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Marc Villemain
litterature francaise
12 janvier 2016

André Blanchard - Entre chien et loup & Contrebande

 

 

Il faut vivre

 

Si vous tenez à lui plaire, n’allez pas dire à André Blanchard que vous aimez ses livres. Tiens, n’allez pas même les acheter, c’est plus sûr – vous ne pourriez faire autrement que de les aimer, il risquerait de s’en étouffer. à moins que le succès ne décuple sa rage, dans un de ces accès de haine de soi qu’on a parfois tendance à railler un peu rapidement, tant l’écrivain peut en faire son miel. Quoique Blanchard ait le cœur trop élégant pour y sombrer tout à fait. Mais c’est pire : car si la haine de soi peut être entendue comme un moment de la morale, ce dont souffre André Blanchard est autrement costaud. Évitons donc « la bourrade amicale », parce que « c’est parfait, sauf au bord du gouffre. » Et il s’y tient tout près, sur ledit bord, en équilibre et sans chiqué. Blanchard a une telle conception de la littérature à la vie à la mort, une idée si haute, et pourtant si prosaïque, si rude et si paysanne, qu’il ne faut rien de moins que s’appeler Balzac, Renard, Léautaud, Mauriac, Pascal ou Cioran pour parvenir à le désarmer. On appelle ça un tempérament, et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’en manque pas. Mais le plus beau est qu’il n’en tirera jamais autant d’orgueil que de douleur. Il y a chez lui, comme chez Léautaud justement, un « refus de réussir » qui ne se rencontre plus guère, et qui fait plaisir à lire. « Que nos lecteurs, ce peuple de l’ombre, y restent. C’est leur rendre service de ne pas les rencontrer : nous serions au-dessous de ce que nous avons écrit, ou alors c’est que ça ne vaut pas grand-chose. »

 

Comment faire, alors, pour être gentil ou simplement aimable avec André Blanchard, sans craindre de se faire rembarrer ou sans se croire autorisé à user de son genre d’ironie ? – qu’il a vacharde, vous imaginez bien, et juste. De cette ironie, du moins de cette qualité, nous connaissons peu d’équivalents. En tout cas contemporains. C’est que Blanchard pare au plus pressé. Et vit au plus juste, dans les deux sens du mot. Tout au plus s’autorise-t-il à rêver deux mille lecteurs (mais des vrais.) « Notre lot ? En décrocher un de consolation. » C’est même à se demander si ce lot-là ne serait pas un peu indécent. Heureusement, la gloire est loin : « elle ne saurait vous élire si vous n’êtes pas candidat. » Car Blanchard ne postule qu’à la seule littérature : les mots, les phrases, les images, la grammaire, le style, tout est là. Tout au plus ne peut-il se retenir très longtemps de fulminer contre le monde, et c’est le plus souvent bienvenu, nonobstant la mauvaise foi inhérente au genre colérique. Ajoutez à cela deux chats, Nougat et Grelin, et vous aurez une idée du bonhomme.

 

Il n’est pas possible, quand on a comme moi la chance de pouvoir suggérer quelques lectures et d’être partiellement entendu, de ne pas chercher à rendre justice à Blanchard. Ou plutôt à le venger : de son enfance (« Qu’elle gise où elle est, mon enfance, ce hors-d’œuvre de cadavre »), du monde extérieur (« ce calice ») ou du manque d’argent (« Moi, un brin prétentieux, j’ai tenté de renverser le rapport : d’abord vivre, donc s’accommoder de vivre avec peu d’argent. Il m’en cuit encore. ». Ou encore de lui-même (« Ce que nous ne sommes pas nous aura mené par le bout du nez »), et de la vie (« Quand la vie nous pèse, c’est que nous ne faisons plus le poids »). Alors que la seule chose, au fond, qu’il attende de nous autres, humains, c’est qu’on lui fiche la paix. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit insensible aux compliments, mais qu’en faire ? Et qui est-il, d’abord, ce complimenteur ? Qu’est-ce qu’il cache ? M’a-t-il seulement compris ? Seul est pur le silence. Et Blanchard de rouspéter jusque contre ses lecteurs, dont le nombre est pourtant programmé pour croître. Mais qui l’agaceront toujours moins que d’autres : « Ainsi va la frime : on ne compte plus les écrivains qui, étant dans les petits papiers de la société, médaillent leur ego en s’autoproclamant subversifs. Le Rubicon, ils l’ont franchi à sec. » En même temps, c’était couru d’avance, puisque nous vivons dans « une civilisation qui ne sait plus quoi inventer pour rester compétitive dans le reniement. »

 

Sur le papier, Blanchard pourrait bien incarner le type même de l’écrivain maudit. Grand styliste et dépressif autarcique, colérique et résigné, bien content de ne pas ressembler à son temps mais désolé de le voir tomber en quenouille, Blanchard est toutefois un écrivain plus mélancolique que batailleur. Et l’on aurait grand tort de n’en retenir que les sentences, fussent-elles d’excellente littérature, tant c’est dans la désolation de la solitude qu’il excelle, et, surtout, nous touche. Car si tout revient à la littérature, tout passe par la mort. Celui qui, enfant, ne connut pour ainsi dire sa mère que recouverte de l’habit du deuil, ne peut, adulte, ni se taire, ni oublier, ni vivre autrement que dans le côtoiement intime, et quotidien, de la fin. « Ces jours où nous sommes lourds, où nous nous faisons l’effet d’être des bœufs, nous ne demandons pas mieux de mettre la charrue devant, ce qui revient à spéculer sur notre mort. » Et chaque jour mérite sa peine. L’écrivain glisse, ou mieux : force son stylo dans chaque anfractuosité, dans chaque instant que la vie lui laisse. C’est pourquoi le moraliste est exigeant – il peut se le permettre : « Si se souvenir, ce n’est pas souffrir, n’écrivez pas. Il y a une vie pour ça. » Dût son moral en souffrir, nous lui souhaitons le plus grand succès possible. Ce serait bien fait pour lui.

 

André Blanchard, Entre chien et loup & Contrebande - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°4, mai/juin 2007

8 janvier 2016

André Blanchard - Pèlerinages

 

 

Les indulgences de Blanchard

 

Ah, Blanchard… ! Ce monstre sacré, ce maître mésestimé. Je l’attendais, celui-là, depuis Contrebande et Entre chien et loup : impossible alors de résister aux griffes de ce tempétueux animal, styliste comme on n’en fait plus, gouailleur de première et goguenard en pagaille. Il nous revient, donc, avec sa manière bien à lui de pèleriner, usant gaillardement ses godillots et bousculant au passage toute la mauvaise poussière amassée par l’époque. Le pèlerinage, cette déambulation intime sur les chemins de la mémoire, n’induit certes pas chez Blanchard un quelconque apaisement, la chose serait presque outrageante, mais une tranquillité étrange. Ses griffes sont acérées, c’est certain, ses lames aiguisées, elles ne demandent pas mieux que de rayer une bonne fois pour toutes la carrosserie des morales communes – excepté celle des 2 CV... Mais voilà que les coups de pattes se font moins saignants, qu’ils effleurent davantage qu’ils n’entaillent, laissant planer au-dessus de tout ça une sorte de douceur de fin du monde. Cela étant, s’il y a de la déploration chez Blanchard, autant dire qu’elle est rudement combative ; foin de pacifisme bucolique ici : la nostalgie des mondes perdus ne transforme jamais aucun sale gosse en béni-oui-oui. L’humanité à vif ne saurait sans faillir se concilier les bonnes grâces du monde. On se dit, donc, qu’il a raison, que « boire un coup facilite la digestion quand les couleuvres sont au menu.»

 

La force de Blanchard, outre ce style inimitable, ce franc-parler de vieil anar qu’on dirait tout droit sorti de la grande époque des duels littéraires, c’est d’être aussi touchant dans la colère et le sarcasme que dans la gentillesse et la mélancolie. Ce n’est pas qu’il soit spécialement plus indulgent qu’hier, mais il a dans ce livre-ci une manière de revenir à lui qui, peu ou prou, l’écarte des combats perdus d’avance, l’encourage à grimper fissa vers les hauteurs ; ou plutôt à prendre la clé des champs, ceux de nos villages et de ces « gens de terre » dont il partage les intuitions, la simplicité de coeur, l’antique morale même. C’est une manière de s’émouvoir du grand vide dans les églises (« la pitié les sauva, la piété les abandonna »), ou du destin et de la vie des nouveaux paysans (« N’être jamais sorti de son trou et connaître le globe comme sa poche, c’est plié. Redisons-le : il n’y a plus de ploucs »), de flâner dans la grande ville ou entre les tombes, de pèleriner devant le porche de son ancien collège, à Besançon, là « où j’ai éreinté mon allant et, tête de Turc, désappris la confiance, lâché au beau milieu de la bourgeoisie, la grande plutôt que la petite, laquelle ne m’envoya pas dire, sinon en termes moins trouvés, que nous n’avions pas eu les mêmes matins de Noël, ni les mêmes lieux de vacances. » Il conserve tout de même une dent contre ceux-là, quoique moins mordante, même s’« il aura fallu rien de moins (…) qu’un Proust et un Mauriac pour que je me raccommode avec cette classe-là, ou plutôt avec son élite. C’est le fin du fin, quand les livres valent absolution. »

 

Pour peu que la formule revête quelque sens, il y a chez Blanchard une espèce un peu inédite de rude sentimentalité. Que le monde lui inspire des pensées en bras de chemise est davantage le signe d’une sensibilité à fleur de peau que d’une quelconque et insatiable bougonnerie. L’on n’est pince-sans-rire, c’est bien connu, que pour frayer un autre chemin à ses amertumes et détourner ses tristesses des voies du ressassement. Aussi le livre est-il hanté par l’enfance, et par ce père trop tôt disparu, à propos de quoi on peut lire, si joliment, que « si ce fichu catéchisme promet que nous retrouverons nos morts, il nous interdit d’anticiper l’appel. Voilà du cornélien qui dépassait le haut comme trois pommes. » Blanchard n’est pas du genre à faire des manières, il excave, déterre et décortique ; et constate sans doute que ce qu’il est n’est en rien différent de ce qu’il fut. Débusquant « cette précoce volonté de n’être rien », constatant qu’il s’agit d’« écrire non pour éterniser l’enfant que nous fûmes, mais pour l’enterrer », précisant comme dans un remords que « c’est jouable, sur le papier. »

 

Étrangement, je raffole chez Blanchard ce que je n’aime pas chez d’autres. Le goût de ce qui claque, de ce qui conclue, de ce qui achève, ce quelque chose de direct et de lapidaire que l’on ne peut entendre qu’à la condition, ô combien remplie chez lui, d’une humanité que l’on devine bouleversée, désolée, atteinte. Ces formules géniales, qu’il déverse pas seaux : « Sartre urinant sur la tombe de Chateaubriand. Ça ne pissait pas loin. Dire que toute une génération se réclama de cette gaminerie, la plébiscita comme un exploit, une manière de régicide. On a les 21 janvier qu’on mérite. » C’est que toute cette colère, toute cette agacerie, ne va pas sans une disposition naturelle à aimer et à admirer. Il y a ce passage au Père Lachaise bien sûr, ces visites à Balzac, à Proust, à Desproges. Mais plus encore cette célébration de Calaferte, qui, dit-il, l’a « sauvé », dont il écrit que la lecture des Carnets « l’a émancipé » naguère de ses « écrits romancés », et dans lesquels il trouve l’explication même de ce qui l’autorisa à écrire. « Résumons : la dévastation de soi par le sort qui vous est échu, c’est cela qui vous ferme le poing ; d’où la question : comment toujours cogner sans se salir ? Par le verbe. Que celui-ci transfigure la violence, et voilà Calaferte sauf. » C’est que si l’homme est las d’un certain monde, d’une certaine époque, d’une certaine légèreté, il sait de source sûre ce qu’est un écrivain : « Le nez en l’air, ça le connaît, comme si les phrases se planquaient au plafond. Il y a de ça. Ne dit-on pas, de l’inspiration, qu’elle descend, quand l’angoisse, elle, monte, enfin, pas plus haut que nous. »

 

André Blanchard, Pèlerinages - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

6 janvier 2016

André Blanchard - Autres directions

 

 

Suivez le guide

 

Quand un beau jour j’ai commencé à picorer dans les Carnets d’André Blanchard, autant dire que j’ai fissa pris goût à m’en prendre plein le bec. Non que je me fusse senti nécessairement visé par ses rugueuses rosseries, mais c’est la force de toute bonne littérature que de savoir nous exciter la raison sans négliger de nous chatouiller l’humeur. Donc, j’ai aimé, d’emblée, cette rudesse. Peut-être parce que je sentais bien, au fond, que Blanchard était un tendre qui se donnait pour règle de ne rien taire : l’agréable pouvait attendre. On peut dire qu’à cette aune il se tient bien en marge des lubies contemporaines, qui vous feraient passer les mièvreries du cœur pour des élégances de l’esprit et vous refilent en loucedé votre dose de bonne santé mentale. C’est que, comme Blanchard l’écrit à propos de Jack-Alain Léger (qu’on est d’ailleurs bien content de trouver ici), « la littérature [n’a] rien à fiche des gens bien portants. » Tant pis pour l’hygiène des activistes (non-fumeurs) : « si la peine de mort existait toujours, ils refuseraient au condamné sa dernière cigarette au prétexte de ne pas polluer les autorités présentes » (la question pour l’écrivain ne se posant d’ailleurs simplement pas : « si je ne peux plus fumer, je suis foutu. ») Et si « vieillir, c’est tout de même tâcher de liquider ce qu’on a en stock comme superstitions », on ne pourra que souhaiter à l’humanité de se hâter.

