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Marc Villemain
politique
1 octobre 2007

Qui veut la peau d'Eric Rohmer ?

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P
our avoir fait précéder son film d'un avertissement désolé expliquant au spectateur pourquoi il n'avait pu retenir la plaine du Forez, "défigurée par l'urbanisation, l'élargissement des routes, le rétrécissement des rivières, la plantation des résineux", et filmer sur les lieux où se déroule l'action des Amours d'Astrée et de Céladon, le roman d'Honoré Urfé, Eric Rohmer, quatre-vingt sept ans, s'est vu assigné en référé par Pascal Clément, ancien Garde des Sceaux (excusez du peu) et président du Conseil général de la Loire. Motif : "dénigrement". Voilà bien les ravages de ce populisme de proximité auquel le désenchantement du monde a donné naissance, et qui n'est autre que la manière la plus étroite et la plus petite-bourgeoise de considérer l'univers. Le patriotisme d'antan a été supplanté par un patriotisme de terroir, dit aussi territorial, qui autorise n'importe quel micro-suzerain à se sentir investi d'une mission de salubrité publique. Que Pascal Clément, dont le bilan place Vendôme aura été aussi fécond que le babillage littéraire et désormais légendaire entre Nicolas Sarkozy et Marc Lévy, prenne pour cible un artiste qui n'est pas étranger au rayonnement de la France ou de ce qu'il en reste et des arts universels en général, qui plus est au nom des fiertés locales, voilà qui en dit long sur la haine de la culture qui a gangréné jusqu'à nos plus hautes édiles. J'imagine la scène d'ici : la réunion au sommet (fût-ce celui du conseil général), au soir tombé, dans les bureaux lambrissés de monsieur le président, entre son conseiller aux affaires culturelles, son directeur de cabinet, le représentant de la préfecture, le magistrat du coin trop heureux de l'aubaine, le digne représentant de l'opposition de gauche, le directeur des services, le chargé de mission aux affaires juridiques et le représentant de la DRAC, tous militants du développement durable de leur territoire, tous citant à qui mieux-mieux les expressions consacrées dans le schéma directeur, le rapport cadre sur le développement du tourisme ou la charte environnementale, leurs palabres oiseuses pour évaluer le taux de nocivité de l'insolence rohmérienne et le mal que l'obscure cinéaste fait à l'attractivité des pays de la Loire et au vivre-ensemble des administrés de la plaine du Forez : le Zola qui sonda les comices agricoles, le Balzac qui décortiqua l'ambition dirigeante ou le Cohen qui éprouva les mœurs administratives auraient fait leur miel d'un tel concentré d'élégances visionnaires. Au moins aurions-nous pu espérer, face à un tel déferlement de bêtise, que la rude parole d'une opposition socialiste encore un peu consciente de ce qui se joue à travers le langage de l'art secoue la sclérose gestionnaire : mais non, les voilà qui, eux aussi, entonnent ce même couplet du développement local et glissent leurs bottes dans le terreux sillon du petit chef départemental.

Quant au résultat, au fond, quelle importance ? - gageons que l'affaire aura tout autant nuit à la réputation de ce pauvre monsieur Clément que contribué à la publicité du film d'Eric Rohmer. De toute façon, nous sommes entrés dans un jeu de procédures, le conseil général ayant été débouté, non sur le fond, mais en raison d'une mauvaise saisine : le tribunal de Montbrisson a en effet considéré que "les passages dont le caractère erroné et péjoratif est allégué relèvent des seules dispositions de la loi du 29 juillet 1881", relative à la diffamation par voie de presse, "qui obéit à un régime procédural spécifique et impératif", lequel n'a en l'espèce pas été respecté. Une nouvelle procédure sera donc engagée, dont il faut seulement espérer qu'elle achève de ridiculiser ceux qui, lorsqu'on parle de culture, se demandent d'abord à quelle juridiction elle doit obtempérer.

25 avril 2007

Le pouvoir rend fou


Je m'étais pourtant juré de ne pas y revenir, et de ne plus évoquer cette campagne...

