Ce n'est pas la première fois que Joseph Vebret, directeur du Salon littéraire, interroge ma pratique de l'écriture, et je l'en remercie vivement. Il revient ici sur la genèse de Il y avait des rivières infranchissables (Éditions Joëlle Losfeld).
— Au-delà de l’amour, thème universel, quel fil conducteur relie les nouvelles que vous publiez ?
Le premier émoi amoureux. L’occurrence inédite, psychique, charnelle, d’une sensation incroyablement souveraine et protéiforme dont on connaissait possiblement l’existence et, en effet, l’universalité, mais sans l’avoir jamais éprouvée soi-même. Cette sensation peut faire perdre le sommeil et bouleverser une existence du tout au tout : c’est dire si elle vaut la peine d’être écrite.
Pour la majorité d’entre nous, cette absolue nouveauté renvoie à ces âges que l’on ne qualifie pas sans raison de « tendres ». L’enfance, donc, mais pas seulement. Car la rencontre avec cet autre qu’on attend sans vraiment l’attendre, et qu’on finit par désirer dans un intarissable désordre intime, cette rencontre peut tout aussi bien se produire à cinq ans qu’à vingt, ou bien au-delà encore. En réalité, cet âge tendre, je crois qu’il faudrait pouvoir en déplier l’acception sur tous les âges de la vie. Ne serait-ce que pour contrecarrer, contester, démentir la vision glaçante et relativement déshumanisée que promeut le consumérisme généralisé. Mais surtout parce que c’est une des grandes caractéristiques de l’humain que d’être, fût-ce malgré lui, disposé au choc de la rencontre amoureuse. Le velouté d’une voix ou d’une peau, un regard, un geste banal peut-être mais singulier, une remarque anodine mais faite avec un certain entrain ou une certaine gravité : bien des manifestations peuvent amener à une forme de sublimation amoureuse. Tenez, je peux bien vous faire cette confidence, mon cher Joseph, nous nous connaissons depuis longtemps : avant même de connaître ma femme, avant même d’avoir croisé son visage ou entendu le son de sa voix, c’est d’abord de sa seule silhouette que je tombai amoureux. À elle seule, cette ombre entrevue, avec sa manière bien à elle de distiller sa propre énergie intérieure, disait déjà beaucoup d’une nature, d’une complexion, d’une projection dans le monde qui d’emblée me fascina. C’est précisément autour de ces sensations que tourne ce recueil : ce que fait à chacun de nous l’éclosion, douce et brutale, d’une telle radicalité.
— Seriez-vous nostalgique de vos amours passées ? En d’autres termes, y a-t-il une part de vous-même, d’autobiographie dans ces nouvelles ?
Mais il n’y a pas d’incompatibilité à ce qu’un tel recueil puisse être autobiographique et parfaitement exempt de nostalgie ! Si nostalgie je peux éprouver, c’est moins pour ces amours passées, quand bien même elles auraient participé au façonnage de mon être et de ma sensibilité, que pour cet âge de la vie qui, s’il ne va pas sans ombres ni peines, n’en reste pas moins un âge dont il peut m’arriver d’envier la part fougueuse, baroque, en tout cas obstinément remuante, énergique, disponible. L’adolescent, par exemple, pressent ce que charrie d’incroyablement fondateur ce qu’il vit, mais en conçoit tout autant le caractère instable et problématique. Sans doute puis-je donc éprouver parfois, oui, ce regret un peu mélancolique et futile, pour ainsi dire automnal, d’une certaine dimension du temps, de ce que j’appellerai une liberté d’inconscience.
L’enfance et l’adolescence ont leur problèmes propres, c’est entendu, mais qui ne sont peut-être pas aussi empêtrés dans la gravité morale et l’esprit de sérieux du monde adulte. Cela tient probablement à la chance de pouvoir jouir encore d’un certain type d’énergie : celle d’un corps dont on éprouve le ressort, la présence, la mobilité, et d’un esprit dont on sent bien soi-même le bouillonnement, la sensibilité au nouveau, aux possibilités de l’existence. Alors, voilà : la vie condamne ces sensations merveilleusement et effroyablement toniques à un certain et inexorable émoussement – on appelle cela vieillir – et je ne vois pas, non, comment ne pas en ressentir une certaine mélancolie, un certain dépit.
Mais il est vrai que la nostalgie n’a pas la cote par chez nous, qui demeurons résolument progressistes, prométhéens et avides d’avenir. Je ne sais plus dans quelle magazine ai-je lu que la nostalgie était « le cynisme des vieux » : c’est d’une bêtise qui est elle-même fort cynique. C’est confondre la nostalgie, mouvement du cœur qui n’est pas spécialement désiré, élan sentimental parfois implacable, avec la « réaction », attitude qui relève d’une pensée misonéiste, et probablement d’une erreur de parallaxe temporelle. Il n’est pas interdit de se sentir nostalgique tout en éprouvant de la curiosité, et pourquoi pas de l’empathie, pour ce qui évolue en soi et autour de soi.
— Il y a de la nostalgie, mais aussi une part de fatalisme, une forme de romantisme… Toutes les histoires amours sont-elles vouées à mal se terminer ?
Une nostalgie, donc, si vous y tenez, mais alors une nostalgie heureuse. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans étrangeté, je le concède : je peux avoir aussi la nostalgie des choses difficiles, éventuellement de certains moments pénibles ou douloureux. Peut-être parce que ce qui nous arrive plus jeunes nous fait malgré tout nous sentir obstinément vivants, je ne sais pas. Ou que nous sommes tellement présents à nous-mêmes que nous pouvons parfois, confusément, en éprouver une impression étrange d’immortalité. Mais si je peux à l’occasion cultiver cette drôle de nostalgie heureuse, c’est en effet parce que le temps a donné raison à mon être et que je sais m’être sorti de ce qui, alors, pouvait me sembler d’une invincible noirceur. Si bien que ne me reste de ce temps que la sensation d’une épreuve surmontée.
Bon, mais qu’est-ce donc qu’une histoire d’amour qui se termine mal ? Il me semble que la question à se poser serait plutôt : de quoi cela signe-t-il la fin ? Si l’on a de l’amour une idée absolue, voire absolutiste – c’est-à-dire, en effet, romantique – alors oui, la fin de l’amour peut causer un grand sentiment d’échec. Mais on peut aussi prendre l’amour comme il vient et pour ce que, à un moment précis, il peut être : une révélation heureuse qui n’induit aucune promesse d’éternité. Disons qu’à côté de l’idée romantique de l’amour éternel, celle d’un amour borné dans le temps et dans ses sensations n’a rien de dégradant : il peut n’en être pas moins bouleversant et sincère.
La fin d’un amour peut signifier aussi la fin d’une tension ou d’une souffrance incommunicable. D’ailleurs la rupture n’est pas nécessairement un échec, en ce sens qu’elle peut permettre à ses protagonistes de retrouver le sentiment de leur individualité. Non que l’amour l’ait mis entre parenthèses, mais il induit, et d’une certain façon oblige, à un partage. Or, à certains moments de sa vie, il n’est pas illégitime d’éprouver le besoin de ne plus se sentir partagé, et de recouvrer sa plénitude propre, fût-elle illusoire. Après, si c’est à moi que la question se pose, alors en effet je dirai que je verse plutôt du côté des romantiques. Je ne l’ai pas toujours été, mais je le suis devenu.
Quant aux histoires que je raconte dans ce recueil, je ne crois pas qu’elles se terminent mal : elles se terminent, c’est tout. Parce qu’elles-mêmes sont en âge de se terminer – c’est, comme on dit, la vie. Toutefois, non en dépit mais en raison même de sa chute qui attristera peut-être certains lecteurs, l’ultime nouvelle de ce recueil, qui en signe à la fois la clôture et la sublimation, ne pourrait mieux se terminer : elle est pour moi une fin heureuse et désirée.
— D’où vous est venue l’envie, ou le besoin, d’écrire ces nouvelles ?
C’est difficile à dire. Je me pose d’ailleurs la question à chacun de mes livres : mais d’où m’est venue l’envie ou le besoin d’écrire « ça » ? C’est la part obstinément mystérieuse sans doute de tout élan scripturaire, et je n’ai pas plus envie que cela de la percer : j’aurais trop peur d’en tétaniser l’énergie. Dans le cas de ce recueil, il est incontestable que mon propre vieillissement n’est pas étranger à l’envie, assez paisible finalement, d’un certain coup d’œil dans le rétroviseur. Mais il y a une raison disons plus contingente, liée aux défaillances de ma mémoire, ou du moins à la peur que j’en ai : je n’aime pas, je déteste me sentir dépossédé, je n’aime pas l’idée que des choses, des moments, des lieux, des personnes puissent s’effacer de moi. Je les écris donc pendant qu’il est encore temps. Enfin il est peut-être un mobile ultime, plus profond, à savoir qu’il y a selon moi une nécessité, pour qui voudrait avancer dans la vie, d’en identifier les jalons. Or voilà, pour un écrivain, marquer ces étapes consiste à les écrire : ce faisant, il les rend à leur éternité tout en se donnant les moyens de passer à autre chose – d’écrire autre chose.
— Quels sont les écrivains, les livres, les lectures qui ont influencé votre façon d’écrire ?
Je n’ai jamais vraiment su répondre à cette question. Mes goûts, mes prédilections, mes affections, en littérature comme en tout, sont d’un hétéroclisme qui m’affole parfois moi-même… Quant à dresser la liste de mes classiques fondateurs, l’exercice pourrait se révéler un peu fastidieux. Je peux seulement dire le type de livre (roman ou fiction, s’entend) qui ne m’intéresse pas : celui de pur divertissement, celui dont n’émanerait pas un univers singulier, qui manifesterait un trop grand désir de coller au présent, de vouloir l’expliciter ou de l’éclairer (ici aussi je reste du côté des romantiques : je crois que le monde a moins besoin de lumière que d’ombre, et qu’il attend de nous moins de réponses que de questionnements), celui enfin dont la langue, les manières, la posture, se contenteraient de valider le lexique du temps. J’aime le livre qui me soulève, qui suscite mon admiration, qui m’aide à me décaler, à décaler ma propre vision, et qui à sa manière vient s’inscrire dans l’histoire de ma propre fabrication ; celui dont je pourrais presque croire qu’il a été écrit pour moi.
— Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?
Beaucoup, peut-être trop. Quoiqu’une certaine maniaquerie a fini par me passer : avec le temps je me fais peut-être davantage confiance, mais surtout j’accepte plus volontiers que ce qui émane de moi s’exprime au moyen d’un filtre plus mince, que le tamis en soit plus fin ; j’ai fini par me désenvoûter du souci de la joliesse, de l’harmonie, de la forme parfaite. Mais comme on ne se refait jamais complètement, n’est-ce pas, mon mouvement général, peu ou prou, consiste à ne pas écrire une phrase tant que la précédente ne me paraît pas totalement fondée. Je le dis souvent, une bonne part du métier d’écrivain relève d’un artisanat : tel un menuisier, je décape, je ponce, je rabote, j’ajuste, je polis, je laque. Le difficile, qui relève à la fois d’une esthétique et d’une éthique, est de mesurer les bonnes proportions de ce travail : polir une phrase à l’excès lui fait courir le risque de la jolie manière, de la simagrée, mais lui refuser un certain polissage peut aussi l’amputer de sa justesse, de son ampleur, de sa puissance d’évocation. Il faut donc travailler, et travailler avec la plus grande minutie, mais il faut aussi, et pas moins, savoir s’arrêter. Notre cœur et notre cerveau requièrent, je crois, les mêmes besoins, et seul un certain repos, voire un certaine relâchement, est en mesure de les réarmer.
— Êtes-vous d’accord pour dire que l’écrivain est quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas ?
Ce serait bien vaniteux que de l’affirmer ! Mais si je ne peux pas contredire absolument votre assertion, a minima je la reformulerai. Et dirai plutôt que l’écrivain a au moins le désir de voir le monde autrement que ce que l’on en perçoit communément. Mais il n’est pas seul dans ce cas : songeons seulement aux peintres. On sait par exemple l’obsession de Monet pour la lumière, combien il pestait, tout en cherchant à en capter chaque irisation, contre son caractère obstinément changeant. Eh bien voilà, c’est un peu la même chose : il s’agit pour l’écrivain de capter un moment, une sensation, une émotion, un fait que, à tort ou à raison, il se sentira peut-être apte à saisir avec un peu de singularité. Ce faisant, il exhaussera un autre réel, et un réel qui ne sera pas moins vrai que l’autre. Bergson disait que l’artiste est celui qui s’acharne à considérer la réalité même tout en veillant, disait-il, à ne « rien interposer entre elle et lui ». Sans doute n’avait-il pas tort. Mais qui en est capable ? Qui – pas moi, en tout cas – peut dire : ce que je vous montre, c’est la vérité nue et crue du réel, celle à laquelle vous n’avez pas accès parce que vous ne cherchez à en voir que l’option pratique, fonctionnelle, visible ? Cela serait présupposer que l’artiste serait apte à vivre sans être affecté par des causes dont il est aussi le produit, bref qu’il pourrait jouir de cette liberté extravagante, et peu crédible, de rester indéterminé. Mais qu’il en ait la volonté, ou mieux encore que cela soit ce à quoi il nourrit son feu intérieur, alors oui, cela est sans doute assez juste.
— Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?
À l’évidence. De même que nous avons besoin de maîtres, et tant pis si l’idée déplait à l’horizontalité démocratique. Non pour en être esclaves, mais au contraire pour, à un moment donné, éprouver la nécessité de nous en libérer : c’est cette épreuve même qui permettra la naissance d’une singularité – donc d’un style. Ce mouvement résume d’ailleurs la grandeur et la dignité de la condition humaine : l’émancipation. L’émancipation est ce qui nous grandit et nous singularise. Or, pour s’émanciper, encore faut-il avoir eu à en éprouver la nécessité. Autrement dit, tout écrivain conséquent est parricide.
Je ne m'attendais pas, quatre ans bientôt après la disparition d'André Blanchard, à trouver à mon courrier un exemplaire d'Un début loin de la vie. D'autant qu'il est proposé ici quelque chose d'un peu différent de ce que l'on trouve dans ses autres carnets, ce livre-ci étant scindé en deux parties : la première, Ex-voto, écrite en 1999 et dont des extraits furent publiés en 2007 dans La Revue littéraire, et la seconde,Notes d'un dilettante, constituée de ses carnets en tant que tels, mais qui nous font remonter aux années 1978/86.
La première partie est d'ailleurs un peu plus ardue. Dense, volubile, à prendre en bloc, on pourrait la croire écrite dans un souffle - mais par grands vents. Toutefois, si l'on y retrouve le tumulte ordinaire de cet esprit toujours un peu irascible, il y a aussi dans ce long chapitre où la nécessité le dispute à l'humour jaune quelque chose d'assez touchant. André Blanchard en effet y revient sur ses années de gestation, la survie quotidienne d'abord (mais il en sera ainsi tout au long de sa vie), ensuite et plus encore le long chemin qui le conduisit à consacrer son existence aux livres et à sa seule passion de l'écriture. Blanchard écrit parce que vivre le déçoit, et sans doute fut-ce là, très tôt, le premier et peut-être unique de ses mobiles : écrire, non parce que cela permettrait d'embellir la vie, mais parce que là serait la vie même. Si l'existence pour lui n'a pas grand intérêt, puisqu'aussi bien il s'agit surtout de survivre, au moins lui trouve-t-il ce mérite, cette grâce peut-être, de se laisser écrire.
Blanchard est un ultra-sensible, d'ailleurs plutôt romantique, qui vit assez mal le cours des choses et, disons-le, la fréquentation de ses semblables. C'est là un sentiment qu'il éprouve assez tôt, après qu'il aura (brillamment) passé son droit et fini par comprendre que la carrière le mènerait à une existence qui ne lui ressemblerait en rien. Mais il faut bien vivre et, pour lui, la plus haute marche de distinction sociale sera celle du prof, erreur de vocation qu'il ne tardera plus à vivre comme une nouvelle preuve de la décrépitude générale du sentiment littéraire ; il quittera donc le métier, et tant pis s'il faut se contenter de peu - pionnicat, magasinier, gardien de musée, vendangeur.
Et puis il y a K. sa compagne, dont on sent combien elle est une raison majeure et particulière de se maintenir dans la vie. Dès ces années-là on se demande d'ailleurs ce qu'il aurait été sans elle, sans cette complice de tous les instants et de toutes les lectures. Pas du genre à s'épancher, Blanchard, vrai pudique, tourne toujours tout de manière à ce que l'humour y laisse sa trace, fût-elle voilée ; charge au lecteur de faire la part des choses. Et il a ce mot, auquel bien des écrivains ou des artistes pourraient souscrire :«Je comprends que, parfois, K. manifeste un brin de lassitude face à mon numéro d'artiste sans public ; comparé à son soutien, ce que je peux lui donner commence à faire maigre. Certes, elle n'a pas besoin que je sois reconnu pour croire en ma valeur, il n'empêche que cette éventualité lui serait douce (et à toi donc, hypocrite !) ».
Ce qui surprend toujours chez Blanchard, c'est le tranchant, la concision de sa ludicité, pendant de son aversion pour les discours qui emberlificotent et les petites manières du parler - où il voit surtout une ruse du paraître, comme un hommage de la vacuité à la profondeur d'esprit. Son admiration pour les écrivains, conjuguée à ce qui, en lui, brûle d'en être, n'empêchent en rien sa clairvoyance à propos d'un milieu qu'il ne connait finalement que par les livres, ni quant aux motifs entremêlés qui poussent tel ou tel à se proclamer écrivain. Témoins, ces deux fragments :
« Il y avait là ce qu'il faut pour affrioler l'écrivain piaffant, à savoir le mot "oeuvre", chouchou de son vocabulaire, qu'il place tel le camelot son baratin afin que l'amateur soit en alerte. De le prononcer avec un rien d'enflure, comme bien on pense, l'oblige à avoir la bouche en cul de poule, ce qui est parfait : ça mime la ponte. »
Et, après une tirade autour de la séduction :
« Plus tard, lorsque je tomberais les livres comme un don Juan, enfin, à mille et quelques près, me filerait de l'urticaire ce sous-entendu commun à tous les écrivains peu ou prou, cette rengaine entonnée dès que la question de la vocation était sur le tapis : d'aussi loin qu'il me souvienne, reprenaient en choeur tous les auteurs, j'ai toujours su que je voudrais être et serais écrivain. Traduisons : déjà dans mon berceau je versifiais comme un dingo ! Ou bien, variante : cette odeur, mêlée à celle du lait, et dont je ne savais pas encore reconnaître la saveur d'encre, c'était toute ma vie future qui sortait de mon biberon ! Il est des avortements qui se perdent.»
Dans un petitmilieu qu'aimantent parfois le désir du spectacle et de l'esbroufe, il faut reconnaître que lire Blanchard permet de rendre la littérature à son silence et à sa nécessité.
* * *
Ces carnets, qui couvrent donc la période 1978/1986, ont ceci de frappant que tout Blanchard, jeune trentenaire, est déjà là : son amour de la solitude, de la campagne, des chats (« Grelin », dont on sait qu'il sera, des années plus tard, remplacé par « Nougat ») ; sa circonspection à l'endroit d'un certain moderne, clinquant, frimeur, consumériste ; et bien sûr ce déplaisir à trouver son époque trop froide, trop brutale, cette manière de la prendre à rebrousse-poils. Et il est, à le lire, étourdissant de mesurer combien ces quarante dernières années ont passé vite.