 

Pour le lecteur, la facilité serait toutefois de résumer Blanchard à ses démangeaisons. Et si de traits d’esprit, ses Carnets ne sont jamais dépourvus, leur prix n’en est que plus grand au fil des ans. Car il faut sans doute d’abord les considérer comme de fortes saillies inséparables du mouvement qui, d’une certaine manière, maintient en vie. Car s’il peut arriver que les Lettres n’y suffisent pas (« il y a des jours où la littérature ne nous transfigure pas. Elle partage alors ceci avec Dieu : c’est un credo à l’aveuglette »), elle n’en est pas moins ce qui fait qu’on peut résister à l’usure, ou à la dépression : « du fond de ce marasme, de ce désarroi vertigineux, je me serai toujours guidé sur cette lumière au loin, bien falote certes, lumière quand même, et qui est la littérature. » C’est la preuve qu’on aurait bien tort de chercher à s’amuser en lisant Blanchard, qui n’a rien d’un divertisseur et qui, si l’on peut bien trouver quelque plaisant caractère à ses bons mots, n’en reste pas moins en lutte perpétuelle avec l’existence. Ce pourquoi, le monde étant ce qu’il est, l’on pourra sans doute dire de lui ce qu’il écrit de Léautaud, à savoir qu’il « écrivit plus qu’il ne vécut, ce qui s’appelle vivre. » On le trouvera impitoyable, entendez injuste, lorsqu’il qu’il prolongera Mauriac traitant son époque de « parvenue du néant » pour dire de la nôtre qu’elle « en serait plutôt la traînée. » Encore une fois, pourtant, le courroux n’est jamais que la face sombre du chagrin devant l’existant, un refus d'ensevelir ce qui fut au prétexte de modernité – « l’heure de gloire qu’aime s’offrir une génération, c’est d’enterrer la précédente » écrit-il en pleurant Brassens.

 

Dans ce droit fil (et il faut bien confesser qu’on s’est quand même gondolé en le lisant), Blanchard a ce tranchant singulier qui achève de ridiculiser l’euphorie toute triomphante du culturel. Les institutions en prennent pour leur grade, c’est donc très amusant. à l’instar du Frac de Lorraine (Fonds Régional d’Art Contemporain), qui « roule pour le conceptuel, non sans, emporté par son élan, rouler le public. » Il faut dire que la « putasserie des publicitaires » domine assez largement l’époque, certains allant même jusqu’à jouir de l’estampille artistique ; ainsi celui-là, d’artiste, qui, sur le carton d’invitation d’une intervention-performance, use d’un charabia finalement peut-être plus incohérent que pontifiant, et dont on voit mal ce que l’on pourrait en dire d’autre que ce qu’en conclut Blanchard : « ce que c’est, de ne plus se sentir pisser. Au lieu du niveau, c’est la mousse, qui monte. » L’art contemporain n’a pas trouvé ici son meilleur avocat, qui de son côté ne ménage pas ses effets de manche. Et Blanchard, qui, on le sait, gagne sa vie comme gardien de musée, d’aller converser avec des visiteurs qui passent devant un aspirateur sans doute mal rangé : « je pouffe et les rassure, non l’aspirateur ne fait pas partie de l’expo. Comme quoi le recyclage des poubelles par l’art contemporain, c’est entré dans les têtes.»

 

N’empêche, la grande affaire, c’est la littérature. Comme tout un chacun, Blanchard y a ses élus, et tant pis pour les autres : « Il y a de ces plaintes, je ne vous dis pas ! ainsi Nourricier, type d’écrivain au-dessus de ses moyens, qui se penche sur son manque de chance d’être né dans une famille bourgeoise, parce que c’est un "milieu sans ciel ni folie.Il est bien connu que chez les prolos ces friandises-là, c’est à volonté. » C’est comme pour le reste, il peut bien balancer : puisqu’il sait admirer. Alors on lira dans ces Carnets d’admirables pages, sur Simone de Beauvoir (« comme quoi, cela arrive, de devoir reboulonner les idoles »), sur Barrès, Bernard Franck bien sûr, qui fut parmi les tout premiers à le saluer, Brenner, ou Kazimierz Brandys, dont la lecture met dans sa bouche des mots d’une grande tendresse.

 

Que ceux qui ont une dent contre le monde aillent donc rôder un peu du côté de chez Blanchard, histoire d’étayer leurs intuitions. Subsidiairement, ce sera l’occasion d’une jolie petite claque littéraire. Et si la modernité n’est assurément pas le fort du gardien de musée, n’empêche, on est bien contents, nous autres qui avons sombré dans les blogs, car oui, il doit bien reconnaître, quand même, que sur ceux-là on parle un peu de cet écrivain unique en son genre : « repêché par ce que j’ai débiné », avoue-t-il ; quitte à ne pas retenir sa pirouette : « Internet est le nouvel Évangile ; et moi, le mauvais larron. » On s’en fout. Blanchard, c’est de la salubrité ; et publique, avec ça. Bonne route.

 

André Blanchard, Autres directions - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, mars 2011

4 janvier 2016

Benjamin Berton - Foudres de guerre

 

 

Sarkozysme et schtroumpfs rebelles

 

Le durcissement de la société française (qui ne date pas, loin s’en faut, du triomphe de Nicolas Sarkozy, mais que celui-ci incarne avec la morgue et l’audience que l’on sait) ne peut pas ne pas trouver écho dans la littérature contemporaine. Il sera d’ailleurs passionnant, demain, (un jour…), de scruter le paysage littéraire des années sécuritaires. Ce quatrième roman de Benjamin Berton, un peu déjanté derrière sa très respectable façade gallimardienne, permettra alors peut-être, à défaut de dresser un état des lieux scientifique de la France, de se faire une idée de ce qui se tramait dans la tête de la majorité silencieuse et de ce que tentait de lui opposer un underground parfois plus officiel qu’il y paraît. Écho plus ou moins direct mais parfaitement assumé des paysages mentaux de Quentin Tarantino, Luc Besson ou Enki Bilal, Foudres de guerre relate l’aventure, a priori très improbable, d’une sorte de Club des Cinq de la post-modernité, ou plutôt de schtroumpfs gavés aux comics et aux mangas, au hip hop et au rap, aux snuff movies et à la télé-réalité, à la fascination mortifère et à la Nike philosophy, à l’hindouisme de Prisu et à l’hédonisme pour pas cher. Inopinément, et au cours d’aventures dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont invraisemblables, nos schtroumpfs désœuvrés vont se retrouver à défier l’État au point d’incarner, spectacle oblige, un espoir quasi mystique pour un grand nombre de jeunes. Ainsi éclot la « gohsnmania », référence à celui qui se baptisa pour les besoins de la cause du nom ésotérique de Gohsn Frost – en réalité un grand ado tout aussi désoeuvré que les autres. La figure de ce Gohsn Frost avait « pour seule qualité d’être insondable et vierge de toute signification, ce qu’exigeaient des consciences revenues de tout », et apparaissait comme une « synthèse réjouissante entre le marxisme, les insurrections de banlieue et le situationnisme ». C’est peu dire si, dans la France des années 2010, quand sévit comme ministre de Nicolas Sarkozy le terrible Général Duval, leurs chances de succès étaient maigres. L’intelligence de Benjamin Berton permet tout à la fois de stigmatiser la France qui domine (capitaliste, frileuse et policière) sans omettre de railler (gentiment) quelques-unes des postures les plus cool du gauchisme quand celui-ci a perdu son armature intellectuelle. Car si le message n’est pas discutable (en gros, l’air du temps est devenu irrespirable), l’auteur, dont on perçoit la tendresse particulière pour une génération qui perd pied dans le monde sans savoir ou vouloir véritablement le changer, dresse aussi un tableau assez hilarant du tropisme contestataire, anti-pub et hyper marqué, écolo et technoïde, anarchiste et cynique, rebelle et dilettante.

 

Là où un Maurice G. Dantec décide que notre destin d’humain ne mérite plus même une pointe d’humour, Benjamin Berton se lance dans le défi de l’anticipation politique et sociale avec l’âme du cancre du fond de la classe, plus brillant qu’il y paraît, mais surtout plus mélancolique. Car on ne peut douter, à l’issue de cette rocambole tragique, que l’ironie très détachée dont il fait preuve sert aussi de paravent à une pensée du crépuscule. « À notre époque, rien ne se produit jamais pour la première fois. Tout a déjà été vécu, pensez pas ? », assène le narrateur dès les premières pages. On se saurait mieux dire, et résumer ce qui constitue sans doute une part du surmoi de ces jeune gens, hyperactifs du verbe et mollassons de la praxis. Gohsn Frost ne fait qu’incarner l’inconscient de sa génération : « Qu’est-ce que vous voulez faire pour que ça change ? Rien. Alors ne faites rien et tout cela changera selon vos vœux ». Leur slogan, devenu le mantra du temps, donne une idée de cette forme nouvelle et très dérangeante de rébellion : « J’aimerais autant pas. »

 

Autant dire qu’on ne s’ennuie pas un instant, nonobstant quelques surcharges et surenchères. Mais il faudra au préalable accepter de jouer le jeu de la farce : autrement dit, il serait vain et (sottement) académique de déplorer les (nombreux) défauts de crédibilité. Partir du réel pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas (encore) n’est pas une mauvaise méthode pour explorer les bas-fonds de la conscience occidentale. Et si nous aurions parfois aimé davantage de littérature et un peu moins d’exploits caméra sur l’épaule, cette foutraque épopée a le mérite de dire l’extrême précarité du lien qui croit encore faire tenir nos sociétés. Non sans profondeur parfois : « Il en faut si peu pour quitter la normalité, un pas de côté, un regard qui traîne. Tant d’efforts sont nécessaires pour border la marge de précautions et d’habitudes et si peu pour tomber dedans » ; ni sans lucidité : « Au fond, nous n’étions rien de plus que tout ce pour quoi l’on nous prenait » – ce qui est au demeurant une excellente définition du grand barnum dans lequel nous vivons.

 

Benjamin Berton, Foudres de guerre - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 5, juillet/août 2007

24 décembre 2015

Frédéric Berthet - Correspondances 1973/2003

 

 

Berthet revient

 

« Restez insolemment et opiniâtrement juvénile », écrivait Henri Peyre en conclusion d’une lettre qu’il adressa à Frédéric Berthet, le 13 juin 1988. Là est peut-être condensé ce qui charmait tant de ceux dont l’écrivain rencontra l’existence, et qu’étayent, avec quel éclat, quelle élégance passionnée, ces Correspondances réunies, non sans affection, par Norbert Cassegrain. Que reste-t-il de Frédéric Berthet ? Pour beaucoup de ceux qui le connurent, et qui le lurent de son temps (c’était hier), le souvenir d’un être très singulier, très libre, autour duquel vibrionnait quelque incessant et insolent génie, entreprenant, caustique, délicat, faisant et défaisant les humeurs, aussi imprédictible dans ses gestes que fidèle à ses amis, suscitant, excitant les événements, un pince-sans-rire encore, aussi peu avare de bons mots vachards que d’attentions raffinées. Un de ces êtres dont on devine, nonobstant la figure d’incorrigible adolescent, le sentiment d’incomplétude amère ou de pressentiment larvé, cette figure d’homme qui se refuse, jusqu’à la rupture, à la sourde sensation du spleen, de la déroute ou de l’abattement intime. Je peux me tromper : je ne l’ai pas connu – seulement lu. Toutefois c’est aussi ce qui transparaît dans ces Correspondances, dont le tour joueur, parfois enjoué, apparaît bien des fois comme le pendant spirituel d’un regard intérieur qui l’eût volontiers porté à la lassitude, comme un contrepoint à la tension émotive où on le sent pris.

 

En sus des impressions personnelles, Frédéric Berthet laisse surtout derrière lui, et pour user d’une formule consacrée, le souvenir d’une des figures littéraires les plus douées de sa génération. La lecture de Daimler s’en va (simultanément réédité), ou de son élégante et Simple journée d’été, donne une idée très vive de ce talent inflammable, de cette chose écorchée dont émane une tendresse mal apprivoisée pour le monde : d’où ces ellipses explosives, cet irrépressible brio. Éric Neuhoff avait bien raison de dire qu’il y avait chez Berthet quelque chose « de français en diable », cette malice peu commune à jouer avec la langue, à jongler entre les postures, à s’immiscer entre chaque parcelle de drôlerie désespérée. De tout cela, sa correspondance donne un aperçu très saisissant. On y lira, avec plaisir et grande sympathie, ces conciliabules souvent cocasses, toujours pénétrants, avec ceux qui, d’emblée, sentaient, savaient son talent ; Roland Barthes, par exemple : « … vous dire que j’aime votre texte, incapable d’ailleurs et je ne fais pas d’effort, de le dissocier de l’amitié que j’ai pour vous : un texte qui fait dire, comme un sourire ou une inflexion : "c’est tout lui". » Et les cartes postales hilares de Patrick Besson, et les petits mots espiègles de Jean Echenoz. Pour ma part, ce que j’en retiens, ce que j’ai aimé, beaucoup, c’est de pouvoir partager et observer d’aussi près son amitié avec Michel Déon. Trente-cinq années séparent les deux hommes : qu’est-ce, en regard de leurs affinités ? Ces deux-là correspondent à tout va, se comprennent si vite, et si bien, sont spontanément si sensibles aux mêmes choses, partagent une telle et même idée de la littérature, qu’ils savent, d’instinct, ce qui importe, et que cette correspondance livre avec drôlerie, grâce, discrétion. Les deux connivents y rivalisent d’effronterie, de spiritualité, d’instinct curieux, et c’est un régal de les contempler nourrir l’affection qu’ils se portent, d’égal à égal.