Hier en fin d'après-midi, vers 18 heures, Jean-Luc Mélenchon fait savoir qu'il quittera le parti socialiste en cas d'alliance avec l'UDF. Trois heures plus tard à peu près, lors d'un meeting à Montpellier, Ségolène Royal invite les électeurs de François Bayrou à construire autour d'elle une France "arc-en-ciel", avant de déclarer aux journalistes que, "bien sûr", elle prévoit d'intégrer des ministres UDF dans son futur gouvernement. Dans la salle du meeting, discret mais accompagné de quelques amis, Georges Frèche rayonne, bien que dénoncé comme raciste et conséquemment exclu du parti socialiste trois mois auparavant. L'impératif de cohérence n'étant que de peu d'importance dans cette campagne électorale, Ségolène Royal, acclamée pour son ouverture au centre qualifiée quarante-huit heures plus tôt "d'immorale" par Jack Lang (qui y voyait de quoi justifier l'exclusion de Michel Rocard), "d'inadmissible" par Pierre Mauroy, de "mystification" par Lionel Jospin, et "d'alliance de circonstance" par François Hollande, déclenchait concurremment une standing ovation en remerciant "du fond du coeur" l'extrême-gauche, et spécialement Arlette Laguillier. Comprenne qui pourra.

Admettons que j'admire la performance, pour faire plaisir aux petits Machiavel qui pullulent dans les réunions de section. Mais comment peut-on proclamer l'urgence de la rénovation politique et injurier de la sorte plusieurs millions d'électeurs ? Ceux qui ont voté pour Ségolène Royal, arguant à qui mieux-mieux que François Bayrou était "de droite" et qu'à ce titre jamais aucune alliance ne serait envisageable ? (et comment font-ils, au passage, victimes d'aveuglement, de schizophrénie ou de cynisme, pour, dans le même temps, applaudir à "l'ouverture" au centre et acclamer Arlette Laguillier ?). Ceux encore qui ont voté pour François Bayrou, que l'on a montrés du doigt comme "complices de Sarkozy" et qui se découvrent aujourd'hui tant de nouveaux amis, qui tous assurent partager exactement les mêmes valeurs qu'eux ? Et comment feront-ils pour voter, ceux qui refusaient d'avoir à choisir entre Bayrou et Sarkozy, maintenant que Royal a promis des ministres bayrouistes ?

Au-delà de la très relative crédibilité et authenticité de cette démarche d'ouverture, ce qui frappe est donc et d'abord sa parfaite indécence. Or cette indécence a une origine : ce qui meut le parti socialiste, au fond, et nonobstant la sincérité initiale des engagements individuels, c'est la seule conquête du pouvoir. Le PS, depuis 1981, ne se vit plus que comme un parti de gouvernement - il n'est d'ailleurs pas un parti d'élus pour rien. Seule importe la victoire de leur étiquette - et tant pis si le sens y perd des plumes, si la doctrine change au gré du vent ou des humeurs, s'il faut tordre le cou à Jaurès, aux électeurs ou aux engagements de campagne, ou s'il faut ajourner encore le questionnement sur le monde, et sur soi.

24 avril 2007

Gouverner, c'est effacer


Le dimanche 24 septembre 2000, le monde politique et médiatique est en émoi : Dominique Strauss-Kahn aurait été en possession de la "cassette Méry", du nom de ce promoteur immobilier, décédé quelques mois plus tôt, qui, dans une cassette vidéo, confessait tout ce qu'il savait du financement du RPR. La cassette est depuis passée à la postérité, et on dit qu'elle faillit faire chuter la république : il y avait du boulangisme dans l'air. Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l'Economie et des Finances, vit un grand nombre de ses amis socialistes prendre la tangente et quitter le navire, fût-ce à reculons. L'une de ces dits amis, aujourd'hui candidate à la présidence, réagit immédiatement en alléguant que, "en politique, on est là pour servir, pas pour se servir". D'autres faisaient état de leur "nausée", dénonçaient les "turpitudes" du camarade DSK, l'accusaient de "polluer la vie publique", philosophaient en considérant que "les gens bêtes ont des réflexes quand les gens intelligents ont tendance à faire les malins", d'aucuns allant jusqu'à évoquer la Haute-Cour de Justice. Foin de présomption d'innocence, foin du moindre début d'enquête, courage fuyons, et sauvons nos têtes. Nous fûmes quelques-uns, à la demande de Dominique Strauss-Kahn, à tenir la liste noire de ces amis défectueux. Et puis le temps passa, la "nausée" s'estompa, les amis revinrent, le plus souvent la queue entre les jambes, et la "vie politique" reprit ses droits. Dominique Strauss-Kahn, pour continuer, devait passer l'éponge, effacer.

