Romain Verger - Ravive
Romain Verger
ou le moderne intempestif
On sort toujours exténué mais fasciné d'une lecture de Romain Verger. D'autant qu'on ne peut guère lui trouver d'équivalent contemporain, même si (mais la référence le surprendrait probablement) il m'arrive parfois de songer à quelqu'un comme Patrick Grainville : même tentation lyrique, omniprésence des éléments, certaine sauvagerie dans la préciosité, appel aux figures mythologiques, goût pour la matière, le suint, les sécrétions, la chair monstrueuse, penchant pour les lexiques rares ou inusités, exaltation des sensations baroques. Toutes choses qui bien sûr évoquent aussi, mais chez les grands disparus, la figure d'un Lovecraft ou d'un Lautréamont.
Pourtant c'est à Kafka que j'ai d'abord et spontanément pensé en commençant ce recueil, lequel ne s'ouvre sans doute pas innocemment sur une nouvelle baptisée Le Château. Son narrateur n'est pas loin d'ailleurs d'éprouver cette impression nouvelle et étrangère dont Gregor Samsa fut saisi dans La Métamorphose : « Je me suis étendu sur mon lit et j'ai inspecté mes mains. L'une et l'autre, paume et os. J'ouvrais et fermais le poing et leurs veines bleues saillaient sous la levée des tendons puis se dégonflaient, soulignant les sillons de ma peau de lézard. Avec le temps et les ridules, le lentigo et ces poils grotesques qui en recouvraient les phalanges, elles me rappelaient ces mains de singes cramponnées aux cordes et barreaux des zoos, comme je l'étais moi-même à cet été de mon enfance. » La nouvelle donne le ton, mais aussi le décor, l'atmosphère et le fil rouge du recueil : peu ou prou, il s'agit d'un retour vers l'enfance, ses lieux bretons et balnéaires, mais surtout ses sensations pleines de cet imaginaire envahissant qui nous fait voir des monstres là où il n'y a que de la nature, ces premières impressions troublantes où nous nous découvrons nous-mêmes et qui souvent, l'air de rien, finissent par façonner notre complexion d'adulte. La forme courte réussit particulièrement à Romain Verger qui, en quelques pages seulement, parvient ici à nous faire basculer d'un relatif bucolisme originel à l'angoissant et ténébreux mystère de la vie.
On a toujours l'impression, lisant Romain Verger (cela vaut pour son oeuvre mais peut-être plus spécialement pour ce recueil), qu'il s'en va toujours puiser dans les tréfonds de l'humain. Non de l'humanité entendue comme l'ensemble des individus y appartenant, laquelle n'intervient qu'assez marginalement, mais bien de l'humain, ce mammifère inopiné composé pour l'essentiel d'une chair problématique et d'insolubles angoisses. De manière très irréfléchie, m'est souvent venu à l'esprit, en lisant ces nouvelles, ce tableau de Jean Fautrier qui m'avait tant marqué lorsque je le découvris, Le sanglier écorché, où la chair entaillée ouvre sur d'autres mondes, mondes enfouis, imperceptibles, cruels et mythiques. L'humain est pour Verger un précipité complexe et anarchique qu'une coalition de forces insaisissables ramène en permanence, non seulement à sa psyché, mais à son sentiment de perdition dans le cosmos. On trouve dans ses personnages toutes les fascinations imaginables, l'attrait de la bête, le trouble devant la puissance des éléments, les hantises de la mémoire, la substance presque tangible d'un ensemble de mondes en perpétuelle métamorphose.
« Tu fendras les pluies d'oiseaux, tu fouleras les braises, les bris de verre et de vaisselle, les pneus déchirés et les bouquets de câbles, le métal bouillonnant et le plastique fondu, les caillots d'asphalte et de terre noire et les amalgames de chairs carbonisées. Tu marcheras entre les troncs décapités, les morceaux de charpente et les branches brisées où flottent des calicots déchirés aux couleurs de sang cuit. Frayant sa voie parmi les os calcinés de tes ancêtres, ton pas préparera le sable des anses noires de demain. Tu franchiras des pans de ténèbres, tu connaîtras des vallées de larmes adamantines qui arrachent au vent qu'elles écorchent des cris déchirants, tu enjamberas des marécages d'ichors à l'aide de ponceaux faits de fémurs et de nerfs des anciens, et tu longeras des mers mortes où ne croisent plus que des carcasses flottantes d'orques et de baleines dérivant sur l'eau lourde comme de grands vaisseaux d'os dentelés. Cours le monde, ravive la cendre des plaines, insuffle ton haleine aux squelettes étiques, reverdis les prairies à grandes giclées de sperme, dissémine tes squames et des filles en naîtront, disperse tes rognure d'ongles et des fis en viendront. » (Anton)
On ne peut jamais lire Romain Verger sans se demander d'où lui vient cette obscurité dans laquelle il se débat, et quelle est cette quête, vouée sans doute à l'inapaisement, dont son écriture témoigne. De tentations apocalyptiques en visions prémonitoires et autres mutations prophétiques, Romain Verger exhausse le tumultueux de l'être : la mémoire, l'oubli, le sommeil impossible, le sexe, la chair, la malformation, l'obsession, la pathologie, l'être ou le devenir-animal, le fantasme de renaissance (Anton) ou la fascination bio-technologique (comme dans Reborn, où des poupées, des baigneurs d'enfant, s'animent d'une vie biologique).
Peut-être au fond est-ce cela, qui subjugue tant chez Romain Verger, cet appel incessant aux puissances immémoriales mêlé à cette attention fanatique et presque hypnotique à ce qui évolue sans cesse chez l'homme. L'étrange et intempestive modernité de Romain Verger est peut-être là : dans la forme très fin-de-siècle de sa littérature, que parfois l'on pourrait presque dire millénariste, conjuguée à une fréquentation fascinée pour un certain type de littérature fantastique, celui qui charrie les plus fortes visions poétiques. Exit le beauté ou la laideur, il y a seulement l'organique, mais un organique investi d'un très puissant élan métaphysique. Les scènes horrifiques par exemple, et certaines sont marquantes, dignes, précisément, d'un film d'horreur, sont toujours très intimement nouées à une sorte de dépassement onirique, comme si Verger trouvait là, dans les scories, la salive, le sang, les règles menstruelles, les viscères, à la fois l'origine et le destin de l'homme, son insignifiance peut-être mais aussi sa nécessité, sa beauté propre, sa noblesse contradictoire.
Chez Verger, pour le dire d'un mot, les choses échappent. Comme nous échappe le monde, sa compréhension bien sûr, son épaisseur, son origine et sa destination, les forces sourdes qui le font se mouvoir, cette incessante impression qu'il nous donne de courir vers sa fin. J'écrivais plus haut que Romain Verger puisait dans les tréfonds de l'humain, mais peut-être serait-il plus juste de dire qu'il l'explore plutôt à ses confins. Comme si l'homme ne l'intéressait que parce que son humanité était seconde, et que ce qu'il en percevait d'abord, et distinctement, était ses parts animale, minérale, végétale et céleste. Je crois que nous aurions tort de chercher à tout prix des thématiques dans son oeuvre : ce sont moins des thèmes que des ressassements. Le ressassement d'une condition impossible, quasi mythologique, abstraite en ce qu'elle induit un idéal, une aspiration, une esthétisation, mais douée d'une effroyable concrétude. Comme si c'était dans ses sensations extrêmes, dans ses possibilités imprévues et domestiquées, que Romain Verger trouvait toujours le propre de l'homme.