 

Berthet écrivait à son ami Patrice Soranzo, en 1980 : « Enfin je ne sais plus, à l’instant, si le monde est là pour entraîner l’écrit, ou l’inverse. Je veux dire, s’il faut considérer l’événement comme une provocation à la littérature, ou le roman comme une provocation à l’événement. » De toute façon, la leçon est là : tout tourne autour de la littérature ; tout passe par son filtre ; la littérature est ce qui me justifie à l’instant même où je parle et vis : et la vie n’est guère objectivable si elle n’est mise en mots, si elle n’est transformée, transfigurée en littérature. Aussi est-ce à Frédéric Berthet lui-même qu’il reviendra de conclure cet article. Qui écrit à Éric Neuhoff, en 1990, cette sorte d’aphorisme grave et badin où se révèlent ce que j’ai tenté de décrire comme relevant à la fois d’un rapport très intense à la société, d’une envie d’en être et de jouer de ses interminables recoins (cette société dont il dit, dans une lettre à Claire El Guedj, qu’elle l’intéresse « comme un meuble contre lequel on s’est heurté »), et d’une force étrange et lumineuse qui sans cesse le ramène au détachement, à la solitude et à la littérature: « Au fond, ce qui reste, dans la vie, c’est des souvenirs et du papier à lettres. »

 

Frédéric Berthet - Correspondances 1973/2003 - Editions La Table Ronde
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 30, mai/juin 2011

23 décembre 2015

Frédéric Berthet - Simple journée d'été

 

 

Frédéric Berthet : l'art de l'esquisse

 

Il est un peu triste – et le spectacle du temps n’invite hélas pas à l’optimisme – d’avoir à attendre la disparition d’un écrivain pour le découvrir. Et en mort, Frédéric Berthet s’y connaît, qui succomba chez lui, seul, abattu par l’alcool et la dépression, au soir de la Noël 2003 : mort exemplaire, s’il en est. Il laissera derrière lui un Journal de trêvedont on a beaucoup parlé ces dernières semaines, quelques amitiés éberluées (Jean Echenoz, Michel Déon), une posture peut-être, où croisent le cabotinage, le silence, l’évitement, les frasques et le retrait ; une existence qui pourrait nous rappeler celle d’un Dominique de Roux – mais quand celui-ci fuyait hors de (chez) lui pour trouver le bon tempo de l’existence et lutter avec le langage, Berthet s’enfouissait, s’auscultait, se détruisait. Et puis il y a ces quelques textes, dont on disait alors qu’ils faisaient de lui un écrivain prometteur – expression générique parfois utilisée pour évoquer ceux à qui seront toujours fermées les portes du grand public.

 

Ainsi de ces nouvelles, publiées une première fois en 1984 dans une relative indifférence, et dont il est plus difficile que prévu de dire pourquoi on les a aimées. Entier, amer, traversé par une métaphysique incandescente mais construite pour l’élégance, Berthet brûle tout, tout de suite : son talent éclate en fulgurances, en traits, en saillies et en reparties. Tout est toujours dans le potentiel – comme ce grand roman qui ne verra finalement pas le jour et vers lequel il avait tourné son existence tout entière. Le langage est travaillé ici au pilon, là aux ciseaux de couturière. Non par souci du style, quoique son existence soit à elle seule comme un exercice de style, mais parce que « ce n’est pas avec la sexualité, mais avec le langage que la malédiction est entrée dans le monde. » On aime, donc, ces petits textes accoudés les uns aux autres, à ce point serrés qu’on se demande parfois s’il ne s’agit pas plutôt d’un roman découpé aux seules fins d’inoculer un souffle qui ne peut tenir puisque tout va vite, que tout doit aller vite, ces petits textes d’un désespoir poli qui nous revient en sourires. Et nous sommes envahis par ces atmosphères d’élégance brillante, ces douceurs au bord du craquement, cette tendresse aristocratique pour des coutumes qui n’ont plus cours, ces accès de délicatesse qui peinent à dissimuler ce qui surchauffe et bouillonne dans l’arrière-cuisine, cette parole où l’on entend, éperdue, complice, la voix de Fitzgerald.

 

Frédéric Berthet, Simple journée d'été - Éditions Denoël
Article paru dans Le Magazine des Livres- N° 2, février/mars 2007

16 décembre 2015

Marc Bernard - À hauteur d'homme

 

 

Relire Marc Bernard

 

Il faut savoir gré à Stéphane Bonnefoi d’avoir excellemment réuni, édité et préfacé ces quelques portraits et réflexions d’un écrivain qui, fort éloigné du sérail, n’en eut pas moins Jean Paulhan pour mentor et Gaston Gallimard pour coach. Entré en littérature par effraction et à rebours des lois et pratiques du milieu, il lui aura suffi d’écrire pour inspirer respect et amitié à nombre d’écrivains de son temps. Étranger à toute idée de coterie, projetant sur l’existence une candeur et une ironie dont aucune mélancolie ne viendra à bout, loyal par culture, solidaire par destin, travailleur par nécessité, curieux par tempérament, Marc Bernard était entièrement tourné vers la réalisation de la liberté. 

 

D’origine laborieuse, il écume les petits boulots et subsiste comme il peut après la mort de son père (assassiné aux États-Unis) et de sa mère (écrasé sous son labeur de lavandière.) Esprit finalement assez inclassable, les carcans sociaux n’avaient guère de sens pour lui – et on lira avec plaisir cette savoureuse découverte du bourgeois, suite à un premier rendez-vous avec Jean Paulhan : « Quand je sortis de là, ma conception du bourgeois branlait un peu du manche. Point de cigare à bague et de bedons. Et l’on paraissait s’intéresser sérieusement aux divagations de tout un chacun. » Moyennant quoi, et à l’instar son ami Eugène Dabit, Marc Bernard ne se sentait « jamais tout à fait à l’aise sur le terrain de ce qu’on appelle la culture. » D’autant que rien, dans sa trajectoire ou son existence, ne le destinait à écrire. C’est ce qui rend plus frappantes, et plus belles encore, les quelques rencontres qui nous sont ici rapportées, de la plume la plus directe et la plus élégante qui soit. Marc Bernard n’est pas de ces écrivains qui finassent, il n’est pas de ceux qui donnent à leur plume l’ambition et l’objectif d’une œuvre : il écrit parce qu’il en eut un jour la révélation, et parce qu’écrire revient à emprunter un chemin de liberté. On a oublié qu’il obtînt le prix Goncourt pour Pareils à des enfants – mais il est vrai que nous étions en 1942, qui n’est certainement la meilleure période pour digérer les honneurs. Aussi ces textes courts, pleins de justesse, de générosité, d’observations savoureuses et de fausse légèreté, permettent-ils de redécouvrir celui qui, dans une lettre à Paulhan, expliquaient que ses « maîtres à penser sont le soleil et la mer. » De quoi rendre nostalgique 

 

P.S. Il importe de signaler aussi la publication, aux mêmes éditions FINITUDE, d’un petit livre de Christian Estèbe, Petit exercice d'admiration. L’auteur y raconte ce qu'il doit à Marc Bernard, notamment à son livre La Mort de la bien-aimée.


Marc Bernard, À hauteur d'homme - Editions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 4, mai/juin 2007
14 décembre 2015

Stéphane Beau - Le Coffret (à l'aube de la dictature universelle)

 

 

Le passé portait Beau

 

Donc, le ton est donné dès l’exergue, ce mot de Bakounine qui ridiculise « les formes dites constitutionnelles ou représentatives » et infère qu’elles « légalisent le despotisme. » Exergue qui sonne comme un avertissement : Le Coffret est un texte d’affirmation, de combat – presque un texte militant. Seulement, voilà. Stéphane Beau n’est pas un militant, mais un écrivain ; et Le Coffret n’est pas un manifeste, mais une fable – philosophique, comme son nom pourrait l’indiquer. Le propre des fables philosophiques étant de tirer le lecteur par le col et d’interroger cordialement sa vertu, au lecteur de choisir son registre : spartiate morale ou spirituelle lecture. Choix que Stéphane Beau ne nous laisse pas toujours, au risque d’attendrir un peu la chair d’une excellente histoire.

 

Que serions-nous, que serait, même, la civilisation, si d’aventure les livres disparaissaient de la surface de la terre ? Entendez s’ils étaient brûlés (cela s’est vu), interdits (cela s’est vu aussi), voire simplement oubliés, soustraits à la mémoire humaine (ça, c’est l’avenir). Voilà pour l’intention. Quant au procédé, il pourra faire penser au Ray Bradbury de Fahrenheit 451 ; quoique la température soit ici nettement moins élevée. Et ce sont les hommes eux-mêmes, ces pauvres hommes, qui, au cours de la « Grande Relégation de 2063 », vont décider de renvoyer le livre à ses expéditeurs, autrement dit aux humains balbutiants, à ces temps où nous ne pouvions avoir d’autre occupation sur Terre que d’apprendre à survivre. Occupation qui pourrait s’avérer fort plaisante, pour peu que l’intendance suive : après tout, « si tout le monde était content, où était le problème ? » Or c’est ce contentement que Stéphane Beau interroge chez l’homme – qu’il n’est nul besoin de violenter, il est vrai, pour qu’il s’en… contente. Quant à savoir si c’est le propre de l’homme de jeter son dévolu sur ce que la vie peut receler de fonctionnellement plaisant ou si c’est du fait de la société corruptrice, c’est là un vieux débat, philosophique pour le coup, trop ardu et rhétorique pour qu’il soit ici tranché. Même si Stéphane Beau semble en avoir une idée assez précise, que suffit d’ailleurs à étayer la liste suivante : Nietzsche, Jünger, Thoreau, Palante (dont il a lui-même réédité nombre des oeuvres), Montaigne, Freud.

 

Alerté par les grattements d’une bestiole au grenier, c’est donc incidemment que Nathanaël va retrouver, disposés au fond d’un coffret de bois, les livres de ces six éminents penseurs. Surtout, entre ces six-là, s’est glissé le manuscrit d’un septième, dont le patronyme ne saurait lui être étranger puisque c’est le sien : Jean Crill, son grand-père, auteur de feuillets intitulés A l’aube de la dictature universelle, dans lesquels ils consigne ses réflexions et tient les carnets de sa vie, détruite par le pouvoir pour cause de pensée subversive. La vie de Nathanaël bascule. Dans cette société consciencieusement inculte que nous promet Stéphane Beau, extension implacable de nos temps contemporains, tout ce qui peut avoir un lien avec la pensée est devenu étranger aux hommes, réduits au rang d’organes reproducteurs, de chairs prophylactiques et de rouages industriels. Le bon Nathanaël est d’abord bien embêté, ne sachant que penser de sa découverte ; il s’obstine toutefois, filiation oblige, à faire de très improductives recherches : la « Grande Relégation » est passée par là. De fil en aiguille, le pouvoir étant par nature policier et la société spontanément délatrice, Nathanaël va se retrouver au coeur d’une surveillance tous azimuts. Et son existence ne sera jamais plus visitée par aucun espoir : c’est au malheur que la lucidité conduit toujours. Son grand-père l’avait d’ailleurs écrit dans ses carnets : « Le meilleur moyen de se soumettre un esclave, c’est de l’affranchir. »

 

L’on pourrait discuter tel ou tel point de doctrine. Considérer, dès l’exergue, qu’il y a danger à lier in abstracto et avec autant d’aplomb les formes modernes de la représentation politique et le despotisme. Contester que tout pouvoir induise la nécessité de son débordement ou de son excès. Argumenter qu’on ne peut déduire de l’injonction à faire société une attraction naturelle pour la servitude volontaire ou une quelconque acceptation des injustices et des désordres moraux. Cela dit, notre époque est ce qu’elle est. C’est une mangeuse d’hommes et, à force de les ronger, elle finit par dévorer leurs libertés. Et il est vrai aussi que c’est peut-être l’humain qui rend tout cela possible, une certaine part de son ontologie le lui faisant peut-être espérer. Si, donc, je trouve le récit de Stéphane Beau parfois un peu didactique, ou édifiant, si, en d’autres termes, l’on pourrait en dire que c’est un roman d’intellectuel, il n’en demeure pas moins que sa source et son élan en font aussi le charme. C’est un élan désolé, naïf, torsadé par l’abattement et le désoeuvrement que produit le spectacle d’une civilisation dont l’obsession est d’ériger de nouveaux ordres moraux et d’élimer, voire d’éliminer, ce qui pourrait contrarier le mouvement majoritaire. Cette fable vient de loin, donc. Et Stéphane Beau connaît trop bien son monde et ses auteurs de prédilection pour ne pas les utiliser à bon escient. Aussi, n’était une mise en contexte parfois un peu flottante, l’on pourrait trouver une certaine crédibilité à cette dystopie radicale.

 

D’autant, et c’est là qu’il nous rend impatient de ses livres à venir, qu’il est parvenu à glisser dans sa trame une intrigue qui court avec beaucoup d’assurance. Si le personnage de Nathanaël est touchant par ce qu’il vit, il l’est moins par le rôle qui lui échoit : cela tient sans doute à la contrainte du genre, qui ôte un peu de sa chair au personnage. Mais l’auteur a l’intelligence de lui adjoindre une sorte de frère ennemi, disons en tout cas un ennemi plus gris et plus ambigu que ce que la dénomination pourrait laisser entendre, cet inspecteur Mirmont qui le suit comme son ombre et dont le geste, à l’extrême limite de la conscience, contribuera peut-être à racheter quelques-uns des péchés du monde… Sans illusion, toutefois.