Les années 80 en France, c'est bien sûr l'arrivée au pouvoir de la gauche. Si le vieil anar voit sans déplaisir le « puant » Giscard expédié sans manières, il n'en cultive pas moins, très tôt, une certaine défiance envers les nouveaux-venus et le nouvel esprit qui prend corps dans le pays. Entre l'installation de Disneyland à Marne-la-Vallée et les radios libre (« quelle nullité ! » s'écrit-il), il ne manque pas de cibler la fascination technologique du temps (« On va mettre 2 milliards de francs pour doter les collèges en ordinateur. Pendant ce temps-là, les bibliothèques desdits collèges ne font presque plus peur à un illettré.») Il peut arriver que les politiques en prennent parfois pour leur grade, mais gageons que là n'est pas le Blanchard le plus intéressant ; la politique de toute façon ne l'a jamais passionné, et c'est finalement moins à elle qu'il s'en prend qu'à un certain climat général, qu'aux réflexes et à l'inconscient d'une époque :
«À chaque année son invention dans la connerie : en 1983, c'est la gym tonic, dite aussi aérobic. Cela passe à la télévision et c'est suivi par sept millions de personnes ! Nul doute que quelques-uns de ces benêts claqueront d'une crise cardiaque devant leur poste. Il y a mieux. Un article de presse m'apprend que les partisans du jogging polémiquent avec ceux de l'aérobic, les premiers se disant amateurs de bien être et ennemis de l'effort en groupe, disant de l'aérobic que "c'est l'armée". Je trouve cela renversant ; en somme, c'est à qui revendique le plus d'avoir pour faire l'âne. C'est un peu comme si les lecteurs de SAS et ceux de Guy des Cars se querellaient au nom de la littérature à défendre.»
On en revient toujours à la littérature, et c'est heureux. Car elle est, celle-là, en dehors de K., de son chat, des acouphènes dont il souffre et pour lesquels il n'a de cesse de consulter, l'objet de son exclusive attention. Où l'on vérifie d'ailleurs qu'entre son premier et son ultime carnet (soit entre 1978 et 2014), la constance de ses affections littéraires ne dévie jamais, pas plus que son goût pour les souvenirs, les correspondances et les journaux d'écrivains. Toute sa vie durant, il tournera d'ailleurs autour de quelques-uns, poignée d'irréductibles avec lesquels, s'agissant des idées générales, il ne partage pas toujours grand-chose, mais dont le style et la sensibilité le remuent : Mauriac, Greene, Proust, Flaubert, Balzac, Léautaud, Jouhandeau, Renard - ou encore Albert Cohen, dans lequel il dit entrer avec une certaine méfiance, avant finalement, lisant Belle du Seigneur, d'y puiser « un émerveillement» et d'en sortir«impressionné par la férocité de la satire, et touché par ce qu'est ce livre : un réquisitoire contre la FORCE.»
Mais il en va bien sûr de ses irritations comme de ses bons plaisirs : celles-là aussi le suivront toute sa vie. Et c'est heureux pour le lecteur, Blanchard n'étant jamais aussi bon que lorsqu'il souffre d'accablement : il peut alors sortir son canif. Ce mot sur Gide, par exemple, dont il cerne d'un mot l'ambition : «En somme Gide aurait réussi sa grande affaire : que ce qui choque finisse par plaire. » Mais comme il ne cultive aucun dogme, il pourra aussi, après avoir lu son Journal, en faire l'éloge : «Il y a là une des proses les plus élégantes que la littérature ait produite. »Cela dit, c'est toujours dans le grincement qu'il excelle. Ici, à la mort d'Aragon : «Retrouvera-t-il ses deux amours : Elsa et Staline ? C'est là que le matérialisme est embêtant. »
Il faut dire que Blanchard n'a pas beaucoup de tendresse pour ceux des écrivains et intellectuels qui se menottèrent un peu trop serré au Parti communiste. Ainsi de Marguerite Duras - qu'il n'a jamais supportée -, alors qu'il peut tout à fait, fût-ce entre deux agacements, témoigner son considération pour Simone de Beauvoir. Quant à Sartre, évidemment, c'est autrement plus mitigé... À sa mort, Blanchard note :
«Que dire ? Ce fut un cerveau, et là je salue ; mais artiste, il ne le fut qu'à ses débuts. Les uns pleurent un maître, tout en n'ayant de cesse depuis quelques années de dénoncer les maîtres-penseurs. D'autres portent en terre un père politique et révolutionnaire... oui, mais voilà le piège du conditionnement : un jour on lit La Nausée, Le Mur, l'admiration légitime est acquise, dès lors la séduction qui s'ensuit vous fait cautionner n'importe quoi tombant de la bouche du monsieur, et le mensonge de nourrir toutes les cervelles malléables de la jeunesse. Oh ! ce "tout anti-communiste est un chien", donc à écraser, comme cela vous vicie le jugement voire une vie ! Tout cela, ce régime de terreur intellectuelle, ces leçons données par bourgeois et grands bourgeois au peuple, pour son bien, ce n'est pas permis. Quand je pense à Sartre, je pense à Camus avec encore plus d'affection.»
Reste Marguerite Yourcenar, étrangère aux accointances politiques, elle-même se voulant au-dessus de la mêlée, et qui suscite son plus grand ravissement. Il écrit à son propos, lorsqu'elle fut reçue à l'Académie française le 22 janvier 1981 (c'est une chose que l'on peine à imaginer, mais la cérémonie fut retransmise en direct à la télévision) : « Sa voix chaude quoique marmoréenne, on eût dit la traduction du choeur antique chargé de dire ce qui est éternel.»
* * *
Mais c'est une gageure que de vouloir rendre le ton de ces carnets en se contentant d'en extraire quelques traits plus ou moins sonores. Car il ne s'agit jamais que d'annotations qui, prises en elles-mêmes, et aussi intéressantes fussent-elles, n'en trouvent pas moins leur cohérence qu'entre les lignes et sur la durée. C'est pourquoi la lecture de ces tout premiers carnets est passionnante pour qui aime se chauffer un peu l'oreille au feu d'André Blanchard, tant on y sent, très tôt, sa drôle de hargne à vivre, à rester en vie, et ce mouvement complexe qui le conduit à se tenir autant que possible dans les marges du monde sans pouvoir, ni vouloir, tout à fait le quitter. S'il ne s'agit pas, pour le lecteur, d'adhérer à tout, d'acquiescer à tous ses emportements, ni de consentir à sa défiance toujours un peu eczémateuse envers le moderne, il n'en reste pas moins vrai que Blanchard donne à entendre un timbre sensible et singulier ; cette voix commence à filer dans les limbes - mais il est vrai qu'elle fût méconnue déjà de son vivant -, et elle manque à la littérature. Jamais là où ça se passe quoique y prêtant toujours une oreille attentive, revendiquant fièrement sa condition de prolétaire mais goûtant mieux que d'autres aux exigences de l'élégance, André Blanchard était une sensibilité en acte, un homme né à côté de son temps mais qui, si d'aventure le goût se perdait et qu'on ne savait plus bien à quelle oeuvre se vouer, pourrait utilement remplir son office de boussole, lui qui jugeait«regrettable»que« dans la littérature d'aujourd'hui, l'intelligence [ait] pris le pas sur l'esprit. »Homme et écrivain de l'humeur, aussi incapable de concessions qu'intraitable avec lui-même, il éprouvait avec une très grande intensité la fragilité de ce qui le reliait au monde. Et s'il vécut modestement, la chose lui était sans doute moins intolérable que la perspective du moindre effort pour parvenir. Nous sommes en 1986, André Blanchard a trente-sept ans, et ce mot : « Finalement, c'est le coeur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen.
André Blanchard, Un début loin de la vie
Éditions Le Dilettante
Merci à Amandine Glévarec, du site Kroniques, qui a eu la curiosité de m'interroger en compagnie d'Éric Bonnargent, mon ancien compère de L'Anagnoste, actuel collaborateur du Matricule des Anges et auteur de :Atopia, petit observatoire de littérature décalée(au Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, duRoman de Bolaño(aux Éditions du Sonneur).
_______________
Messieurs, avant de parler de vous, j’aimerais parler de chacun d’entre vous, vous nous racontez d’où vous venez ?
E.B. : J’ai commencé à lire très tardivement, à l’âge de 17 ans. J’étais un adolescent à la dérive et la littérature a bouleversé ma vie en y apportant un sens. J’ai opté pour des études de philosophie à cause de l’excellence de ce cursus à l’Université de Nice où j’habitais alors. J’ai eu la chance de suivre les cours de Clément Rosset, Daniel Charles, Jean-François Mattéi et d’autres encore. J’ai vu dans cette discipline une autre manière d’appréhender les textes littéraires, une manière plus conceptuelle qui est, je crois, assez caractéristique de mes chroniques et de mes fictions. À l’inverse, la littérature me permet de donner corps à mes cours, d’illustrer certains problèmes ou certaines thèses avec des situations concrètes. Quoi de mieux que le dernier chapitre d’Ulysse pour faire comprendre à de jeunes gens la critique nietzschéenne du Cogito ? Et des textes comme La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et Le roi se meurt de Ionesco contiennent une bonne partie de ce que Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger ou Nietzsche ont pu dire à propos de la mort.
M.V. : J’ai dû commencer à lire à peu près au même âge qu’Eric, même un peu plus tard. Avec toutefois quelques lectures exaltées dans l’enfance : Le Club des Cinq, Michel Strogoff ; et un souvenir très vivace encore de la Comtesse de Ségur.
E.B. : Je n’étais pas remonté aussi loin… Comme toi, j’ai beaucoup lu pendant mon enfance : pas Le Club des Cinq, mais Les Six compagnons. Plus jeune encore, j’ai dévoré toute la série des Oui-oui. Je sais, j’en ai gardé quelque chose…
M.V. : C’est vrai que tu as un peu la tête articulée d’un pantin de bois ! Bon, mais plus sérieusement… Je me souviens aussi de versions illustrées de Don Quichotte, de Gulliver, de Gargantua, et ces lectures sont encore étonnamment présentes en moi. Sans doute parce qu’à cet âge on ne se pose pas vraiment la question de la vraisemblance : tout, d’une certaine manière, est plausible. L’esprit est alors tellement mobile, tellement pur de préjugés, que même le rapport à la langue n’est pas spécialement problématique. Dieu sait pourtant combien celle de Cervantès, de Swift et de Rabelais est dépourvue d’échos dans la vie moderne. Bref, hormis ces lectures d’enfance ou de petite adolescence, je crois n’avoir plus rien lu ensuite pendant au moins dix ans – hormis, et avec quelle assiduité vorace, Enfer Magazine, le tout premier mensuel français (enfin) consacré au hard-rock…
E.B. : Ah oui, moi aussi ! Enfer Magazine, puis Metal Attack ! C’est d’ailleurs l’un de nos points communs inavouables : notre amour du hard-rock.
M.V. : Mais ce n’est pas du tout inavouable ! Même s’il est d’assez bon ton en effet de mépriser un genre dont le malin plaisir (donc peut-être l’intelligence instinctive) est en effet de tout faire pour ne pas se faire aimer... J’avais même commencé, il y a des années de cela, à écrire un roman, quelque chose entre la carte postale et l’épopée, qui se serait appelé « Les enfants du metal ». Mais bref… Enfin les choses pour moi se sont un peu décantées autour de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à reprendre des études, quittées après un BEP de dactylographie au terme duquel je ne suis évidemment pas allé. C’est un peu schématique de le résumer ainsi, mais je crois que les choses me sont venues par le biais de l’histoire et de la politique. Lorsque je lisais La Condition humaine ou Le Silence de la Mer, par exemple, ce n’était pas tant les Malraux et Vercors écrivains que j’allais chercher, mais les hommes d’histoire et de pensée dont on m’avait dit qu’ils étaient aussi de merveilleux écrivains ; et, de fait, je m’apercevais que leur façon de raconter l’histoire, leurs mots, me touchaient au moins autant que l’histoire elle-même. De la même manière, je me souviens avoir lu et relu Cioran et Kafka – le Journal, notamment – pour des raisons qui tenaient moins à un attrait littéraire qu’au besoin de comprendre un certain mal-être et de poser des mots sur le mien. Peut-être mon amour de la littérature vient-il de là, au fond. Comme une révélation en creux.
Éric, ta vie littéraire commence – si je ne m’abuse – sur le net, grâce au blog Bartleby les yeux ouverts sur lequel tu écris masqué. Pourquoi l’anonymat et quelle était la teneur de cette plateforme ?
E.B. : Oui, en effet. C’était en 2007, en avril. Je venais de lire Auto-da-fé de Canetti et, ne voyant pas comment je pourrais utiliser en cours les réflexions que ce roman avait fait naître en moi, je me suis dit qu’il me fallait écrire dessus. J’habitais encore à Nice, ne connaissais personne dans la presse et ai donc décidé d’explorer le net où commençaient à se développer les blogs, notamment les blogs littéraires qui étaient alors peu nombreux et de bonne qualité. Je me suis lancé, mais je ne voyais pas l’intérêt de signer de mon nom : je n’avais pas l’ambition de « percer ». Je me souviens qu’en quinze jours mon article sur Canetti a été lu par une dizaine de personnes, ce qui était certes ridicule, mais a suffi à me ravir et j’ai continué. Le blog a eu de plus en plus de lecteurs, des articles dans la presse, une ou deux mentions à la télévision et j’ai dû livrer mon identité, ne serait-ce que pour répondre aux sollicitations des auteurs et des éditeurs. Cela m’a tout ensuite conduit à intégrer le Magazine des Livres, puis, comme tu le sais, le Matricule des Anges.
Pour ta part, Marc, c’est la politique qui t’attire tout d’abord, tu as été plume mais tu y es aussi revenu il y a quelques années grâce au livre La Flamme et la Cendre. C’est un domaine qui t’intéresse toujours ?
M.V. : Je me suis dès l’enfance intéressé à la politique, dont il était beaucoup question à la maison. Mais quand j’y entrerai vraiment, comme militant puis comme « professionnel », ce sera, en plus d’une forte appétence pour l’histoire, pour des raisons finalement assez littéraires. Je dévorais ceux que l’on appelle, depuis la fin du XIXème siècle, les « intellectuels ». Autrement dit, dans mon esprit et pour aller vite, des penseurs doublés d’écrivains dignes de ce nom. Mes deux premiers livres, Monsieur Lévy sous une forme assez hybride, et plus encore Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, expressément romanesque, ont été pour moi un moyen de tirer ma révérence et d’affirmer mon désir définitif de littérature. D’ailleurs le livre que tu évoques, La Flamme et la Cendre (que je n’ai pas écrit mais seulement réécrit, ce qui n’est pas du tout la même chose) n’est pas si récent : il parut en 2002 et date donc à peu près de l’époque où je savais que, même si le politique allait encore me permettre de vivre, j’en avais peu ou prou terminé avec lui. J’ai connu en politique des moments assez forts, même marquants, mais j’ai tendance à penser qu’elle a un peu esquinté mon rapport au monde, que je m’y suis en quelque sorte détourné de moi-même, de ce qui m’animait. J’ai persisté, longtemps, quoique pressentant depuis toujours n’être pas vraiment fait pour elle. Enfin tout cela serait bien long et ennuyeux à développer… Bref, je suis dorénavant la politique d’un peu loin, avec, comme tout un chacun, une sensation de perplexité, d’anxiété, de malaise diffus. La connaissant un peu de l’intérieur, je sais pourtant qu’elle vaut parfois mieux que ce que l’on en perçoit, ou plutôt que ce qu’on nous donne à en voir – et puis, comme on dit, on a les politiques qu’on mérite… Enfin n’épiloguons pas, disons que je m’y intéresse désormais comme n’importe quel citoyen.
Vous vous retrouvez en 2011 sur le site L'Anagnoste, toujours en ligne mais désormais fermé. Quelle était l’idée ?
E.B. : Eh bien, je ne sais pas s’il y avait une idée précise… Marc et moi nous étions rencontrés quelques années auparavant, en 2009 : nous nous sommes immédiatement liés d’amitié. Nous n’avions pas (et n’avons toujours pas) forcément les mêmes goûts. Je crois qu’avec l’Anagnoste, nous avons voulu proposer deux visions de la littérature susceptibles de se rencontrer, voire de se compléter. Nous écrivions d’ailleurs parfois sur le même livre, chacun d’entre nous avec sa sensibilité.
M.V. : Je vais faire plaisir à Éric, que je sais très sentimental : pour l’essentiel en effet, je crois que c’est une histoire d’amitié. Nous n’avons pas toujours les mêmes affinités littéraires mais je crois que nous partageons, en amont de ces affinités, une complicité assez instinctive, quelque chose qui se décèle, se détecte entre les lignes et sans grandes phrases. Au fond, oui, je crois que tout cela est assez extra-littéraire. C’est juste l’histoire de deux copains qui aiment la littérature, qui admirent des écrivains, et qui savent que, jusqu'au bout, leur vie sera littérature. Alors voilà, nous avons eu envie de faire vivre un peu tout ça, de confronter des formes, des goûts, des esthétiques. Et surtout de contribuer à faire connaître des auteurs et des livres.
Marc, tu as depuis ouvert ton propre blog. Écrire sur les livres de ses contemporains quand on est soi-même auteur et qu’on travaille dans l’édition, ce n’est pas un peu compliqué ?
M.V. : Pardon, je me permets de corriger : mon blog est actif depuis 2006, soit cinq ans avant le lancement de l’Anagnoste. De même qu’Éric avait le sien propre. Mais lui faisait exclusivement de la critique, tandis que je mêlais un peu les registres : de la critique, bien sûr, mais aussi du commentaire d’actualité, des pensées un peu intimes, sans parler des éventuels échos donnés à mes livres. Le blog m’apparaissait aussi comme un moyen de prolonger ou de sortir de mon strict travail littéraire, de consigner des choses ou des pensées dont je savais qu’elles ne figureraient pas dans mes livres.
Mais j’en reviens à ta question. Non, il n’y a rien de compliqué à être auteur et éditeur tout en écrivant des articles sur ses contemporains : il suffit de se donner quelques règles simples. J’ai assurément bien des défauts – Éric en témoignera ! – mais je ne suis ni flatteur, ni menteur. Autrement dit, je ne sais ni faire, ni écrire des choses que je ne pense pas. Donc si, derrière ta question, se profile celle – je crois l’entendre… – du « copinage », alors ma réponse est non. Si un ami écrit un livre que j’aime, je le ferai savoir ; si son livre me tombe des mains, alors j’en discuterai avec lui autour d’une bière. Et cela vaut pour mon travail d’éditeur. Les choses, parfois, sont simples.
Éric, tu restes aussi chroniqueur, d’abord pour le Magazine des livres, désormais pour la très belle revue le Matricule des Anges. Passer d’internet au papier, ça sous-entend un changement de ton ? Est-ce que le manque de place ne t’oblige pas à t’orienter uniquement vers des livres que tu défends ? Comment se porte le Matricule ?
E.B. : À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais écrit de critiques négatives. D’une part, parce que je respecte le travail et l’investissement émotionnel que tout livre, aussi raté soit-il, a exigé et, d’autre part, parce que si j’ai perdu du temps à lire un livre, je ne vois pas l’intérêt d’en perdre plus encore à écrire à son sujet. À ce niveau-là, donc, le passage du blog à la presse n’a rien changé. Par contre, le format, lui, change énormément, tu as bien raison de le signaler. J’avais pour habitude d’écrire de très longs articles sur mon blog. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à calibrer les chroniques, à respecter le nombre de signes que l’on m’accordait pour tel ou tel livre. J’ai trouvé peu à peu l’exercice plus intéressant que contraignant : il oblige à aller à l’essentiel, à éviter de trop en dire. Sinon, le Matricule se porte bien, je crois. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle qu’il ne contient aucune publicité, que sa santé dépend donc exclusivement des ventes en kiosques, et surtout des abonnements.