Depuis avant-hier, nous sommes entrés dans le deuxième temps de l'élection présidentielle. J'allais dire du deuxième round, tant la confrontation politique a désormais des allures de compétition sportive, tropisme largement relayé par des médias qui ne considèrent plus la dispute entre Royal et Sarkozy que comme une "finale". Mais passons. Deux mois durant, les principaux appareils politiques se sont coalisés contre François Bayrou en faisant preuve à son égard de mépris, quand ce n'est pas d'arrogance. L'un parlait de lui comme de "la caricature du cynisme et de l'opportunisme", l'une déclarait qu'il était "une forme d'imposture" - elle lui a laissé hier un message sur son téléphone portable "par simple politesse", quand l'autre tentait de le joindre pour le féliciter de son bon score. Soudain, comme par enchantement, François Bayrou, qualifié deux mois durant d'homme de droite ou d'homme de gauche, c'est selon, se retrouve dans la position de celui avec qui on pourrait, sans déplaisir, "construire des convergences autour d'une volonté de rénovation". La démarche est "sans arrière-pensée et sans a priori", mais cela va de soi.

N'épiloguons pas davantage, et ne nous faisons pas plus naïfs que nous le sommes. Je ne m'attendais pas à autre chose. N'empêche : quoique prévu, ce revirement, que dis-je, ce reniement, cette cabriole, cette palinodie, sont pour le moins renversants, et non dénués d'indignité. Mais quelle importance, puisque le politique, très largement secondé par le zapping médiatique, peut amplement compter sur l'oubli, le bon peuple se trouvant noyé sous la masse des informations, des commentaires et des ouvertures de JT. Celui dont on a dit, non sans aplomb, et avec l'autorité de l'argument définitif, qu'il ne pouvait pas être un allié puisqu'il avait toujours été "de droite", se retrouve le lendemain dans le rôle désirable du magnifique allié qui "partage nos valeurs" ("pas toutes", concède toutefois Jean-Pierre Chevènement). Parce qu'il l'avait exprimé quelques jours trop tôt, Jack Lang a, de manière sibylline, suggéré l'exclusion de Michel Rocard.

Mon souci de ne pas laisser la France entre les mains de Nicolas Sarkozy me conduira à un vote sans surprise. Mais tout de même, les militant socialistes ne se sentent-ils pas injuriés ? Comment s'y retrouvent-ils, ceux qui ont tenu la ligne pendant deux mois (à gauche toute ! Bayrou/UMP même combat !), et qui doivent maintenant, sur les marchés, à la sortie des métros, au zinc des bistrots de France, expliquer désormais que Bayrou et la gauche, c'est (quasiment) la même chose ? Que nos programmes sont très proches ? Que nos valeurs sont communes ? Que nous avons la même vision des questions sociales ? Environnementales ? Européennes ? Comment vont-ils faire ? Ils vont effacer. A leur charge, ensuite, d'accepter que leurs paroles d'hier ne les engageaient guère, qu'elles n'étaient que spectacle, élément du jeu, folklore. C'est la triste leçon que connaît tout militant : s'il veut gouverner, il lui faut accepter d'effacer - ce qu'il fut, ce qu'il dit, ce qu'il professa, ce qu'il fit semblant d'être.

13 avril 2007

Enfin !

Enfin une parole forte et sensée dans cette détestable campagne électorale : celle de Michel Rocard, dans Le Monde, appelant à un accord, sans plus attendre, entre Ségolène Royal et François Bayrou.

