Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Marc Villemain
7 janvier 2025

Éric Chevillard : L'Autofictif travaille son dribble en forêt

 

 

Ce n’est un secret pour personne : Éric Chevillard est un de nos auteurs les mieux dotés en esprit. Ses triades quotidiennes d’axiomes, aphorismes et autres pensées profondes (fidèlement et loyalement publiées par les éditions de l’Arbre vengeur depuis 2009) en sont la preuve tantôt mordante, tantôt brillante, tantôt dépitée mais toujours ironique (et parfois tordante), et ne déçoivent jamais. Pour ma part, mais ça vaut ce que ça vaut, j’ai toujours cru pouvoir distinguer chez lui une sorte de vague affliction que, pour ainsi dire classiquement, il sublimerait dans un mouvement d’ironie lasse ou de joyeux accablement. « Un cœur sensible est toujours misanthrope un peu », disait Alain dans Ses Propos sur le bonheur : voilà une proposition à laquelle il me semble que Chevillard pourrait souscrire  avec grande élégance.

 

Tous, nous devrions disposer ses Autofictifs à portée de main de notre oreiller et nous endormir avec une de ces saillies dont il est le maître : au petit matin, nous nous réveillerions assurément (un peu) plus éveillés et (un peu) moins barbares.

 

Quelques morceaux choisis pour le plaisir et surtout pour donner envie :

 

  • Je longe la piscine de l’hôtel pour gagner la plage et la mer juste derrière avec le sentiment de m’arracher triomphalement aux conforts factices et émollients de la civilisation pour embrasser la vie sauvage.
     
  • Cette bourgeoise porte un long manteau de velours côtelé. Affligeant spectacle. Combien de vieux poètes et érudits folkloristes a-t-il fallu abattre dans leurs tanières pour confectionner un tel vêtement ? On ne veut plus voir ça.
     
  • Le loup module sa plainte, la tête levée vers le ciel, la nuit, sur fond de lune ronde ; l’homme geint, avachi dans son canapé et publie de loin en loin le recueil de ses lamentations.
     
  • Tandis que nous nous décomposons horriblement dans la terre ou brûlons dans les flammes du crématorium, le lapin mijote à feu doux avec des cuisses de clémentines et des citrons confits au creux d’une cocotte rouge en fonte émaillée. C’est tout ce que je peux dire en faveur de notre alimentation carnée.
     
  • Les hommes vieillissent mieux que les femmes. Ils meurent.
     
  • J’ai pour voisin un autre ermite dont je convoite les arpents de solitude afin d’agrandir mon domaine.
     
  • Car parfois nous nous demandons quelle est cette douce émotion qui nous visite quand nous pensons à la mort, et pourquoi il nous semble l’avoir déjà éprouvée, mais oui, voilà, c’était dans l’enfance, quand approchaient les grandes vacances.
     
  • Plusieurs scénarios possibles pour l’Apocalypse, le plus probable à ce jour restant tout de même celui de ma seule mort, suffisante pour tout abolir.
     
  • Je me demande quelle tête peut bien avoir le singe sous son masque d’homme.
     

Sur le site des Éditions de l'Arbre vengeur 

14 janvier 2013

Lettre à ma mer

A_vous_de_lireTexte rédigé dans le cadre de l'opération À vous de lire, édition 2011, consacrée au thème de "la Correspondance".


 

Lettre à ma mer

 

Tu ne t’en souviens pas, tu avais sur tes bords bien trop à faire déjà : trop de fruits à materner, trop de rouleaux à étendre jusqu’à l’étale, trop de trompettes, tritons et autres buccins à surveiller, taquineurs de modernes Néréides et autres nymphes qui, les beaux jours venus, courent d’un rire unanime s’ébrouer dans ta fraîche naïade. Tu ne te souviens pas de mes cercueils de sable, de mes peurs engluées au genou, de mes pieds écorchés à l’écorce de tes roches ou à l’entaille de tes moules, des larmes sèches sur ma chair à méduses, des radeaux que j’improvisais dans le carton du caprice des dieux ou des boîtes à lait, de mes paniers de vase où s’étranglaient tes crevettes, tes bigorneaux, tes palourdes, mes premiers animaux. Tu ne te souviens pas de tes soles qui sanctifiaient mes vendredis. Tu ne t’es sans doute pas même aperçue de l’ombrageux baiser que je reçus à l’abri de tes volets buissonneux. Ni de mes langueurs, à ton ponant, lorsqu’au jour mort enfin tu te décidais à coucher le soleil dans ton lit. Pas plus que tu ne sais le nom de ces hommes de l’aube qui s’en vont mariner dans ton orbe à s’en faire craquer le cœur, et la désespérante énergie où ils sont tenus d’endeuiller l’abysse : ils rentreront leurs crevasses au port et s’en iront apaiser le sel de leur colère auprès de quelques chimères infidèles, rêvant d’arracher à Poséidon son empire ; au cireux silence de leur fatigue seul répond le piaffement de la chair qui s’obstine et barbote, les branchies asphyxiées, l’écaille violette et sautillante sur la maille des grands filets ou le caoutchouc des bottes posées là. Tu n’as pas idée, Mer, de l’aigreur de tes bouchots, où l’air vient recharger sa puanteur douce et mélancolique. Tu n’as pas idée de ce que tu fais aux hommes parce que tu n’as d’égards que pour toi-même : tu te crois souveraine. Si j’osais. Si j’osais, Mer, je te dirais que n’est pas aimée celle qui force à l’amour. Que le cœur des hommes est comme la rose des vents, qu’il n’est de directions qu’ils ne sauraient prendre. Tu te crois galonnée des millénaires, eh, quoi ! nous sommes, nous autres, capitaines, amiraux ou simples matelots, d’une épopée autrement vaillante. Je te dirais que ton empire t’a été donné quand il nous faut, à nous, en faire conquête : tu n’es qu’une fille à Papa.

 

Suis-je à te contempler sur tes flancs ? N’est-ce pas toi, plutôt, qui frémis de me prendre et geins de ne le pouvoir ? Car fière-à-bras avec ça, qui fait donner la houle et la contre-houle, et fend la vase à coups de lames comme on le ferait d’un brouillard au couteau ! Tu bombes le torse comme une petite jeune, bouffie d’orgueil et griffes dehors : déluge de pacotille – pauvre gadoue. Oui, Mer, c’est moi, là, qui te contemple : on contemple ce que l’on domine, ce à quoi l'on peut toujours dire non. À quand, Mer, remonte notre dernier colloque ? À quelle enfance ? Mais peut-être n’avons-nous jamais cessé, toi, moi, de nous épier, d’épier nos valves respectives, toi et ton clapot mécanique, toi contre le clapet des hommes que tu n’auras donc pas le pouvoir de fermer et qui continuera de te dire, qualifier, nommer – par notre indifférence, te faisant plus indistincte. Tu n’es qu’une vaste baignoire où trempent nos orteils joueurs et nos pieds las de tant d’arpents ; un pauvre baquet d’eaux mortes où s’asperge le vivant.

 

Ma vie est ce modeste rafiot que tu soulèves et chavires aux orages de tes hystéries. Mais, vois-tu, là est ma force : je sais me glisser dans ton sillage et le lit du vent, je sais manœuvrer les rames qui te prendront à contresens et crocheter l’ancre et choisir de guerroyer ou de virer de bord – ce qui est toujours décider. Tu fus belle autrefois, lorsqu’en toi je jetais mes bouées et lançais mes filets, lorsque tu permettais que je m’endorme au sable de tes flancs, à mes oreilles susurrant tes comptines et déposant sur mes blondes tempes tes baisers salés, ta caressante écume. Tu fus belle, oui, Mer, quand je pouvais jouer encore de tes nœuds sans crainte de me voir entraîné dans tes chevelures : en toi encore j’avais pied. Maintenant, de toi je ne vois plus que les rides – et de tes soubresauts je n’infère plus que folie. À tes abords je me sentais pirate : il fallut bien me saborder, et c’est à d’autres abordages que je me consacre désormais, auxquels tu n’entends rien.

 

Console-toi, pourtant. Il y a, là-bas, dans ces parages où tu endors ton indolence et viens chaque soir te reclure sur tes ombrages, un petit village où l’on songe à toi comme à une vieille femme que l’on aima jadis, une vieille à peau grise et lèvres humides que, par tradition sans doute, l’on persiste à choyer, à servir, et où l’on continue, nous autres, à s’endormir contre toi, tout contre.

20 décembre 2012

Valery Larbaud - Allen

 

« Eh oui : nous sommes, aujourd'hui, au nombre des heureux de ce monde ; l'ami qui nous conduit est un des jeunes hommes les plus riches de Paris, et nous avons des pardessus épatants et des tas de trucs et d'accessoires de grand lusque, et mieux encore : en large et en long, toute la France. » Voilà qui reflète bien l'état d'esprit de ces cinq amis traversant la France pour s'en aller rejoindre ce que l'un d'entre eux nomme son « Duché » , périmètre bien français situé en plein coeur du Bourbonnais - dont est originaire, on le sait, Valery Larbaud ; le livre est d'ailleurs dédié à sa mère et « à notre Pays natal. »

 

Hommage au Bourbonnais autant qu'éloge du voyage et conversation sur nos « provinces françaises », Allen est un petit bijou d'esprit, de vivacité, de profondeur dandyesque autant que de légèreté grand-bourgeoises. Champêtre et parisien, Larbaud livre en peu de pages (et commente remarquablement, en fin d'ouvrage) une sorte de condensé de l'esprit français, traversant l'histoire et la géographie comme autant d'expressions possibles de notre entendement et de nos moeurs.