 

Stéphane Beau - Le Coffret - Editions du Petit Pavé
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°20, novembre/décembre 2009
12 décembre 2015

Henry Bauchau - Le boulevard périphérique

Aboutissements de Henry Bauchau

 

On peut plus guère lire un livre de Henry Bauchau sans se dire que c’est peut-être son dernier ; à quatre-vingt quinze ans, l’homme se tient fragile sur une canne et n’est plus guère disponible à l’écriture qu’une ou deux heures par jour. S’il n’en savait rien, aucun lecteur pourtant ne pourrait jamais penser qu’il est aussi proche de la fin des jours. Il ne s’agit pas ici de vocabulaire, de codes, de tendance à sacrifier aux goûts et aux facilités du moment, mais d’acuité, d’existence intérieure, de perception intime du rythme, de l’harmonie, de pénétration des mots, sans parler de cette élégance, de cette réserve auxquelles les temps nous déshabituent. 

 

Paris, 1980. Chaque jour, le narrateur prend sa voiture, le bus ou le RER pour rendre se rendre à l’hôpital et y visiter Paule, sa belle-fille, dont chacun, malgré « la mécanique de l’espérance », pressent bien que le cancer lui fait vivre ses dernières heures. Ce faisant, il se remémore la figure de Stéphane, l’ami de jeunesse, qui l’initia trente ans plus tôt à la varappe avant d’entrer dans la résistance et d’y perdre la vie. Les deux figures se superposent dans l’esprit du narrateur jusqu’à s’entremêler et façonner son regard ; entre le réel de la souffrance d’un être aimé et le souvenir de l’ami devenu maître avant de mourir dans de terribles circonstances, le narrateur ne peut que bredouiller sa pudeur, sa banalité, l’ordinaire de sa vie. « Je m’en vais sur la pointe des pieds. C’est un peu comme ça que j’ai vécu. Ce n’est peut-être pas ainsi qu’on peut porter soi-même tout son poids », écrit-il en sortant de la chambre de Paule. mais à ces deux figures chéries vient s’ajouter une troisième, qui ne les surplombe pas mais les travaille jusqu’à les épuiser, celle d’un russe blanc dénommé Shadow, devenu officier nazi, et qui décida, naguère, de la mort de Stéphane. La vie conduira le narrateur à visiter dans sa prison, et jusqu’à sa mort, cet homme qui ne se remettait pas des blessures d’enfance, doté d’une noblesse dont la souveraineté fut chèrement acquise, ce Shadow que l’arrachement à sa condition première de fils aura transformé en un homme à l’intelligence glaciale et aux manières brutales. Fermé à tout sentiment, donc, en tout cas jusqu’à Stéphane, dont la manière que celui-ci eût d’accepter la mort et de s’y préparer constituera pour Shadow le premier et seul véritable échec de sa très brillante et très monstrueuse carrière ; Le Silence de la Mer n’est pas loin.

 

D’autres diront mieux que moi la singularité de l’écriture de Henry Bauchau, dont l’assurance apaisée est d’autant plus remarquable que chaque phrase émet une onde de fragilité, quelque chose qui, malgré l’apparente évidence de la prose, nous apparaît sous une forme parfois friable, comme s’il s’agissait toujours de s’excuser d’écrire. Chez Bauchau, l’existence intérieure est le seul monde souverain, mais il est exposé, ébranlé, malmené, c’est une plénitude dont on ne peut jamais dire qu’elle est acquise. L’enfance n’est pas ici le rocher où l’homme mûr vient se ressourcer ou se comprendre, mais plutôt un petit caillou ou une bille qui traîne au fond des poches. « Ce que j’ai fait de mon enfance, je n’en sais rien, je l’ai perdue en partie, mais il en reste des traces effilochées à tous les buissons, à toutes les ronces de ma vie. » Tout tremble chez Bauchau, l’espérance comme la mélancolie, la joie passagère comme la perception de se sentir vivre. Les autres sont tout regards, et tout regard fragilise : « Implacables les autres pour vous faire constater que tout change et vous apprendre à mourir. Sans les autres, est-ce que l’on ne mourrait pas ? » Quelque chose chez Bauchau semble être resté bloqué, clos, impuissant à éclore en liberté. On dirait qu’il ne peut se sentir vivre autrement qu’en se contractant, en serrant de près chaque affect. Cette forme d’inaptitude au monde est très contrariante pour celui qui, par ailleurs, observe ce dernier avec tant de compréhension et d’envie.

 

Certaines scènes devront pouvoir figurer dans une anthologie de la justesse. Celles avec Stéphane, bien sûr, quand tous deux gravissent les montagnes et que, dans le silence, se nouent de ces amitiés qui se passent du luxe des mots. « À partir de ce regard jeté d’en haut sur le sourire de Stéphane, le vertige, dont j’ai toujours souffert, me quitte. Je n’ai plus affaire qu’à la paroi, à la pesanteur, au travail de mes quatre pattes et je n’ai plus été paralysé par la peur. Quelque chose a eu lieu comme si Stéphane m’avait revêtu de sa force. » Stéphane est un taiseux, sans doute parce qu’il ne se sent pas autorisé à parler, lui qui n’en a pas la science (« ce garçon, peu instruit, qui avait quitté l’école à seize ans, était un maître auprès duquel j’apprenais une technique, une science de la gaieté dans l’effort et l’énergie du plaisir difficile »), mais davantage encore parce qu’il sait, d’instinct ou d’intuition, que l’humanité qui s’impose doit se dispenser de phrases.

Dans l’anthologie devront aussi figurer ces innombrables scènes à l’hôpital où les regards s’échangent, où les mots se heurtent, où les familles font taire leurs histoires, où s’endossent les masques de l’à-propos. Ou encore cette scène, durant la guerre, où des femmes s’interposent entre les nazis et leurs maris, et de leur seul cri unique parviennent à éviter le pire, aux uns comme aux autres. Et ce moment où le narrateur se reconnaît dans le regard perdu d’un Arabe qui travaille sur un chantier, « cet homme malheureux, si proche de moi, le plus proche peut-être, [qui] restera pour toujours un inconnu. » Ou le souvenir de ce qui fut son premier amour d’enfant, amour évidemment non consommé, secret, fugitif, emporté par la vie : après la messe, sur le parvis, « elle me regardait un instant mais, comme on le lui avait appris, sans attention particulière et passait très vite à un autre d’entre nous. Pas une fois je n’ai pu desserrer la bouche pour lui dire un mot. Quel mot venu de quelle langue, de quel pays caché, puisque l’amour entre enfants n’était qu’un béguin qui faisait rire ? » A l’enfance ou à l’âge adulte, l’intériorité est comme condamnée à rester cadenassée, on ne peut jamais que la manifester, au mieux avec maladresse, au pire en buttant sur l’incompréhension. Il faut dire qu’elle nous est à nous-mêmes grandement obscure : « Des fragments, nous ne pouvons connaître que cela, le monde et nos rêves ne nous livrent que des fragments révélés par nos trajectoires nocturnes dont rien ne demeure en nous que des traces sombres maculées par des mains ou des griffes inconnues. » Henry Bauchau est parvenu à un tel degré d’intimité avec le verbe que son épure, sans doute nécessaire, constitue pour tout aspirant une des plus belles leçons d’écriture et de littérature. Disons-le tout net : cela faisait quelques temps déjà que nous attendions d’être secoués, bouleversés par un roman contemporain de langue française.

 

Henry Bauchau - Le boulevard périphérique - Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

10 décembre 2015

Henry Bauchau - Les années difficiles, Journal 1972/1983

 

 

Le mal-être au monde

 

Pour rester à l’écart (et comprendre en quoi cela peut être nécessaire) des petites modes et autres afféteries contemporaines, il faut savoir revenir, régulièrement, à Henry Bauchau.

Né en 1913, Bauchau aura patienté quarante-cinq ans pour publier un premier recueil de poésie (Géologies, en 1958, chez Gallimard, qui d’emblée reçut le prix Max-Jacob). Mais c’est bien jusqu’à la parution de L’enfant bleu, chez Actes Sud en 2004, donc à quatre-vingt dix ans passés, qu’il dut attendre avant qu’enfin son audience déborde d’un petit cercle d’admirateurs. Car attente il y eut bien, qui émaille d’ailleurs durement ce Journal des années 1972 à 1983. Ce qui n’est pas la moindre des surprises pour le lecteur habitué aux écrits retenus, intérieurs, humbles et pudiques de Henry Bauchau, et le découvrant ici souffrant d’un renom qui ne vient pas : « Il est une pauvreté que j’ai connue et supportée fort mal c’est la pauvreté de gloire. J’ai désiré la gloire. La gloire sportive, la gloire militaire, la gloire littéraire et je n’en ai conquis aucune. J’aimerais être découvert comme le fut Michaux ou percer comme l’a fait Tournier. Je voudrais jouer un rôle dans la vie littéraire et politique comme l’ont fait Camus et Sartre. Je n’ai même pu obtenir une réputation auprès d’un petit nombre comme Jouve ou Saint-John Perse. Je suis demeuré obscur et au lieu de faire de cela une grâce je n’ai su qu’en souffrir. Cette pauvreté qui m’a été donnée c’est précisément celle dont je n’ai fait qu’une blessure narcissique. » La notation est sans doute moins anecdotique qu’il y paraît — et pas seulement parce qu’on en trouve un grand nombre d’occurrences dans le Journal de ces années. Elle dit une chose aussi fondamentale que communément refoulée dès lors que l’on convoque les artistes, poètes et écrivains : nulle œuvre, fût-elle la plus pure, qui ne soit travaillée par quelque mobile insoutenable, quelque ambition crue, quelque scorie lancinante. Non en raison de je ne sais quelle appétence pour le clinquant ou la frime, mais simplement parce qu’il peut arriver que cette gloire-là soit à même de poser un onguent, même superficiel, sur de trop anciennes mélancolies, sur les solitudes subies, sur ce doute dont toute heure est étreinte. La raison, plutôt que la sagesse, vient sans doute avec l’âge, et c’est là aussi ce à quoi l’on peut décider d’indexer son existence : « il ne faut pas vouloir et laisser se faire, du fond du cœur, laisser se faire ce qui doit être. »

 

Lire sous la plume d'Henry Bauchau qu’il put se sentir aussi amer du silence que tant de ses livres rencontrèrent, de l’indifférence que leur opposa longtemps la presse, constater combien il a pu se sentir aussi envieux du monde, aussi désireux de s’y mêler, voilà qui est, au fond, assez réconfortant. Le sentiment sans doute est assez commun, mais il est chez Bauchau une entaille qui le ramène toujours davantage à lui et à ses béances. « Tristesse de n’être pas vraiment au monde, de n’être pas dans l’être et dans la totalité à laquelle j’appartiens pourtant », note-t-il en sachant bien, pourtant, que si le monde se refuse à lui, c’est aussi parce que quelque en chose en lui refuse le monde. « Ainsi le poète en moi sait la vérité mais l’homme de chaque jour n’arrive pas à la vivre » : voilà bien le lot de l’artiste, cet écart où le met la vie, et auquel, non content de devoir s’habituer, il doit puiser l’énergie et, pourquoi pas, le bonheur de sa création. Double et contradictoire élan qu’il peut ramasser d’un trait parce qu’au fond il se connaît bien : « Il est vrai qu’actuellement je ne puis trouver de vrai bonheur que dans la création. Je sais bien qu’à la racine il y a un besoin malheureux de justification. »

 

Ce besoin de justifier son existence taraude ces années difficiles. Difficiles parce que le labeur ne paie pas, parce qu’il faut écrire et qu’écrire n’est source que de contentements rarissimes, pour ne pas dire miraculeux, difficiles aussi parce que la vie a de ces tours prosaïques pour lesquels on n’est pas forcément fait : le manque d’argent, l’insuccès, la dépression – la sienne propre, celle de ceux qu’on aime –, la mort enfin, car en vieillissant l’alentour se vide. C’est à cet égard un journal très touchant, par moments poignant, qu’illuminent seulement quelques répits joyeux dans la création, dans les longues promenades ou la proximité du monde végétal ou animal (« J’aime vivre moi-même au milieu de toutes ces vies que je n’effraie pas »). Et bien sûr dans la fréquentation des oeuvres qui le marquent et le nourrissent.