M.V. : Voilà bien une chose que je partage avec Éric. Il m’arrive par exemple, quand j’écoute « Le Masque et la Plume », de souffrir pour l’auteur qui, derrière son poste, entouré peut-être d’amis ou de sa famille, se fait refaire le portrait en dix minutes et quelques phrases assassines, parfois humiliantes, en tout cas toujours soigneusement préparées. Quand bien même je n’aurais pas la moindre affinité ou même sympathie pour l’auteur en question. Ça doit me remonter d’un vieux fond d’éducation catholique, mais j’ai parfois envie d’en appeler à un peu de charité… À moi aussi bien sûr il arrive de lire des choses illisibles, fades, molles, bien-pensantes et, pire que tout, atrocement mal écrites. Pourtant, à chaque fois, je vais songer à tout ce qu’il aura fallu à son auteur d’angoisses, de remises en question, de nuits mauvaises, de cigarettes et de calva pour trouver à s’obstiner pendant des mois voire des années. Entendons-nous bien : disant cela, je ne sombre pas dans la victimologie : il y a plus pénible dans la vie et sur Terre que d’écrire des romans. Cela procure même souvent, quand « ça vient », une sensation de plénitude ou d’exaltation, c’est selon, assez inouïe. Je dis seulement qu’il faut quand même un petit grain pour y brûler autant de soi, et que celui qui parvient au bout de quelque chose, bon gré, mal gré, a bien droit à un peu de notre miséricorde. Bref : c’est mauvais ? N’en parlons pas. Et puis, il faut quand même toujours se poser la question qui fait mal : suis-je à ce point sûr de mon propre talent pour m’autoriser à faire la leçon aux autres… ?
Marc, tu deviens Directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quoi consistent tes fonctions ? Juste la sélection des textes ou beaucoup d’autres choses en plus (le mythe de l’iceberg) ?
M.V. : Je vais me risquer à parler à la place de Valérie Millet, sa directrice, mais je ne pense pas qu’elle me contredirait. Mon arrivée au Sonneur a coïncidé avec une relative montée en puissance de la maison et la nécessité subséquente d’élargir un peu les lignes de la fiction contemporaine : il est naturel, au bout d’un certain temps, de chercher à diversifier sa production éditoriale. Je m’efforce donc de publier des textes que j’aime profondément tout en intégrant l’esprit particulier de la maison. C’est un équilibre à trouver, ce n’est pas toujours simple, quelques fois frustrant : je n’ai pas, hélas, les moyens de publier tous les textes qui pourraient me sembler dignes d’être défendus, et il m’arrive d’éprouver un peu de dépit lorsque je vois tel ou tel roman mener sa vie, parfois fort belle d’ailleurs, chez un autre éditeur.
Quant à mes fonctions, elles sont certainement assez enviables : si je me sens bien sûr co-responsable de l’activité et du devenir de la maison, je ne pratique du métier, pour l’essentiel, que sa part plaisante et lumineuse : la découverte de textes et le travail, enrichissant, excitant, avec les auteurs. Je tiens farouchement à la qualité de ce lien, qui d’ailleurs est une des principales raisons qui m’ont donné l’envie d’exercer ce métier. Car le lien entre l’auteur et son éditeur est consubstantiel à l’édition, à son histoire, à son aura ; en tout cas, je m’en fais une idée assez exigeante. Trop d’éditeurs (et pas nécessairement les plus « grands »), font montre de désinvolture, quand ce n’est pas de mépris envers les auteurs. Quelle que soit la brutalité du marché, il est pourtant primordial, dans ce secteur confronté comme tout autre à un processus capitalistique très rude, d’en sauvegarder la part d’aventure humaine. Je sais trop bien ce qui se joue pour celui qui s’est engagé en écriture.
Éric, tu as publié chez ces mêmes éditeurs Le Roman de Bolaño, co-écrit avec Gilles Marchand. Ça va, ils ont été sympa au Sonneur ?
E.B. : C’est presque par accident que Gilles et moi avons été publiés au Sonneur. J’avais donné le manuscrit à Marc, en tant qu’ami et non en tant qu’éditeur, afin qu’il le relise et nous fasse part de ses remarques. Nous ne pensions pas que ce livre correspondait au catalogue du Sonneur. Mais Marc l’a lu, l’a aimé, l’a transmis à Valérie Millet, la « patronne » qui, à son tour, l’a lu et aimé. Nous avons été choyés par tout le monde et ça a été une belle aventure, éditoriale et humaine. Le Sonneur est une petite famille. Marc était déjà un ami, Valérie en est devenue une.
M.V. : Ce qui est amusant, et agréable dans ce métier, c’est aussi l’effet de surprise. J’étais évidemment inquiet, lorsque Éric m’a adressé ce texte écrit avec Gilles Marchand : inquiétude classique de l’éditeur qui doit se plonger dans le texte d’un ami et qui redoute de ne pas réussir à passer la dixième page… Ce n’est donc pas du tout ce qui s’est produit, et je me suis moi-même surpris à me passionner pour un texte qui, comme disait l’autre, n’était pas forcément mon genre. Pour autant, en le transmettant à Valérie Millet, j’avoue que je n’y croyais guère. Je pensais que son registre, sa tonalité, sa langue, bref trop de choses l’écartaient du Sonneur. J’ai été détrompé, tant mieux : preuve, s’il en fallait, que toute « ligne éditoriale » est faite pour être bousculée.
Vous êtes tous les deux, par vos diverses casquettes, en contact avec des publics très différents. Les journalistes, les auteurs, les étudiants, les éditeurs, j’en passe. Alors comment va le monde du livre et comment se porte la littérature en 2018 (question ambitieuse).
E.B. : La question est bien trop ambitieuse pour moi… En ce qui concerne le monde du livre, je n’ai jamais fréquenté beaucoup de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs. Le monde du livre est un monde comme un autre, avec ses accointances, ses réseaux d’influence, ses mesquineries et ses petites tartufferies, etc. Les auteurs, les traducteurs, les éditeurs, les libraires, les critiques ont besoin des uns des autres, alors forcément... C’est parfois un peu pathétique, alors je m’en tiens de plus en plus éloigné. Quant à la façon dont se porte la littérature, je n’en sais rien... À voir le nombre de livres qui paraissent chaque année, ça a l’air d’aller. J’ai simplement l’impression que, de manière très générale, la littérature étrangère est bien plus créative que la littérature française. Marc, lui, doit savoir : il est beaucoup plus mondain que moi.
M.V. : Ha ha, ça me fait plaisir qu’enfin l’on pointe du doigt mon tropisme mondain, moi qui d’ordinaire passe pour un ours ! Bon, mais Éric joue le faux modeste… D’autant que, comme contributeur au « Matricule des Anges » et destinataire de « services de presse », il est bien mieux informé que moi de la qualité et de la variété de ce qui se publie. Cela dit, comme lui, j’aurai du mal à répondre précisément… Disons qu’il faudrait déjà distinguer les deux questions : interroger le fonctionnement du monde du livre (lequel en effet n’est pas plus exemplaire que n’importe quel autre : la littérature n’induit pas la vertu) n’a pas nécessairement de lien avec la question de savoir où en est la littérature… Ce serait comme de mesurer le bonheur d’une nation à la hauteur de son P.I.B.
Bon, mais j’ai conscience que tu ne te contenteras pas d’une réponse de Normand, quand bien même je serais partagé. Disons, donc, que si la donne économique a quelque sens, si l’on pense qu’elle est un indice de quelque chose, alors, oui, on peut considérer que le livre va bien : s’il en paraît autant, c’est que, peu ou prou, on peut supposer que ça intéresse des gens. S’agissant de la lecture, j’invoquerai, une fois n’est pas coutume, un sociologue, Philippe Coulangeon, qui disait récemment : « Les pratiques culturelles qui se maintiennent le mieux sont celles qui sont le plus démonstratives, visibles socialement. En revanche, la pratique intime ou domestique de la culture – celle dont l’effet démonstratif est faible ou inexistant – est en déclin. » Voilà qui pourrait résumer à peu près la situation du livre…
Après, la question à cent balles, ce serait : de quels livres et de quels écrivains parle-t-on ? Pour tel auteur qu’on s’arrachera et pour lequel on sera prêt à sacrifier trois heures dans une file du Salon du Livre, la grande majorité des écrivains devra se contenter de deux ou trois cents lecteurs. Bref, dans le cadre d’un tel entretien, je ne peux répondre que très allusivement à la question. Je crois, je sais la littérature vivante ; mais je ne la sais pas moins victime du spectacle, de la « starisation », de l’empire du profit immédiat, du scénar et du pitch.
Un autre de vos points commun, et non le moindre, est évidemment que vous êtes par ailleurs tous les deux des écrivains. Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans vos vies, d’où vient l’envie d’être publié ?
E.B. : Je crois qu’un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit. Et quelqu’un qui écrit n’est pas forcément un écrivain... J’ai le désir d’écrire depuis mes dix-sept ans, mais j’ai attendu d’en avoir quarante-et-un pour le faire. Ce n’est pas pour rien que j’ai débuté avec le pseudonyme de Bartleby et que j’ai toujours autant d’admiration pour la nouvelle de Melville et le Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas ! Être écrivain, donc, est plutôt une manière d’être, me semble-t-il. Dans Le métier de vivre, Pavese dit à juste titre que l’écriture est le seul métier à temps plein : c’est voir le monde à travers elle. Ce que l’on vit l’est à travers le prisme des mots et nous obsède jusque dans notre lit. Bref, bien que n’écrivant pas vraiment en ce moment, l’écriture est toute ma vie. Quant à l’envie d’être publié, elle vient naturellement, me semble-t-il. Je sais bien que certains diront le contraire, mais on écrit pour être lu. Sinon, pourquoi s’en donner la peine ?
M.V. : Le texte de Pavese qu’invoque Éric est en effet un texte majeur, qui dit l’essentiel, et avec quelle nécessité, quel feu intérieur, de ce qu’est le travail de l’écrivain. Je partage tout à fait cette idée selon laquelle on est écrivain aussi quand on ne parvient plus à regarder le monde qu’en le tamisant de mots : on vit, on aime, on pense, on mange, on marche mots, phrases, syntaxes, métaphores, récits, inventions. Le monde ne vient à nous que parce qu’il est écrit ou qu’on pourrait l’écrire – ce qui peut être troublant, je vous l’accorde… Où je ne suis pas Éric, c’est à propos de cette idée, romantique et selon moi un peu fallacieuse, selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’écrire pour être écrivain. Je crois entrevoir ce à quoi il pense. Nous connaissons tous des personnalités extraordinaires dont l’intelligence, la poésie, l’existence même donnent à penser qu’elles pourraient être des écrivains sans le savoir. Mais non : être écrivain, c’est écrire des livres. Parce que le passage à l’acte, à l’écriture, induit quelque chose de radicalement autre que le seul fait de vivre, fût-ce de la plus belle et romanesque des manières. Par ailleurs Éric parle d’une « manière d’être » propre aux écrivains : je serai bien curieux de savoir ce qu’il faut entendre par là…
E.B. : Cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou l’originalité de la personnalité. L’intelligence ne fait pas l’art, du moins je l’espère !, et l’originalité de la personnalité non plus. On peut être un grand écrivain, de manière plus générale un grand artiste, en ayant une intelligence et une existence tout à faire médiocres. Je disais que c’est plutôt une manière d’être, une attitude. Dans mon premier livre, j’avais appelé cela l’atopia : une sorte de sentiment d’étrangeté par rapport aux gens et aux choses, une impression d’être là sans y être, d’être plus spectateur du monde qu’acteur. Je dirais aujourd’hui que c’est peut-être l’ironie qui caractérise l’écrivain ou l’artiste : le fait d’avoir un regard distancié et peut-être amusé sur les choses.
M.V. : « Écrivain », c’est une catégorie très précise : c’est celui qui écrit des livres. Je n’en démords pas. « Artiste », c’est pour le moins fourre-tout… Non, non, j’entends qu’on puisse « vivre artiste », ou à la manière de, cela n’induit pas qu’on le soit : encore faut-il mettre son art à l’épreuve. Quant au fait d’éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, je ne vois pas que ce soit le propre de l’écrivain. Mais, bon.
E.B. : « Artiste » est par nature un terme général. Encore une fois, il ne s’agit pas de mener une « vie d’artiste » : cela ne veut d’ailleurs rien dire. Mais de même qu’il y a des écrivains qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, il y a aussi des artistes qui ne créent pas ou y ont renoncé. Jean-Yves-Jouannais a même consacré un livre à cela : Artistes sans œuvres, sous-titré, tiens donc, I would prefer not to et évidemment préfacé par Enrique Vila-Matas ! Et comme le disait Tchouang-Tseu : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »
M.V. : Enfin il faut quand même bien l’écrire, ce livre, pour évoquer les artistes sans œuvres… Bon, mais devant tant de sagesse je n’ai d’autre solution que de m’incliner ! Enfin il y a, en effet, Amandine, cette question de la publication. Si l’on écrit pour soi, que l’on tient, en somme, son journal intime, alors cette perspective en effet ne se pose pas – sauf cas très particuliers. Mais dès qu’il s’agit d’œuvre, du moins d’une volonté de faire œuvre, romanesque ou pas, alors on ne peut pas ne pas faire abstraction du lecteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils ont des histoires plein leurs tiroirs mais qu’ils n’ont aucune envie de leur trouver des lecteurs, qu’ils écrivent pour eux-mêmes à leurs heures perdues comme on pratiquerait le jardinage… Bien sûr que non. Hors pensées intimes, on écrit pour être lu, c’est-à-dire pour confronter une esthétique, une pensée, une sensation, des sentiments avec le monde. C’est un désir dont on peut interroger les mobiles, pourquoi pas, mais l’écriture de création induit l’interlocuteur.
Marc, tu viens de faire paraître chez Joëlle Losfeld un recueil de nouvelles – Il y avait des rivières infranchissables - qui parle d’amour et d’amours. Après des titres tels que Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire ou Le Pourceau, le Diable et la Putain, voire Et que morts s’ensuivent, on pourrait (peut-être faussement) avoir tendance à croire que tu deviens sentimental en prenant (un peu) d’âge ?
M.V. : Oh la méchante question ! Bon, d’accord, je prends un peu d’âge. Méfiance, toutefois : les vieux acariâtres sont promis à un bel avenir… Pour le reste, disons que, sentimental, peu ou prou, je l’ai toujours été. Mais il est vrai que la chose n’avait encore jamais été à ce point marquée dans aucun de mes livres. Alors peut-être, en effet, peut-on associer une certaine sensation de vieillissement à celle du recouvrement d’une certaine tendreté, d’un certain plaisir à se souvenir des saisons mortes. Cette espèce d’âge « tendre », donc, ce temps où nous n’étions qu’énergie, désir, vitalisme… Mais il y avait aussi en moi, et depuis longtemps, l’envie de me colleter avec ce qui, pour tout écrivain je crois, peut bien passer pour un défi littéraire : écrire l’amour. Le sujet ne passe pas seulement pour galvaudé, il paraît à beaucoup littéralement épuisé. Bref, c’est le sujet de tous les écueils possibles. Alors je voulais m’y confronter, savoir si je pouvais renvoyer des premiers amours un écho qui soit à la fois universel et un peu singulier. Courir le risque d’une relative sentimentalité sans me vautrer dans le panneau du sentimentalisme.
Éric, tu as aussi une actualité récente puisque tu as fait paraître Lettre ouverte à ma bibliothèque. Alors, tu lui dis quoi à ta bibliothèque ?
E.B. : Je me suis imaginé très vieux et très seul pour lui écrire. C’est bien entendu une lettre d’amour. Quoi de plus beau et de plus fascinant qu’une bibliothèque ? Il y a différentes manières de ranger (ou non) les livres, il y a tous ces petits objets qu’on expose ou qu’on laisse traîner sur ses rayonnages et puis il y a les livres eux-mêmes, leurs formats, leur odeur, leurs textures. J’ai un rapport charnel aux livres qui me rend inconditionnellement réfractaire aux liseuses. Et puis au-delà de tout cela, cette lettre est bien évidemment un hommage à la littérature et plus particulièrement aux livres qui ont le plus compté pour moi.
La question à 10 points, vous deux, c’est une belle histoire d’amitié, vous n’auriez pas un petit projet amical en tête ?
E.B. : Boire une bière ?
M.V. : Deux, peut-être…
E.B. : Plus sérieusement, j’espère embêter Marc dans deux ou trois ans avec un manuscrit. Je ne cesse d’accumuler des notes pour un roman que je finirai par écrire quand j’aurai trouvé le temps et le courage. À moins qu’en bon Bartleby, je me contente de l’imaginer !
MV. : Il n’est pas une seule fois où Éric et moi ne nous voyions sans que je le relance sur ce projet. C’est aussi cela, au-delà du caractère amical, le boulot d’éditeur. Parce que je sais que la perspective d’être plongé dans l’écriture sur une longue période peut être aussi excitante intellectuellement que décourageante réellement. Être éditeur, c’est aussi avoir le goût d’une certaine maïeutique…
Quant à moi, outre mes travaux de « prête-plume », figure-toi que j’aimerais pouvoir trouver des éditeurs pour certains de mes textes… J’ai dans mes tiroirs une pièce de théâtre un peu caustique dont l’intrigue, justement, est construite autour d’un « nègre littéraire » ; des conversations bucoliques, mi-intimes, mi-littéraires, avec mon ami Lionel-Édouard Martin ; enfin une espèce de roman baroque, cannibale et tragico-farcesque qui me tient très à cœur.
E.B. : Et pas un mot de ton prochain roman… ?
M.V. : Ah si, bien sûr ! Il devrait paraître en janvier prochain, chez Joëlle Losfeld. Je confesse d’ailleurs une légère impatience, car ç’aura été un temps d’écriture incroyablement excitant pour moi. Mais d’ici là, bien sûr, j’aurai pu lire ton manuscrit, non… ?
AprèsDes carpes et des muets, d'Édith Masson (Prix Erckmann-Chatrian2017), j'ai donc la chance d'être l'éditeur d'un autre très beau premier roman. J'allais d'ailleurs commencer en disant que ces deux textes évoluaient dans des registres très dissemblables, pourtant l'on pourrait au moins leur trouver une certaine communauté d'esprit – un goût partagé pour l'étrange, un même désir de propager le trouble et de faire de la nature un quasi personnage, une même attention à la rugosité première du monde. Les ressemblances pourtant s'arrêtent là : pour le reste, nous sommes aux antipodes – et pas seulement géographiques, même si les deux sont nettement orientés à l'Est...
Nous savons peu de choses de Laurine Roux, qui est toutefois est loin d'être une inconnue pour les amateurs de nouvelles ; elle reçut d'ailleurs, en 2012, le Prix International George Sand. Professeur de lettres modernes, lectrice de Giono, de Cendrars (dont elle fit l'objet de ses études universitaires) ou de Sylvie Germain, cette voyageuse connaît bien les terres du Grand Est glacial dont il est ici question, et revendique aussi l'influence déterminante – et perceptible peut-être – du McCarthy de La Route... Voilà pour l'esquisse d'un univers très marqué, sauvage, organique, non exempt de lyrisme ni de poésie.