 

Ces cinq-là conversent donc en voiture, cheveu au vent et verbe batailleur, se risquant à quelques pointes pour mieux ralentir et s'extasier devant l'antique beauté des choses, souriant d'eux-mêmes, de ce qu'il y a en eux de provincial lorsqu'ils sont à Paris et de parisien lorsqu'ils sont dans « les provinces ». Il y a dans ce périple enchanteur quelque chose d'extraordinairement libre, et précurseur, peut-être, d'un certain esprit libertaire. L'on s'émeut du baiser qu'une jeune fille d'un quelconque pensionnat lance en catimini sur le passage de la voiture (« un de ces jeunes lis français, haut sur tige et bien blanc, avec un air un peu sainte Jeanne d'Arc, un peu sainte Nitouche »), et l'on se prend à rêver, en précurseurs du tag, de réveiller ces petite villes endormies : « et quand je suis dans une de ces villes, je me sens tout disposé à la taquiner, à lui faire des farces telles que : redorer les pointes des grilles de la sous-préfecture, mettre des poissons rouges dans les bassins des jardins publics, peindre sur les rideaux de fer des boutiques des emblèmes appropriés au commerce qu'on y fait ou des paysages ou des combinaisons et des rayurdes de couleurs vives ou tendres, pour que les rues des dimanches et des jours fériés soient moins tristes. » Audacieux (qu'on en juge par les dialogues) et remarquablement composé, ce petit texte de Larbaud, mine de rien, manifeste de manière incroyablement érudite et vivante tout un pan de ce que l'on pourrait désigner comme un idéal civilisationnel. L'on y passe d'un entrain presque potache à une douce et tendre mélancolie, celle qui met dans la bouche de Valery Larbaud ce beau mot de retirance, lequel, mieux qu'une retraite, dit bien ce à quoi, de tous temps, aspire l'homme d'art et de pensée.

 

Allen, Valery Larbaud - Éditions Sillage
Première édition : Gallimard, 1929

7 décembre 2012

Jules Verne - Trop de fleurs !

Jules Verne - Trop de fleurs !


 

Disons-le sans fausse pudeur : ce petit volume est un régal ; et même une relative surprise pour moi, qui, comme la plupart d'entre nous sans doute, n'avais plus guère de Jules Verne que de très enfantins (quoique tenaces, et enthousiastes) souvenirs de lecture.

 

Le propos, ici, on le devine, nous éloigne tout à fait des univers familiers de l'écrivain. Quoiqu'on en retrouve, et c'est bien là aussi ce que ce recueil a d'exaltant, l'esprit incroyablement curieux, novateur, décalé, rigolard parfois. La scène se déroule en 1891. M. Decaix-Matifas, adjoint au maire d'Amiens, et spécialement président de la Société d'horticulture de Picardie, vient trouver notre Verne, amiénois et lui-même conseiller municipal, afin qu'il prononçât sur les fleurs une allocution de trente minutes, devant un parterre constitué d'amateurs de haut vol, de spécialistes dûment reconnus, de dames du monde, ainsi que du maire et du préfet. Déroute (prévisible) de Jules Verne, dont les compétences et spécialités propres le prédisposent davantage aux confins de l'univers et à la topographie des abysses qu'aux insondables mystères de la flore, fût-elle amiénoise.

 

Moi qui, longtemps, ai eu pour fonction d'écrire les discours de personnalités peu ou prou politiques, inaugurant à tours de bras tronçons routiers, cantines scolaires et extensions de pistes cyclables, consacrant dignement la rénovation d'un local à vélos ou la mise en conformité d'un échangeur urbain, je puis bien dire ici mon admiration devant ce que Jules Verne est parvenu à faire en une telle circonstance. Il va sans dire qu'il est, dans cette allocution, assez peu question de fleurs, quoique que celles-ci ne s'envolent jamais bien loin et que le langage y soit toujours joliment... fleuri. Trente minutes, cela dit, c'est long. Le tour de force n'en est que plus saisissant, et l'on ne s'ennuie pas une seconde durant cette représentation à laquelle on se sent tout bonnement assister, décelant d'emblée le sourire amusé de Verne, ses simagrées, ses petites manières galantes et gentiment racoleuses, ses accents de gentilhomme, son plaisir, évident, qu'il a de pouvoir parler pour ne rien dire, comme il le confesse lui-même, et de parler avec autant de brio devant une assemblée qui, sans doute, n'en espérait pas tant. Où l'on constate qu'il n'est, pour un tel écrivain, pas de sujet qui vaille : tout est suffisamment digne et bon pour hisser la parole à l'étalon de ses seules lois. Saluons enfin, et au passage, la préface de François Angelier, remarquable de verve, d'érudition et d'enjouement, achevant de donner tout son suc à ce petit recueil débordant d'éloquence et de malice.

 

Jules Verne - Trop de fleurs ! - Éditions du Sonneur

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où je travaille comme éditeur, ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

10 mars 2025

Olivier Mannoni - Coulée brune

 

Publié quelques semaines avant l’élection de Trump (donc lu avec un léger décalage), Coulée brune - Comment le fascisme inonde notre langue, petit bréviaire de la haine et de la destruction du logos démocratique, n’a rien perdu de son extrême urgence. L'auteur du très remarqué Traduire Hitler n’est pas connu pour se payer de mots. « Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire. Et nous nous y accoutumons », écrit-il en ouverture de ce petit livre effrayant – mais salutaire – qui se donne pour objet de décortiquer la « corruption du langage » et le « travail de sape lexical » entrepris par d’innombrables et protéiformes « mouvements fascisants ». Sa lucidité ne nous donne, hélas, guère de raisons d’espérer. Pour autant, Olivier Mannoni n'est pas Cassandre : il ne prédit pas la chute de Troie. Reste qu'il est devenu impérieux d'entendre son appel à un « retour aux Lumières ». Comme lui-même, du bout des lèvres, semble vouloir y croire : « il n'est pas encore trop tard. »

7 novembre 2024

Cinéma : Juré n°2, de Clint Eastwood

 

 

On aura beau dire qu’il est (trop) ceci ou (trop) cela, entendez l’archétype de l’éternel mâle blanc américain rugueux et individualiste trimballant son lot de clichés plus faciles qu’une gâchette, Clint Eastwood n’en finit plus de produire des films qui marquent – et qui pour certains ont déjà marqué l’histoire du septième art. Certains esprits avertis le perçurent d’ailleurs dès sa première réalisation (« Un frisson dans la nuit », 1971), et plus encore après sa deuxième (« L’homme des hautes plaines », 1973) : sans jamais esquisser le moindre pas vers un psychologisme de comptoir, Eastwood filmait déjà avec une densité, une âpreté, un tranchant et un souci de la caractérisation des personnages qui tenaient du grand cinéaste. Tout, par la suite, ne fut certes pas inoubliable, mais depuis « La route de Madison » en 1995 (auquel, par appétence personnelle, j’ajouterai « Bird » en 1988), le moins que l’on puisse dire est qu’il est dorénavant fermement installé sur les plus hautes marches d’un cinéma qui sait être tout à la fois populaire – voire commercial – et très subtil, aigu, profond et délibérément indiscipliné. Autant dire un cinéma assez rare.

 

« Juré n°2 » vient très largement conforter ce jugement – dont j’admets, fût-ce de mauvais gré, qu’il ne soit pas absolument partagé… Le prétexte du film, simplissime et génial, ou génial parce que simplissime, ne vient certes pas de lui. Ainsi peut-on en trouver une occurrence de belle qualité chez Georges Lautner qui, en 1962, adapta « Le septième juré » de Francis Didelot, dans lequel un criminel était déjà l’un des jurés de son propre crime. Mais c’est bien entendu aux « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet que l’on ne peut s’empêcher de songer, et à ce juré esseulé (Henry Fonda) s’acharnant à convaincre ses coreligionnaires de l’innocence de celui que tout accusait – pour des raisons éminemment vertueuses, ce qui est loin d’être le cas ici. On connait la très libertarienne défiance d’Eastwood à l’égard de tout ce qui peut ressembler à une injonction sociale ou sociétale, attitude qui le conduit, dans chacun de ses films comme dans ses quelques déclarations publiques, à vouloir systématiquement mettre l’individu devant ses responsabilités. Ce pourquoi un ressort taciturne et splendidement tragique parcourt chacun de ses films – cela vaut aussi pour ses quelques nanars.

 

« Juré n°2 » a tout d’une ode au doute raisonnable et à la complexité – j’allais dire à la présomption d’innocence. La chose n’était pas à ce point prévisible. J’irai même plus loin : c’est un film progressiste. Tout, en effet, va à l’encontre de l’actuelle et redoutable polarisation de nos sociétés, comme de ce réflexe immémorial qui consiste à se satisfaire des explications les plus commodes et les plus immédiates. Il est tout de même singulier (symptomatique ?) que ce film, réalisé par un cinéaste dont il serait facile pour tout trumpiste fanatique (pléonasme) de se revendiquer, ne soit sorti aux États-Unis que sur trente-cinq écrans (trente-cinq écrans !). Qu’Eastwood suggère de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, autrement dit que le coupable, même involontaire, d’un crime qu’il va s’acharner à faire porter sur un autre, soit un bon père de famille aimant, travailleur, honnête et dévoué, voilà qui n’est peut-être pas étranger à l’ostracisme américain à son égard.