 

L’on songera à Mao, dont il écrit que « comme tous les grands hommes il élargit le cercle des possibilités humaines », et auquel il consacrera une somme passée peu ou prou inaperçue, avant, des années plus tard, de considérer tout cela comme « un épisode de [son] autoanalyse. » L’on songe à Pierre Jean Jouve bien sûr, très présent, dans les moments les plus intimes et les plus douloureux. Pour ne rien dire de l’épouse de Jouve, Blanche Reverchon, « une seconde mère, une protectrice, contre le découragement, la solitude et la mort », et qui, écrit-il, l’a « ramené à [sa] vérité qui était d’être écrivain. » Maints témoignages attestent du caractère considérable de la personnalité de Blanche Reverchon, traductrice de Freud, et psychanalyste, donc, de Jouve, puis de Bauchau, qui la peindra dans La Déchirure (1966) sous lest traits de « la Sybille ». L’on voit passer aussi Ariane Mnouchkine, qui à l’époque s’acharne sur Molière et que Bauchau encourage et suit d’aussi près qu’il le peut. Mais l’on songera surtout à Simone Weil, que Bauchau lit, annote, discute, remâche, ressasse, à qui il écrit des lettres posthumes et à laquelle il revient indéfiniment, cherchant sans doute à y percer les mystères de sa propre foi et à étayer cette très intime conviction que « l’amour qui me manque est celui que je ne donne pas. »

 

Il faut prendre le temps d’entrer dans ce temps. Celui d’une vie dont on sent, comme dans ses romans, la forme très particulière de fragilité. Celui aussi d’une époque qui bascule, où Beaubourg sort de terre et ce faisant autorise l’art à ne plus rien dissimuler de son appétence consumériste, une époque où, sous les masques de Giscard et de Mitterrand débattant à la télévision, s’affrontent deux bourgeoisies, l’une qui s’éteint, l’autre qui monte. Et comme par un effet de levier, ou de contraste, l’écrivain revient à lui, aux fondations, à l’esprit de l’art et à l’injonction de s’y plier, dans l’écart du monde. Rappel, au passage, de quelques règles atemporelles : « Il ne faut pas en écrivant bâcler le projet initial, il faut lutter au contraire pour le garder, tout en cédant du terrain aux mots », dont l’espoir spirituel n’est jamais tu ; ainsi, « C’est toujours la même épreuve : affronter le réel, la pesanteur du monde et l’injustice avec l’arme en papier du poème. Pourquoi faut-il une arme ? Il faut que je parvienne à être sans armes, je n’y suis pas encore. » Être sans armes, c’est-à-dire accepter de se laisser déposséder, se défier de l’infatuation, accueillir ce qui doit advenir : savoir d’un savoir intime que « la tentation est toujours chez l’artiste de dépasser l’immaîtrisé, de dire au lieu d’être dit. » Et persister dans cet écart en quoi consiste la vie de l’esprit.

 

Henry Bauchau, Les années difficiles, Journal 1972/1983 - Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 22, janvier/février 2010
3 novembre 2015

Sophie Pujas - Maraudes

 

 

Un jour elle avait disparu, simplement pour voir si quelqu'un partirait à sa recherche. 
Personne.

 

 

J'avais été impressionné par le premier livre de Sophie Pujas, Z. M., paru dans la très jolie collection que dirigeait J.B. Pontalis, à la fois portrait et récit très sensible de sa relation à la peinture de Zoran Music. C'est donc avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé dans Maraudes, en plus des coins et recoins de Paris, ceux d'un univers fragile, grâcieux, un brin nostalgique quoique sans la moindre désuétude, servi par une écriture souvent remarquable, précise, douce et impressionniste.

 

Être ou ne pas être parisien, voilà qui, pour le lecteur, ne change pas grand-chose. Car s'il s'agit bien d'arpenter la capitale et d'y marauder quelques sensations, l'oeil de l'écrivain est ici notre seul viatique. Or la beauté de ce livre tient (pour partie) à ce que, en réinventant sa ville, en en recréant la matière, Sophie Pujas parvient à tisser quelque chose d'assez universel tout en y incorporant, et avec le plus grand naturel, sa pure singularité. L'oeil de l'écrivain transforme tout en mots, le dernier chic parisien comme la misère devenue ordinaire, et ces "il", "elle" ou "on", tous anonymes mais tellement incarnés, finissent par laisser penser qu'elle a croisé sur sa route l'humanité toute entière. Humanité qui d'ailleurs est rarement bien gaie, tant “le chagrin est une addiction puissante”, et même si la vie ménage toujours quelques espaces ou instants au bonheur et à l'amour - tels ces deux jeunes gens venus saluer, rue de Verneuil, la mémoire de Serge Gainsbourg “avant de tomber de sommeil au matin, tomber très doucement dans les bras l'un de l'autre, blottis dans leur joie, avant de se réveiller dans cette ville qu'ils ont rêvée à distance et qui a le talent de ne pas les décevoir.

 

Ce qui est étrange, et très beau, est que nous ne sommes jamais dans la déploration ; il n'y a pas place ici pour le moindre soupir, et si l'ensemble est joliment mélancolique, c'est moins parce que les choses sont ce qu'elles sont que parce que, convenons-en, “le temps n'est pas à la mesure de nos coeurs.” Pujas ne juge ni du beau, ni du laid : elle considère les choses en elles-mêmes et en prend acte, ces choses qui, s'imposant, recouvrent alors leur incontestable nature primitive. La ville est tendre et brutale, imprévisible et fonctionnelle ; or, si l'on est curieux de ses dissimulations, elle peut s'exhausser soudain d'une dimension nouvelle, plus onirique, mais aussi, et c'est là une étrangeté dont seule la littérature peut se faire l'écho, sans doute plus vraie. C'est sur cette possibilité qu'offre la littérature, bien sûr de réinventer le monde mais peut-être plus encore d'apprendre à le faire sien, que Sophie Pujas déploie une phrase dont il faut applaudir l'économie autant que la petite musique, illustrant de la plus belle manière cette pensée, simple, première, probablement fondatrice de ce récit, suivant laquelle “s'égarer est un art de vivre.

 

Maraudes sur le site de Gallimard / L'Arpenteur

28 octobre 2015

Etienne Guéreau : La Sonate de l'Anarchiste

 

 

Sans doute est-ce le rêve de tout mélomane qui se piquerait de littérature que de pouvoir déployer une prose capable de recueillir l'émotion flottante, malaisée à circonscrire, que nous fait éprouver la musique. De bien beaux écrivains s'y sont essayés, non sans réussite : citons Christian Gailly, Pascal Quignard, Patrick Suskind ou Alessandro Baricco - ce dernier étant d'ailleurs un musicologue averti. Mais Etienne Guéreau a cet avantage d'être lui-même musicien professionnel - et professeur à la Bill Evans Piano Academy, dont on sait combien son fondateur, Bernard Maury, dédicataire du roman, a marqué ses élèves. Pour autant, c'est moins au travers de son écriture, qu'il a nette, fluide, et pour tout dire assez sobre, qu'Etienne Guéreau tente de lever le voile sur l'insondable émotion musicale, qu'en extrapolant ce que peut (ou pourrait) être son pouvoir.

 

La réputation de Fédor, jeune pianiste, va croissant dans le tout-Paris de la fin du 19ème siècle, au moment où certains groupes de la mouvance anarchiste tourmentent une République qui n'en demandait pas tant, elle-même témoignant une belle ardeur à compiler les scandales - en toile de fond, ici, celui dit de Panama. Tout entier tourné vers son art, notre virtuose se tient aussi éloigné que possible de cette agitation ; mais c'était compter sans ce drôle de pouvoir dont, bien malgré lui, il semble avoir été investi : celui d'envoûter l'auditoire - et de l'envoûter au sens propre. Car s'il sue eau et sang pour soutirer une quelconque larme à ses auditeurs lorsqu'il interpréte les grandes oeuvres du répertoire, nul ne peut résister à cette drôle de sorcellerie qui émane de ses propres compositions : s'il se vérifie parfois que la musique adoucit les moeurs, force est de constater que, chez Fédor, elle aurait plutôt tendance à décupler les instincts. La chose ne tardera pas à remonter aux oreilles des fins limiers de la police judiciaire, lesquels entreverront sitôt dans l'effroyable talent de notre compositeur un biais astucieux pour lutter contre l'activisme révolutionnaire - comment, je vous laisse le découvrir... De prime abord, la chose pourra sembler un tantinet grotesque ; c'est qu'il ne s'agit pas tant de faire montre de réalisme que de dire, par le cocasse et le saugrenu, mais aussi en vertu d'un joli sens de l'observation et d'un évident plaisir à la peintures de moeurs, combien la musique peut bouleverser une âme et susciter d'incontrôlables émotions.

 

Tonique, malicieuse, élégante, La Sonate de l'Anarchiste a fait remonter en moi quelques-unes des sensations très plaisantes que j'éprouvai en lisant Le Club des Cinq, Alexandre Dumas ou Agatha Christie, ou encore en visionnant les désuètes mais (presque) indémodables Brigades du Tigre. Une bonne histoire, autrement dit, et qui n'a sans doute pas d'autre prétention que de l'être, mais servie par une composition délestée de toute pédanterie, achevant de conférer à ce deuxième roman d'Etienne Guéreau une fraîcheur très bienvenue.

 

Étienne Guéreau, La Sonate de l'anarchiste - Éditions Denoël

28 septembre 2015

Quelques mots sur Pierre Tisserand

 

 

Paraît ces jours-ci un livre (irrévérencieux, picaresque, volontiers paillard : bref, éminemment recommandable) de Pierre Tisserand, La Vierge à l'Ivrogne. Aussi voudrais-je profiter de cette occasion pour dire deux mots de ce drôle de bonhomme avec lequel je corresponds depuis deux ou trois ans.

 

Je ne le connaissais pas même de nom lorsque, après qu'il eu vent je ne sais trop comment de mon existence, il m'adressa un manuscrit ; ce texte, Du sang sur la corne (titre aussi d'une de ses chansons) témoignait d'une truculence et d'une inventivité qui forcèrent mon admiration, mais mâtinées d'une colère qui me semblait par trop envahissante. Pour autant, je me renseignai fissa, ce qui transpirait de sa prose m'ayant joliment émoustillé.

 

Grâces en soient rendues à Internet, j'ai pu éplucher tout ce qu'on pouvait trouver sur lui, et ma première surprise fut d'apprendre qu'il était né en 1936 : l'ayant lu, je subodorais qu'il n'était pas le perdreau de l'année, mais jamais je n'aurais imaginé que cette écriture au rythme si vif, si verte, si potache, pût émaner d'un jeune homme qui flirtait avec les quatre-vingt printemps. Il me donna d'autres textes à lire de lui, qui tous me firent rire - souvent dès la première page, et parfois aux éclats. Jusqu'à cette Vierge à l'Ivrogne, donc, oeuvre assez irrésistible d'un esprit spontanément intempestif, fougueux et rabelaisien.

 

De ce que j'en perçois et du peu que j'en connais, Pierre Tisserand a traversé son époque avec ce type d'énergie assez caractéristique (quoique que j'aurais bien du mal à étayer mon impression) de cette génération qui vécut à plein pot les années 50 à 80. Romancier, poète, dramaturge, peintre, chansonnier, parolier : c'est bien ainsi qu'on les aime, ces années-là. On ne compte plus ses 45 tours (où il arbore parfois, époque aidant, des moustaches à la Vassiliu), dont certains lui firent rencontrer quelque succès (Dis madame s'il vous plait, Moi qui ne rêve) ; il ira jusqu'à se payer le luxe de se découvrir un jour couronné, lui, si peu sensible aux honneurs (prix de l'Académie Charles-Cros 1975) ; enfin sa reconnaissance sera clairement établie du jour où Serge Reggiani popularisera L'homme fossile.


De son dernier album, paru en 2003, je conserve surtout cette chanson, La Belle Âge II, petite perle de nostalgie où l'évocation des amours adolescentes se termine par celle du copain avec qui on les vivait - tu es parti te cacher dans un nuage, puisque le ciel est gris : ce registre un peu inattendu de sa part, lui dont les livres sont si gouailleurs et libertins, lui sied à merveille, et je crois qu'on ne peut le lire sans avoir aussi ardemment conscience de cette sensibilité, tout aussi écorchée que pudique ; sa voix, chaude, ronde, n'est pas sans rappeler celle de Jean Ferrat, mais (et cela vaut pour l'un comme pour l'autre) je les préfère tous deux sur ce registre très intime, et pour ainsi dire un peu mélancolique. C'est une chanson que j'aurais bien vu dans un des Contes des Quatre Saisons, de Rohmer.

 

Reste que, depuis quelques années, c'est à la littérature que Pierre Tisserand voue l'essentiel de son temps : et l'on se prend à regretter qu'il n'y ait pas songé plus tôt, tant ses livres bousculent nos temps moroses, puritains et déclinistes - d'ailleurs, et de ce pas, je retourne à ce dernier manuscrit qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser.

 

  Commander La Vierge à l'Ivrogne directement chez l'éditeur.

24 mai 2015

Petit traité de misanthropie : un article de Patrick Emourgeon

 

Cest toujours une joie très grande que de se savoir lu bien après les quelques semaines d'exposition qui suivent la parution d'un roman. Merci, donc, à Patrick Emourgeon d'avoir pris la peine de partager son enthousiasme pour ce roman paru en mai 2011 chez Quidam.
 

 

Petit traité de misanthropie

 

Il y a des mots qui me reviennent à la lecture de Marc Villemain. Des tas de mots et des idées sur l’homme : velléité, acrimonie, misanthrope, cloporte, extinction, laideur, vain,  silence, haine… des mots crus que j’aime retrouver dans la littérature du vrai.

 

Marc Villemain, cet auteur rare, explore l’arrière cour des choses humaines. Déjà dans Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, ce roman prémonitoire, publié en 2007, m’avait bousculé, il y ausculte la montée d’un totalitarisme rampant et la lente démission du politique, testament émouvant d’un élu en exil qui revient sur son passé. Une lecture acérée de la démocratie d’aujourd’hui, de l’extinction des idéaux. Un texte puissant et profond. Totalement d’actualité.

 

Villemain aime la fin, toutes les fins. Ces rudes moments de sincérité où l’on peut enfin peser la véritable densité des sentiments, creuser jusqu’à la roche la vérité, en extraire les racines et voir l’autre dans sa terrible nudité, à sa taille réelle.  

 

Il aime nous déstabiliser. Un exercice sain dans un monde lisse de certitudes sucrées. Dans un monde aux couleurs fades, il trace à grand trait noir et rouge, les angles d’un siècle déprimé, ce siècle que ce vieux professeur d’université en fin de vie sait qu’il va bientôt devoir quitter, coincé dans un de ces mouroirs modernes.