Une victoire de Nicolas Sarkozy, sur les thèmes et propositions de Jean-Marie Le Pen, comme tout semble devoir l'annoncer, nous n'aurons plus, en effet, "aucune excuse".

11 avril 2007

Quand le coq déchante

coq-qui-chante-le-matin


Que dira l'histoire de ce temps électoral ? Que diront les livres d'histoire, les manuels scolaires ? Impossible de ne pas se poser la question avant de voter : l'épiderme national est à vif, la société hystérisée, et de ce chaos permanent rien de bon ne peut sortir. Je suppose qu'on nous regarde,
d'Europe ou d'ailleurs, avec des yeux un peu éberlués (si tant est qu'on nous regarde.) Nous faisons comme si le monde et l'Europe n'existaient pas, comme si le Mur de Berlin n'était pas tombé, comme si la Chine dormait encore, comme si la Russie avait fait sa mue démocratique, comme si le progrès technique pouvait suffire à résoudre ou même à apaiser les angoisses de l'humanité, comme si nos arts et notre culture évoquaient encore quelque chose à qui que ce soit, comme si la France était encore un phare. La vérité est que nous menons une campagne provinciale dans un monde auquel nous opposons chaque jour une protestation de déni. Nous nous offrons à bien des désenchantements, mais nous le faisons avec notre gouaille légendaire, fiers de notre mauvaise humeur et de nos ergots arcboutés. Nous mettons le monde en slogans et daignons à peine porter un regard sur notre continent. La réconciliation avec nous-mêmes ne nous intéresse pas : seuls nous fascinent le goût du sang et l'odeur de la poudre - celle qui explose sur les plateaux d'une télévision acquise aux ordres du marché et dans les colonnes de journaux que passionne la philosophie politique de tel ou tel chansonnier. Nous voudrions pouvoir sauter en marche du train de l'histoire, mais nul ne le peut. Alors nous continuons à aller de l'avant, sans rien entrevoir de notre destination.

14 février 2007

Pornographique, cacophonique, hystérique : l'écoeurement nous gagne

On voudrait écœurer les Français qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Temps fort et depuis peu quinquennal de la société française, les élections présidentielles se donnent en spectacle, partout, en tous lieux et sur tous supports. Tout est bon, de tout bois on fait toujours un bon feu. L'hystérie militante a vécu : elle a désormais gagné la société tout entière. Les couvertures de journaux annoncent la couleur chaque matin, les radios et les télévisions réforment leurs grilles des programmes, des dizaines de sondages quotidiens tâtent le pouls du troupeau, des millions de blogs ad hoc fleurissent jusque dans les coins les plus reculés, les forums virtuels, tous plus véhéments les uns que les autres, sont pris d'assaut, et la plus pittoresque des associations trouve son mot à dire sur la bonne marche du monde. Nombreux s'en réjouissent, observateurs patentés ou acteurs auto-proclamés, assurant que cette effervescence collective est la preuve de l'excellente santé civique de notre nation, l'indice d'une patrie enfin résolue à remonter ses manches et à mettre la main dans le cambouis du monde. Les choses me semblent, à moi, un peu moins idylliques : sous couvert de participation, la société est devenue son propre média. Il était facile, hier encore, de stigmatiser la spectacularisation de la politique : elle était de la responsabilité des médias et des acteurs politiques qui, volens nolens, éprouvaient quelques difficultés à ne pas se prêter au jeu. Nous n'avons plus d'autres coupables aujourd'hui à désigner que nous-mêmes.

Moyennant quoi, Libération me tombe des mains chaque matin. Et s'il  me faut malgré tout admirer quelque chose, alors disons que j'admire l'imagination et l'inventivité dont doivent faire preuve, chaque jour, depuis et pour des semaines encore, les journalistes, commentateurs, experts ès opinions et autres filous de la comm' pour trouver une nouvelle manière d'aborder le sujet. N'imaginons pas une seconde que cette agitation permanente contribuât en quoi que ce soit à façonner notre compréhension du monde ou à stimuler notre intelligence collective, si elle existe : le chaos permanent des avis, des opinions, des diatribes, des revendications, des objurgations, des exclusions, cet incontrôlable pugilat exponentiel qui se targue de vertu démocratique, donne le ton de l'amertume qui se prépare. Les Français sont doués pour s'échauffer les sangs. Ils ont adoré se faire peur le 21 avril 2002 - avant de reculer devant l'énormité de la chose ; je suis à peu près certain, aujourd'hui, que si le souvenir de cette peur les tétanise encore un peu, ils sont, à tout le moins, mûrs pour le grand frisson.