Reste la très brève scène finale, sur laquelle il serait loisible d’épiloguer sans fin et qui sans doute relève davantage d’un choix moral que cinématographique. C’est que le cinéaste, in fine et conformément à ce que l’on pouvait attendre de lui, choisit de faire coïncider vérité factuelle et vérité judiciaire.

 

À près de quatre-vingt-quinze ans (je ne sais pas si l’on se rend compte de ce que cela implique), Clint Eastwood nous éblouit une nouvelle fois avec un film sans esbroufe ni coup d’éclat, un film d’une épure exemplaire, sans grand-chose d’autre que le souci de la justesse et le goût du trait décisif : bref, un film avec beaucoup de cinéma.

21 janvier 2013

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires 1941/1944

 

 

Si j'avais eu un doute encore quant au bien-fondé de ma résolution de mettre un terme à mon activité de critique, la lecture des Chroniques littéraires que Maurice Blanchot donna au Journal des Débats entre avril 1941 et août 1944 me l'aura donc totalement ôté - et après tout, peut-être ne l'ai-je lu que pour y trouver cette confirmation... Dans le contexte d'un domaine critique devenu assez fuyant (contrecoup sans doute assez mécanique de l'individualisation enthousiaste des subjectivités et de l'effet de dissémination qu'Internet charrie), et d'ailleurs à ce point fuyant qu'il ne trouve parfois plus pour se justifier dans son être et ses prérogatives que le seul critère de la prescriptibilité, l'exercice aura donc fini par venir à bout de mon désir initial de mieux comprendre mes propres lectures en écrivant à leur propos. Au fil du temps, j'ai fini par m'apercevoir que je finissais toujours par tirer mes critiques vers là où je ne voulais pas forcément qu'elles aillent, c'est-à-dire vers moi-même ; je finissais, pour le dire d'un mot, par tourner en rond : quel que soit le livre dont j'entreprenais la critique, le résultat ne faisait plus que me refléter, alors que je ne désirais rien tant que sortir de moi pour mieux entrer dans les mots des autres. Je me satisfais donc dorénavant de quelques recensions qui n'ont d'autre motif, en plus que de donner un éventuel et très modeste écho à tel ou tel ouvrage, que celui de conserver une trace de ce qui a pu m'intéresser ou me toucher.

 

C'est en quoi aussi ce recueil est venu me conforter. Par sa quasi-nature de miscellanées, il est naturellement très difficile d'en parler ; aussi, il ne s'agit pas tant de chercher une quelconque cohérence dans le jugement que Blanchot porte sur ses lectures que dans la méthode, presque la déontologie, qu'il se donne afin d'en rendre compte. Et c'est là qu'il devient exemplaire (spécialement quand on sait que ces chroniques furent écrites à un rythme hebdomadaire.) Ce qui me marque surtout, c'est cette manière qu'il a, sans jamais y déroger, d'entrer dans les raisons, fussent-elles voilées, de l'ouvrage dont il fait la critique. Chaque article de Blanchot, finalement, vient témoigner de sa considération, non seulement pour tout écrivain, mais pour toute personne qui aurait fait de l'écriture le motif dominant de son existence. A cette aune, et à une exception particulière près, je pense à François Mauriac, il fait montre d'une délicatesse d'âme que l'on aimerait retrouver plus souvent aujourd'hui, tant un vaste pan de la critique, officielle ou pas, nous semble parfois surtout désireuse de se distinguer - quelles que soient ses armes : l'abattage ou le panégyrique, le jeu de massacre ou la flatterie (maintes exceptions, bien sûr, mais le mouvement général seul ici m'intéresse.) Et si Blanchot écrit avec la même précision, la même exigence selon qu'il entreprend la lecture d'un classique, d'un contemporain fameux ou d'un illustre inconnu, c'est bien parce qu'il juge que tout acte d'écriture mérite qu'on l'appréhende avec la plus grande prudence et la plus grande sympathie. En cela aussi, Blanchot est un immense lecteur, qui voit toujours quelque chose à sauver dans une oeuvre inaboutie : il sait la sensation de désillusion qu'éprouve tout auteur à l'endroit de ses propres mots ; il sait combien est illusoire la croyance qui consiste à transcrire en parole ce qui nous meut ; il sait qu'écrire, c'est toujours, aussi, un peu, échouer à écrire, à tout le moins éprouver la frustration, la colère d'un certain échec. Ce faisant, Blanchot ne cherche pas à entrer dans les bonnes grâces de l'auteur, cela va sans dire, mais bien à exercer son esprit d'analyse envers lui-même, comme s'il interrogeait en permanence les motifs et les mobiles de son propre travail critique. Voici ce qu'il écrit le 6 janvier 1944:  "Autrefois, pendant les fêtes populaires, il arrivait qu'on sacrifiât en effigie les rois ou les chefs pour racheter, par un sacrifice au moins idéal (quelque fois sanglant), l'abus que représente toute la souveraineté. Le critique habituel est un souverain qui échappe à l'immolation, prétend exercer l'autorité sans l'expier et se veut maître d'un royaume dont il dispose sans risque. Aussi n'y a-t-il guère de souverain plus misérable et, pour n'avoir pas refusé d'être quelque chose, plus près de n'être rien." Je ne vois pas que l'assertion ait rien perdu de sa justesse.

 

Toute personne qui se pique de littérature s'intéressera à ces chroniques. Leur lecture est parfois éreintante, c'est vrai, mais toujours revigorante, pour peu que la chose soit possible. En lire deux ou trois chaque jour, c'est assurément se ménager un moment de belle pénétration littéraire : il ne s'agit pas, je le répète, d'adhérer à tout, mais d'entrer nous-mêmes dans les raisons du critique, dans l'univers intérieur qui s'étaie et se déploie au fil des lignes, et de suivre au plus près son impeccable ambition. On en sort avec un sentiment d'admiration pour cet esprit tellement érudit mais si curieux de tout, et pour la constance de l'hommage que, finalement, il n'a de cesse de rendre à cette grande affaire qu'est la littérature - et d'autant plus grande qu'elle est, le plus souvent, vouée à l'échec ou à l'oubli.

 

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires du Journal des Débats (avril 1941 - août 1944) - Éditions Gallimard

18 octobre 2010

ZZ TOP à Bercy

RIMG0085_2
Après la grosse suée de Rammstein (lire ici), nous avions décidé, ce coup-ci, ma belle-sœur et moi, de nous ranger des voitures et de laisser la fosse à plus fougueux que nous. Moyennant quoi, d'être assis tout confort dans les gradins d'une salle de Bercy qui n'était même pas ouverte entièrement, ça nous a rudement rajeunis - toujours ça de pris. Avec l'impression qu'autour de nous, d'aucuns avaient fait le déplacement pour les Doobie Brothers davantage que pour nos texans barbus et favoris.

 

Qui n'a jamais entendu (dansé sur ?) Long Train Runnin', cette scie définitive des Doobies Brothers ? Depuis 1973, l'implacable ritournelle continue de justifier l'existence de ces gars très sympathiques dans le paysage, qui livrent donc un show sans surprise aucune, joyeux bordel de vieux briscards qui se soucient de leur look comme Nicolas Sarkozy de sa première épouse - cela dit, j'aime beaucoup les moustaches de Tom Johnston, qui m'ont rappelé celles d'un autre Tom (Selleck.) Enfin il serait ingrat de résumer les DB à cet authentique hymne des années optimistes. La preuve, ils viennent de sortir un nouvel album, on ne doit plus être bien loin du vingtième, dont ils jouent un titre plutôt bien fait,  Nobody. Derrière moi une grosse dame à la trogne bourrue dodeline sur Black Water, autre morceau d'anthologie, et avec ses mains tapent sur ses cuisses comme l'autre sur des bambous. C'est très sympathique, ambiance kermesse de fin d'année avec les parents qui jouent la bonne humeur obligatoire, et même si ça ne prend pas vraiment dans la salle, les frères pétards, leurs deux batteries et leurs quatre guitares, enchaînent les succès sans fautes ni coup férir - Listen to the music, Jesus is just allright. Bon, je confesse ne pas bien connaître les Brothers, mais il faut dire que, là, en octobre 2010, c'est quand même sacrément décalé. J'ai l'impression d'être RIMG0007tombé nez à nez avec les ultimes dinosaures du temps où, en Occident, la seule crise imaginable était d'acné ; en voyant ça, j'ai repensé à une vieille pub pour les Chewing-gum Hollywood, savez celle où une nymphette en beauté sort à moitié nue d'un ruisseau avec un sourire écarlate et un air de nonchalante luxure. Enfin à défaut de réchauffer l'air du temps, ça nous aura mis en jambe. Mais quand même, à Bercy, ils pourraient faire un effort pour la sono des premières parties, parce que vraiment, là, faut dire les choses hein, c'était un peu pourri. Mais rigolo, ça va sans dire.