 

Le pourceau, le diable et la putain est un livre sur la fin, il consigne le testament de la vie d’un homme, un témoignage sans concession, d’un pur misanthrope à l’ancienne. Dans un style volontairement obséquieux, drôle et tragique, Léandre, de sa faconde professorale,  nous raconte sa haine tendre du genre humain.

 

Les mémoires de ce vieux con assumé bouscule une époque habituée à la tartufferie, aux édulcorants moralistes et télévisuels. Tout y passe : les enfants, les femmes, les étudiants (j’adore !), les curés, le sexe (la découverte de l’orgasme à Madrid, drolissime…)  c’est la grand cavalcade, le déballage, une immense et pittoresque brocante où les bons sentiments sont bradés, écrabouillés parfois… Un exercice vivifiant et corrosif qui fait du bien.

 

Attention, ce vieil homme est un puriste dans son genre, un misanthrope doté d’une certaine classe, il réserve sa férocité aux imbéciles, au mensonge et à la malveillance.

 

On est loin des petits méchants d’opérette, ces pervers cruels et lâches qui se déguisent en victime dès qu’ils se sentent démasqués,  chez cet homme fier et intelligent, derrière sa cruauté, on entend plutôt sourdre son amour déçu de l’humanité, citant Balzac qui en connaît un poil , « tout homme qui, à quarante ans n’est pas misanthrope n’a jamais aimé les hommes. »

 

Bref, Marc Villemain aime à travers ses personnages questionner avec acidité la place du bien et du mal.  Discrètement il nous interroge sur le véritable visage du diable, du pourceau et de la putain dans nos sociétés « modernes ». Il sait qu’ils ne sont jamais vraiment là où on les attend…

Un truculent bouquin et un auteur à découvrir !

 

Patrick Émourgeon

7 avril 2015

Lectures croisées : Bernard Quiriny & Roque Larraquy

 

S'ils se distinguent assez nettement par leur écriture et leur manière de composer, Roque Larraquy (auteur argentin dont La Madrivore est le premier roman) et Bernard Quiriny (qu'on ne présente plus) ont un incontestable point commun : celui de déployer un humour obstinément noir, en lisière d'un fantastique qui lorgne parfois vers le surréalisme.

 

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Avec l'excellent Histoires assassines, Bernard Quiriny retrouve et attise encore la verve qui conféra à ses Contes carnivores le succès que l'on sait (je m'en étais un peu entretenu avec lui, en 2008, pour le défunt Magazine des Livres : voir ici). Aussi éprouvé-je toujours autant de plaisir à le regarder creuser et creuser encore son sillon, d'inspiration peu ou prou borgésienne. Car, Quiriny, c'est du sûr et du solide : rien de clinquant, jamais, tout est toujours écrit avec un goût très sûr, c'est toujours cette même veine classique, soucieuse de justesse et de netteté ; avec lui, pas d'entourloupe. On est à peine entré qu'on sait illico où on a mis les pieds - et d'ailleurs on y va pour ça : pour qu'il nous raconte des histoires. C'est cela, le talent de Bernard Quiriny (et cela, sa modestie) : écrire reste pour lui un plaisir, un jeu, une source d'excitation. Quelque chose dont je ne suis pas loin de penser qu'il en use comme en prolongement de l'imagination et des sourires de l'enfance.

 

Les deux nouvelles qui ouvrent le recueil m'ont pourtant laissé un peu sur ma faim. Si j'ai aimé l'idée de Bleuir d'amour (où la copulation cause à la peau un bleuissement qui va mettre la planète sens dessus dessous), et que Sévère mais juste avait tout pour me plaire (récit, par un critique littéraire, des raisons qui l'ont conduit à assassiner un écrivain par jour pendant un mois), j'ai trouvé la première un peu trop allusive, et la seconde un peu trop mécanique.


Mais Quiriny était déjà là, dans l'ombre, qui s'échauffait.

Car la suite n'est que feu d'artifice. L'histoire de cet homme qui, embarqué sur un bateau, voit jour après jour son corps fondre, se liquéfier, le quitter. Ces objets usuels (lit, cheminée, stylo...) qui prennent (enfin) la parole. Cette femme dont il devient juste de dire qu'elle a bel et bien les yeux derrière la tête, puisqu'elle perçoit distinctement tout ce qui se trouve derrière elle et se heurte au monde dès qu'elle veut aller de l'avant. Ces conférenciers qui, verbe haut et jargon assuré, constatent avec dépit qu'ils sont spécialistes d'un auteur connu d'eux seuls. Cet homme, encore, qui réalise qu'il lui suffit de fantasmer sur une femme pour qu'elle tombe enceinte. Tout est malin, malicieux, intelligent, on se régale en se demandant à la fin de chaque nouvelle quelle autre histoire ce diable de Quiriny va bien pouvoir nous pondre encore.


Mais le meilleur, du moins ce que j'ai préféré, ce sont les quatre tableaux regroupés dans La tournée amazonienne, quatre nouvelles à connotation exotico-anthropologiques : du Quiriny pur et grand jus, mêlant comme il sait le faire la drôlerie à l'esprit de sérieux, le vraisemblable au farfelu, laissant courir une imagination qui n'est pas seulement celle d'un romancier, mais, dirai-je, une sorte d'imagination universelle, fantasmatique, première. On rit de ce qu'il nous montre et, en même temps, on en éprouve le frisson. Il y a là un art du cliché que je lui envie beaucoup - cette manière qu'il a de vider ledit cliché de son caractère immédiat ou idiot et de le transmuer en un grotesque fondateur, nourricier. Quiriny a quelque chose d'un chercheur en sciences sociales : il y a toujours de l'idéal-type dans ses personnages, et il n'est rien de plus divertissant que son application à dépeindre, mi-sérieux, mi-goguenard, les occupations sociales et autres marottes humaines, dont il dresse un tableau toujours très haut en couleur. Bref, à ceux qui, comme moi, désespèrent que la nouvelle continue d'être le parent pauvre de la fiction en France (et qui, comme moi, ne le comprennent pas) : lisez Bernard Quiriny.

 

On pourra lire également ma recension de son roman Les Assoiffées,
ainsi que
l'entretien qu'il m'avait accordé à l'occasion de sa parution.

 

* * *

 

 

Avec Roque Larraquy, on change de décor, et on investit deux scènes bien distinctes.

 

La première nous fait pénétrer dans la clinique Temperley, dans la banlieue de Buenos Aires, en 1907 : c'est là que va être tentée une expérience aussi scandaleuse que mythique, voire métaphysique : tenter de faire parler les morts. Pas dans l'éternité (Dieu nous garde), mais dans les neufs secondes qui suivent le trépas : c'est en effet dans ce laps de temps que notre bon directeur de clinique, tout pétri de scientisme (et d'ambition) qu'il est, juge possible, voire raisonnable, pour peu que le passage de la vie à la mort se fasse par décapitation, de recueillir les dernières paroles d'un candidat volontaire (et, qui sait, d'éclairer l'humaine destinée). Volontaire, oui, et c'est une des difficultés de l'exercice : convaincre des patients dont la rémission semble au bas mot compromise de tenter l'expérience - fût-ce en les laissant un peu dans le flou. En soi, l'idée n'a rien de saugrenu (qui ne s'est jamais dit : “ah, si les morts pouvaient parler !”), mais ce qui est intéressant, outre qu'elle est ici traitée avec pas mal de jubilation, c'est qu'elle permet à l'auteur de dresser par petites touches le portrait de notre commune humanité. Car sous couvert de sciences et de démystification, se joue en miniature rien moins qu'un fonctionnement social, que Larraquy prend bien plaisir à suggérer : arrivisme, convoitise, vénalité, abus de pouvoir, etc. Il y a finalement quelque chose d'assez théâtral, dans ce huis-clos pince-sans-rire et cette façon de caractériser chacun des personnages. L'écriture, efficace et malicieuse, ne s'embarrasse d'aucune complication excessive : elle est visuelle, clinique, descriptive, et s'acharne à suivre la trajectoire de personnages à la fois très communs et un peu étranges ; des voisins de palier ou de bureau, en somme (mais de ces voisins dont on se surprendra à déclarer au journaliste du coin, une fois leurs méfaits découverts : "ils étaient gentils, plutôt discrets, ils n'auraient pas fait de mal à une mouche".)

 

La seconde scène nous propulse en 2009. Nous sommes toujours à Buenos Aires mais, cette fois-ci, dans la bonne société. Bonne société qui, comme chacun sait, s'offusque aisément que l'on puisse dîner avec les coudes sur la table mais n'aime rien tant que se pâmer devant une modernité dont elle fait son vernis (et dont elle n'a, au fond, aucune définition valable). L'un de ses membres, dont tout indique que le statut est d'être artiste, et bien conscient qu'on n'accroche plus le chaland et le critique qu'à force de provocations, va se faire connaître en donnant un tour qu'il voudrait sans doute poétique, voire visionnaire, à des performances somptueusement macabres. Au prétexte (plus ou moins crédible) d'une critique sociale et/ou esthétique, tout finit par faire show, corps amputés, chairs avariées et malformations diverses : l'horreur, c'est bien connu, ça fait vendre. Aux poubelles de l'histoire, les bonnes vieilles expos d'antan : vive l'exhibition !

 

Il y a entre ces deux scènes aux cadres si différents un lien d'évidente gémellité, où se font écho, bien sûr la question du corps, mais aussi celle de l'individu dans le spectacle de la société. Et si la première partie, plus aérée, moins tape-à-l'oeil, sans doute un peu plus onirique, a ma préférence, l'on ne peut qu'applaudir à la belle liberté de La madrivore qui, joliment traduit par Mélanie Gros-Balthazard, constitue un ensemble étrangement, presque intempestivement moderne.

 

Bernard Quiriny, Histoires assassines - Éditions Rivages
Roque Larraquy, La madrivore - Christophe Lucquin éditeur

23 mars 2015

Eric Bonnargent & Gilles Marchand : Le roman de Bolaño

 

Aussi annoncé qu'attendu, Le roman de Bolaño, dont il m'a été fait privilège d'être l'éditeur pour le compte des Éditions du Sonneur, est enfin, depuis quelques jours, disponible en librairie. Sous la forme d'un roman épistolaire que titille parfois la tentation du polar épique, psychiatrique, exotique ou métaphysique (sic), Eric Bonnargent et Gilles Marchand y rendent un hommage aussi original que stimulant à l'un des écrivains les plus considérés du 20ème siècle : Roberto Bolaño.

 

De ce roman qui ne ressemble à aucun autre, critiques et lecteurs, assurément, diront ce qu'il y a à en dire. Je ne peux, moi, qu'évoquer ce que fut ma découverte du manuscrit, et essayer de dire pourquoi, avant même d'en avoir achevé la lecture, s'imposa l'envie de le publier. Je n'avais (et n'ai toujours) de Roberto Bolaño qu'une connaissance assez limitée, n'ayant alors lu de lui que le dernier texte publié de son vivant, d'une beauté et d'une grâce qui m'ont beaucoup marqué, Un petit roman lumpen (dont j'ai écrit ici ce qu'il m'inspira). Autrement dit, pas de panique : ne pas connaître Bolaño n'est en rien un problème pour plonger la tête la première dans le roman d'Eric Bonnargent et de Gilles Marchand ; mieux que cela, si je puis dire : connaître ou ne rien connaître du grand écrivain chilien constitue à poids égal un handicap et une chance. Les connaisseurs souriront à certains moments qui laisseront les autres de marbre, quand ceux qui n'en connaissent rien jouiront d'un privilège que les autres n'ont déjà plus : pouvoir, ensuite, partir à la découverte de cette oeuvre “culte”.

 

Mais revenons à ma découverte du manuscrit.

Passé les premières pages, je confesse avoir éprouvé une sorte d'embarras. Sans doute étais-je un peu frustré d'être posé aussi vivement sur la banquette arrière d'un taxi sans avoir pu goûter autant que je l'aurais voulu au plaisir (peut-être un peu vicieux) d'un dévoilement progressif ; en somme, je me disais : ils sont bien gentils, mais je ne vois pas comment ils vont pouvoir tenir comme ça sur trois cent pages. Par ailleurs, malgré l'incontestable richesse du corpus épistolaire, j'ai toujours éprouvé, fût-ce par-devers moi, une certaine réticence envers les romans qui usaient entièrement, exclusivement, de ce genre. Pour faire vite, disons que je n'ai jamais su faire taire complètement cette petite voix en moi qui me souffle que le mode épistolaire intégral, dans le cadre romanesque, se nourrit aussi à un certain désir d'évitement : je suis toujours tenté, peu ou prou, d'y voir un dérivatif, une diversion, un moyen de se libérer des contraintes du roman “classique”. Or, dans Le roman de Bolaño, ces questions se trouvent assez tôt évacuées. Car, outre qu'il a été composé par voie réellement épistolaire, outre (et c'est intelligent) que l'un des auteurs maîtrise intimement l'oeuvre de Bolaño quand l'autre n'en connait que les stricts rudiments, Eric Bonnargent et Gilles Marchand y déploient une habileté qui, du coup, exhausse ce que le genre peut avoir de nécessaire. Il leur permet en effet de borner immédiatement le cadre du labyrinthe, d'amorcer l'ombre qui planera sur le roman, et de distiller à lettres comptées le venin d'un suspense très singulier ; d'emblée, toute la substance bolañesque est là : les jeux de miroir, les impasses et les faux-semblants de l'identité, l'imbroglio du vrai et du faux, la question du Mal bien sûr, enfin la mise en abyme de l'idée même de fiction. Si bien que l'on se retrouve avec un texte qui, tout en prenant soin d'approfondir minutieusement sa matrice, et sans que jamais ne s'estompe la figure tutélaire de Bolaño, demeure aussi palpitant qu'un polar américain old school. Bonnargent et Marchand réussissent là où pourtant il est si simple d'échouer : en parvenant à agglomérer l'humour et la gravité, le jeu et l'érudition, les nécessités mêlées de l'arrière-plan et de chaque personnage, la quête littéraire et les règles de l'enquête policière, ils parviennent, en s'amusant sérieusement, à déployer une trame très vive, brillante et roborative. Si bien qu'on n'a plus qu'une envie, en refermant le texte : lire Bolaño.