Un jour viendra où l'on comprendra qu'une société de transparence est avant tout une société de surveillance. La seule chose que je ne suis pas en mesure d'évaluer, c'est s'il sera trop tard ou pas.

Et Dieu merci, je n'ai pas la télévision.

23 novembre 2006

Houellebecq national

Dans mes diverses notes, je tombe sur ce mot de Jacques Julliard, paru dans le Nouvel Observateur - nous sommes en février 2002, la campagne électorale présidentielle bat son plein : La rencontre de Michel Houellebecq et de Jean-Pierre Chevènement dans la salle des pas perdus du souverainisme vaut bien celle d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection. Il fallait la trouver, celle-là...

3 novembre 2006

Bastille à (re)prendre

prison
Je pense avoir été des rares spectateurs indirects, en tout cas résolument extérieurs aux institutions judiciaires, à répondre, il y a quelques semaines de cela, au questionnaire qui fit suite aux États généraux de la condition pénitentiaire organisés par l'Observatoire International des Prisons (OIP). Spectateur indirect, disais-je, puisque je partage mon existence avec une avocate pénaliste et qu'à ce titre, quelle que soit par ailleurs ma très ancienne et très spontanée allergie à certaines manifestations de la violence légale, mon intérêt initial pour l'univers carcéral et pour tout ce qui a trait, de près ou de loin, à la privation de liberté, s'en est peu à peu trouvé enrichi.

Ce qui est en cause ici, ce n'est pas la prison dans son principe - tout groupement humain doit pouvoir stopper dans son élan un individu qui s'avérerait immédiatement dangereux pour ses congénères. C'est bien là le seul intérêt (et le seul but officiel, faut-il le rappeler) de l'emprisonnement : protéger les individus et la société en empêchant d'agir celles ou ceux qui pourraient leur nuire. Cette vision est naturellement idyllique, et nul n'a jamais connu de geôles confortables - sauf, peut-être, certaines personnalités très fortunées ou jouissant d'un entregent peu ordinaire. Et si l'exemple nordique, le plus proche de l'idéal d'un univers carcéral respectueux des droits humains, semble commencer à faire quelques émules chez nous, nous n'y sommes pas encore, loin s'en faut.

Ce que nous savons de manière certaine, et dont attestent toutes les enquêtes un peu sérieuses, c'est que, au fil du temps, la prison française est devenue criminogène. Autrement dit, celui qui en sort aujourd'hui a plus de chances de commettre de nouveaux délits que de retrouver une existence que l'on qualifiera, faute de mieux, de normale. Il y a à cela mille raisons, qu'on pourra se contenter d'énumérer : désintérêt général, renoncement du politique, durcissement unanime des politiques de répression, peines exorbitantes, diminution des budgets, mauvaise ou insuffisante formation des acteurs, etc... Mais la raison essentielle, et d'autres l'ont dit infiniment mieux que moi, c'est que la société a les prisons, non seulement qu'elle mérite, mais qu'elle veut. C'est une volonté du temps, en effet, consécutive à certain état de notre civilisation, qui a fait des prisons françaises ce qu'elles sont - les pires d'Europe, selon un Rapport du Conseil de l'Europe paru l'an dernier. Or un certain pessimisme me semble aujourd'hui de mise : rien, dans la société, n'indique un quelconque début de commencement de renversement. Ce qui hier encore passait pour un fait divers tout juste bon pour la presse locale fait aujourd'hui les gros titres de tous les médias nationaux : à cette aune-là, et elle est décisive, l'on voit mal ce qui pourrait déclencher un quelconque mouvement - malgré l'action résolue de l'OIP . La campagne présidentielle qui s'amorce n'y aidera d'ailleurs pas : vous verrez que, d'ici le printemps, quelques faits divers sitôt oubliés donneront moult arguments à certains, voire à tous, pour muscler davantage encore leurs "discours". Il faudra donc attendre que le peuple français (dont on nous explique aujourd'hui qu'il serait le meilleur expert de l'évaluation politique) ait admis l'idée que, non contente d'être résolument immorale et anti-républicaine, la prison française est tout bonnement inefficace et contre-productive. Ce temps arrivera - mais quand ?