 

Une demi-heure et trois clopes plus tard, débarquent les fiertés texanes. Et il ne faut pas deux mesures de Got Me Under Pressure pour convaincre que tout ça fonctionnera comme sur des roulettes. D'autant que la régie a quand même fait son boulot entre temps, et on est bien content de retrouver ce bon gros son qui fait aussi le charme de ZZ Top, gras, clair, étiré, roboratif. Ces gars sont tellement peu impressionnés qu'ils en sont réellement impressionnants. Je suppose que c'est ce qu'on appelle des pros. D'ailleurs leur show est aussi réglé qu'un spectacle de music-hall dans les années cinquante. Bon, c'est sûr que Billy Gibbons et Dusty Hill ont du mal à faire penser à à Frank Sinatra et Judy Garland, mais leur petit numéro ne manque pas de sel pour autant. Surtout quand ils en restent à leurs racines : Cheap Sunglasses, ou Brown Sugar par exemple, pour ne rien dire du torride et hypnotique Jesus left Chicago. Parce que quand ils essaient de donner dans le moderne, là, ça me semble un peu plus problématique. Ces types-là sont faits pour jouer Just to paid ou Waiting for the bus, et basta. D'ailleurs on a de la chance : ils les ont joués.

 

Et puis comme il est difficile d'imaginer  un quelconque bonheur qui ne fût pas complet, Gimme All Your Lovin', Sharp Dressed Man  et Legs tombent à pic pour rallier tout le monde à la cause. Quoique à cette aune, Hey Joe ne soit pas mal non plus, et c'est sûr qu'Hendrix n'a pas dû être mécontent du travail des trois bonshommes sur son standard. Sur le fond tout est parfait. Y compris Frank Beard, imperturbable derrière ses fûts, et dont on ne répètera jamais assez que la réserve participe à sa manière du charisme des deux ours. Mais le rock est ainsi fait que, quand tout est parfait, c'est que tout ne l'est pas. Je veux dire par là qu'il est un peu facile de leur part de diffuser en même temps qu'ils jouent les clips qu'on a déjà vus sur M6 il y a bientôt vingt ans. Ceci dit, je m'explique aussi cette faute par l'environnement. Pour aller vite, et cela vaut pour ZZ Top comme pour les Doobie Brothers, une salle comme Bercy est surdimensionnée. Ces groupes sont à voir dans des conditions plus rugueuses et plus odorantes. Faute de quoi, ils se sentent obligés d'abonder dans l'artifice, et ni eux ni leur musique ne sont faits pour ça ; mais nous effleurons là une question de société, n'est-ce pas.

 

Voilà, rien ne déborde, c'est parfait, c'est huilé, ça dure à peine une heure trente montre en mains, et les types n'ont pas même le temps de dire bye bye que la production rallume les halogènes et remet la radio (franchement, quelle époque...). Heureusement que le rappel, même très prévisible, fait oublier à chacun les affres de la rentabilité : avec La Grange et Tush, nous voilà revenus aux belles années râpeuses où ils mettaient le feu aux guinguettes à mescal. Et ça, c'est bon.

RIMG0041

5 juillet 2023

Il faut croire au printemps lu par Anaïs Lefaucheux

 

On the road (again)


La scène d’ouverture est digne d’un moment de cinéma. De nuit, vers Étretat, un homme roule, son fils bébé à l’arrière, et un corps dans le coffre, dont il doit se débarrasser. Ce sera chose faite.

 

Le récit rembobine ensuite le fil des événements (quand l’homme en question, musicien de jazz, rencontre la mère de l’enfant dans son club- la musique occupant une grande place dans le texte) avant de nous projeter une dizaine d’années plus tard au sein d’un road-trip père-fils d’une grande sensibilité, entre Bavière et Irlande. C’est que l’enfant aimerait comprendre ce qu’est devenue sa mère. Son père s’obstine à lui dire qu’elle a disparu un beau jour sans laisser de trace, mais l’enfant veut savoir, veut chercher, veut la retrouver. Ce vide béant qu’elle a laissé, il faut bien tenter de le remplir de projets, d’initiatives. Ce sera ce grand voyage international auquel nous assistons, les personnages se laissant porter par les pistes plus ou moins vagues qu’on leur indique.

 

La richesse de ce récit, ce sont notamment les allers et retours entre les personnages extérieurs, satellites tous prompts à apporter leur aide à ce touchant duo en quête de la femme de leur vie ; et l’intériorité agitée, anxieuse et lacrymale du père, qui sait qu’il ment et entretient son fils dans un mensonge qu’il a bâti de toutes pièces.

 

Le lecteur comprend bien vite que cette affaire cache un secret bien trouble, qui rappelle de tristes faits divers : un baby blues, une dispute qui dégénère, une chute malencontreuse, un accident mortel et voilà le père contraint de dissimuler le corps de sa compagne puis de faire accroire à une tout autre version des faits, pour éviter la condamnation qui aurait fait de son fils un orphelin total.

 

Tout le roman tourne autour de la question du crime et du châtiment.

 

Le personnage a beau chercher à faire diversion, à se mentir à lui-même, il est dévoré par la crainte d’être confondu, mais aussi par le remords et la culpabilité. Tiraillé entre l’envie de vider ce sac qui lui pèse depuis une décennie et la volonté de tourner définitivement cette page macabre, comme si elle n’avait jamais existé. Alors, il entre dans le jeu de ce fils pour lui faire plaisir, et part avec lui sur les routes pour donner l’illusion qu’il cherche et y croit encore.

 

Mélancolique à souhait, le roman tisse de belles symphonies humaines et amoureuses des rencontres et hasards qui vont se mettre sur la route du père et de son fils et faire de ce voyage une sorte d’initiation inoubliable. « Il faut croire au printemps » fait aussi la part belle à ces repas et boissons partagées, aux liens qui se tissent dans ces instants, avec générosité, hédonisme et une belle simplicité. Voilà qui m’a beaucoup évoqué, qu’il s’agisse de l’atmosphère générale, entre pluie et beau temps ou de ces chaleureuses séquences conviviales, le roman lu récemment de Pascal Garnier, « La théorie du panda ».

 

C’est d’abord l’employée de l’hôtel en Bavière, Mado (écho à un précédent roman de Marc Villemain, pour les connaisseurs) qui va émouvoir et émoustiller le père, avec qui il va se balader ça et là, une romance se dessinant … Le roman est dépaysant et donne envie de prendre le volant et le large, à l’aventure, disponible à l’événement. Le père est également déchiré sur les questions amoureuses, avec le sentiment de mentir à tout le monde et la conscience cruelle qu’il ne saurait mériter un amour sincère, étant donné qu’il se considère comme un meurtrier.

 

Puis, l’histoire nous emmène en Irlande, carte postale très alléchante, où père et fils vont faire la connaissance de Marie, une avocate française qui va faire chavirer le personnage et lui redonner goût à l’amour. Et surtout au droit de se l’accorder.

 

Je ne voudrais pas « spoiler » plus avant ce touchant roman qui, non content de nous offrir un scénario abouti, nous fait drôlement voyager, tout en posant d’insondables questions existentielles, déjà soulevées par Sophocle ou Dostoïevski sur la culpabilité et comment survivre avec la conscience d’avoir mal agi, d’avoir tué, d’avoir menti.

 

On pense aux dix commandements, aux péchés capitaux, des réflexions bibliques et éternelles transpirent de ces lignes.

 

Traitées avec une plume d’une belle poésie et avec un humanisme au (très) grand cœur, ces considérations font de « Il faut croire au printemps » un roman juste et émouvant qui s’avère être une véritable ode à la vie et à ses infinis champs de possibles, une fois la paix faite avec soi.

 

Superbe.

Anaïs Lefaucheux
À lire en ligne sur le blog d'Anaïs Lefaucheux

1 juin 2023

Il faut croire au printemps lu par Laurent Greusard (K-LIBRE)

 

 

Trésors d'Étretat

 

Voilà un roman bien particulier qui s'ouvre sur une dispute entre deux amoureux avec l'homme qui tue la femme de manière accidentelle. Mais il a peur. Alors, il embarque leur bébé dans son couffin, puis va jeter le corps de la femme, durant la nuit, à des centaines kilomètres de distance, depuis les falaises d'Étretat. Enfin, il rentre dans la nuit, ni vu ni connu, avant de prévenir la police dans les jours qui viennent. On évoque une fugue et le corps n'est jamais retrouvé. Là-dessus, des années ont passé. Le père et son fils, malgré la "disparition" de la mère, ont continué à vivre. Le père initie même son fils à son métier. Il est musicien de jazz, membre d'un trio qui commence à être connu. C'est alors qu'un problème se pose : une amie du couple en voyage en Allemagne pense avoir vu la femme disparue dans une sorte de secte hippie écologique. Même si le père sait que c'est faux, il est quand même obligé de se rendre sur place avec son fils, afin de faire semblant d'enquêter. De fil en aiguille, de rencontres amoureuses allemandes (une serveuse) à irlandaises (une avocate), de mensonges en mensonges, poussé par son fils qui ne demande que la vérité, le père s'enfonce. Comment va-t-il alors s'en sortir ?

 

Le roman de Marc Villemain n'est pas à proprement parler un roman policier car le cadavre disparait dès le début et ne réapparaitra pas. Mais le personnage doit faire comme si sa compagne s'est enfuie en l'abandonnant. Comment construire sa vie sur ce mensonge ? Comment essayer d'élever son fils avec ce poids ? Et comment faire avec l'amour ? Constitué de trois séquences - la mort, le voyage en Allemagne, celui en Irlande -, Il faut croire au printemps se déroule dans une sorte de huis-clos, dans un milieu intimiste, comme si nous étions par exemple dans un film de François Truffaut, où les choses ne se disent pas forcément, où les sentiments sont en demi-teinte. S'achevant sur une fin extrêmement ouverte, le récit est prenant, littéraire, mais risque de décontenancer les puristes du polar. Ceux qui connaissent déjà les éditons Joëlle Losfeld retrouveront le charme de leur publication, une écriture fine et subtile, et découvriront un roman qui leur fera autant de bien au cœur et à l'esprit que ceux de Chantal Pelletier, Marc Villard ou Richard Morgiève.