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE — Que se passe-t-il lorsqu’un chauffeur de taxi amnésique tombe sur l’adresse d’un personnage du roman qu’il vient de lire ? Que se passe-t-il lorsqu’après lui avoir écrit à tout hasard, ledit personnage, un ancien policier, lui répond qu’il est bel et bien vivant, qu’il n’a rien d’un être de papier et qu’il n’a même jamais entendu parler de l’auteur, un certain... Roberto Bolaño ? Ce lecteur (Pierre-Jean Kaufmann) et cet homme dont on a « volé » la vie (Abel Romero) entament alors une correspondance afin de cerner les liens qui unissent Romero et Bolaño. Mais au fil de leurs échanges, les voilà conduits à examiner aussi le passé de Kauffmann, dont l’amnésie semble cacher un lourd secret.

Articulé autour de l’œuvre du grand écrivain chilien, Le Roman de Bolaño croise l’enquête littéraire et le thriller latino. Naviguant entre Paris, Barcelone et Ciudad Juárez, le lecteur se trouve plongé au cœur d’une histoire où le vrai n’est jamais sûr et le faux toujours possible, et où rôdent en permanence la folie, le feu, la vie et la littérature.

Éric Bonnargent et Gilles Marchand ont joué à la lettre le jeu du roman épistolaire, correspondant à plus de neuf cents kilomètres de distance sans jamais rien savoir de ce que l’autre avait à l’esprit. Pendant plus d’un an, ils se sont écrit, créant ainsi au gré de leurs échanges la trame narrative de ce qui allait devenir Le Roman de Bolaño. Là réside en partie l’originalité profonde de ce texte : Pierre-Jean Kaufmann et Abel Romero prennent corps, se répondent, s’écoutent et s’invectivent : on en oublierait presque qu’ils n’ont jamais existé – si tant est qu’ils aient jamais existé…

 

On lira avec profit la remarquable critique de Lionel-Edouard Martin, ainsi que l'article très juste
de Hughes Robert (librairie Charybde, Paris).

 

Eric Bonnargent & Gilles MarchandLe roman de Bolaño - Editions du Sonneur

3 mars 2015

Marie Van Moere - Petite louve

 

 

Il se trouve que j'ai eu à connaître une des versions de travail de Petite louve, roman brutal, roboratif, d'une énergie un peu folle - et en vérité assez rare en France : manière de dire qu'il ne m'aurait pas déplu de pouvoir en être l'éditeur. C'est un texte qui, dès son ouverture, m'a sauté à la gueule sans que je puisse tout à fait en comprendre les raisons. Car, mieux qu'une Fred Vargas trash, Marie Van Moere signe, avec ce premier roman noir aux allures de road-movie, un texte dont on se dit qu'un Tarantino, s'il avait été corse, n'aurait pas craché sur la science des dialogues, la mise en scène de la cruauté et l'amoralité consciente.

 

L'idée de vendetta pourrait assez bien résumer ce dont il est question : Agathe, médecin à Marseille, ne vit plus que pour se venger du viol de sa fille adolescente par un jeune gitan, Toni Vorstein. Rien ne résiste à cette soif de vengeance - donc à cette douleur : ni son métier, ni son couple. Agathe et "la petite" prennent la route, s'improvisent tueurs impitoyables, (re)découvrant sur le tas les réflexes de l'animal traquant et se sachant traqué. Elles poursuivent leur chemin sans se retourner - leur chemin, c'est-à-dire le fil rouge de leur destin. Entre les cadavres qui jonchent les routes ou les hôtels, les paysages défilent, ceux d'un Sud qui a parfois quelque chose de mystérieusement extraterritorial. Mais on ne se venge pas impunément des Vorstein, qui eux-mêmes vont chercher à venger leur fils et frère (c'est bien naturel) et, ce faisant, à laver l'honneur du clan. Autant dire que le happy end n'est pas au menu.

 

Van Moere ne se paye pas de mots. Elle n'a pas au langage de rapport “intellectuel”, mais une relation viscérale, primale. Elle conte, raconte, éprouvant un plaisir manifeste à tenir le lecteur par ce qu'il a de plus intime (que l'on m'autorise cette périphrase : elle ne déteste pas les images viriles.) Son phrasé, délibérément sec et râpeux, très cinématographique, n'exclut toutefois pas une certaine minutie dans les moments plus lents où, traversant des paysages qu'elle connaît bien, l'auteure sait maintenir le suspense tout en s'amusant à le tenir en bride. C'est d'autant plus réussi que cela n'empêche pas une certaine émotion de sourdre - d'autant plus troublante qu'elle est contenue.

 

Car, brutale, l'histoire n’en est pas moins touchante. Certes, tout y passe : torture, assassinat, viol, inceste, prostitution, drogue, nécrophilie, mais c’est toujours précis, subtil, et étrangement féminin : je ne suis pas certain qu'un homme eût pu écrire une telle chose sans sombrer dans une certaine complaisance. Ici, non : les pires scènes demeurent adossées à une intention que l’on devine d’un autre ordre. Dans la brutalité, dans la manière de l'amener (et d'en sortir), dans l’apparente et fausse gratuité des scènes gore, quelque chose nous ramène inlassablement à une dimension fondamentalement très humaine. En gros, c’est un peu de notre métaphysique commune qui est désossée. C’est aussi ce que j’ai aimé dans ce texte : qu’entre les lignes s'y lisent des dimensions à la fois plus universelles et personnelles - relatives à l’adolescence, au passage de la quarantaine, à l’anorexie, au rapport mère/fille, au couple ou à l’angoisse de l’intégrité corporelle. Bref, lisant Petite louve, j'ai retrouvé des sensations un peu oubliées, celles que me procuraient par exemple (cela fait un certain temps que je ne l'ai pas lu) les thrillers de Jeffery Deaver : de quoi être bluffé.

 

Marie Van Moere, Petite Louve - La Manufacture de Livres

1 mars 2015

Frédéric Aribit : Trois langues dans ma bouche

 

 

Ta langue autour de la mienne, chignole de chair fraîche et
débauche ébauchée, toi aussi tu entres et sors
de ma vie par la bouche.

 

 

Quel lecteur n'arrêterait son regard sur ce titre on ne peut plus littéraire — puisqu'il mêle dans un même imaginaire le mot et la chose, le langage et l'organe ? Premier roman de Frédéric Aribit (mais pas premier livre ; cf. André Breton, Georges Bataille : le vif du sujet, paru à L'écarlate en 2012), Trois langues dans ma bouche possède autant de caractéristiques du premier roman que de traits propres au roman initiatique. Remarque aussi anodine que simplement introductive, et bien loin de pouvoir en rendre compte, tant est prometteuse cette nouvelle voix de la littérature française.

 

Pour faire court, disons qu'on pourrait se risquer à la formule éculée : on ne naît pas basque, on le devient. Probablement est-ce un peu ce qui arrive au narrateur (dont les liens avec l'auteur, né à Bayonne, ne laissent pas place au doute.) Mais comment le devient-on, c'est toute la question. Les codes du temps, la famille, les amis, l'école, l'église, la musique, l'amour : toutes formes d'influences éprouvées par un narrateur qui se révèle particulièrement sensible aux événements, grands ou petits. Il faut dire que nous sommes dans les années quatre-vingt, époque où l'on disait (croyait) que les idéologies étaient mourantes et que le monde entrait dans un ère nouvelle, toute chose ayant une fin - même l'Histoire, donc.

 

De ces années quatre-vingt, Frédéric Aribit est un enfant nostalgique et lucide. Ce qui, fût-ce entre les lignes, ne va pas sans quelque amertume. Il est d'ailleurs plaisant de songer que son roman n'est pas, quoique dans un registre bien différent, sans évoquer Le retour de Bouvard et Pécuchet, pastiche d'un autre Frédéric, Berthet celui-là, que les mêmes éditions Belfond ont eu récemment la bonne idée de rééditer : dans les deux cas, on ne peut s'empêcher de sourire un peu jaune au rappel de ces années, sans toutefois parvenir à contenir une certaine  tendresse. Et puisque moi-même je viens de là, c'est peu dire que le roman d'Aribit m'a parfois fait sourire : de toute évidence, nous aurions pu nous croiser...

 

Premier roman et roman d'initiation, donc : on le mesure à une certaine fraîcheur de ton et de forme, à une certaine gourmandise à tout dire, parfois d'ailleurs avec une légère surabondance de références, et à cette impression que, peu ou prou, laissent au lecteur nombre de premiers romans : à savoir ce désir, plus ou moins délibéré, de clore un chapitre de sa propre histoire, de refermer la page sur quelque chose, sa jeunesse le plus souvent. Le premier roman (je ne suis pas trop mal placé en parler) peut, chez certains écrivains, prendre la figure du tombeau - tombeau à cette part de soi toujours vivace mais dont on éprouve, progressivement, par-devers soi et non sans mélancolie, l'inexorable finitude. À cette aune, le roman de Frédéric Aribit est très touchant, et montre bien par où peut passer, chez un écrivain, sa naissance à la littérature.

 

Mais revenons à ce qui constitue l'objet principal de Trois langues dans ma bouche : la langue basque - et, à sa manière, la basquité.

C'est une langue que le narrateur, dans sa toute petite enfance, partout autour de lui, entendait. Avant, d'une certaine manière, de l'oublier. Parce qu'elle était en désuétude, parce que les vieux mourraient, parce que l'école, toute à sa mission républicaine, étouffait (délibérément ou de facto) les langues régionales ou minoritaires (pour reprendre l'intitulé de la Charte européenne ratifiée en 1999 par Lionel Jospin), et parce que, très prosaïquement, on entendait dans les boums davantage de Kim Wilde, de Nena ou de A-ha que de bandas du pays basque ou de Nico Etxcart (personnellement, je ne connaissais guère que les metalleux de Killers, mais c'est un autre sujet...). Toujours est-il que le narrateur va passer sa jeunesse pris dans “l'étau idéologique du basque maternel et du français des livres”, sa langue maternelle étant au fil du temps “tombée dans le fond de [sa] gorge” et la langue française ayant fini par prendre toute la place, “culture devenue nature”. De là, il faudra attendre la littérature (et la découverte, au passage, de l'infinie liberté que charrie le jazz) pour qu'enfin il respire à son aise dans un nouvel “espace immense”.

 

Écartelé entre deux langues et deux idéologies qui, toutes deux, ont l'identité clouée au coeur, le narrateur navigue à vue entre les deux clichés du francisant et du basquisant : tout somme l'être basque à choisir son camp, et l'enfant des années quatre-vingt se sent bien impuissant à trancher dans la grosse bidoche identitaire. Il faut dire que, pour le petit Basque, la politique est partout : “c'était là, en vous, à votre insu”. Comment se défaire alors de ces “éternelles et bienheureuses consciences tranquilles qui vous tricotaient tout à trac des réponses toujours prêtes, [...], tranchant tous les dilemmes aussi simplement qu'une pomme d'un coup d'Opinel affûté, sans jamais parvenir à cacher que derrière la distribution des rôles de l'effarante comédie humaine qu'on s'évertuait à jouer aux enfants, elles n'en pensaient pas moins.

 

Ce faisant, le narrateur, pour mettre un peu de distance, pratique l'humour, et d'abord l'humour sur soi, à la limite de l'auto-dépréciation, constatant seulement qu'il ne maîtrise pas le chemin, qu'il n'en décide pas, qu'il s'en remet au hasard des événements pour, presque malgré lui, se choisir un camp. Cette part d'incertitude, donc de relative insatisfaction, est un des aspects les plus problématiques et les plus saisissants de ce texte. Même au plus haut de la lutte, même quand toutes les conditions sont réunies pour donner à un adolescent l'envie de rejoindre une bonne fois pour toutes le camp de la révolte (donc de la basquité), subsiste chez lui une sensation d'étrangeté à soi-même, tropisme observateur et dubitatif où l'auteur ira puiser sa littérature. D'ailleurs, les moments du livre qui me semblent les plus faibles sont précisément ceux où Aribit, quittant le roman, s'attache au contexte historique et politique dans des allures de dissertation et avec une sorte de distance indignée qui nous coupe du roman et de sa poésie : malgré la vivacité de son trait, ne nous reste que l'observateur engagé, et le littérateur alors nous manque. L'écriture de Frédéric Aribit n'est jamais aussi percutante que lorsqu'il entre dans ses sensations, dans ses doutes, dans tout ce qui a modelé son regard. Ce moment, par exemple (il faut bien sélectionner), très beau, où, enfant encore, et même enfant de choeur, il se demande déjà ce que c'est que de vivre. Et de mourir, donc, lui qui assistait le prêtre lors des messes de funérailles : “Je mesurais l'immensité de mon ignorance à la douleur qui les brisait tous.” La question de la langue n'est jamais bien loin, et la souffrance du regard perturbé l'exhausse de manière décisive : “Souvent, il me suffisait de penser à une chose pour me convaincre qu'elle ne se réaliserait pas. De même, je voulais croire que si les mots sont les traces de ce qui n'est plus, dire, inversement, c'était empêcher que cela advienne. La mort peut-être ne fait pas exception.” Évoquons aussi la mort du grand-père et ces moments où, en famille, on tuait le lapin et le cochon. Ou encore ce passage, plein de verve, très original, sur sa détestation de la langue de boeuf. Car la langue, c'est aussi de la chair (on y arrive), c'est aussi cet organe sensoriel, érogène, vecteur d'un accès au monde et à soi-même. Une chair qui donne lieu à des passages homériques et, pour tout dire, érotiques, où l'humour, et c'est heureux, n'est jamais absent. En pleine découverte des plaisirs sensuels, et alors que, sur le canapé, deux copines finissent, avec leur langue justement, par entreprendre goulûment notre narrateur, Aribit trouve ainsi, dans un passage lardé d'allusions à The Cure (l'une des deux filles porte un tee-shirt du groupe), l'occasion d'un petit moment de bravoure, autorisant son personnage à savourer son plaisir “jusqu'à ce que je déborde comme un mot en trop d'entre les petits poissons vivaces de leurs langues mêlées, lapsus lapé Lullaby sucé sorti sans qu'on s'en aperçoive, solution liquide passée aux sels d'argent de leurs papilles dorées et giclant soudain si loin du révélateur de mon bas-ventre en plein dans le Cu de The Cure.