23 octobre 2006

Assises : Sarkozy vent debout

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J
e n'éprouve pas un plaisir particulier à
parler politique : non que la matière manquât de noblesse ou d'intérêt, loin s'en faut, mais que la politique, a fortiori pour en avoir un temps approché quelques-unes des coulisses, me semble, à moi et sans doute à de nombreux autres, une matière dégradée, pour le relever à la manière d'un Péguy. Il serait toutefois trop commode de chercher à cette dégradation un responsable-type, genre coupable idéal pour ouverture de journal télévisé : le mal vient de loin, et la vérité est que je ne me sens guère capable de le décortiquer et de le dater - si ce n'est que, comme tout un chacun, je pourrais disserter à loisir sur la chute du Mur, l'effondrement du bloc soviétique, la révolution iranienne de 1979, les limites éprouvées du républicanisme et de son pendant démocratique, l'explosion de la bulle médiatique, la révolution Internet ou la montée en puissance du continent asiatique. Je n'ai guère de compétences en la matière que celles afférentes à mon civisme, au demeurant plutôt ordinaire. Reste qu'il faut bien nous rendre à l'évidence, et constater que l'univers politique traditionnel est aujourd'hui taraudé par un ensemble de forces et conjonctions parfaitement destructrices. Certains trouveront d'ailleurs motifs à s'en réjouir, arguant du fait que la politique traditionnelle est morte. Soit. Pour ma part, je persiste à penser que cette ancienne politique cultivait quelques vertus non négligeables (même diminuées), ne serait-ce qu'en termes de garanties des droits fondamentaux, de laïcité ou de culture du contrat social ; par ailleurs et surtout, nul n'a encore inventé la formule qui permettrait de remplacer l'ancienne - et les innovations en cours d'expérimentation, obliquant d'un même mouvement entre vidéo-surveillance sarkozyenne et surveillance populaire royalienne, laissent à tout le moins dubitatif.

Le vieux théorème selon lequel le compromis ne vaut que s'il résulte d'un dissensus préalable ne vieillit pas (cours élémentaire de science politique, 1ère année). C'est là chose funeste, et le très pacifique esprit qui m'anime comprend sans mal que d'aucuns ne puissent contenir leurs larmes face à l'impossible unification des sympathies, des cultures et du monde. La chose est inavouable, mais ils sont sans doute plus nombreux qu'on ne l'imagine, ceux qui pleurent in petto la disparition des grands blocs d'hier - lesquels avaient en effet pour ultime mérite de donner une chair concrète à l'ennemi. Ce monde-là est pourtant derrière nous, et je ne vois pas bien comment l'on pourrait ne pas s'en réjouir. Las ! la nature politique ayant horreur du vide conflictuel, le processus de désignation d'un ennemi de substitution s'impose rapidement, et dans des modalités qui esquissent parfois, chez certains de nos dirigeants à l'ego dilaté et à l'ambition exponentielle, une forme de recul de civilisation.