 

Laurent Greusard
À lire sur K-LIBRE, site dédié à la littérature policière et au film noir

13 novembre 2017

Gérard-Georges Lemaire a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

On peut voir en Marc Villemain un écrivain qui a des qualités qu'on ressent dès les premières pages : une grande vivacité dans le style, de l'invention dans la manière de narrer son histoire, de l'invention à revendre. Il n'a pas la prétention de révolutionner la littérature, mais au moins de lui donner un caractère qui n'appartient qu'à lui. Ses nouvelles ne relatent pas des histoires extraordinaires, ni ne cherchent à produire une nouvelle modalité d'écriture. Mais elles ont un charme indéniable. Ces petits récits procurent un vrai plaisir et, grâce à son originalité, s'élève au-dessus de la simple transcription d'une réalité somme toute assez banale. Il contredit cette banalité et lui procure une sorte de poésie, mais qui n'est pas une manière de sublimer ces amourettes ou ces rencontres. Son thème central est l'amour, sans un grand A. Mais pas non plus avec un petit a. L'amour révèle sa beauté, son charme, son élan par le biais d'une façon très singulière de camper un paysage, un climat, une situation.

 

Il y a dans ces pages une fraicheur d'esprit et une grâce assez peu communes, et Marc Villemain me paraît beaucoup plus prometteur que bien des auteurs qui ont une plus grande maîtrise de leurs moyens, mais pas beaucoup de capacité de rendre des sentiments amoureux avec tant de finesse. Il a toute la concision de Guy de Maupassant sans en avoir le mordant, et tout le charme d'une Colette qui aurait été contaminée par la prose de Francis Carco ou de Roland Dorgelès. C'est une des bonnes (et donc rares) surprises de la rentrée littéraire.

 

Gérard-Georges Lemaire
La chronique d’un bibliomane mélancolique

À lire dans son contexte originel

17 janvier 2020

Thanassis Valtinos - Accoutumance à la nicotine

 

 

Entre les mots

 

Bien connu comme scénariste pour ses collaborations avec Théo Angelopoulos, Thanassis Valtinos l’est un peu moins en France comme écrivain, quoiqu’il y soit de plus en plus traduit. Ainsi les éditions Finitude, qui n’en finissent pas de jouer leur rôle de défricheur, regroupent-elles ici douze récits, dont le plus ancien, qui donne son titre à ce recueil, date de 1960. L’ampleur chronologique est d’ailleurs intéressante en soi, permettant de constater qu’un écrivain n’en finit jamais de débrouiller le même écheveau : la variété de formes dans laquelle le temps l’enveloppe n’en affecte au fond pas grand-chose.

 

Aussi bien, tous les récits de Valtinos ont à voir avec une réalité grecque que taraude bien souvent l’esprit de la guerre, lequel pèse d’abord sur les humbles, les travailleurs, ceux qui n’affichent ni prétention ni ambition, et du genre plutôt taiseux, des vaincus pour la plupart. Gilles Ortlieb a raison, dans son avant-propos, d’écrire que la « couleur locale » de ce recueil s’estompe assez vite, au profit d’une unité narrative et d’une tonalité assez imperturbables. Aussi, une fois que l’on s’est accoutumé à la matière très épurée de ces textes, à cette manière un peu blanche de rapporter tant d’événements intimes, en épousera-t-on d’autant mieux la grâce un peu mélancolique, tantôt résignée, tantôt nettement plus sardonique, et toujours plus moderne que ce que pourra laisser une première impression. Cette narration un peu glaciale, presque atone, peut au départ laisser craindre que l’auteur s’applique à un style, qu’il se tient à une méthode, qu’il vise à un objectif esthétique déterminé : or non, pas spécialement ; et cette façon bien à lui, sèche, distante, faussement nonchalante, d’une neutralité qui tourne au jeu, nous renvoie finalement à un sentiment très carné d’humanité. Ce qui nous laisse à penser au passage que Thanassis Valtinos est sans doute très présent dans ces portraits d’hommes et de femmes, courageux sans forfanterie, orgueilleux par noblesse d’âme, fiers sans doute de leur patrie, toujours un peu circonspects quant à ce qui anime les intentions du voisin – mais toujours là pour s’assurer qu’il se porte bien, voire pour le secourir.

 

J’aurais aimé parfois que certains récits aillent plus loin, qu’ils malaxent un peu plus de chair, qu’ils acceptent, en quelque sorte, d’épaissir ce qu’ils dévoilaient. Il n’empêche que nous quittons chacun d’entre eux en emportant avec nous une projection paysagère particulière, quelque chose qui s’ajoute comme en surimpression aux seuls événements que les mots dessinent. Et que nous les quittons sans que s’estompe la petite voix singulière, et authentique, d’un très grand écrivain.

 

Thanassis Valtinos, Accoutumance à la nicotine
Éditions Finitude —Traduit du grec par Gilles Ortlieb

Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 13, décembre/janvier 2009

25 août 2023

Il faut croire au printemps lu par Jean-Pierre Longre

Lecture sur le site de Jean-Pierre Longre

 

De la mort à l'amour

Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.

 

Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…

 

Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.

 

Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.

6 février 2017

Christian Gailly - Les oubliés

 

 

Ne pas aboutir, surtout ne pas aboutir

 

Je ne vous tiendrai pas davantage en haleine : des Oubliés je ne dirai que du bien. Normal : c’est un roman de Christian Gailly. Et je suis un inconditionnel de Christian Gailly. Ça n’avait rien d’évident au départ, n’ayant qu’assez peu d’attrait pour une littérature que, à tort sans doute et en tout cas abusivement, je, on, qualifie de minimaliste. Bien sûr il y a Beckett – qui n’est pas pour rien dans la naissance à la littérature de Christian Gailly –, ou Échenoz, mais, et tant pis si le trait est injuste, la littérature des Éditions de Minuit est d’ordinaire plutôt du genre de celle qui m’assomme. Or rien de moins assommant qu’un livre de Christian Gailly, auteur Minuit par excellence s’il en est. À quoi donc cela tient-il ? 

 

Sans doute, mais on pointera ma subjectivité, à ces personnages qui se demandent toujours plus ou moins ce qu’ils font sur terre. Bien sûr ils finissent par traverser la vie, mais toujours dans un mouvement d’une assez belle indécision, n’en refusant pas les joies lorsqu’elles se présentent et ne s’en prenant qu’à eux-mêmes, ou dans le pire des cas au destin, quand les choses tournent un peu moins bien. Là où Houellebecq recommande l’exil au monde, Gailly se satisfait d’une distance à vivre – et y trouve la poésie. C’est une autre option, voilà tout. La mélancolie, planante quoique lourde, douce, presque chérie, donne aux personnages une belle profondeur atterrée, qu’ils dissimulent avec plus ou moins de réussite dans un réflexe de pudeur, de savoir-vivre et d’élégance. Car tous les personnages de Christian Gailly sont toujours élégants. Peu bruyants. Peu causants. Plus troublés que troublants. Plus vécus que pleinement vivants. Toujours encombrés d’eux-mêmes, balbutiants, hésitants, maladroits, incertains dans leurs gestes comme de leurs pensées. « Brighton ouvrit sa portière. S’excusa de s’être endormi. Descendit de voiture. S’excusa encore. Se retourna puis esquissa le geste de claquer sa portière. Se rendit compte à temps qu’il allait faire du bruit. La ferme doucement en poussant. N’y parvint qu’incomplètement. Poussa davantage. Sentit une vague de honte. Toute rouge lui monter au visage. Pensa renoncer. La laisser comme ça, cette portière. Mal fermée. Oui, non. La rouvrit à demi. La claqua puis, ma foi, satisfait, se retourna. Moss lui tendait la main ». Je connais peu d’auteurs à ce point respectueux du temps, donc du tempo, de nos soliloques. D’où le déplacement de l’accent rythmique, la syncope pour parler savant, ce phrasé monkien, sans achèvement possible. Ce n’est pas un procédé, ou un truc d’écrivain, vaguement éculé, répété de livre en livre, mais la seule manière de dire, de remettre les choses sur leur voie naturelle – et condamnée à l’inaboutissement.

 

J’admire chez Gailly la très profonde liberté, rudement acquise sans doute, de ne plus vouloir se fier qu’à lui-même, à sa voix propre, et j’admire qu’il sache à ce point combien l’imagination est une toute petite chose, à laquelle on ne peut sérieusement se livrer sans un travail sur la langue autrement minutieux qu’il y paraît peut-être. J’aime, aussi, que les histoires éraflent les confins de l’absurde tout en demeurant si proches de tout réel possible. C’est bien simple, il est toujours question d’amour, de mort, de solitude – de vivre. Là dessus, tout a déjà été dit, écrit : ce ne sont donc pas les histoires en tant que telles, quoique toujours merveilleusement menées, que cette manière de les animer, et d’animer le langage. L’ironie n’est jamais loin, mais toujours dirigée contre soi : l’âge du sarcasme a passé. Il faut regarder la vie en face – et c’est notre face à nous qu’alors elle nous renvoie. Les êtres ont des intentions, mais ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont, ou ils ont eu, des ambitions, mais ils n’y étaient pas autorisés. Ils ont des sentiments, mais c’est à peine s’ils savent s’en dépêtrer. C’est un handicap qui fait souffrir. Au fond nous sommes tous bègues, claudiquant, quelle que soit notre superbe, quel que soit notre jeu. Nous hésitons, sur tout, pour tout, sûrs de rien. Si ce n’est de notre fin. Nous en redoutons juste les conditions.