 

C'est dans cet espace mêlé d'indécision, de gravité et de dérision que Frédéric Aribit réussit au mieux à nous montrer combien la langue induit, charrie, un rapport au monde. Et ce que son roman a de singulier, outre cette relative légèreté, relative car lestée de sensations belles et douloureuses, c'est qu'il nous montre comment l'on devient contemporain de soi et de sa propre langue - celle qui s'invente jour après jour, défaite de sa gangue d'influences, tout entière tendue vers son dessein émancipateur et littéraire.


Frédéric Aribit, Trois langues dans ma bouche - Belfond

28 février 2015

Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire (sur La Cause littéraire)

 

C'est avec beaucoup de plaisir que je découvre cet article de Marie Du Crest à propos de mon deuxième roman, Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, paru chez Maren Sell en 2006.

On ne trouve plus ce livre qu'avec difficulté, la maison d'édition ayant, depuis, cessé son activité. Autrement dit, ce roman est en attente d'un nouvel éditeur — à bon entendeur...

 

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Un futur si proche

 

Début janvier 2015, sortit en librairie, dans un climat polémique, le roman Soumission de Michel Houellebecq. En 2006, paraissait le premier roman de Marc Villemain, Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire. Deux politiques fictions d’anticipation, imaginant chacune le devenir de la France de 2020, dans l’ombre tutélaire de J.K. Huysmans, auteur du « sombre dix-neuvième siècle » selon Damien Sachs-Korli, l’un des deux narrateurs du texte de Villemain et sujet de recherche universitaire pour le héros de Houellebecq. D’une certaine manière, le roman de Villemain est inaugural à double titre, premier geste romanesque de son auteur et première méditation sur les destinées électorales du pays. La première, celle de Houellebecq, se rassurant elle-même, et la seconde, nocturne, vécue dans l’exil, la fuite.

 

Dans Soumission, Mohamed ben Abbes, candidat de la Fédération musulmane remporte les élections présidentielles grâce au vote des gens de gauche, voulant faire obstacle à la candidate FN, tandis que dans le roman de Marc Villemain, c’est la candidate d’extrême-droite, la Karlier (sosie romanesque de Marine le Pen) qui prend le pouvoir et qui entraîne le départ à l’étranger du Guépard (le chef du gouvernement de gauche, au surnom très viscontien) et celui dans la clandestinité de son jeune collaborateur, Damien. À la linéarité du récit de Houellebecq, Villemain choisit une architecture plus poétique et dont les enjeux sont autant matière politique que littéraire. En ouverture, le roman tient de la parole eschatologique, du temps d’après, de la nuit achevée :

 

Quand le soleil sera levé, l’histoire, l’ambition,
le bien commun, la France, tout sera derrière moi.

 

En quelques pages, le jeune Damien, à la première personne, évoque son parcours en politique, le destin de la France et celui réservé au Guépard, son mentor. Il est d’ailleurs une figure de lecteur, ayant entre les mains les carnets d’exil de l’homme politique de gauche désavoué, qui constituent le corps central du roman à partir de la page 33 jusqu’à la page 221. Une lettre du Guépard, datée du 19 décembre 2020, envoyée de Sarajevo, sert d’introduction intimiste dont l’ultime phrase donne son titre crépusculaire au roman (p.30). Les carnets tiennent à la fois de la forme journal, rapportant les évènements de son parcours, et de celle de la maxime d’un moraliste (la Rochefoucauld ou Cioran) dans sa forme fragmentée. En effet le texte est découpé selon des successions d’astérisques et de paragraphes plus ou moins amples. Ainsi :

 

Il est étrange, le cheminement de l’apaisement. Cela fonctionne par éclairs,
éclaircies, chutes et rechutes, puis quelque chose s’installe, s’étire,
comme les sombres rideaux s’ouvrant sur un ciel d’été.
(p.44).

 

La lecture dure une nuit entière : elle est solitude amère, repli et vocation de la lumière. Ce que raconte le Guépard, ce sont deux exils, le premier dans un village malien, et le second à Sarajevo. Les deux « épisodes » se répondent selon certaines symétries. Au personnage féminin de la toute jeune Hadiya, amante du narrateur, correspond celui de Gordana, femme mariée désirée et inaccessible. Écho sonore de ces deux prénoms. À elles deux, il écrit une lettre d’adieu (p.124-5-6-7) pour la première, insérée dans la narration, et p. 222 et 223, isolée et datée du 18 décembre 2020. Le personnage d’Amiless relie les deux moments puisque cet homme trouble, mercenaire à la double identité, apparaît à la fin du séjour malien et occupe une place centrale dans la partie bosniaque. Il justifie la fuite du narrateur du Mali en Bosnie et ensuite de Sarajevo au Cambodge.

 

Le roman se referme sur un retour, celui de la voix de Damien, refermant les carnets. Monologue intérieur appelant au renoncement mais aussi à l’échappée amoureuse, celle des retrouvailles avec la bien-aimée Marie.

Marc Villemain, dans son roman, a choisi, non pas de construire une société française d’anticipation complète, mais d’établir, à travers la perspective d’un personnage de premier plan et de second plan, les horizons lointains, inquiétants de la dictature dont la fureur lui parvient, ici et là, par bribes. Le Guépard reçoit de temps en temps des nouvelles de Paris : emprisonnement d’opposants politiques, mise en place de la censure. La population est placée sous surveillance et la délation se répand. La Karlier instaure « un cordon sanitaire ethnique » dans les banlieues (p.187). Toute la fiction politique « travaille » le passé réel et charrie notre futur si proche et possible. Le choc du second tour à la présidentielle de 2002 est la matrice à la fois de l’engagement de Damien mais aussi la réalisation aboutie de l’invention du romancier : cette fois-ci, le FN gagne. Il en va de même pour Sarajevo. Paix de Dayton, dans l’Histoire, certes, mais l’hostilité serbe reprend et le temps des snipers recommence dans l’ordre du roman. La littérature semble en vérité être le miroir du réel dont il inverserait l’image. La littérature est partout citée (Stendhal, Barbey d’Aurevilly, Lautréamont, Orwell, Molina ou encore Rilke…). Les deux narrateurs écrivent, tout comme Gordana. La vocation littéraire et la vocation politique se font face :

 

Je ne rêvais que de littérature et décidais de me consacrer à la politique. (p.14).

 

Les mélancoliques que sont Damien et Pierre (identité de clandestinité du Guépard) ne peuvent se sauver que par les mots, que par leurs « autobiographies » respectives qui remontent jusqu’à l’enfance, celle de Damien, réfugié dans la maison familiale, à la fin du livre, et à celle du Guépard autour de la figure paternelle liée au Cambodge. Tout est lieu d’origine : le premier roman et la fin des récits.

 

Alors il faut lire, relire ce si beau premier roman et le rééditer de toute urgence car il a, en 2006, songé au pire, mais il nous a sauvés par la littérature.

 

* Pour un éclairage universitaire sur l’œuvre de Villemain, se reporter aux analyses comparées de Christian Guay-Poliquin : Au delà de la fin, Mémoire et survie du politique dans la fiction d’anticipation (voir ici)

 

Marie Du Crest

13 décembre 2014

Virginie Troussier - Envole-toi Octobre

 

 

À bien des égards, l'on pourrait considérer Envole-toi Octobre, le nouveau texte de Virginie Troussier, comme la suite, ou plutôt l'extension, de Folle d'Absinthe, paru il y a deux ans : mêmes leitmotivs, mêmes obsessions du temps, de la mort, de l'amour fou, du souvenir et des absolus. Qu'est-ce qui, alors, fait qu'Envole-toi Octobre se révèle infiniment plus dur, âpre et touchant ?

 

Passée l'expérience (toujours très singulière, parfois éprouvante) de la première publication, Virginie Troussier a, de toute évidence, beaucoup travaillé. On le constate dès les quelques pages d'ouverture, relues deux fois à la suite tant elles ont, et puissamment, réussi à m'arracher à la terrasse de bar où je me trouvais à les lire, et à me propulser aux côtés de Suzanne, la narratrice, au sommet de ces montagnes dont on sait par ailleurs qu'elles sont une des plus fortes passions de l'auteure (monitrice de ski dans le civil en plus d'être critique littéraire). J'ai su, donc, dès ces premières pages, que ce que j'allais lire là ne s'était pas autorisé la moindre concession, et que Troussier était bien décidée à nous écorcher. Ce qui, mais cela va sans dire, l'a probablement conduite à s'écorcher elle-même ; cela aussi, on le sent, et vivement, au point qu'il est tout de même difficile, en refermant le livre, d'en parler comme d'un "roman" : le "je" de Virginie Troussier est un je qui l'engage presque entièrement. On lui fera volontiers grâce de quelques inventions, raccords et autres mises en scène, nécessaires à la composition d'ensemble, mais c'est peu dire que Virginie, l'auteur, éprouve du mal à se dissimuler derrière Suzanne, le personnage. C'est, bien sûr, ce qui donne à ce texte, très intime, son ombre incessante et palpitante de mélancolie. Aussi bien, il s'agit là d'une écriture étrangement sèche et humide : ce qu'il y a de sec, c'est cette sorte de volonté, très forte, très intransigeante, non seulement de passer la vie au tamis de la littérature, mais de la mettre tout entière à l'épreuve même de l'écriture. D'où cette prose très précise dans son intention, très attachée à la justesse de ce qu'elle veut écrire ou décrire, et tout à la fois traversée de flottements, de méandres : il faut à Virginie Troussier plusieurs adjectifs pour tenter d'approcher au plus près des choses, il lui faut revenir, repréciser, ressasser, pour être bien certaine d'avoir capté ce qui vibrait (c'est d'ailleurs la réserve que j'émettrai, à savoir que la seule chose qui ait peut-être manqué à ce texte, c'est d'un éditeur un peu consciencieux, qui sache convaincre l'auteur de sabrer, de retrancher : la sensation du coup de poing eut été plus vive encore.) Humide, aussi, disais-je, car le personnage de Suzanne déborde de toutes les humeurs possibles : il y a des larmes, des cris, des souffrances, des solitudes, des soliloques, des dépressions, de la pulsion, de l'hystérie, de l'automutilation, de la colère et du mal-être - il y a du coeur : trop de coeur, même, et c'est bien ce qui fait exploser Suzanne, aimant et dévorant la vie au point de ne plus savoir vivre.

 

Tout aussi "symptomatique" me semble être la beauté profonde (et, ici, pleine de tendresse) des pages consacrées au père, et plus encore au grand-père - à ce qui vieillit, en somme. Suzanne voit en ces hommes durs, exigeants, farouchement individualistes, l'exemple à suivre. C'est parce qu'on est dur et exigeant envers soi-même, c'est parce qu'on ne se plaint pas, jamais, de rien, parce qu'on a conscience qu'il faut "brûler pour briller", parce qu'il faut accepter que l'amour soit "une lutte dans la boue et l'or", que l'on vivra, que l'on saura vivre, que l'on méritera du mieux que l'on peut de la vie et de ses trésors. Alors Suzanne aimera tout de la vie, mais à la condition de pouvoir y mettre le feu - ce qui, peut-être, explique ce goût de cendres qu'elle ne parvient jamais à recracher tout à fait. Elle se demande d'où elle vient, de quelle génération, de quel héritage, elle se demande ce qui l'a fait telle qu'elle est - et le regard du grand-père n'est jamais bien loin. "C'est à cela que sert la quête d'origine : elle nous aide à reconnaître ce qui nous a faits tels que la mort nous trouvera", écrit Virginie Troussier, dont on s'étonne en passant, que, si jeune encore, elle s'acharne à vouloir exhausser autant de souvenirs et de sensations. Car le malheur de Suzanne est le malheur de ceux qui ont, non pas trop de passé, mais déjà trop de mémoire. Cette mémoire qui entretient et décuple un romantisme qui confine au mysticisme, un romantisme dont elle ne fait que subir la puissance intrusive, l'envahissement, pour ainsi dire, totalitaire. Mais elle est jeune encore, elle a trente ans - l'âge de l'auteure -, alors, bien sûr, à la fin, on veut bien consentir à un dernier effort, et essayer d'y croire encore. Et puis après, ma foi... "Après on s'éteindra doucement. Les gens, ils prennent tout leur temps pour s'éteindre. Les gens s'éteignent. Ce n'est pas inutile de commencer par brûler."

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