* * *
Sous nos yeux, un monde réchappé d'une ancienne guerre. Les hommes sont morts, ne restent que quelques femmes et des enfants. Les terres alentour sont ingrates, les montagnes menaçantes : on dit – les très vieilles femmes disent – que tout là-haut se seraient établis des "Invisibles", créatures dont on ne sait rien ou seulement ce qu'en souffle la rumeur, ce qui est pire. Une jeune fille pourtant y rencontrera l'amour. Et y jettera toute sa vie.
Une immense sensation de calmeest un texte peu ordinaire. On pourrait invoquer le conte noir, mais ce ne serait pas tout à fait exact : il y entre trop de lumière, trop de cette clarté fuyante mais tenace qui conduit le livre aux limites du merveilleux. L'on sent chez Laurine Roux une certaine inclination pour la fin du monde (McCarthy rôde...), mais jamais aucune tentation de l'uchronie, et moins encore de la science fiction. Ce qui l'occupe dans ce roman, c'est, d'une certaine manière, de transposer le continuum humain dans l'univers du conte ; et si l'on s'approche du merveilleux, alors c'est un merveilleux plausible, du moins jamais complètement improbable.
D'ailleurs, étrangement, ce roman fait du bien. Évidemment pas dans l'acception du feel-good contemporain, et c'est peu de le dire, mais en ce sens qu'il pose un regard à la fois très cru et très sensible sur notre destinée, comme si dans la boue, la souffrance et la lutte reposait ce qui forgeait et exhaussait notre humanité même. L'âpreté des visions, des couleurs, matières, limons, odeurs, sang, pourriture, humeurs, le dispute à des élans poétiques parfois admirables, pleins de profondeurs et d'échos, et l'on se trouve bien vite captivé par cette énergie souterraine qui doit autant à des élans viscéraux qu'à des intuitions quasi mythologiques. Et si c'est moins un monde d'après la tragédie qui est ici dépeint que le tragique même du monde, on se laisse étonnamment entraîner par l'étrange beauté qui subsiste et s'acharne. Avant de refermer le livre et de retourner vaquer dans nos vies en éprouvant quelque chose qui, en effet, n'est pas loin de nous procurer une immense sensation de calme.
Mon admiration pour l'œuvre de Patrick Grainville remonte à loin, à mes vingt ans ou à peu près, lorsque je tombai sur L’orgie, la neige – quatorze années déjà après que l’on posa sur ses Flamboyants la couronne du Goncourt. Nous sommes au début des années 1990, j’ai tout à découvrir de la littérature, de son histoire, de ses enjeux, bref je commence à lire un peu sérieusement. Et je me souviens du choc profond, stylistique et sensuel, que cela fut pour moi. Dans ce que la France alors me montrait d’elle, ou plutôt de ce que j'en percevais, je n'avais pas imaginé qu’une telle écriture pût avoir cours ; j’éprouvais une sorte d'enthousiasme perplexe à me savoir contemporain d’un tel style - et je rapprochais confusément cette sensation de ma lecture de Femmes, de Philippe Sollers, paru quelques années plus tôt, avec lequel j'imaginais une certaine communauté d'esprit, celle des jouisseurs et des esprits libres. Peut-être parce que sous ses dehors foisonnants, baroques, puisque tel est le qualificatif dont on use le plus souvent à propos du style Grainville, derrière son lexique à la fois savant et somptueusement carné, je devinais une énergie très grande et très moderne, comme greffée à un savoir-faire dont je pressentais tout ce qu’il devait à la fréquentation, puis à l'émancipation, des classiques. Car, comme dans l'Atelier du peintre (tableau de Gustave Courbet et roman de Grainville), il y a du monde dans la petite fabrique de l'écrivain : tout ce que le dix-neuvième siècle compte de fous, d'artistes, de penseurs, de monstres sacrés (ou pas), transite par chez lui. Et cette profusion exubérante lui va bien : Grainville est un dévoreur, un insatiable de la sensation qui n'a pas son pareil pour dénicher derrière les grands mouvements ce qui s'agite en chacun.
La quatrième de couverture y pourvoyant largement, je ne raconterai pas ici l'histoire de Falaise des fous, saga picturale et fresque cinématographique que Patrick Grainville tend comme un miroir à la France, à ses rêves de gloire, à l'idée qu'elle se fait d'elle-même, de son art et de sa politique, de son mode de vie et de ses élégances, bref à cet être français capable du meilleur et du pire - mais toujours avec une égale ferveur. Il suffit de savoir que l'on traverse soixante années d'une existence à hauteur d'homme, que cette période s'achève en 1927 avec la mort de Monet, que le narrateur est un Normand installé à Étretat (ce qui bien sûr ne fit qu'ajouter à ma curiosité...), et que Patrick Grainville, en s'arrimant au choc de la révolution impressionniste, témoigne dans un même geste du caractère exceptionnel, tragique et exaltant, de cette période. Et que l'ensemble est époustouflant.
Dès le début d'ailleurs, avec cette merveilleuse première phrase, de celles qui pourraient s'enseigner ou, mieux encore, qui s'installent dans notre drôle de mémoire collective sans que l'on ne sache plus très bien quel en fut le véhicule : « Jadis, j'ai embarqué sur la mer un jeune homme qui devint éternel. » Un monde s'esquisse. Avec une telle phrase tout devient possible, tout s'ouvre.
Et si j'ai bien pu, au début de ma lecture, souffrir un peu de ne pas reconnaître parfaitement « mon » Grainville, celui des débordements lyriques, des fulgurances rimbaldiennes et des visions charnues, c'est que nous avons affaire ici à un formidable roman populaire et savant, sentimental et sensuel, pessimiste et roboratif, qui sait mêler à ce que la vie recèle de plus trivial l'espèce de grandeur singulière qui se dissimule en chacun. On regrettera parfois quelques longueurs, quelques ressassements ? Nous aurions tort : ce sont des gourmandises. Car Grainville écrit comme un ogre : manger lui donne faim. À la correction du temps et au minimalisme de saison, il répond avec du verbe glouton, de l'adjectif à foison et de l'humeur à en débonder. Peu de grands vivants auront eu les honneurs de portraits aussi romanesques, gourmands et sensibles. Car tous, tous ils sont là : Monet bien sûr, Courbet bien sûr, mais Degas aussi, et Boudin, Isabey, Picasso, Dali, et Hugo, Maupassant et Flaubert, et Barrès et Clémenceau, et Péguy et Breton, tant d'autres encore. Chaque figure est évoquée au plus près du corps, ce sont des portraits d'hommes vivants, truffés d'humeurs, de fulgurances et de démissions : tous sont peints en eux-mêmes et en gros plan, dans l'instant irraisonné de leur génie.
Même lorsqu'il s'agit d'évoquer les grands engouements collectifs et la folle passion des hommes pour l'histoire, même lorsqu'il faut aller fouiller l'ivraie de l'Affaire Dreyfus, dire l'optimisme de la guerre qui vient et dont si peu reviendront, discuter en famille de la Révolution russe et de sa lueur d'espoir bientôt ternie ou de ces drames modernes passés à postérité (la catastrophe de Courrières, le naufrage du Titanic), ce que dit Grainville des événements, c'est d'abord ce qu'ils font aux hommes. D'où des pages admirables, souvent poignantes, sur les espoirs déchus, sur l'épouvante des gamins dans les tranchées de la Meuse et de la Somme, sur le destin des mineurs de fond ou sur la fragile espérance de vivre. Mais ce qui touche, aussi, c'est cette impression latente, obstinée, que l'homme cherche sans cesse l'occasion ou le motif d'une joie à venir, d'un devenir meilleur, et le roman dit merveilleusement cette propension à épouser la moindre promesse d'espérance (les premiers véhicules à moteur, le triomphe de Charles Lindbergh, le communisme qui naît ou le vieux rêve hugolien d'un genre humain promis à une vie universelle). Rien n'est froid, tout est toujours incarné, passé au tamis de l'individu, de ses désirs et de ses folies. Jusqu'à l'évocation discrète, pudique et fugitive, du grand-père de l'auteur. Le lecteur fait bien mieux qu'assister à l'événement de la vie : à travers le regard de quelques femmes et de quelques hommes dans le quotidien de la guerre, de l'amour, de l'art et de l'espoir, au gré de quelques destinées tellement palpables, tellement proches des nôtres, il en vit le présent même.
Et puis bien sûr il y a l'amour - peut-on imaginer un livre de Patrick Grainville sans qu'il soit aussi question d'amour ? Car si Falaise des fous est une ode à la création et une traversée de la psyché nationale, c'est aussi le roman de la reconstruction d'un homme jeune encore qui, rentré meurtri d'Algérie et cherchant la paix sur la côte d'Albâtre, trouvera chez les femmes l'onguent qui le ramènera à la vie en même temps que la passion qui décidera de lui. Les femmes chez Grainville sont intelligentes, modernes, curieuses, élégantes et sensuelles par tempérament, c'est elles qui donnent le ton, le rythme, la direction ; elles décident, elles entraînent, elles vivent plus fort - et les hommes suivent. Le narrateur, empli d'une belle et grande solitude océanique, maladroit en société mais curieux du monde, amoureux de nature, avide d'extases et perméable au chagrin, achève de donner à ce roman balzacien en diable sa carne et son humanité. Et il y a quelque chose d'infiniment touchant à marcher aux côtés de cet homme-là, à le suivre sur son chemin de vie, entre Rouen et Paris en passant par Fécamp, le Havre et New-York, à contempler avec lui, assis sur les galets d'Étretat, la mer immense et changeante qui s'agite entre les trompes de l'amont et de l'aval, et, finalement, à vieillir en même temps que lui.
_______
EXTRAIT
«Le contrejour assombrissait la côte d'Amont, la tête d'éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu'on distinguait au loin. Je laissai dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. Au bout d’un moment, je pris le cap inverse. L'étrave coupant un bon souffle d'ouest dont Monet respirait le parfum iodé tandis que je tirais des bords et louvoyais dans les éclats du clapotis. La falaise d'Aval s’allumait. Le Trou à l'Homme perforait la masse crayeuse de sa grosse caverne noire. Nous contournâmes la porte d'Aval colossale dont l'architecture glissa lentement avec sa trompe, élancée celle-là, plongée dans la mer calme, lumineuse. L'Aiguille se dressa de ses soixante-dix mètres, feuilletée de linéaments réguliers de craie et de silex. Monet suivait des yeux le pivotement du menhir majestueux. Les têtes des Trois Demoiselles pointaient, agglutinées de curiosité devant ce divin phallus. L'éventail abrupt de la valleuse verte de Jambourg s'ouvrait entre deux espèces de poternes. Nous devions, un beau jour, Monet et moi, descendre dans ce gouffre par un à-pic et un escalier de vertige. Quelle ivresse ! Mais Monet aurait pu se tuer. Il frôla l'anéantissement, une autre fois, quand la déferlante marée le surprit. Mourir sur le motif, comme Molière !»
Patrick Grainville, Falaise des fous — Éditions du Seuil
C'est, dit-on, le lot des artistes : la lassitude où les jette l’énergie qu’il faut à vivre, à s’y obstiner. Et c’est aussi leur terrain, l’humus où faire naître leur art : ils répondent à la lourde temporalité humaine par une certaine manière de s’en saisir. Ils vont chercher, et parfois trouvent, l’aiguille stellaire dans le foin des homme ; et de ce monde banal, font saillir la secrète poésie que les humains charrient à leur insu. Il faut pour y parvenir une certaine grâce, une sensibilité et une tendance également naturelles aux petites affaires où s’agitent nos existences et à la mise à l’écart du temps. Alors peut se fait entendre une musique que l’on dirait acoquinée avec le silence. D’ailleurs, « parler m’épuise » : le narrateur d’Incident de personne, animateur d’atelier d’écriture, n’en peut plus des histoires qu’on lui confie, de la logorrhée mondiale comme de l’universalité des souffrances plus ou moins bien répertoriées qui trouvent en lui le parfait réceptacle, neutre et payé pour ; il en « déborde », mais nul ne peut vivre dans « l’évitement du concret » dont parle Elias Canetti. Le voici donc, ce narrateur peu disert, « saturé », dans la circonstance de s’épancher lui-même. De confier la vie d’où il vient et les fatigues qui désormais sont les siennes à une inconnue assise à côté de lui dans un train qu’un incident de personne a contraint à l’arrêt. Il sait ce qu’il subit et fait subir, il sait la pathologie de son propre épanchement. Mais il arrive que l’usage des mots soit devenu le seul et ultime onguent possible ; c’est peut-être, même, leur « pouvoir. »
Aussi Incident de personne est-il un livre très mélancolique, taraudé par l’impossibilité de nouer avec l’autre une relation qui soit d’emblée et profondément limpide, immédiate, apaisée, et de trouver en soi-même et avec soi-même la possibilité du repos. Ce double échec constitue la matière fondamentale de ce livre de très belle tenue, où domine ce qui m’apparaît comme une sorte d’épure lyrique. La chose n’est sans doute possible qu’en vertu d’une grande délicatesse du sentiment, quelque chose de doux et de mutin, ici incorporé à une narration très intelligente, toujours très tendue. Le personnage principal n’est pas sans clichés : un lettré taciturne, solitaire, inadaptable, farouche, et qui ne se la raconte pas, qui sait la vérité de cette « vanité » qui lui fait considérer « la grandeur à être vaincu. » Il sait tout cela, il sait ou pressent l’incomplétude où il se tient, et ne s’en cache pas. C’est ce qui rend touchant ce qu’il rapporte : ce qu’il a vécu à Chypre ; cet homme qu’il y a rencontré sans savoir qu’il se donnerait la mort quelques heures plus tard et la trace qu’il conserve de ce suicide ; l’impossible entente avec ses propres parents ; enfin cette jeune fille, à côté de lui, si lointaine, si différente, cette gêne où elle le met sans même en avoir idée, ou peut-être que si d’ailleurs. Page après page, nous assistons à la naissance d’une indicible relation entre eux, on sait que les tout petits riens sur lesquels elle prend corps ne signifieront rien à l’échelle d’une vie mais qu’ils enracineront peut-être des impressions tenaces. Comme le narrateur, nous oscillons entre la distance culturelle qui les sépare et l’éclosion sensuelle que sa voisine fait naître en lui, et conservons de ce compagnonnage forcé une bien belle suggestivité, qui achève de donner à ce livre son tour éminemment poétique.
Éric Pessan, Incident de personne - Éditions Albin Michel Article paru dans Le Magazine des Livres, n°27, novembre/décembre 2010
Il y a les écrivains d'un lieu, cause et conséquence de leur existence et de leur être, inépuisable matrice dont ils retournent l'inlassable terre, et ceux pour lesquels tout lieu est d'abord un territoire logé entre les frontières de leur psyché, expression possible d'un ailleurs qui vaudrait moins par sa réalité sensible que par l'espérance, sans doute un peu vague mais toujours très stimulante, d'une vie qui resterait à conquérir. Les uns voudraient pouvoir tout dire du territoire qui les a élus, en faire scripturairement le tour, en graver de mots chaque écorce, les autres ont le fantasme d'un espace auquel nulle histoire, nul sang, nulle sensation ne les relie. J'ignore si Anthony Poiraudeau se retrouverait dans cette typologie on ne peut plus sommaire, mais il ne fait guère de doute qu'alors il se rangerait de lui-même sous la bannière des seconds, fidèle à ses rêves de gosse aimanté par les mappemondes et les planisphères : « Je me projetais au fond des steppes, je sondais la jungle et régnais sur la savane en m'abîmant dans les cartes mais jamais, pourtant, je n'en ressentais la frustration de ne pouvoir m'y rendre autrement que par la pensée. » Car l'enfant le savait déjà : « Bien plus que n'importe quel voyage, ce que je désirais par-dessus tout était la rêverie. »
De fait, bien des années plus tard, la contemplation rêveuse de ses vieilles cartes Vidal-Lablanche - de celles que la maîtresse crochetait au tableau noir ou punaisait à un mur de la classe -, le conduira jusqu'à Churchill, gros bourg qui tire son nom d'un gouverneur de la Compagnie de la Baie d'Hudson (et lointain ancêtre de Winston), dans la province du Manitoba. Mais si Anthony Poiraudeau a le romantisme géographique, il n'en est pas moins, comme Julien Gracq dont il est évidemment souvent question, un observateur méticuleux, affûté même, portant son attention sur ce qu'il éprouve aussi bien que sur ce qui l'environne. Mine de rien, on retrouve dans son récit - qui ne tient d'ailleurs qu'assez marginalement du roman annoncé en couverture - nombre de traits qui l'acoquinent autant au journal d'un explorateur des temps anciens qu'à une chronique d'anthropologue ; à quoi s'ajoute une perspective, disons plutôt un trait distinctif, autrement contemporain : une certaine gravité morale mâtinée d'humour. Du moins dans la première partie du périple, quand il est encore temps de sourire de sa propre audace et de la surprise relative que lui inspire ce nouveau monde, ou encore, dans des pages assez désopilantes, de rapporter les recommandations qu'on lui a faites en cas de confrontation inopinée avec un ours polaire. La tonalité est alors volontiers badine : c'est celle d'un « dilettante réjoui » qui ne se la raconte pas et ne craint pas l'humour sur soi.
Au fil des jours pourtant, il fallait bien que le formidable élan qui présida au désir de voir Churchill se corrode à la limaille du réel : il n'y avait pas de raison pour que celui-ci soit plus folichon là-bas qu'ailleurs. Tout cela, non seulement Anthony Poiraudeau le savait, mais il le pressentait : « Le fantasme [...] de ne vivre que cela, une marche heureuse et infinie dans des espaces à jamais disponibles et ouverts, plutôt qu'une vie de contrariétés perpétuellement renouvelées, avait sans doute été un des plus puissants ressorts à la persistance de mes rêveries. » Et, ailleurs : « Je savais bien que cet intime désir relevait du pur fantasme et de la fiction, et qu'il ne peut véritablement arriver qu'un lieu réel vous offre à ce point la paix - l'arrêt perpétuel, sans qu'il faille pour autant mourir, de toute l'oppression que constitue la responsabilité de vivre - qu'il suffise d'y aller et de n'en jamais revenir pour être tranquille à jamais et heureux de l'être pour toujours. » Dès lors que l'on part ou fuit pour se trouver, et la paix étant aussi une disposition intérieure, la destination réelle importera finalement assez peu : voyage initiatique, quasi ontologique, la partance pour l'ailleurs sera surtout l'expédient plus ou moins radical qui témoignera d'une certaine difficulté à se représenter le réel ou à vivre en lui. Ce qu'Anthony Poiraudeau écrit avec une humble et belle justesse : « Ce que je ne sais pas de ma vie, Churchill l'a su, mais l'ensemble qu'est ce Churchill n'est au juste formé que par moi. »
On s'ennuie donc à Churchill comme on peut s'ennuyer partout ailleurs sur la Terre. Mais cet ennui est aussi ce qui peut conduire le voyageur à affûter encore ses sens : il n'est raisonnablement pas possible qu'un lieu soit aussi morne, aussi prévisible, aussi routinier, il ne peut exister aucun territoire sans faille, sans histoire, sans matière noire. Alors Poiraudeau se documente, cherche, fouille, fouine, erre. Et apprend au passage - quelle surprise ce dut être ! - que Glenn Gould lui aussi avait séjourné ici, que lui aussi, enfant, avait été fasciné par les cartes du Grand Nord, et qu'à ses yeux aussi l'Arctique avait paru figurer « le milieu optimal et la terre promise de la solitude. » De quoi remettre un peu de baume au coeur de l'explorateur qui n'en finit pas de ne pas trouver ce qu'il cherche, et occasion d'un joli développement sur « la petite silhouette verticale, emmitouflée et solitaire de Glenn Gould face à la banquise immense. »
Ce « Nord idéal » et blanc comme neige va pourtant finir par révéler à Anthony Poiraudeau sa face sombre : le déclassement racial et social. D'où des pages terribles et édifiantes sur la déportation des Dénés, premier peuple à s'être établi dans les zones arctiques du Canada (les "Territoires du Nord-Ouest"), au fil desquelles l'auteur montre d'ailleurs combien le malheur de ces Premières Nations canadiennes « a toujours cours» et que le sang peut encore couler. Au-delà du fait historique lui-même et de son actualité, et pour ne s'en tenir qu'à l'intention de l'auteur, il est intéressant de constater la manière qu'a Anthony Poiraudeau de mêler à son récit factuel les résonnances et impressions intimes que lui inspire ce qu'il découvre. S'ensuivent alors des réflexions où il ne cache rien de son malaise et de sa gêne morale, conférant à son texte une densité personnelle souvent touchante. Déambulant parmi les reste du village déné, il écrit : « Mes superstitions se réveillèrent à mesure que le vieil imaginaire des forces occultes déchaînées par la profanation des lieux sacrés des Indiens emplissait mon esprit, et je crus sans tarder que la dispensable curiosité qui m'avait conduit ici m'exposait à une malédiction, dont le vole en rase-mottes, précisément dans ma direction, d'un grand rapace qui ne m'évita qu'au dernier moment, me sembla sur le coup être l'annonce évidente. La peur des forces occultes est souvent une affaire de morale, et cet effroi, aussi momentané que saisissant, fut certainement la meilleure incitation à convertir en interrogations morales mon passage dans ce recoin ruiné. » C'est à cela aussi que tient la tonalité assez moderne de ce texte : à une sorte d'engagement qui relève moins du politique que d'une sorte d'instinct écorché vif. « Contrairement à l'enfer, le paradis est imaginaire » écrit-il, et nous avons là, derrière ce regret, beaucoup de ce qui vient troubler son rapport au monde et au réel.