La question ici, et pour l'heure, n'est pas tant de transformer Nicolas Sarkozy en "monstre" ou Ségolène Royal en "populiste", que de se désoler du monde qui se prépare sans que nous nous sentions seulement capables de contrecarrer ou même d'en contrarier l'émergence. Le niveau d'indécence et de pornographie d'un certain spectacle politique a atteint un tel niveau que des lois se fabriquent après que la première dame de France soit sortie toute retournée d'un film engagé ("Indigènes", pour ne pas le citer) ; que le ministre de l'Intérieur peut remettre en cause les droits de la défense, la présomption d'innocence, l'équité du procès, la protection de la vie privée, qu'il peut contrôler à loisir n'importe quel faciès déplaisant, interpeller et renvoyer au pays celles et ceux qu'il a convoqué(e)s en préfecture afin qu'ils régularisent leur situation, bref qu'il peut s'asseoir sur le modèle civilisationnel le plus avancé tout en recueillant l'onction des grands médias populaires et le soutien colérique et fatigué du peuple ; qu'un processus électoral de "primaires" a besoin des télévisions pour se mettre en scène et accéder à quelque dignité ; qu'on peut dépenser des fortunes, de vraies et incroyables fortunes, pour monter des "événements", des "projets", des "opérations", bref de la comm' qui ne vise, au mieux qu'à distraire le bon peuple, au pire qu'à le manipuler ; que les experts militants calculent désormais par "segments" et "niches" (joli vocabulaire...) leurs réserves électorales ; que certains ne sont candidats à la magistrature suprême (et aux frais du contribuable) que pour pouvoir négocier, au lendemain de leur défaite, leur propre avenir ; etc, etc... Triste et infinie litanie, que je consens volontiers à stopper là de peur de passer à mon tour pour populiste...

À populiste, populiste et demi, comme dirait l'autre. Car ce qui est à craindre au lendemain de la prochaine élection présidentielle, ce qui, aujourd'hui, se dessine le plus assurément, c'est la victoire d'un populisme autrement plus barbare que le mien. Je dis bien un populisme, car tous ne se valent pas, c'est entendu : après tout, il n'y a pas de raisons pour que n'existent pas autant de populismes que de sortes de fromages. Nous aurons donc à trancher entre une version autoritaire et une version morale, entre différentes manifestations, plus ou moins viriles ou plus ou moins corsetées, d'une même sous-tendance paranoïaque et orwellienne. Mais la portée finale du propos demeure identique : contrôle et maîtrise. Contrôle du corps social, grand classique : encadrement des jeunes mués en ex-sauvageons requalifiés en racailles, meilleure exposition de la face visible de l'ordre avec multiplication des hommes en bleu, des surveillants, des gardiens, des caméras, augmentation du nombre de prisons, élargissement du champ d'enregistrement des traces biométriques, etc... ; maîtrise des procédures ensuite (mais sous couvert, et c'est décisif, d'approfondissement de la démocratie), avec l'extension du domaine de la démocratie quasi-directe, la prépondérance donnée à la surveillance (mais dites évaluation, ça passe mieux) des décisions législatives par des comités d'experts populaires, le recours accru au référendum, etc.... Le présupposé est le même : toujours s'en remettre à la sagesse du peuple - sagesse à laquelle aucun ne croit, évidemment, mais dont la vertu permet tout de même, en temps d'élection, de ratisser plus large : ce qui n'est pas rien, vous en conviendrez avec moi.

Notre Garde des Sceaux, Pascal Clément, a depuis longtemps anticipé ce mouvement, lui dont le verbe est au courage en politique ce que l'audace narrative est à Alexandre Jardin. Aussi, un tantinet gêné par la tonitruance gouleyante de Nicolas Sarkozy (son véritable ministre de tutelle), n'a-t-il de cesse de clamer que ce dernier lance des "débats intéressants". Moyennant quoi, à la dernière proposition tonitruante de ce dernier, qui promet un surcroît de peine et les Assises à tout délinquant qui s'en prendrait à un policier (ce qui est effectivement autrement plus grave, et plus lâche, que de s'en prendre à une vieille dame), notre Garde des Sceaux a conclu d'un homérique : "Je considère que c'est globalement à la société d'en décider". Entendez par là : je ne sais qu'en penser, ou plutôt si mais je ne le dirai pas, sur un sujet aussi grave seul le peuple est à même de trancher. Cette sortie m'a au moins rassuré sur un point : Pascal Clément ne sera sans doute pas ministre après 2007.

Tout cela pour dire que le débat qui s'annonce entre les populismes hard and soft risque bien de faire de la rencontre entre Bernard Tapie et Jean-Marie le Pen autour d'un gant de boxe, il y a maintenant douze ans de cela, l'une des toute dernières manifestations du génie national et de l'élégance politique française en période d'élections.

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