 

Naguère, une violoncelliste connut le succès, le grand, le vrai. Deux journalistes s’en vont la rencontrer. Victimes d’un accident de la route, ils connaîtront, pour l’un la mort, pour l’autre l’amour. Voilà tout. Et si Gailly nous parle de nous malgré lui, il dit aussi beaucoup de notre temps – mais sans jamais le dire, sans jamais, même, vouloir le dire vraiment, et c’est pourquoi il atteint à une assez sublime atemporalité. Un de nos meilleurs antidotes aux manières de l’époque, et tant pis si là n’est son intention. Mais en a-t-il seulement une, d’intention ? N’est-il pas seulement, en plus d’un merveilleux écrivain, ce personnage qui, depuis treize livres maintenant, et quels que soient ses noms d’emprunt, ressemble au peu que l’on sait de lui ?

 

Christian Gailly, Les oubliés - Éditions de Minuit
Article publié dans Le Magazine des Livres, n°3, mars/avril 2007

10 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe


Lalumière et la poussière

Concédons que son professeur de mathématiques, qui gourmandait le jeune Lalumière en assénant qu’il n’en était pas une, nous a un tantinet précédés dans le registre de la vanne éculée – et on s’est retenu... L’auteur devra sans doute s’y résigner, ce à quoi maintes louanges l’y aideront assurément, dussent-elles abuser du poncif lumineux. Nous avions à ce propos déjà signalé la parution en son temps de Blanche de Bordeaux, petit polar bien ficelé aux évocations régionales joliment désuètes (Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008) : prometteur, le livre n’en souffrait pas moins d’être corseté par le cahier des charges spécifique aux éditions du 28 août. Contraintes dont ce roman-ci est enfin libéré, l’allusion drolatique et l’observation mordante s’entrelaçant avec réussite en une humeur plus nocturne qu’il y paraît parfois.

Car d’une certaine manière, Le Front russe a quelque chose du roman de l’ennui. De l’ennui occidental et contemporain, s’entend. Celui où sombrent les hommes quand leur environnement n’est plus tendu que vers la réalisation d’un idéal de conformité. Ainsi notre narrateur va-t-il entrer dans la vie active comme apprenti diplomate, non, hélas, pour courir le monde, comme ses lectures d’enfance du magazine Géo le lui avaient fait espérer, mais comme aspirant bureaucrate dans une enclave du Quai d’Orsay – « confondu avec un quai d’embarquement. » C’est cette enclave, le bureau des pays en voie de création, section Europe de l’Est et Sibérie, que le jargon désigne comme le front russe. Foin d’épopées et d’explorations, foin d’ors et de dorures : ledit bureau est d’abord un réceptacle de tout premier choix pour les névroses du temps, avec son chef excentrique, ses fonctionnaires ruminants et son sympathique maniaque – lequel classe les dossiers « en fonction de la couleur de la peau des habitants. Les plus clairs pour l’Europe de l’Est, les plus foncés pour le Moyen-Orient et les jaunes pour l’Asie. » Ce ne sont donc pas les dangers de la terra incognita que courra notre petit nouveau gorgé d’histoires et de voyages autour de la terre, mais ceux de la complexité sociologique et administrative de la modernité, lors même qu’il aurait pu s’agir de représenter l’Etat « jusque dans des endroits où les habitants se soucient de la République française comme de leur premier étui pénien. »

Quiconque a la nostalgie, fut-elle rétroactive, des années 1970, sera enchanté par cette escapade en désuétude goguenarde. Quiconque a connu les services à café en Arcopal blanc qu’Esso échangeait contre notre fidélité, quiconque se souvient du « motif végétal rococo postmoderne Vénilia – collection 1972 » qui tapissait les murs de l’époque, quiconque a vu son père ou sa mère s’entailler le pied sur un Lego mal rangé ou assisté impavide à la naissance de Rondò Veneziano (même si « c’est vrai que tout n’est pas bon dans Beethoven »), ne pourra manquer de contempler tout ça, et, au passage, de se contempler un peu soi-même, non sans quelque modeste ironie. C’est que Jean-Claude Lalumière, qui n’est pas sans raison créateur de fictions radiophoniques, n’a pas son pareil pour révéler les couleurs de cette déjà lointaine époque. Il le fait en écrivant avec son temps (parfois un peu trop), avec ce côté pince-sans-rire, concentré sur la sensation, un peu taiseux, avec ellipses et sans phrasé. Heureuse concision des esprits las, si l’on peut dire. Mais las de quoi ? Peut-être de cette poussière qui se dépose sur nos godasses et s’éparpille sur une existence que nous peinons à maîtriser, de l’impression d’être embringué dans les tournoiements de la vie, de l’amour, du social. « C’est sans doute ce qui cloche chez moi, il me manque la colère », est-il écrit vers la fin du livre : c’est pourquoi l’on ne saurait lire le Front russe à la seule aune de son impayable drôlerie. La chose est présente d’ailleurs dès les premières pages, le narrateur comprenant que ses rêves d’enfant étaient à jamais avortés. « Et que ne sus-je, au moment opportun, transformer cette imagination, ce rêve d’autre part, en une aspiration plus grande, en un terreau plus fertile » : pas même de point d’interrogation final. 

Difficile toutefois de ne pas rire tout du long. De ce Gaston Lagaffe dont la place n’est franchement pas au Quai d’Orsay, et plus encore de ce que tout cela nous renvoie des hommes, de la frivolité de leur sérieux, de l’étroitesse sociale de leurs ambitions, de ce sentiment d’irréalité qui préside parfois à nos vies. Disons que c’est l’inconscient houellebecquien de ce livre, mais d’un Houellebecq qui aurait pris le parti d’en rire. Même un Philippe Muray n’aurait assurément pas détesté cette petite tranche de rigolade découpée à même la bonne chair épaisse de la société festive (« le pot est au monde du travail ce que la boum était à notre adolescence »), notamment l’épisode, assez délicieux, de la « marche des fiertés diplomatiques », pride étatique censée redorer le blason de notre politique extérieure. Chacun en tout cas trouvera matière à s’esclaffer. Pour ma part, je ne me lasse pas de cette scène, d’ailleurs peut-être la moins « littéraire », où le narrateur expose avec une complaisance coupable mais ô combien jouissive les ultimes incartades d’un pigeon à l’agonie, sous ses yeux et ses fenêtres : son martyre donnera lieu à un désopilant échange de courriels avec les services de l’entretien – suivi de l’enlèvement de la bête par lesdits services, non moins désopilant. L’on comprendra d’ailleurs d’autant mieux la compassion du narrateur pour l’infortuné volatile si l’on accepte d’y voir une métaphore de sa carrière, dont tout semble venir contrarier l’envol. Et même en amour, cela ne va pas, le narrateur étant moins souvent colombe que pigeon, voire dindon de la farce. Cette jeune femme rencontrée par hasard, ce premier soir lui-même très hasardeux, et eux qui n’ont rien à se dire, ou pas grand-chose. Question de distance. Pas seulement entre deux êtres, mais entre le narrateur et le monde même. De cette sorte d’extériorité qui ne fait rien prendre au sérieux, mais tout au drame. Et la pauvre Aline (« j’avais envie de crier son nom »…) en fait les frais avec lui, elle, si pauvre en spiritualité, lui, si taraudé par l’étrangeté de tout : « Entendre Aline maugréer annihilait l’enchantement du panorama. C’était comme écouter des lieder de Schubert en mangeant des Krisprolls. » Sa bonne volonté n’y suffit pas, ne tarit rien de la source étrange où naissent les impressions. Quitte à ce que notre antihéros ruine lui-même ses propres efforts. Ainsi après une petite promenade sur les hauteurs : « Elle avait les orteils rougis par l’échauffement. La première image qui me vint à l’esprit en les regardant fut une barquette de chipolatas préemballées. J’aurais dû me garder de lui dire. » Mais qu’en faire d’autre, lorsque l’image s’impose à un personnage aussi peu sûr de lui ? aussi désarçonné par la relation à l’autre ?

Le plaisir que l’on prend à lire Le Front russe, immédiat, irrésistible, pourrait être comparé à celui que procure la dégustation d’un assortiment des meilleures confiseries. Mais celles d’antan : rien de chimique là-dedans, que du bon sucre roux à l’ancienne. Le sarcasme mâtiné de pudeur, la facétie teintée de langueur, la férocité du trait, la vivacité de la repartie, des enchaînements, confèrent à ce roman une efficacité légère et distrayante. Quelques sillons à peine tracés laissent toutefois entrapercevoir une dimension plus intimiste, plus sensible et moins immédiatement cocasse : je ne doute pas que Jean-Claude Lalumière saura, à l’avenir, les creuser davantage, histoire de révéler ce qui se cache toujours derrière les apparences. t 

19 mai 2023

Il faut croire au printemps, lu par Jacques Josse

 


Merci à l'écrivain et poète Jacques Josse.
Article à lire sur 𝗥𝗘𝗠𝗨𝗘.𝗡𝗘𝗧
Découvrir le blog personnel de Jacques Josse.