Churchill, Manitoba est un petit livre étrange. Dense, singulier, très écrit, il peut donner l'impression d'une infime et belle désuétude (nostalgie de l'enfance et du monde, certaine gravité morale, champ lexical rigoureux, phrase ample et amplement ponctuée, sans la moindre relâche syntaxique) ; il déroule pourtant une vision dont il est loisible de se sentir très contemporain, nourrie à une sincérité, un souci de vérité sur soi, une sorte d'individualisme sceptique qui fait entendre autant de détermination que de fléchissement devant le cours du monde. C'est donc un texte plus intime peut-être que ce qu'il laisse paraître, où Anthony Poiraudeau livre beaucoup de lui sans que cela soit jamais gênant ou déplacé : il a pour cela trop d'humour sur lui-même et une trop grande conscience du caractère infiniment humble de l'individu jeté dans l'épopée humaine. Et celui qui continue d'aimer ces cartes anciennes où il peut « entendre encore les échos de la route de la soie, de la flibuste et des explorations polaires » de conclure sur une note qui lui ressemble : facétieuse, malicieuse, mais dont l'entre-ligne témoigne d'une lointaine et profonde gravité existentielle.
C’est le graal des écrivains et, parmi eux, plus encore sans doute des poètes : la source et la destination du langage. Xavier Person nous le disait déjà (cf. ci-dessous) : parler, nous disait-il alors, c’est « toujours trébucher dans la langue. » Il ne s’agit pas d’un aléa ou d’un incident dans le parcours, mais d’une donnée constitutive à la fois du langage et de ses propres travaux. Il y revient d'ailleurs ici : « Il est si difficile de ne pas glisser quand je commence à parler. » À cette aune, que dire alors d’une langue lorsqu’elle est rêvée ? Si ce n’est, peut-être, que c’est dans le rêve que prend naissance le langage. Car où mieux que dans le rêve aller puiser et ressourcer ce qui nous fait penser, parler, écrire, où mieux qu’à cette instance trouver de quoi faire entendre les contingences dont notre logorrhée est faite ? Aussi Xavier Person s’acharne-t-il à « remonter jusqu’au point de départ / de la sensation d’un amour », tout au long d’un recueil dont ce qui nous frappe est d’abord le halo fébrile, fragile, friable et pourtant élastique qui l’entoure. Comme dans les formes molles ou liquéfiées de Dali, il y a quelque chose dans la langue de Person qui penche vers l’affaissement, la parole devenant elle-même une métaphore, pourquoi pas une expression même de l’éboulis.
En lisant Extravague, et l’impression dominait déjà lorsque parut Propositions d’activités, nous entrons dans une machine à étirer les sensations. Je veux parler bien sûr de la plasticité du temps, mais qui ne signifie rien en soi ou en tout cas n’existe qu’en regard d’une phrase dont on sent qu’elle aimerait parfois se passer de toute énonciation pour trouver à dire, comme si l’extériorisation ne trouvait finalement sa résolution que dans le point final – donc dans le silence, qui n’est pas absence mais condensation de la parole totale. Car il y a quelque chose ici d’une poésie du silence, non en ce que celui-ci serait investi de telle ou telle vertu, mais qu’il témoignerait de ce qui, au fond, serait le plus recherché, comme une forme de démission désirée devant l’intarissable et très insatisfaisante complexité qui consiste à énoncer, dire, montrer. Ainsi le poète, qui commence en songeant que « je ne t’écris que le temps de ne pas savoir quoi t’écrire », se résout à constater que « je crois que je commence à aimer ne rien t’avoir écrit jamais. »
C’est dans cette auréole de signes et d’intangibilités que Xavier Person poursuit une œuvre assez inclassable, qui s’attache à faire entendre ce silence qui est le nœud du bruit, et dont on dirait qu’elle poursuit sans fin la matrice originelle de toute expression. D’où enfin le caractère charnel, très sensuel de cette poésie, où l’on flotte entre fluides et chairs, « comme de la sueur très abondante inonde la peau de cette phrase dont je découvre le dos. »
Xavier Person, Extravague - Éditions Le Bleu du Ciel
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010
* * *
DOSSIER SUR LA LANGUE FRANÇAISE Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008 Trois questions à... Xavier Person
Vous développez, comme poète, une approche particulière, que d’aucuns diraient expérimentale, de la langue française. À cette aune, jugez-vous cette langue en péril, ou pensez-vous au contraire que ses transformations indéniables, constituent une source salutaire de son évolution ?
Ce n’est pas tant la question de la langue que celle du langage qui m’intéresse. Ce qui se dit quand quelqu’un commence à parler est toujours quelque chose d’étrange, dès lors qu’on y prête attention, c’est une fabrication de nuage ou de brume, une composition flottante. Propositions d’activités part de phrases entendues, déformées, transformées dans une logique de déplacements et de condensations, pour atteindre une souplesse maximum, une sorte de modalité caoutchouteuse du sens, dans une radicalisation du witz ou du lapsus. Parler, au fond, n’est-ce pas toujours trébucher dans la langue, se prendre les pieds dans les phrases toutes faites pour tenter de dire quelque chose ?
Quelle place prennent dans votre travail d’écriture le rôle et les règles de la grammaire ? Éprouvez-vous un plaisir (même trouble) à y déroger ? Et à quelles fins ?
Dans ce que j’ai tenté d’écrire ici, je dirais que la règle a été comme le fil du funambule, fil tremblant au-dessus d’un certain vide, comme si, s’agissant d’entrer dans une phrase, il n’y avait eu de solide, de certain, que la règle grammaticale, et donc la découverte de son impérieuse nécessité.
Cette approche vous semble-t-elle compatible avec les nécessités de l’enseignement et le "socle" langagier commun, hors duquel il semble difficile qu’une langue se perpétue ?
Cette question du socle commun me fait penser à ce qu’écrit Foucault dans sa préface aux Mots et aux choses. Citant l’énumération monstrueuse par laquelle, dans une de ses nouvelles, Borgès évoque une encyclopédie chinoise proposant une classification des animaux complètement fantaisistes : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés, etc... À la lecture de cette étrange taxinomie, nous rions selon Foucault, mais d’un rire jaune, atteignant à une certaine limite de la pensée, à "l’impossibilité nue de penser de cela." L’incongru est retrait du tableau commun, de la table d’opération, il est ruine du langage, de ce qui fait tenir ensemble les mots et les choses. On s’y approche de l’aphasie, du mutisme du fou, ou de son bavardage infini. Mais rien de tel, sans doute, qu’une expérience un peu limite pour retrouver goût, et sens, au socle langagier commun.
Un premier regard échangé derrière une haie, un premier baiser volé parmi les fleurs d’une clairière, une première étreinte maladroite dans un lit trop petit. Dans un recueil de nouvelles porté par une langue précise et évocatrice, Marc Villemain met en scène la naissance du sentiment amoureux, l’hésitation initiale de jeunes gens qui, en découvrant l’autre, se révèlent à eux-mêmes. Les détails – un morceau de chocolat pour le goûter, une chanson dans une salle de fête communale, une balade à vélo sous le soleil d’été, la sensualité d’un sein aperçu – nous emportent dans un voyage tendre et bienveillant, brutal parfois, celui d’un homme qui explore les vertiges et vestiges de ses amours passées.
On pense à Dominique Mainard, à son art d’aborder avec délicatesse les sujets les plus intimes, passant de la noirceur à la légèreté avec une élégance infinie.
Quelques premières rencontres sont d'ores et déjà programmées :
-Le Chat qui Lit, Châtelaillon-Plage, dimanche 22/10, 10h30 ; -Entre pages et plage, Étretat, samedi 28/10 à partir de 18 heures (avec Marc Mauguin, écrivain et comédien) ; -L'Humeur vagabonde, Paris 18e, à 19 heures (avec Claude Aufaure, comédien) ; -Radio France fête le livre, Paris - Maison de la Radio, samedi 25 novembre de 14 à 18 heures ; -Librairie commercienne, Commercy, samedi 2 décembre à 16h30.
* Par ailleurs, je serai en direct aujourd'hui même sur Radio Libertaire (89.4 FM, ou en ligne surhttps://www.radio-libertaire.net) de 15h à 16h30 dans *Bibliomanie*, l'émission littéraire animée par Valère-Marie Marchand.
C'est donc à Marc Mauguin que revient le soin d'inaugurer "Les Passe-Murailles", collection dirigée par Emmanuelle Dugain-Delacomptée à partir d'une idée astucieuse autant qu'excellente : exploiter d'une oeuvre, tableau, film ou autre, tout ce qui pourrait susciter un désir d'interprétation ou d'invention littéraire - et, ce faisant, la revisiter .
Des tableaux d'Edward Hopper, Marc Mauguin a donc su tirer douze nouvelles dont le jeu subtil d'échos, de lumières et de variations véhicule quelque chose de joliment désuet et souvent mélancolique. Une mélancolie douce, toute en retenue, mais persistante, et qui va croissant au fil du recueil. L'air de rien, tout au long de ces petites histoires de rien du tout, à échelle de l'individu et le plus souvent à hauteur de femme, il dresse le portrait diffus, tamisé, pudique et sensible d'une certaine Amérique du milieu du vingtième siècle. Par petites touches, on atteint à une certaine dramaturgie intime, familiale, conjugale, autant qu'à une certaine sociologie. Les scènes peintes par Hopper lui inspirent des personnages en demi-teinte, souvent travaillés par de forts remous intérieurs mais comme réprimés, cadenassés. Beaucoup d'ailleurs parlent moins qu'ils ne soliloquent, que cela soit par tempérament, timidité ou complexe social, donnant l'impression de n'être jamais vraiment sûrs d'eux-mêmes. Des personnages fragiles donc, friables, soucieux de rester discrets, de ne pas trop s'exposer au monde et qui, à leur manière, font tous montre d'une certaine élégance. Les femmes, quelle que soit leur condition, sont toujours impeccablement mises, brushées, serviables, soucieuses d'incarner une sorte d'éternel féminin à l'américaine tout en souffrant de le savoir ; on pourra penser, de près ou de loin, à certains personnages féminins de la brillantissime série Mad Men. Quant aux hommes, s'il en est moins question dans ce recueil, leur présence s'impose d'autant plus qu'ils veillent à leur empire, témoignant d'un savant et distingué mélange d'autorité naturelle et de sentiment, même tacite, de supériorité ; Mauguin pourtant ne juge pas, et d'ailleurs émane aussi de ces mêmes hommes une certaine impression de blessure et de frustration. In fine, hommes ou femmes, les êtres que nous croisons ici nous ressemblent tous, avec leurs complexes, leurs peurs du monde, et ce sentiment d'être embarqués un peu malgré eux sur un chemin de vie dont ils ont un peu de mal à percer les motifs.
Sans effet ni tapage, et avec finalement autant d'humilité que ses personnages, l'écriture de Marc Mauguin, joliment déliée, et à laquelle je reprocherai seulement un usage parfois appesantissant du point d'exclamation, pose une lumière tranquille sur leurs gestes, leurs paroles ou pensées communes, le moindre détail se faisant révélateur. J'ai d'ailleurs souvent pensé, en le lisant, à l'univers et aux tonalités d'un John Cheever, maître de la nouvelle s'il en est, dont on connait la minutie et le sens très fin de l'observation.
L'hypocrisie, l'avarice, la jalousie, les relations mères/filles, la relégation sociale et les complexes afférents, la tromperie, le racisme, la suffisance et la muflerie des hommes, les sensations de vieillissement et de solitude : derrière une apparence infiniment douce, Marc Mauguin nous renvoie du monde des humains un écho traversé de souffrances et d'inassouvissements profonds. C'est un des charmes de ces nouvelles un peu hors du monde que de laisser le lecteur sur une impression ambiguë, où la légèreté du trait le dispute à la gravité de scènes joliment intimistes.
«Elle était timide, ça me trouait le cul mais je la trouvais émouvante avec sa pudeur. Elle m'a donné le petit baiser qu'on s'accordait en public, style Peynet. Parfumé au champagne. Je n'aurais pas dû me regarder dans ses belles lèvres rouges, car j'ai vu un pauvre mec au derniers tiers du vingtième siècle. Heureusement, j'avais l'habitude. »
Il est toujours difficile de parler de Richard Morgiève sans se donner l'impression de le trahir. Peu d'écrivains sont aussi sincères avec leurs lecteurs, peu donnent à ce point le sentiment d'écrire pour se sauver d'eux-mêmes, aussi éprouvé-je toujours quelque scrupule à jouer au critique. D'ailleurs je me demande toujours ce que l'on peut dire d'un roman de Morgiève - et m'est avis que lui-même doit parfois se demander ce que l'on pourrait bien trouver à en dire. On peut aimer, on peut ne pas aimer, on peut refermer ses livres en trouvant qu'il va décidément trop loin, ou les relire au contraire parce que son souci de la justesse nous fascine. Ce qui dans tous les cas ne dira pas grand-chose de son oeuvre. Morgiève n'est certes pas le premier écrivain écorché, mais sa manière, romans après romans, d'aller mordre dans ce que la vie lui a réservé me conduit, c'est ainsi, à une certaine réserve. Sa biographie officielle est connue - la mort de sa mère, le suicide de son père, l'adolescence bricoleuse et les petits trafics afférents, les premiers poèmes publiés à compte d'auteur et le sentiment de honte qui s'ensuivit, les premiers romans policiers plus ou moins reniés, le ressassement littéraire enfin de ces motifs biographiques, cette marginalité de fait qui finit par le situer voire le définir dans le jeu social et la "famille" littéraire. Avec Les hommes, il continue donc de remâcher cette existence dont il semble penser qu'elle est et sera toujours plus forte que lui - à l'instar de Mietek, le personnage principal : « J'étais ce qu'on me faisait, comme tout le monde. »
Mietek. Le Polack. L'alcoolo qui ne boit pas. L'enfant déclassé de la société française des années 1960/70 qui porte par devers-lui l'héritage des bandits de la vieille école : code de l'honneur et individualisme farouche, frères d'armes et fraternité clanique, aversion instinctive pour les « caves » et réalisme mélancolique. Jamais bien certain de vivre ce qu'il vit ni de penser ce qu'il pense - de ce qu'il faudrait vivre ou penser. Aucun goût particulier à la vie. Seulement l'envie de sécuriser son pré carré dans cette « ville sale comme une pauvre femme sans savon », parfois un éclat dans l'oeil pour peu qu'il puisse mater peinard le jour se lever. On a les héritages et les amis qu'on peut, Robert-le-Mort, Mohammed-le-Périmé, François, Patrice, Clément, Dédé, "Mireille", Chimel, Karine, Brigitte et les autres. On retrouve même les Cheval, héros d'un précédent roman. Des macs, des prostituées, des « bicots » et des transfuges de la guerre d'Algérie, des types qui cachent leur jeu et des filles qui en savent long. Que de l'humanité en rupture. Du fracassé en veux-tu, en voilà. Et tout ce petit monde qui se reluque, se mélange, s'apprivoise, peu ou prou reconnaît en l'autre un frère ou une soeur. Et cette si bonne madame Test, qui pour un peu lui rappellerait sa mère - « La France manquait de gens comme elle, tous les grands hommes n'étaient pas au Panthéon.» Et Ming bien sûr, que Mietek aime à sa manière, avec cette pudeur archaïque et virile dont les hommes sont aussi faits. Il y a de la fierté chez ceux-là. Ne rien devoir à personne, savoir se faire loup dans un monde cannibale. Se planquer et agir. C'est le monde ambigu et brutal, amoral ou pire encore de José Giovanni et Albert Simonin, peuplé de malfrats au coeur tendre, brutes résignées et généreux mercenaires, sentimentaux à qui on ne la fait pas. Les héritiers s'il en est d'Audiard et de Grangier auraient grand intérêt à se pencher un peu sur les hommes de Morgiève, de ceux qui connaissent les limites de leurs fantasmes et peuvent confesser : « J'aurais voulu être Mesrine, braquer pour vivre comme un homme. » Morgiève n'est pas Despentes : pas de critique sociale, pas de revendications politiques, pas de dénonciation de l'ordre moral, aucune édification d'aucune sorte. La société, le monde ? Peu leur importe, à ces hommes - on va tous mourir, voilà leur sagesse. Indifférence totale pour cette frénésie du jour qu'on voudrait toujours croire inédite : « Les mecs autour de moi parlaient politique et foot : les cons avaient besoin de parler à des cons de sujets cons. » Et qu'on ne me parle des bagnoles. La bagnole, c'est autre chose. Un territoire, et pas moins noble qu'un autre. Le vrai chez-soi, celui où on a nos odeurs, nos habitudes, nos plus grands moments de solitude aussi. Avec toujours, chez Morgiève, une petite affection pour Citroën - la DS, la 19, la 21, la SM pour la flambe, les bons jours. Une charrette pour ultime réduit :
- C'est de la bagnole, ai-je dit pour lui faire plaisir. - La vôtre, c'est pas rien, a-t-il répondu pour me retourner le compliment. On est demeurés silencieux comme des paysans devant leurs bêtes, puis je l'ai quitté.
