotilde Escalle un sentiment d'urgence, un mordant très particulier, et il est d'autant plus heureux qu'elle ait su être aussi crue, parfois aussi rageuse, sans jamais se départir d'une authentique intention littéraire. Ce qui donne un ton, une patte, une voix, un univers. Et un humour, aussi, logé à la diable dans les détails et dans une foultitude de petites choses observées à la dérobée. Comme si elle écrivait avec l'œil en coin.
Une des (autres) grandes forces de ce roman, selon moi, est que, le lisant, je n'ai jamais eu l'impression de lire un pur auteur contemporain. Nous y sommes, pourtant, et d'évidence : le rythme, le lexique, les référents, le champ visuel en témoignent (et je songe, pour le coup, à ce qu'un Bertrand Blier ou un Bruno Dumont sauraient tirer d'un tel livre). Mais l'ensemble est traversé par une telle sensation d'éternel humanoïde, de pesanteur sociologique, par un je-ne-sais-quoi de lancinant dans la reproduction du même, que le livre atteint à une dimension presque intemporelle. Et dans ce paysage au bas mot assez désolé, la passion du notaire pour Chateaubriand (le notaire, personnage-pivot, incroyablement incarné, à sa manière largement aussi décadent que les autres) constitue d'ailleurs une trouvaille merveilleusement déroutante et intempestive. En plus de venir bousculer le néant qui taraude ces personnages et l'angoisse d'un monde sans espérance ni culture qui pourrait constituer l'espèce de surmoi de ce roman – et peut-être de cette romancière aussi puissante que singulière.
Mangés par la terre, Clotilde Escalle - Éditions du Sonneur