 

Une voiture roule, pleins phares, en direction des falaises d’Étretat. Au volant, un musicien de jazz, à l’arrière un bébé endormi dans son couffin. Dans le coffre, le corps d’une femme, la mère du petit et compagne de l’homme qui va, d’ici quelques minutes, s’en débarrasser en la jetant à la mer. Plus tard, il ira déclarer sa disparition à la gendarmerie. Qui ne parviendra jamais à retrouver sa trace.

« Le couffin dodelinant au bout du bras, le père reste à contempler la mer qui reflue, cherche à y deviner le corps aimé qui bringuebale parmi les flots. Puis il fait demi-tour, réinstalle l’enfant sur la banquette arrière, l’arrime à la ceinture de sécurité. S’accroupit à hauteur du petit visage qu’il entoure de ses mains dans l’espoir de l’apaiser, de le réchauffer, de l’attendrir peut-être. »

 

En quelques pages, Marc Villemain nous embarque dans une histoire dont il reste encore beaucoup à découvrir. Comment cette femme est-elle morte ? Qui l’a tué, dans quelles circonstances ? Est-ce un acte prémédité ou un accident ? On va l’apprendre au fil de la lecture, en retrouvant l’homme et son fils dix ans plus tard, quand une amie du musicien lui annonce que l’on a aperçu son ancienne compagne dans une communauté en Allemagne. Il ne peut que faire semblant d’y croire et part, avec son gamin, en Bavière. Où il ne trouvera évidemment rien. Plus tard, c’est en Irlande, où quelqu’un a également vu la disparue, qu’il doit se rendre, pour continuer à valider la thèse de la disparition.

 

Comment peut-on vivre après avoir tué (accidentellement, après une dispute, on l’apprendra bientôt) sa compagne et s’être ainsi débarrassé de son corps ? L’homme, animal complexe et malin, s’invente parfois d’étonnants stratagèmes pour cohabiter avec sa culpabilité. Cela ne dure qu’un temps. À moins d’appartenir à la catégorie des tueurs froids et machiavéliques. Ce qui n’est pas le cas de cet homme, plutôt mélancolique, maladroit, cultivé, surpris d’avoir commis un tel acte, reportant son affection sur son fils, capable de tomber amoureux assez facilement. Il essaie de colmater ses failles comme il peut, l’alcool et les psychotropes aidant, et garde son secret. Dix ans qu’il se mure dans le silence, emmuré dans une prison sans barreaux apparents.

 

Ce personnage n’a évidemment rien d’un héros. Marc Villemain ne le juge pas. Il le regarde vivre, le suit à la trace, en Allemagne, en Irlande ou à Paris, dans les clubs de jazz, les bars, les pubs, traînant partout sa feinte nonchalance. Il est, la plupart du temps, accompagné de son fils. Assure plutôt bien son rôle de père. Reste l’absence de la mère. Le gamin ne l’a jamais connue et ne croit pas à une réapparition soudaine. Son père, quant à lui, n’espère plus grand chose. À part une rencontre providentielle, une personne bienveillante et attentive, et ce ne peut être qu’une femme, qui saurait l’écouter sans l’accabler. Ce jour-là, s’il advient, et il adviendra, il pourra se délivrer d’une part de lui-même, se délester de son terrifiant fardeau et entrevoir une porte de sortie.

 

Cet homme, que Marc Villemain nous montre en équilibre instable, cherchant malgré tout à tenir, et dont il sonde, avec finesse, la personnalité complexe, n’est pas le seul protagoniste du roman. Son fils l’est tout autant. Et de façon lumineuse. Grâce à sa présence rassurante, attachante et spontanée.

16 janvier 2017

Jonathan Franzen - La zone d'inconfort

 

 

Ceux, les romantiques, qui s’accrochent mordicus à l’idée qu’un homme hors du commun se cache toujours derrière tout écrivain digne de ce statut, devront se munir d’une gousse d’ail avant de lire La zone d’inconfort. Dans Les Corrections, inestimable roman à propos duquel on invoqua parfois le nom de Balzac, Jonathan Franzen avait éclairé l’intimité américaine de manière assez définitive ; La zone d’inconfort nous en livre ici les fondations – ou plutôt le « négatif », comme l’éditeur le suggère avec justesse. D’aucuns pouvaient s’inquiéter qu’un auteur pas même âgé de cinquante ans livre les menus souvenirs d’une jeunesse dont lui-même confirme la banalité, mais cette inquiétude se révèlera sans fondement. Et ce n’est pas tant la sincérité du propos qui fait mouche ici que son naturel serein, son absence de complaisance, son désintérêt absolu pour toute considération qui flirtât de trop près avec les jeux de rôle dont les mémoires littéraires se pâment ad nauseam.

 

Inutile ici de babiller sur l’Amérique, à propos de laquelle tout a été dit déjà, et qui, tant qu’elle continuera de tirer les ficelles du destin planétaire, ne cessera jamais de charrier son lot de polémiques et de contresens – frotte-manche et détracteurs se retrouvant d’ailleurs et à parts égales dans la même confrérie aveugle pour y déverser de semblables fantasmes. Car « l’Amérique » est à la fois plus grande et plus petite que ce qu’on en dit, et ce n’est pas Jonathan Franzen, ce petit Américain comme tant d’autres, qui nous démentira. Né dans l’Illinois en 1959, il a « grandi au centre du pays, au milieu de l’âge d’or de la classe moyenne américaine. » De son pays, il a donc connu cette belle époque que sont toujours les époques de transition, et c’est cette Amérique impertinente, libre, et probablement déchue, qui nous revient ici sous la plume d’un écrivain dont on sent combien il a pu rêver s’y investir, et combien il a décidé, l’âge venant, de se laisser envahir par la langueur, le détachement, cette forme un peu lasse d’humour sur soi qui n’est pas étrangère au charme presque bucolique de ce récit.

 

« J’ai passé de longs moments morbides et délicieux dans la solitude, commandé par cette espèce d’instinct hormonal qui, j’imagine, incite les chats à manger de l’herbe », rapporte-t-il en songeant à son adolescence : nous pourrions être nombreux (fors le talent) à pouvoir faire état d’une telle disposition. Tout se passe là, entre un père arborant « un air résigné qui résumait sa vie », une mère mourante qui avait fait de sa maison « un roman », et Tom, le grand frère idéalisé qui mène sa barque aussi loin que possible des encombrements familiaux. Le jeune Franzen cultive une image assez clinique de lui-même, mais nous aurions tort de chercher dans cette image dépréciée l’indice d’une quelconque morbidité. « Le peu que je savais de la méchanceté du monde me venait d’une partie de camping, [], au cours de laquelle j’avais jeté dans un feu de camp une grenouille, que j’avais regardée se flétrir et se tortiller sur la face plate d’une bûche » : Franzen, aujourd’hui comme hier, semble toujours évoluer à côté du monde réel, et c’est cette part d’enfance, dont il pouvait craindre qu’elle le poursuivrait comme une marque d’échec, qui finalement le révèle à lui-même. Aussi ses vrais héros, ou peut-être vaudrait-il mieux dire ses alter ego, furent-ils Charlie Brown et son créateur Charles M. Schulz, qui lui inspirent ici quelques pages presque aussi remarquables que l’épisode de la vente de la maison de famille. De Snoopy, le fameux petit chien, il écrit qu’il était « un animal non-animal solitaire qui vivait parmi des créatures plus grandes et d’une autre espèce, ce qui était plus ou moins le sentiment que j’avais de ma propre situation à la maison ». L’identification à Charlie Brown, victime perpétuelle du « sentiment de culpabilité » et souffre-douleur dont les pairs raillent l’inadéquation au réel, révèlent un écrivain empli de tendresse pour ces âges et ces situations qui échappent aux formes connues, et communément appréciées, de la normalité sociologique.

 

Petit à petit, le jeune garçon sous influence qui cherche à se fondre dans les traces des autres, celles de son grand frère, celle des membres du groupe « Camaraderie » que patronne la première Église congréganiste, celles encore des fortes têtes de son lycée, conquerra sa liberté et ne suivra plus que sa voie propre. C’est l’histoire classique de la naissance de l’individu, ici rapportée dans un mouvement qui est tout à la fois laconique et profond. Sa propre voie, c’est bien sûr la naissance à l’écriture, qu’il nous raconte ici comme elle doit être racontée, c’est-à-dire sans que soit omis aucun de ses aspects les plus triviaux. Mais c’est aussi son « histoire avec les oiseaux », qui tourne à la passion, quand ce n’est pas à « l’addiction », et à laquelle il consacre le dernier chapitre de ce récit. L’auteur alors n’est plus que lui-même, l’adulte est né, et cette longue passion en porte paradoxalement témoignage. « Mon histoire d’amour avec les oiseaux commença à soulager le chagrin que je cherchais à fuir », écrit-il. Aussi le développement qu’il leur consacre est-il étonnant, non seulement parce qu’il en est devenu un authentique spécialiste, mais parce qu’ils lui inspirent des saillies qui ne sont pas seulement politiques mais familiales, amoureuses, anthropologiques. Et lorsqu’il écrit que « cette bande mêlée de modestes piafs et pluviers sur la plage me rappelait les humains que j’aimais le mieux : ceux qui ne s’adaptaient pas », nous sommes heureux de retrouver le Franzen décrit une centaine de pages plus tôt, ce petit Charlie Brown que, finalement, il n’a jamais cessé d’être.