Mais le roman de Richard Morgiève ne se contente pas de faire le récit d'un monde qui enterre ses dernières grandes figures. Il n'en montre d'ailleurs pas tant la mort que la chute, ces quelques mois ou années de bascule, quand les derniers voyous tardent à se ranger des voitures et que derrière eux un nouveau monde pousse. Les hommes n'est pas seulement le roman-sépulture des méchants garçons d'antan, il s'attache aussi à ce qui s'éteint en mourant : un temps où le contrôle social laissait subsister ceux qui n'en voulaient pas plus que ça à la société - elle avait ses lois, eux aussi - et qui surtout n'attendaient rien d'elle. Et puis bien sûr, il y a Mietek. Trop singulier, trop sensible, trop troublant, trop métèque pour faire tomber complètement le roman du côté du hard-boiled ou du polar social à la Manchette. Mietek est à l'image de son époque, il bascule dans un autre âge, las de voir les hommes tomber autour de lui et pressentant que les forces ne tarderont plus à lui manquer. Il souffre d'une solitude qu'il a appris à habiter et dont on comprend qu'elle sera à jamais sa plus proche compagne, mais il en sait le prix : ces femmes, une en particulier, avec qui il n'a jamais rien pu construire. Et Cora, Cora enfin, puisque derrière le récit de l'homme il y a aussi le roman d'un autre amour dont il a tout à apprendre, l'amour d'une espèce de père pour cette petite fille qui va lui empoigner le coeur comme aucun(e) n'aura su le faire, gamine des temps à venir, « là pour que je rende à quelqu'un tout ce que je n'avais pas eu. »
On pense à bien des choses en lisant Les hommes. À Gabin, à Delon, à Dewaere et à tant d'autres, au Lavilliers de l'époque N'appartiens jamais à personne ; à Trust aussi pourquoi pas, quand Bonvoisin rendait hommage à son pote Bon Scott et pleurait son Dernier acte. La virilité exacerbée, la crudité théâtrale, la désespérance des hommes de Morgiève, voire le plaisir un peu régressif que l'auteur pourrait éprouver à choquer le bourgeois, donnent pourtant un éclat singulier à ce qui, ici, n'est pas moins déterminant : une tendresse brisée, une sentimentalité à peine contenue, une fragilité à fleur de peau. Et nous quittons le roman avec entre les doigts la poisse des huiles de vidange et dans le nez un tas d'odeurs mêlées, mais avec au coeur la tendre fêlure de qui a croisé un long cafard très doux.
Richard Morgiève, Les hommes, Éditions Joëlle Losfeld
C'est avec grand plaisir que j'accueille sur ce blog Magali Brénon, éditrice, autrice de J'attends Mehdi et de Jamais par une telle nuit, parus en 2009 et 2014 aux éditions Le Mot et le Reste. Elle évoque ici le nouveau roman deFrédéric Aribit, Le mal des ardents, paru chez Belfond. Elle fut d'ailleurs l'éditrice de son premier roman, Trois langues dans ma bouche, paru en 2015 - et dont j'avaisparlé ici.
La littérature est l’essentiel, ou n’est rien. Le Mal – une forme aiguë du Mal – dont elle est l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une “hypermorale”.
Georges Bataille, La Littérature et le Mal
Appel à la poésie
Vers 19 h 12 à République, un mardi pluvieux du mois d’avril, un professeur de lettres dont la vie défile « comme une ligne de métro enchaîne les stations » est embrassé à pleine bouche par une brune vêtue de noir qui disparaît aussitôt sur le quai.
Par le plus beau des hasards objectifs, contingence nécessaire à l’amorce d’une histoire, l’inconnue réapparaît le soir même sur le pont de la Grange-aux-Belles, pont tournant, lieu inflammable, idéal pour un baiser à bout de souffle. « Tais-toi, serre-moi, embrasse-moi. Je suis l’âme errante », murmure la jeune femme dans une langue digne de Nadja. Le la est donné ; l’étincelle jaillit dans la poudrière endormie et ce Breton qui s’ignore s’embrase dans l’instant. La symphonie effrénée des amants peut commencer, arrachant cet homme à son inertie pour le placer sur la scène flamboyante du soulèvement de sa vie.
Pour lui, Lou invente avec l’alphabet de son corps, les tremblements de sa voix et le crin de son archet le rythme frénétique d’un prodigieux amour. De poèmes en selfies, de jeux érotiques en messages d’amour hallucinés l’histoire avance comme une traînée de poudre pour mieux vous entrer sous la peau, s’éprouvant en couleurs, images et sonorités en un crescendo de courses folles et d’intrusions dans des appartements mal verrouillés.
Car Lou, chair poétique, sensibilité à vif, est une artiste incandescente. Musicienne jusqu’à l’os, son violoncelle entre les cuisses elle jouit comme elle joue la symphonie Pathétique de Tchaïkovski. Et, dans cette errance méthodique qui le fait marcher sur des braises, tout à son ravissement le narrateur fasciné goûte la poésie effrontée des amants. « Tu vas t’habituer », lui promet Lou.
Il n’en aura pas le temps.
Parce que Lou est atteinte d’un mal qui la démange, la brûle et lui fait voir des choses étranges : le « mal des ardents », ou ergot de seigle, champignon mortel qui infeste le pain vendu par la boulangerie de son quartier. Ce mal, bien nommé pour une fille du feu, consume le corps de la jeune femme et promet la fin de cette irradiante passion.
Si le narrateur se plonge alors dans l’histoire ahurissante de l’ergot de seigle, non sans rapport avec le LSD et que la plupart des mystiques pourraient bien avoir côtoyé, choisissons de l’aborder par son versant allégorique : celui de la création, vue par le tout dernier des romantiques ou des poètes voyants.
Ce mal couvé par Lou, c’est le feu sacré que cette vestale va transmettre au narrateur en l’appelant à la poésie comme Dieu se manifesta à Moïse pour lui annoncer sa mission depuis le buisson ardent. Une théophanie : « Tu feras un livre avec cette histoire, tu écriras mon livre, notre livre, le livre de tous ceux qui ont le feu », lui intime Lou, clin d’œil encore à Nadja qui demanda à Breton : « André ? André ?... Tu écriras un roman sur moi. […] Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste... »
Et, tandis que Lou dresse des temps qui courent un état des lieux révolté (« Comment tant de culture et si peu d’art ? Autant de culture et de connerie en même temps ? », dans « notre époque qui pourri[t] toujours tout, vulgaris[e] tout »), Frédéric Aribit remet sur l’ouvrage une question ouverte avec Trois langues dans ma bouche et développée dans « Les fées »: la création artistique comme avènement du sujet et démarche subversive, poétique aussi bien que politique. « On ne peut pas se contenter de consommer le monde, il faut s’en emparer à bras-le-corps, le laisser venir en vous, le laisser vous pénétrer de partout et puis suer, suer le monde pour le créer, le recréer en permanence, l’inventer au-dessus de ce que nous sommes, au-dessus de ce qu’il est lui-même. »
Et le narrateur de suivre à la lettre la consigne, de s’échauffer pour mieux se laisser traverser par tout ce qui concourra au sentiment d’exister. Et l’auteur de nous livrer cette rencontre avec l’érotisme, la poésie et l’art personnifiés, forcément mortels.
La beauté convulsive qui en résulte draine avec elle l’urgence maniaque de vivre, l’urgence charnelle d’aimer et d’en écrire. Ce long poème à Lou, à l’amour fou et à la poésie attisés jusqu’à l’incandescence souffle une bouffée d’oxygène sur un panorama littéraire trop souvent tiède. Il éclate en un feu d’artifice au lyrisme étincelant, porté par une écriture allant de précipitation en syncope au gré de reliefs vertigineux, n’hésitant pas à se coltiner la richesse débordante du langage pour entraîner l’histoire dans un véritable espace littéraire. Et, par-delà les clichés, caricatures et explications de texte dont elle use et abuse, la langue conduit l’« opération poétique […] au grand jour ».
Alors, dans cet arrachement, peu importe que Lou ne soit qu’une chimère et occupe une place tombée en désuétude : celle de la muse, du sacré, du pur fantasme de la femme toute qui finira en cendres pour demeurer irremplaçable. Source inépuisable de fiction, foyer d’illusions, elle est l’incarnation du romanesque. En ces temps secs où les romans s’aliènent à l’histoire au détriment de la forme, où le désir s’écrit au péril de l’amour, déchu au profit de la compulsion et de l’ego, avec une infinie douceur Frédéric Aribit replace le sentiment amoureux dans sa possible adéquation avec le désir, et cela fait du bien. Et, puisqu’il sait en fin de compte qu’il se consumera d’une façon ou d’une autre, pris dans cet impossible le lecteur a envie de croire, envers et contre tout, à l’élan salutaire et splendide de ces amants vivant au gré de leur imaginaire débridé.
Dès lors, on peut boucler la boucle et lire à double sens le palindrome de l’exergue : In girum imus nocte et consumimur igni. Virgile ou Debord ? Les deux, mon commandant. C’est là la condition tragique de l’homme, pris entre ces deux extrêmes : s’éblouir au flambeau et se brûler au réel, ou s’en détourner pour se consumer dans le vide. Tout est question de capacité à s’émouvoir, de choix et de position subjective. Quoi qu’il en soit, « Nous tournoyons dans la nuit et nous voilà consumés par le feu ». Aucun doute que le narrateur, clivé, a conscience de sa condition : « J’ai recommencé à suffoquer à ce moment-là, tandis que la musique avançait comme un aiguillon, comme une douleur lancinante, touchant les plaies à vif puis se retirant aussitôt, avant de revenir toucher encore au même endroit, et ainsi de suite tout au long du motif, succession de supplices et d’accalmies qui composait le sinistre présage de ce qui nous est échu. »
Au cours de ce « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qui fait et tue les voyants, les poètes à vif et les vivants émerveillés, on pense au cinéma de Jodorowsky, à Breton bien sûr, à Rimbaud et à ses voyelles qui éclatent sur la partition du texte, à Nerval forcément, ou encore à la Brigitte Fontaine de Profond.
À l’issue de cette passation de flambeau, on souhaite à Frédéric Aribit de demeurer un esprit ardent et d’entretenir le feu sacré afin qu’il ne s’éteigne jamais. Et aussi de se déprendre encore de certaines croyances, afin de ne pas tomber de l’escabeau. Car on ne saurait prêter aux artistes, aux humains et à l’art tant de qualités qu’à se casser le nez au réel, qui n’a pas le pouvoir de la fiction.
Passé l’excès de sensation, de sans-limite, de perception et d’images, il reste que la jouissance et le savoir peuvent avoir lieu dans les corps et dans la fréquentation des œuvres d’art, sans bruit.
Et l’on a envie de dire : « Faites attention à vous », monsieur.
Frédéric Aribit, Le mal des ardents - Editions Belfond
Tous aux abris : Richard Millet est « en guerre ». Fulminant, agité, s’échauffant à sa propre furie telle une pie-grièche, l’écrivain peste, tempête, invective, s’ébroue comme un chien fou, laissant s’égarer au passage ce qui fondait son intelligence tout autant que son style – pourtant à peu près unique, parfois sublime, et qui faisait et continue de faire de lui, déjà, un quasi classique de son vivant. C’est parce que je le pense et l’ai écrit en maintes occasions, et encore récemment à propos de L’Orient désert, de Corps en dessouset de Désenchantement de la littérature(le livre dont la réception, paraît-il, justifiait celui-ci) que je me sens à mon aise pour manifester, peut-être pas un désenchantement, à tout le moins un dégrisement. Ainsi donc, l’écrivain n’aura pas supporté ce que d’aucuns auront pu dire ou écrire de Désenchantement de la littérature, cette longue et magnifique élégie à la mort des belles-lettres qu’éclaboussait quelque saillie humorale et politique parfois très sotte. Tout comme j’ai aimé et défendu cet Orient Désert dont il se plaint que nul ne l’ait lu, j’ai aimé et défendu Désenchantement, son amertume, l’irrécupérable de sa désolation, la magnificence de son écriture, bien qu’en déplorant certains partis pris, plus fantasmatiques d’ailleurs que foncièrement idéologiques, car conscient que c’est dans sa propre négativité que l’écrivain digne de ce nom doit écrire, et m’arrimant au devoir de ne pas le lire au pied de la lettre mais dans la seule et exclusive compréhension d’une ontologie et d’une affliction qui, chez lui, se parent toujours des plus remarquables atours.
Désenchantement fut il est vrai diversement apprécié. Mais il fut critiqué seulement pour sa part extra-littéraire – y compris, donc, par les plus sincères et fervents de ses lecteurs. Millet en prit ombrage, et s’enquit de répondre à ceux qu’il nomme dans ce livre-ci des « ennemis »– quoique s’empressant de préciser, très vite et du très haut de sa superbe, qu’ils « ne méritent pas d’être traités en ennemis » puisque au fond ils ne sont rien, ou rien d’autre que les estafettes d’un « journalismedevenu le stade suprême de la pratique littéraire contemporaine – son horizon romanesque, ou ce que les géologues appellent un cône de déjection », et d’expliquer qu’il ne saurait être question de pardonner à des ennemis car « on ne pardonne pas à un masque, non plus qu’à un rôle ou à un chien », et que, au fond, en vérité, « mes ennemis n’ont que l’existence que je veux bien leur prêter. »
* * *
La terre entière lui reprocherait donc ce qu’il est, et davantage encore : jusqu’à son existence ; car n’en doutez pas, ce que ses contradicteurs visent n’est rien moins que son « élimination du champ symbolique. » Outre que l’écrivain, par ailleurs si dédaigneux de la presse littéraire et plus encore de ce qu’elle peut penser de lui, semble très bien informé de ce qui s’écrit sur son œuvre en tous lieux et jusqu’aux blogs les plus modestes, l’on regrettera d’abord qu’aucun point sur lesquels il fut attaqué ne trouve ici réponse. Pire – ou mieux, c’est selon : ce qui justifia notre réserve à la lecture de Désenchantement se trouve conforté dans L’opprobre, écrit sans doute un peu trop à la hâte pour pointer convenablement le viseur, si tant est qu’il fût en mesure d’approcher sa cible. Il est d’ailleurs symptomatique que Millet use de la forme quasi-exclusive de l’aphorisme, laquelle, si elle n’est pas viscérale ou systémique comme chez Cioran, ne sert guère qu’à maquiller une pensée dont on se refuse ou dont on se sent impuissant à étayer le dévoilement. Très commode pour quiconque se suffit ou se nourrit de sentences, l’aphorisme court le risque de la suffisance sentencieuse ; d’un usage raisonné, il saisit le lecteur, l’agrippe, le bouscule et le confond jusqu’à devenir saillie d’intelligence ; mal employé, il n’est guère qu’une arme défensive bien impuissante à masquer le trouble de celui qui se sait acculé. En assénant, en tirant à vue sur tout ce qui bouge, en sombrant parfois dans une vulgarité un peu indigne d’une telle prose, Millet ne fait que desservir son propos et va jusqu’à le salir, sciemment ou pas, allez savoir, avachissant ce qui aurait peut-être pu constituer les filaments d’une sainte colère en une langue de fiel épaisse, lourde d’un mépris que, finalement, il porte si mal.
L’opprobre, opportunément sous-titré Essai de démonologie, est le livre de l’échec. Échec narcissique, bien sûr : Millet pensait blesser ses offenseurs ? Le lecteur n’y verra autre chose que les rodomontades, un peu misérables il faut bien dire, et pour cette raison parfois attendrissantes, d’un auteur dont les coutures élégantes craquent sous l’effet de la vexation. Échec intellectuel et littéraire ensuite, et voilà qui est plus embêtant. À quoi bon tant de jolies phrases bien ciselées pour expliquer, par exemple, qu’il faut savoir « accueillir l’outrage comme un vinaigre à muer en eau pure », ou pour se convaincre soi-même qu’« aux caresses des amis je préfère les crachats », ou pour se consoler de « la laideur de mes ennemis », laquelle suffirait bien « à me venger » ? À quoi bon faire du ressentiment un principe générique extensible à tout ce qui vit ? : « Que pourrais-je aimer d’une France qui s’oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple », écrit celui qui, pourtant, tout au long de son œuvre, a su si bien montrer le désarroi, la maladresse fragile et délicate des petites gens. « Le Français est fidèle à son chien » : à quoi bon ces bons mots tant ils sont gratuits et n’obéissent à rien d’autre qu’au plaisir trouble de se croire, non pas seul, car nous le sommes tous, mais unique ? À quoi bon comparer « un de ces bons gros romans d’Outre-Atlantique » à « une blondasse américaine » avec laquelle on ne peut tout juste envisager que de « coucher » ? À quoi bon jouir et vouloir faire jouir de « l’hébétude satisfaite des lauréats des grands prix littéraires, qui ont tous l’air de vaches inséminées par le vétérinaire » ? À quoi bon pousser ces cries d’orfraie devant le « multiculturalisme » dès lors qu’on se contente de le définir comme partie prenante de « l’antiracisme et [de] la pornographie » ? À quoi bon être écrivain, et gallimardien, excusez du peu, si c’est pour se satisfaire de calembours ou de syllogismes qui d’ordinaire s’entendent de préférence au café, juste après la poire : « la domination anglophone est à la littérature ce que l’Europe de Schengen est à l’immigration clandestine ». Et le vertueux « catholique, blanc, hétérosexuel, écrivain », d’enfoncer le clou : « Vient un moment où on ne peut que donner raison à Ben Laden, pour peu qu’il ne soit pas une fiction américaine ou islamiste ». D’ailleurs « il n’est pas impossible que les attentats du 11 septembre 2001 soient une mise en scène américaine à capitaux saoudiens, tout de même qu’on peut douter si les Américains sont réellement allés sur la lune. » Marion Cotillard ne saurait mieux dire (pour mémoire, voir ici).
*
J’ai toujours eu un petit faible pour les écrivains irascibles, les atrabilaires, les épidermiques et les eczémateux, pour les mauvais joueurs de mauvaise foi. Non pour ce qu’ils disent ou écrivent en raison, mais parce que ce qu’ils disent ou écrivent n’en finira jamais de n’être que la manifestation douloureuse, inextinguible, frustrée, mythique, lyrique, de leur souffrance à être. Mais c’est toujours une désolation pour moi quand j’en surprends un en train de jouer au « réprouvé », à la perpétuelle victime d’une « loi du silence que le milieu littéraire partage avec les sociétés secrètes », alors même qu’il aurait accès à tout, et qu’il ne serait pas un livre de lui qui ne fût commenté, critiqué, décortiqué, publicité. Désolation de voir ce mystique pleurer la chrétienté des origines, on peut le comprendre, et s’envelopper dans la hautaine toge du supplicié, le manteau de disgrâce de celui qui aimerait tant croire qu’il « hante ceux qui voudraient que je n’existe pas », qui aimerait tant nous convaincre qu’il vit dans la quiétude d’une « forme supérieure de l’ironie ». « Privilège des martyrs et des saints, et aussi des écrivains, je suis vivant dans ma tombe », note-t-il comme pour façonner le mausolée à venir, assuré que les derniers grands glorieux auxquels on puisse le mesurer ne sont plus de ce monde : « Ce n’est donc pas de trop écrire qu’on me reproche, mais de trop publier, comme on dit de trop parler ou d’écrire trop bien. Peut-on reprocher à Bach ou à Schubert d’avoir trop composé, ou à Monet d’avoir trop peint ? »
Étrangement, c’est dans un ressort psychologique, ou par une pirouette du même ordre, que Richard Millet croit pouvoir expliciter et mettre à jour la défiance qu’il suscite. Écoutez bien, c’est un monument de bravoure et de mauvaise foi : « Et si cette haine, cette violence, ce rejet étaient le signe d’un amour pervers pour ce que j’écris, mes ennemis n’osant m’aimer, leur perversion consistant à jouir sans se l’autoriser, et à vouloir dégrader mon travail en jetant l’opprobre sur ma personne ? » On appelle cela boucler une boucle : être l’auteur d’une œuvre telle que son pire ennemi n’aura d’autre choix que de l’adorer en son for intérieur et dans le secret silencieux de sa conscience hypocrite, acculé à la souffrance perverse de devoir jouir du pire, être soi-même enfin le Maudit tutélaire, la Figure tellement considérable et positive et enviée du Mal, régner du fin fond du pays de l’opprobre sur un empire de nains et de lutins corrompus qui, dans l’infime éclat de lumière qui, fût-ce par éclair ou accident, continue de les rendre accessibles au Beau, ne peuvent que mettre genou à terre devant le Maître. Il ne viendra pas à l’esprit de l’écrivain que ladite défiance tient à de simples mots qu’il jeta lui-même dans ses pages, des mots bêtes, méprisants, ineptes, qui ternissent ce qu’il convient d’appeler une œuvre, une œuvre qui, de surcroît, n’a sans doute pas beaucoup d’équivalent aujourd’hui en France.
Faut-il y voir la cause d’un effet ou l’effet d’une cause, toujours est-il que L’opprobre est écrit dans une langue qui, pour la première fois, semble achopper, se condamner à la monomanie, au ressassement, à l’alourdissement du déjà-connu, du déjà-écrit, et se condamner, même, parce qu’on ne réécrit pas aussi bien ce que l’on écrivit déjà, à l’injure de ce que cette langue a été et sera encore assurément ; c’est bien écrit, bien sûr, c’est Richard Millet ; mais c’est comme si nous lisions là un Millet pour les Nuls, comme si nous tenions entre nos mains le manuel de base de la stylistique millettiste, le vade-mecum des techniques ordinaires de l’écrivain, dont on ne sent plus ici la sainte inspiration, et dont on pourrait croire qu’il s’essouffle sur sa propre musicalité, comme s’il se lassait lui-même de tourner autour de ses propres marottes. Les rares moments de ce livre où l’écrivain s’en retourne à lui-même attestent de la déperdition du sens et du beau dans l’humeur, et sauvent le livre. Jamais aussi élégant et digne que lorsqu’il consent à fermer les yeux et à ne pas travestir le monde en objet de fantasmes ou en exutoire à sa langueur, les mots de Millet retrouvent alors leur source exacte, l’origine même à laquelle il puisait pour donner les plus beaux livres qui soient. « Être digne de l’échec : voilà la condition de l’écriture », écrit-il, nous donnant à espérer qu’il entrevoit ainsi le caractère vain et voué à l’oubli de toute polémique avec la galaxie, et que seul le rapport intime, donc privé, à l’écriture, justifie la littérature. « De quel infini sommes-nous, en écrivant, la dégradation ? » : voilà ce qu’il faut écrire. Ce qui n’est possible qu’à la condition d’oublier un peu ce que nous renvoient les ennemis que nous nous sommes fabriqués, et qu’il est un peu commode, n’est-ce pas, de comparer à des « insectes. » Nous autres, lecteurs, nous autres qui avons appris et continuons d’apprendre à lire et à écrire en lisant Richard Millet, attendons de lui qu’il tienne bon sur ses préceptes : « J’écris non pas pour être ignoré mais pour parfaire la nécessité qu’il y a à l’être en écrivant » : c’est, précisément, ce qu’il n’a pas fait avec L’opprobre. Il nous dira, et nous dit déjà, d’ailleurs, que ses lecteurs l’attendent au tournant du roman, et qu’il s’en moque, que le roman est mort, qu’il a besoin de l’oxygène de la guerre et de l’hybridation du récit, et nous, on pensera qu’il s’agit encore d’une argutie, d’un aveu déguisé en lapsus, d’un refoulement peut-être, et que ce qui l’excite surtout, ces derniers temps, c’est une petite guérilla littéraire qui ne vaut pas tripette, et qu’il trouve un bien triste plaisir à la posture sacrificielle et victimaire de l’écrivain maudit qu’il n’est pas. Si rien ne semble en mesure de pouvoir réenchanter Richard Millet, ce n’est pas grave : là naît aussi sa littérature ; pourtant, s’il continue, il faudra bientôt entreprendre de le désenvoûter. Avant qu’il ne soit trop tard.
Richard Millet, L'opprobre, essai de démonologie - Éditions Gallimard Article paru dans Le Magazine des Livres n° 10, mai 2008
Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable, et que le reste, l’affectation eschatologique, l'incessant procès aux contemporains, les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « L’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi.
Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot.
Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces à la Comédie française) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.
Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, […] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs. Lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut »– et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »
Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? »– d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ?
Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littératurepourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » –si bien« que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion.
L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloir se trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin […] d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – et d’ailleurs je serais sans doute bien seul.
Désenchantement de la littérature, chez Gallimard L'Orient désert, au Mercure de France Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 7, novembre 2007
Les corps en dessous sont toujours en dessous de tout : des grandeurs du monde, des nostalgies clinquantes, des rêves de petite fille, des visages lourds qui sommeillent en nous et des atavismes sociaux ; ce sont les corps essentiels, ces vieilles carnes primitives qui nous font traverser les siècles, une matière qui nous précède et sur quoi parfois nous nous reposons, tout autant capable de fomenter nos terreurs que de porter nos âmes. À nouveau Richard Millet les explore, ces anonymes auxquels nous ressemblons tant, ces petites gens pour qui vivre devient forcément, un jour ou l’autre, l’autre mot pour dire porter un fardeau, parfois sa croix. La vie des hommes est ainsi faite que chaque espace devient faille, que rien ne s’accorde jamais, que la force vient toujours à manquer pour se donner à soi-même l’impression qu’on sait vraiment ce qu’on fait, qu’on sait où on va, qu’on en a vraiment décidé : « Nous étions des spectres infimes ; des visages absents ; d’insignifiants murmures. Chacun ne hantait plus que soi. » Aussi cette femme-là sait bien ce qui fait se mouvoir les hommes : à vivre dans leur ombre menaçante et nécessaire, elle sait bien que « la laideur est un balcon d’où [les] observer. »
Ces trois récits – peut-on parler de nouvelles ? – ne sont pas sans rappeler les Trois Contesde Gustave Flaubert : semblable poésie qui fuse de la grisaille, égale attention aux petites variations des couleurs et des corps, des œillades et des attitudes, au saisissement des regards las, apeurés ou hagards, à tout ce qui bouge derrière les situations ordinaires et les gestes menus du quotidien, et davantage encore à l’insubmersible solitude des êtres et au chagrin de ne pouvoir la dire à bon escient et au bon moment – « il le voyait bien, lui qui regardait couler mes larmes de petite fille qui n’avait pas su vivre, cette petite fille qu’on ne m’avait même pas laissé être et qui ouvrait des yeux noyés de larmes, reniflant bruyamment, et découvrant dans la glace, de l’autre côté du comptoir, qu’elle parlait toute seule. » Soit dit en passant, Flaubert aussi était taraudé par le fait de savoir ce que ce que vivre voulait dire, et si l’écriture pouvait en tenir lieu.
Trois histoires, donc, aussi brèves que lumineuses, qui toutes racontent un peu de ces choses essentielles qui nous éloignent du réel à force d’y être plongés, et qui nous installent sur un promontoire d’où nous nous regardons vivre, malgré nous, et d’où nous ne pouvons qu’interroger notre humanité à l’épreuve. C’est cette femme pétrie dans la solitude, qui dit d’elle-même qu’elle n’est « belle qu’un jour sur deux » et sait que « l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’est que l’abîme où nous ne cessons de choir depuis notre naissance. » C’est cette autre femme qui s’en va chaque mardi « d’un pas vif vers la gare, dans le petit matin », pour vivre dans un hôtel ce qu’elle a à y vivre et qui, d’ordinaire, en revient toujours, d’après ce qu’en dit son fils, soulagée de cet « amer petit pli, au coin de la lèvre inférieure », ce qui ne va pas sans soulever dans l’esprit du jeune garçon les questionnements les plus intrigués, et les plus fondateurs. C’est cet homme enfin, L’homme du parc zoologique, suffisamment esseulé pour savoir qu’il n’est « le gardien de personne » et pour se demander si ce n’est pas « l’insignifiance des hommes qu’elles viennent oublier, ici, devant les animaux, les femmes et les filles, toutes les femmes, une fois saigné l’homme-loup. » Car ce sont toujours les femmes qui continuent d’intéresser Millet, rarement l’homme, ou alors seulement pour chercher en lui ce qui est encore Homme, et dont il désespère, et lui fait ressentir la présence de « l’enfant hurlant en moi pour en appeler à l’homme qu’il ne peut plus être. » C’est à ce Millet-là, bien davantage qu’à celui qui persiste à vouloir jouer au chat et à la souris avec son temps, qu’il faut s’intéresser – et dont le temps se souviendra.
Richard Millet, Corps en dessous - Édtions Fata Morgana Dessins de Damien Daufresnes Le Magazine des Livres - N° 10, mai/juin 2008
L’homme fut écrivain. Fut, car ne souhaitant plus l’être – mais peut-on jamais se défaire de ce que l’on est ? Il n’est plus écrivain, dit la pauvrette impressionnée, car il veut « pouvoir casser du bois et l’empiler, une activité qui était, avec la marche et le maniement de la faux, la seule chose qui lui permît d’apaiser les prurits d’écriture et la nostalgie des mondes disparus. » Son problème à lui va rencontrer ses problèmes à elle – « il voulait vivre hors du temps et c’était dans ce dehors que j’espérais le rejoindre » : de là naîtra une manière commune de converser, de tenir silence, de contempler et de vivre. Commune, mais incompatible : il faudrait pouvoir traverser le barrage des trajectoires, des destinations, des origines, de la langue et du corps. C’est là le plus touchant, cet inabouti des sentiments, cette pudeur à reconnaître l’autre sans trouver en soi la force d’approcher, de parler, et pire, de le séduire ; cette obstination à se juger indigne de lui, parce que c’est ainsi, parce que les mondes ne se rencontrent pas, parce qu’aucun monde n’est fait pour entrer en un autre, parce qu’on ne peut pas sans conséquence désastreuse être une petite serveuse orpheline qu’un village tout entier convoite comme une bête à dresser, une existence à exploiter ou une chair à prendre ; elle le sait, elle : « des êtres comme moi sont trop seuls pour s’abandonner à autre chose qu’au renard qui leur dévore les entrailles. »
Le monde s’est fracturé ce jour où il s’installa au village afin d’y tenir son rôle de maître d’école, cet homme qui semblait venir de loin, ne portant sur lui aucun signe de reconnaissance, aucun code usuel, seulement une réserve, une solitude, une gentillesse louches, car dans les villages tout se soupçonne, rien n’est vraiment clair, rien n’est vraiment honnête, tout le monde a son petit quelque chose à dissimuler, son horrible vérité à porter. Dans la petite auberge dépeuplée que tient l’oncle et où elle officie, la présence seule de cet « homme qui ne s’aimait pas » et « qui, lorsqu’il parlait, semblait se moquer du monde, y compris de lui-même », suffit à la troubler et à la tourmenter, elle dont le beau prénom est si rarement cité – sans doute parce qu’elle se sent indigne de sa beauté, de ce prénom céleste aux étoiles à elle toujours interdites. Et puis il faut se méfier des hommes. Celui-là, sous ses dehors tellement doux, n’est-il pas de mèche avec les autres ? N’est-il pas, lui aussi, et peut-être même davantage que les autres encore, moins éduqués, moins dissimulés, « cet inconnu que devient tout homme qui se met à regarder une femme en se demandant qui elle est, c’est-à-dire qu’elle goût elle aura lorsqu’il plantera ses dents dans sa chair nue » ? Ne sont-ils pas, les hommes, tous les hommes, de toute façon, toujours ligués contre moi ? Et que faire quand l’homme devient mon unique objet de convoitise, quand son existence seule envahit le jour au point de torturer mes nuits ? Que faire de l’amour quand on n’a jamais admis qu’il fût même possible, qu’il est comme un gros mot : « Je m’en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l’amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir – et encore n’étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l’amour, puisqu’il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j’attendais comme une délivrance. » Le corps n’est certainement pas la seule matière à protéger du monde, mais c’est lui le réceptacle des misères, du désespoir d’être, des joies immatures et des humeurs sans rémission. Il inonde les fantasmes de la pauvrette, et elle, elle en parle comme on n’en parle plus, comme on ne peut plus en parler, avec ce mélange d’avidité animale et d’indignation contenue. Le corps est tout à la fois ce traître qui nous fait attraper la colique quand l’émotion est trop forte et le dernier passage par où se glissent le retour à soi et l’oubli qui permet de continuer à vivre. C’est qu’il y a tant de choses à oublier – à commencer par la vie. Elle a « depuis longtemps compris que ce n’est pas nous qui dévorons la chair mais la chair qui nous pourchasse, nous rattrape, nous déchire, et fait naître en nous un sanglot qui semble avoir traversé le temps, si bien que ce n’est pas nos morts que nous pleurons mais les défunts qui pleurent en nous. » L’homme mûr et la jeune fille n’ont aucun besoin de se le dire pour le savoir, chacun en son for intérieur, « qu’il y a deux choses qu’on peut se donner à soi-même, sans rien attendre d’autrui : la mort et le plaisir. »
C’est au fond un texte rare sur l’amour. On dira qu’il y est question de beaucoup d’autres choses : la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la ville et la campagne, l’insignifiance sociale, le temps, la morale et les mœurs du temps, la fin des mondes, les fantasmes mutuels que l’homme et la femme entretiennent parfois à leur corps défendant, la construction du désir, de la jalousie, la douleur d’être, d’être ce que l’on est comme d’être ce que l’on n’est pas, l’origine et la destination de la sexualité, le déclin en soi du sentiment de la vie, l’aspiration lente à la mort… : mais tout cela a pour origine l’amour. Pas n’importe quel amour, car il n’y a pas d’amour universel, seulement une folie qui se loge en certains et transfigure le réel, métamorphose ce qui jusqu’alors constituait l’horizon familier et bouleverse le regard. Un amour que sanctionne toujours l’échec, ou son sentiment, qui épuise la vie des êtres sans jamais venir à bout de leur existence. « Il y a des lames et des précipices pour s’empêcher de choir », pense la pauvrette, plus seule que jamais, humiliée par un amour sans écho ni retour, parce qu’il a bien dû en revenir, lui, de l’amour. Aussi quand la jeunesse s’empare des lames et plonge dans les précipices, à ses yeux à lui « rien ne vaudrait une mort à l’aube d’un beau jour d’été, sur une jetée de granit rose, avec de petites voiles blanches à l’horizon » : c’est une mort en forme de privilège pour ceux qui n’ont plus rien à vivre.
J'ai lu je ne sais plus où (qu'importe, d'ailleurs) qu'il y avait dans ce Richard Millet-là une preuve, la preuve, de son arrogance et de son aristocratisme social – entendez sa haine du peuple et des indiscutables vertus de la démocratie – à fondre ainsi la voix de l’auteur dans celle de cette jeune femme de minuscule origine, pauvrette réduite à user son être et ses rêves en faisant le service dans une gargote enterrée bien loin de la vie des villes, bien loin, finalement, de la France, et à lui attribuer des fantasmes de bécassine devant un homme de vingt plus âgé qu'elle qui, au passage, pourrait bien avoir quelques traits de l'auteur. Outre qu'une fois de plus la critique se focalisait sur ce qui n'a pas trait directement à la littérature, elle était surtout d'une singulière (et hypocrite) bêtise. Car c'est évidemment tout l'inverse : il y a toujours chez Millet une authenticité et une tendresse à parler avec, ou, mieux, dans la voix des êtres de rien, des anonymes du show contemporain et des oubliés du grand cirque. Le tropisme social-compassionnel étant ce qu'il est en France (triomphant), certains lecteurs et critiques ne semblent plus pouvoir réfléchir autrement qu'en s'y soumettant à leur tour : leur souci du bien se substitue au désir du beau et l’objurgation de l’utilité politique à l’impératif de justesse – preuve, s'il en était besoin, du triomphe de certains automatismes idéologiques, quand on nous annonçait il y a peu encore, et autant que faire se peut à fiers coups de clairon, l'ère enfin advenue de la fin des idéologies.
Or non seulement la pauvrette se révèle d'une grâce infinie, à la fois exceptionnelle et commune, entière mais délicate, sensuelle dans sa honte du corps et toujours troublante de ce seul fait, elle qui n’a d’autre choix que « se laisser dévorer par le renard enragé qu’on nourrit au fond de soi », mais elle offre peut-être à Richard Millet l'occasion des plus belles pages de son œuvre – et à moi un bonheur de lecture que je n’avais plus connu depuis longtemps dans le roman français contemporain : rarement la langue aura été aussi pleinement et intimement habitée, rarement ce qui relève d’une intimité, et la plus forte et impériale qui soit, aura été aussi éloigné de l’intimisme de saison. Richard Millet ne s’acharne pas à perpétuer une tradition : il fait simplement partie de ces rares écrivains que hante le noyau, le coeur secret de la raison d'être littéraire.
Richard Millet, Dévorations - Éditions Gallimard Article paru dans Esprit critique / Fondation Jean-Jaurès, octobre 2006
Ainsi donc, le plus grand texte en prose de Lionel-Édouard Martin aura (presque) partout essuyé des refus : l’histoire, c’est connu, est pleine d’ironie. Tant mieux, au fond : ce sera, c’est, déjà, l’honneur et la fierté duVampire Actif, jeune maison qui s’était distinguée en exhumant Pétrus Borel le lycanthrope, d’avoir couru le risque de ce texte magnifique et supérieur. La vieille au buisson de roses est une œuvre tellement aboutie, tellement nécessaire, tellement viscérale aussi, où se joue, non une vision mais « une diction du monde », qu’on ne s’explique décemment pas qu’elle ait dû franchir tant d’années avant de trouver preneur, et qu’aucun éditeur n’ait jusque-là jugé bon de faire entrer dans l’histoire cette authentique leçon de littérature.
Cela, je l’ai senti dès la première phrase – ces choses d’abord se sentent. J’ai commencé à souligner ; trop : je n’allais tout de même pas souligner le livre. Alors je l’ai ourlé – des grandes barres verticales décochées dans ses marges ; mais je n’allais pas non plus l’encadrer. C’est qu’il n’est pas une phrase qui n’y soit singulière, travaillée au poinçon ou rudoyée au grattoir, et toujours polie de cet éclat que le temps, l’expérience et le talent savent donner aux choses. Pas une phrase qui ne nous fasse extasier – et qui, ô sublime cruauté, ne nous accule à notre irrévocable modestie. Laisser tomber le stylo donc, et l’ourlet, et le soulignement. Et lire.
Et s’incliner devant l’humaine trinité que forment cette vieille, donc, qui va « dans le noir à la messe, avec pas grand monde », ce « Monsieur de Cruid, marquis de », et le chien, « Diurc » comme dit la vieille en lieu et place de « Duc », à cause que l’accent du coin « insuffle au français l’empreint de son argile. » Devant ces terres dont Lionel-Édouard Martin ne se défait pas et dont il fore, livre après livre, l’obsédant pourtour où s’enveloppent Montmorillon et sa Gartempe, là où la modernité s’obstine à résonner comme un mot creux, une coquetterie de « personnes de qualité ». Cette vieille n’est pas bien différente des autres, qui trimballent leur vie dans des tabliers où « s’ouvre une poche au niveau du nombril » ; d’ailleurs « leurs enfants sont de complexion sphérique ou tranchante, comme de vrais enfants, bons ou méchants, lesquels viennent aussi par le ventre – mais celui de la vieille femme n’a servi qu’aux autres fonctions, il a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles : mais vierge il est de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué, n’ayant supporté de poids que celui des draps et des couvertures, et de l’édredon les nuits d’hiver. » Tout Martin est ici. Dans ce mot, non seulement juste, ça n’est même plus le sujet, mais réintroduit dans son rythme, dans sa chair et sa croûte, dans son odeur, son sang et sa généalogie. Tous ses livres parlent de ça, s’obsèdent de cette adéquation exemplaire, physiologique, du mot et de la chose, perpétuent ces mondes oubliés qui ont toujours en commun de n’être jamais oublieux de rien : mondes de mémoire, totale, envahissante sûrement ; d’autant plus douloureux peut-être qu’ils s’ébrouent dans un monde autrement vaste qui, lui, a fait de l’oubli et de l’effacement un combustible nécessaire à son désir, pas moins obsessionnel, d’avancer.
Dans le monde de Martin il n’y a que des petites gens, souvent exemplaires, et quand elles ne le sont pas, leur vie est si peu moderne finalement, si peu rieuse, si peu causante, qu’elles en apparaissent toujours plus riches d’un certain courage à vivre. C’est le monde d’une abnégation qui n’est pas seulement matérielle, et où « on a peu l’occasion de parler : aussi, quand il le faut, toute la personne doit-elle s’atteler à la phrase, tirer à hue, à dia, pour la débourber de la chair »– quand d’autres s’embourbent « dans les mots grumeleux de consonnes. » C’est en qualifiant leur langue que Lionel-Édouard Martin campe ses personnages. A cette aune, la vieille, avec « sa propension à diéser le français », produit une langue qui n’est pas moins précieuse et délicieuse que celle de Monsieur de Cruid, marquis de, linguiste éclairé. Sa langue est parlée parce qu’elle ne peut autrement se concevoir. Alors, certes, on écrit, mais « en absence d’autrui, dans une solitude sans écho, tandis que remontent les paroles de l’enfance et le constant soliloque avec les choses évidemment sans réplique, si tragiquement muettes qu’on leur prête un dire et se donne l’illusion de ne pas murmurer dans le vide. » Car c’est toujours un risque de passer par l’écriture : elle n’est acceptable que dans le secret, ou sous la chasteté du voile – « c’est que dans les demeures, l’ombre écoute, ce n’est pas douteux. »
J’essaie de comprendre en quoi ce livre-ci atteint des sommets plus élevés encore selon moi que les précédents. En quoi il creuse l’écart – non tant dans l’acception sportive de la formule qu’en songeant au firmament, qui sépare les eaux supérieures des autres.
Il y a une raison, peut-être, qui pourrait ne point plaire au poète : ce livre porte une manière d’intrigue (derrière laquelle il ne court pourtant pas) et suscite une authentique et étrange attente romanesque : la vieille et le marquis, leurs deux mondes, vont-ils se rencontrer ? que va-t-elle devenir, elle, dans sa misère et sa folie ? et lui, dans son vieux manoir d’anachorète ? Diurc va-t-il retrouver un maître ? ou restera-t-il ce chien « sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de l’existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurs de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. » ?
Mais il y a, plus que tout, ce personnage central – entendez la langue. Nous y sommes, avec Martin, bien habitués déjà. Mais on dirait qu’elle a ici plus de corps encore : elle est une matière agitée, active, étonnamment polymorphe, jamais aussi près de saisir l’éclosion de toute pensée, avec ses ramifications spontanées, ses images concentriques, ces chemins imprévus qui ramènent toujours aux mêmes nœuds de l’existence, ceux de l’enfance, de ses sensations fugaces et fondatrices, de tout ce qu’il y a d’immémorial et d’incertain dans la souvenance. « La vieille se surprit à penser, comme jeune fille elle faisait, liant en écholalies les mots, cyclamen, quand l’archiprêtre lui déposa sur la langue l’hostie telle une fleur blanche qui lui serait poussée dans les entrailles, dans le creux de la faim, petite fleur dense, riche de paroles, éclose sur ses lèvres en motet Renaissance, comme, au printemps, donne à siffloter la tige de folle-avoine mâchonnée dans les prairies. » La langue de Lionel-Édouard Martin redonne de la matière au monde. Mais pas seulement. Elle lui réaffecte aussi une sensibilité que, par nos faubourgs urbains et technophiles, l’on dirait éteinte. Elle fait mieux que ressusciter les choses : elle les actualise. Avec ce texte, son plus magistral, son plus touchant aussi, l’écrivain est peut-être bien plus moderne qu’il ne le pense.
Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de rose, Éditions du Vampire Actif
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011
S’il est un écrivain dont on peut dire qu’il creuse son sillon, dans l’acception la plus pleine du terme, c’est bien Lionel-Édouard Martin. Ce pourquoi je l’ai toujours plus ou moins accointé à Richard Millet, André Blanchard, Pierre Michon et quelques autres, tous écrivains parce que terriens, tous poètes parce qu’hommes d’un sol qu’ils n’ont de cesse d’enraciner, autant d’ailleurs pour l’enfouir toujours plus profond en eux que pour l’exhausser et le régénérer ailleurs. Et quand bien même il se sait, lui, ce gars du Poitou, et « définitivement », de ces « gens de vagues bastions, de mauvaises barcasses et de chèvres lentes » ; et quand bien même cette « vieille terre, maculée de grisaille, ne vous tend d’autres perchoirs que les canons sciés de ses branchages. »
Lionel-Édouard Martin est de ces écrivains qui n’ont jamais eu besoin d’une histoire pour en écrire. Et quant à savoir ce qu’il pense de ce moderne roman où le lecteur est tenu en otage parfois autant qu’en haleine, ma foi je n’y mettrai pas ma main à couper. Il ne s’agit pas en effet de créer un nouveau monde, mais de perpétuellement apprendre à habiter l’ancien, celui d’où l’on vient, où nos premiers pas ont moulé leurs empreintes, et qui meurt bien sûr, qui meurt comme ceux de là-bas, de Montmorillon ou d’ailleurs – « quand il faut bien, porteur de tant d’années, qu’on trébuche et s’affaisse sous leur poids, ou à l’improviste, au cours d’une conversation devant quelque boutique ou dans son verger, levant le bras pour une poignée de cerises. » L’histoire n’est jamais dans le vaste monde, mais nichée en soi. Le traverser, ce monde, comme a pu ou peut le faire Lionel-Edouard Martin, ne nourrit guère son horizon d’écrivain qu’à l’extrême marge de son dessein, tout au plus lui permet de varier un peu le décor. Et s’il part, il y a moins d’objets usuels dans ses valises que de lui-même, moins de guides touristiques que de traités des origines.
Le miracle, c’est qu’on ne trouvera jamais chez lui la moindre complaisance ruraliste, jamais le moindre éloge d’une terre sans vices ni mensonges. La terre chérie trouve toujours sa sublimation dans un humanisme renaissant, et c’est cet humanisme peut-être qui le rend si curieux de ce qu’il n’est pas ou ne peut être : urbain, moderne, cosmopolite. Et pourtant. S’il sait mieux que quiconque redonner souffle, vie et allant à ce que la langue française a de plus désirable et de plus immémorial, on le voit ici se connecter à l’univers, manœuvrer l’ordinateur et tripoter les sms avec une évidence qui n’est sans doute que le pendant de sa profonde indifférence au support. Car tout n’est jamais question que de langue et de langage, de chair et de matière. Aussi, s’il dresse ici une scène pittoresque, enjouée, souvent drolatique mais parfois grave, si nous n’avons aucun mal à l’imaginer, là-bas, sur ces terres haïtiennes auxquelles il a rendu tout récemment le plus beau des hommages (Le Tremblement – Haïti 12 janvier 2010, également chez Arléa), c’est au fond et toujours de cette « bonne chair francophone » qu’on se délecte. De lui, c’est en tout cas ce que je retiens toujours. Plus encore peut-être dans ce livre-ci, son « histoire », pour le coup, m’ayant peut-être un peu moins séduit, et peu importe, j’y reviens, quand de toute façon tout n’est jamais qu’un prétexte supplémentaire à dire l’impérieux du langage et à lui clamer son amour. J’aime chez Martin cet incessant et souverain retour aux dernières choses de la vie, ou aux premières allez savoir, à sa vieille tante Guite par exemple, grâce à laquelle, dans « cette église Notre-Dame où, avec d’autres choristes, elle piaillait la messe à la tribune », il s’imprégna de « ce grégorien qui, sur les partitions grumeleuses de neumes, étirait les mots comme de la pâte à tarte », communiant avec ces vieilles qui « ressortaient de la messe soûles comme des grives de ces paroles qui leur prenaient le sang, leur tambourinaient dans les mâchoires et tout le corps, transformant leur vieille chair en de longues phrases psalmodiées. » Cette pauvre tante, oui, « pauvre diable, sans doute, la petite retraite, sans flambeaux ni pétards. Et bête, la vieille chatte pour laquelle on se prive, achetant des boîtes, cuisant pour elle chaque vendredi que Dieu fait le chinchard qu’on désarête, tandis qu’on mange soi-même une sardine fraîche avec des haricots. » Alors il peut bien, après, nous rapporter ses aventures en Haïti, avec les tordants Jean-Bernard et Lucian, il peut bien nous faire nous esclaffer à la verve de leurs dialogues charnus, spirituels et souvent vinifiés, il peut, même, nous rendre de sa mère, qui chaque matin lui téléphone parce que « seule mon absence alors la touche », un de ces portraits que seul un fils sans doute peut brosser, c’est à cela que l’on revient toujours, et qui suffit amplement à le lire et à le faire lire : à l’obsession d’une langue qu’il écluse comme d’autres les gargotes, tandis que nous prenons au passage une bien belle leçon de style, et de vie.
Lionel-Édouard Martin, Vers la muette – Éditions Arléa Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010
J’avais laissé Lionel-Édouard Martin à Chailly, où il était déjà (plus ou moins) question de deuil - Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007. Et d’orphelins du moderne, et de mondes qui s’éteignent, ou que l’époque brutalise d’indifférence, maintient dans ses marges, un peu comme ces animaux retrouvés morts sur les bords des routes – de préférence départementales. Eh bien nous y replongeons, dans ces univers un peu clos, épais d’une histoire qui se transmet sans qu’on sache toujours très bien ni pourquoi, ni comment, l’air de rien, par petits bouts de ficelle, et cela dès la première phrase de ce récit, où la locution « de nos jours » en dit long sur la source où Lionel-Édouard Martin va puiser sa poésie, et sur son obstination à perpétuer ou à ressusciter l’ancien, les anciens parlers, les anciens mangers, les anciennes manières, tout ce qui apparaîtrait aujourd’hui au commun comme une désuétude sympathique mais tout de même un peu folklorique. N’allez pas croire pourtant que Martin soit un mélancolique. Diantre non ! que nenni !, aurait-il pu faire s’exclamer un de ses personnages. C’est ce qui est intéressant, et fécond, ici : non l’irréductible opposition entre des temps et des mœurs, à la manière, si l’on veut, d’un choc des civilisations, mais la possibilité d’une coexistence pacifique entre des mondes qui certes n’iront sûrement pas jusqu’à se mélanger mais qui auraient l’un et l’autre tort de s’obstiner à ne pas voir ce qui, parfois, les réunit. La mort, notamment.
Moyennant quoi, si j’avais pu, à propos de Deuil à Chailly, évoquer Michon ou Millet, c’est à André Blanchard que j’ai ici songé. Mais un André Blanchard qui aurait troqué ses humeurs grognonnes contre une douceur désabusée, qui aurait dompté ses colères et les aurait muées en humour distancié. Car on rit beaucoup, chez Lionel-Édouard Martin : on y est, finalement, très bon vivant. Ah, cette scène de crémation ! où le voisin, « le père Courcil », venu en ami, s’inquiète pour lui-même de ce qui ne tardera plus guère à lui arriver et s’enquiert de détails techniques auprès de l’opérateur, lequel lui explique que cela dure quatre-vingt dix minutes mais qu’il n’est pas obligé « de rester jusqu’à la fin », et lui de répondre, du tac au tac mais comme dans un mouvement un peu las : « Quatre-vingt dix minutes, c’est le temps de quoi ? Bœuf en daube, pot-au-feu ? C’est bien rien de nous, quand même !... » Et l’autre, hilare : « Pote au feu ! Ah, sacré monsieur Courcil, si vous n’existiez pas, il faudrait qu’on vous invente ! » On rit donc, oui, en vertu de deux qualités qui abondent chez cet écrivain : un sens des situations particulièrement drolatique, où le cocasse se niche dans le tragique ; et bien sûr cette langue, gouleyante, gourmande d’étymologie, pleine de jeu sémantique, d’une texture aussi légère qu’une eau-de-vie mais aussi épaisse en corps qu’une de ces bonnes vieilles liqueurs qui persistent en bouche, tout emplie d’arômes mêlés et de souvenirs. Allez, pour la route, et pour la perfection du trait, pour tout ce qui se cache entre ces lignes, goûtez-moi ça : « On mangeait du canard – tout ce qu’on peut, du canard, manger : non seulement des morceaux nobles, magrets, cuisses, mais le coeur gras en brochette, le cou farci, jusqu’à la carcasse dite "demoiselle", fracassée d’un coup de tranchoir, et qu’on rongeait à pleines paumes jusqu’à l’os – alors, à geste d’étrangleur, on vous nouait autour de la glotte, comme pour le homard ou la langouste, un vaste bavoir de bébé. C’étaient de grandes goulées un peu barbares, un retour à l’enfance muette, avec le gras sur les lèvres et le bonheur des tripes. »
Ça sent souvent la vieille ferme et la terre séculaire, chez Lionel-Édouard Martin, le commérage et les volets fermés, la vase de l’Atlantique et le vert-de-gris des petits matins, ce vieux terroir où l’on pend le jambon au plafond des cuisines et où la gamelle des chats traîne sur le pas de la porte, « et dans l’air proche on entend les viandes feuler sur les braises. » À coup sûr, tout cela n’aurait pas déplu à un Maupassant. Martin n’a guère besoin d’imaginer ses histoires : elles sont là, quotidiennes, sans doute en grande partie réelles, il lui suffit de les cueillir. Seulement voilà, peu d’écrivains semblent aussi à l’aise dans cette manière de poésie sensorielle, très en chair, odorante, qui enivre comme un cru du Haut-Poitou, peu savent aussi bien mêler ce qui, dans les sensations mêmes, l’est naturellement. Si bien qu’on sort de ces Jours d’été dans le Sud-Ouest avec une sensation qui peut se faire à la fois lénifiante, heureuse, presque légère, et pourtant grave, intérieure, réflexive. Cette manière qu’il a d’évoquer les figures disparues, d’aller visiter la tombe de Francis Jammes en famille, d’entrer dans les langueurs du corps (« on mâche l’aube comme un morceau de pain beurré »), de tout entrer dans la langue, et dans la bouche, de nous rappeler à l’enfance ou à l’antique de la vie, de faire de l’histoire une géographie où chaque nom propre résonnerait d’une signification commune, d’évoquer le temps, celui qui passe et qui ne peut plus rien promettre (« Les vieux hommes qui s’ennuient parlent, quand ils peuvent, avec une abondance intarissable. La parole comble un vide, comme, pelletée à pelletée, la terre jetée dans un trou – pour l’arbre ou la tombe »), de dire enfin le corps même de la mort, cette manière, donc, d’insuffler à chaque parole un quelque chose qui est à la fois physiologique et minéral, nous laisse, finalement, assez admiratifs. J’ai trouvé, parfois, étrangement, que quelques passages étaient presque trop efficaces, comme si l’auteur se laissait entraîner un peu trop loin dans le flux des scènes, les exposant à une modernité un tout petit peu excessive. Mais c’est là une réserve bien paradoxale, dont je mesure en partie l’inanité : c’est précisément parce que Lionel-Édouard Martin est un auteur contemporain, et sans doute plus moderne qu’il y paraît, que les registres se chevauchent dans l’écriture. Il est évident qu’il le sait, qu’il en joue, qu’il s’en amuse, sans jamais rien perdre de ce qui constitue le motif de son écriture.
Lionel-Édouard Martin, Jours d’été dans le Sud-Ouest, Éditions Arléa Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009
Bien avant d'en devenir un des éditeurs et d'avoir le bonheur de pouvoir publier, auxÉditions du Sonneur, sa trilogie des jeunes filles (Anaïs ou les Gravières, Mousseline et ses Doubles, Icare au labyrinthe), j'ai longtemps été un lecteur de Lionel-Édouard Martin.C'est par ce petit texte-là, Deuil à Chailly, que je l'avais alors découvert.
Mourir tantôt
J’ai toujours pensé, pour connaître un peu ces bonnes vieilles terres du Poitou, que la mort y avait toujours quelque affaire en cours. Aussi m’a t-il été facile (mais l’écriture de Lionel-Édouard Martin, aigre, raffinée, lourde en corps, n’y est évidemment pas pour rien) de reconnaître ce « monde de lenteur » où « la mort donne à causer. » L’auteur est d’ailleurs comme hanté par ces existences paysannes, dont on dirait qu’elles traversent les siècles sans jamais rien attendre d’autre que le rendement de la terre, sans considération apparente pour la grande histoire, sans autre souci que le baromètre, la qualité des labours ou la santé des volailles, et où « le tantôt dominical est consacré à la visite d’une parentèle nombreuse. » Ainsi de l’oncle Ernest, qui s’en va, donc, à quatre-vingt sept ans, et qui n’est pas sans me rappeler ces anciens que je croisais enfant, tôt le matin en attendant le bus, vidant leurs verres de blanc sec avant de partir à la chasse et sirotant eux aussi « le cassis dru. » Le vieil oncle, avec son « béret sur l’occiput comme la tuile faîtière sur le toit de la grange », n’aura donc jamais attiré autant de monde que pour son dernier spectacle au cimetière – davantage encore que lors des veillées villageoises, où on l’imagine sans peine, gouailleur, déclenchant l’hilarité des hommes, embrasant les joues de ces dames.
On pense à Pierre Michon, à Richard Millet – quoiqu’il en manque, ici, la puissance narrative : cette manière de ressusciter l’inerte, de faire sourdre l’émotion sous les mots et les gestes les plus prosaïques, de trouver l’humain là où ne semblent se manifester que l’instinctuel, le physiologique, l’archaïque, d’aller le chercher là où le secret, le persiflage et la bigoterie constituent le lot commun de la communauté ; cette manière d’émouvoir le plus ordinaire. Car la paysannerie est ainsi faite qu’elle ne livre rien d’elle-même : toute affectation est impudeur, toute franchise scandale, toute liberté impertinence. Et puis il y a du corps dans ce récit, beaucoup de corps, et ça fleure bon le laurier-sauce, et coulent le vin « tout juste supérieur » ou « la gnole bien sauvage, pas même domestiquée par la barrique en chêne, l’âpre pissot qui goutte au canon de l’alambic et sent le propre, le nettoyant à décrasser les vitres, à restaurer la lumière », et le fumet des labours ou du lapin qui mijote se déverse comme le cri des poules et des enfants, et à la grisaille du petit matin fait contrepoint le grand soleil de quatre heures, celui qui « brille à plein cuivres et ors. » C’est une région tellurique où les vivants ne le sont pas moins, et c’est à cette terre secrète et sans histoire que s’attache Lionel-Édouard Martin, dans un récit qui ravira ceux, peut-être moins nombreux aujourd’hui, qui goûtent davantage à un style, à un rapport à la langue plutôt qu’à une intrigue ; il faut dire que l’auteur est surtout connu pour être poète, et que l’intrigue, dans la poésie, est le langage même.
Lionel-Édouard Martin, Deuil à Chailly – Éditions Arléa Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007