 

Jonathan Franzen, La zone d'inconfort - Éditions de l'Olivier
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Francis Kerline
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 7, novembre/décembre 2007

23 septembre 2022

Oyez, oyez, Como va !


Jean-Pierre Como, My Days in Copenhagen
Bonsaï Music 

 

Ah, qu’elles étaient belles, nos années 80-90 ! Tout, certes, n’était pas rose (rien en ce monde, cela dit, n’a jamais été rose), mais enfin l’on faisait tomber le Mur, on abolissait l’Apartheid, la Chine s’ouvrait – quoique sans s’éveiller –, l’Europe rosissait à plaisir, Éric Zemmour n’était encore qu’un ténébreux pigiste au sein de rédactions désireuses de coller au « pays réel », Vladimir Poutine qu’un obscur officier du KGB, Yannick Noah avait remporté Roland-Garros et les stars du monde entier se dressait contre la famine en Éthiopie. Enfin et surtout, nous avions... Sixun. Formation mythique, joueuse et virtuose de la scène française, son jazz fusion transpirait par tous ses pores l’avènement d’un monde dont on rêvait alors de pouvoir ouvrir grand les portes – des années plus tard, dans Libé, Didier Pourquery parlera d’eux comme « la face positive de la mondialisation ». Je me souviens encore de moi, m’enfiévrant dans ma chambre en écoutant Joladore et Sakini (L’Eau de Là, 1990). Et puis, comme tout groupe mythique qui se respecte, Sixun finit par se séparer, semble-t-il aussi positivement que leur musique pouvait l’être, chacun de ses membres (comment ne pas citer au moins Louis Winsberg et Paco Séry), s’en allant vaquer sur ses propres chemins. Récemment reformé, leur prochain album, très attendu, est annoncé à l’automne.

 

Mais c’est sur Jean-Pierre Como, pianiste, compositeur et co-fondateur du groupe, que l’attention se focalise depuis plusieurs années. Sans jamais déserter les territoires méditerranéens qui lui semblent naturels, il n’a fait depuis que conforter une incessante envie d’ailleurs. À l’exotisme sucré de Sixun il a seulement substitué une version moins antillaise, moins directement dépaysante ou ensoleillée, plus soucieuse aussi de tendresse que d’énergie, de profondeur que d’exutoire, comme en témoignent ces très beaux albums que sont BoléroMy Little Italy, ou encore le brillant Express Paris-Roma (et ses réminiscences sixuniennes). Avec My Days in Copenhagen, Como pousse un peu plus loin encore cet ailleurs auquel on ne l’aurait pas spontanément présumé sensible : celui du Nord. De la Scandinavie pour être précis, où le voilà s’acoquinant avec un contrebassiste danois, Thomas Fonnesbæk, et un percussionniste suédois, Niclas Campagnol. Encore un peu et l’on se croirait chez ECM (méticulosité acoustique, beauté souveraine de l’espace, sensations de lumière) découvrant le nouveau Garbarek ou le nouveau Gustavsen (le jarrettien en moi se délecte) mais non : on est bien chez Bonsaï Music.

 

Jean-Pierre Como y aborde des rivages où l’on avait fini par désespérer de l’entendre : le standard. Plus vigoureux, moins immédiatement introspectif que ce que recouvre habituellement l’étiquette un peu rapide de « jazz scandinave », il trouve là une nouvelle occasion de renouveler son très beau lyrisme, ici légèrement feutré, son goût pour les climats, enfin d’y exprimer un très joli toucher, tout à la fois tendre et percussif. L’album s’ouvre en fanfare et dans la plus pure tradition avec You and the Night and the Music, sans grande surprise mais pétri d’une envie de jouer qui fait plaisir à entendre, immédiatement suivi par l’atmosphérique et presque pop You Don’t Know What Love Is. Suivront de belles harmonisations sur Stella by Starlight et une version volontiers guillerette du Triste de Tom Jobim. Como redevient ensuite très chaste, presque habité sur My One and Only Love, avant de proposer une version spécialement enlevée de Bye Bye Blackbird. Et de clôturer l’album de fort belle manière, seul au piano sur le plus sombre Starry Sea, l’une de ses deux très belles compositions.

 

Les amateurs historiques de Sixun seront sans doute un peu déconcertés par cette facette d’un Jean-Pierre Como plus soucieux de la tradition du jazz, mais ils s’y rallieront assurément, conquis par tant de densité et de plaisir au jeu. Ici ou là, on parle de My Days in Copenhagen comme l’album de la rentrée : le statut ne me paraît pas usurpé.

 

24 décembre 2022

Jean-Claude Lalumière - L'invention de l'histoire


Sourire dans l’ombre de Lalumière


Retour en librairie de l’ami Jean-Claude Lalumière qui, en changeant d’éditeur, d’Arthaud au Rocher, semble également avoir entrepris d’imperceptiblement déplacer le fusil qu’il a sur l’épaule. Certes, les lecteurs de cet observateur coutumier d’une modernité déjà ancienne n’y perdront pas leurs repères. De même, ceux qui chez lui aiment l’humour gracieusement nostalgique, à mi-chemin entre le bon mot d’un Alphonse Allais, le burlesque d’un Jacques Tati et la fausse candeur d’un Christian Gailly, voire la mélancolie facétieuse d’un Delerm (fils), ne seront pas dépaysés. L’histoire qu’il déterre dans ce nouveau (et neuvième, si je compte bien) roman, ou plutôt l’histoire qui lui sert de prétexte, celle de cet escroc de Victor Lustig qui se mit en tête, au beau milieu des bien nommées Années Folles, de vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs, accrédite sa manière chaque fois renouvelée de délaisser les voies de l’époque, civiquement asphaltées, pour leur préférer les pistes cyclables. Car l’Histoire, chez Lalumière, est toujours regardée par le petit bout de la lorgnette – et c’est là, en matière de littérature, plutôt un compliment. Point d’épopée, donc, pas plus que de lyrisme ou d’emphase : juste l’observation au microscope de comportements et de réflexes d’apparence parfaitement communs. C’est dans les interstices du bon gros réel, pour parler à la manière de Baudrillard, que Jean-Claude Lalumière aime à glisser son encre. Plutôt que d’édifier le citoyen triomphant, il glorifie l’individu bredouillant.

 

Si quelque chose dans le ton a un peu changé, c’est que la légèreté ordinaire du propos s’est lestée ici, mais avec retenue, d’une gravité nouvelle. Si les thèmes interstitiels qu’il développe sont bien connus de ses lecteurs, ils prennent chez ce quinqua badin un tour sensiblement plus mélancolique : la place du père – qui végète dans un Ehpad –, la transmission intrafamiliale – l’enfant paraît plus alerte que son géniteur –, la difficulté à communiquer sans détour avec les siens – ici, l’épouse du narrateur –, tout cela prend dans ce roman des contours sensiblement plus vifs, voire épidermiques. À quoi l’on peut ajouter, incidemment, chose peut-être un peu plus surprenante, quelques menus dégagements – tempérés – sur l’esprit gilet jaune.

 

Moins immédiatement drolatique que la plupart de ses précédents romans, L’invention de l’histoire n’en oublie toutefois jamais de nous faire sourire ; c’est à ce petit jeu d’ailleurs que Lalumière est, selon moi, le plus à son aise. Généralement, cela ne tient à pas grand-chose : une situation anodine rapidement brossée, une repartie qui tombe à plat, un pas de côté dans la narration. Et si l’écriture m’a quelques fois semblé un peu désinvolte, je n’oublie pas que je suis coupablement sensible à l’épique, au lyrique et à l’emphatique gentiment dénigrés un peu plus haut. Car pour ce qui est de mener une histoire – et même de l’inventer – je dois dire que Jean-Claude Lalumière se révèle, une nouvelle fois, largement apte au service littéraire.

 

Jean-Claude Lalumière, L'invention de l'histoire - Éditions du Rocher
Présentation sur le site de l'éditeur

16 mai 2023

Il faut croire au printemps, lu par Éric Bonnargent


Critique publiée sur la page Facebook d'Éric Bonnargent, dont Les Éditions du Sonneur publieront le 17 août le nouveau roman, Les désarrois du professeur Mittelmann. À suivre...

 

Débutée par Il y avait des rivières infranchissables en 2017, poursuivie par Mado en 2019, la « trilogie du tendre » s’achève en apothéose avec Il faut croire au printemps. Après s’être intéressé aux premiers émois de l’enfance et de l’adolescence, puis à l’éveil à la sensualité, Marc Villemain interroge la relation père/fils, mais aussi la possibilité de la rédemption. Car tout commence par un drame. 

 

En pleine nuit, une voiture s’immobilise en haut des falaises d’albâtre d’Étretat. Tandis qu’à l’arrière du véhicule un nourrisson dort tranquillement dans son couffin, son père, le « visage baigné de larmes », ouvre le coffre, en sort le corps inerte de la mère de l’enfant, et le balance à la mer. Que s’est-il passé pour en arriver là ? Le lecteur le découvrira bien plus tard. 

 

L’action reprend dix ans plus tard, toujours en voiture, sur une « autoroute qui n’en finissait pas, comme tracée au cutter ». Le père et le fils sont sur la route ; leur voyage va les mener en Allemagne, puis, à leur plus grande surprise, en Irlande. L’enfant est réveillé par « la chaleur végétale de la contrebasse, le cœur simple de la batterie, l’espérance alanguie du piano » de You must believe in spring de Bill Evans, la reprise mélancolique de La chanson de Maxence, écrite par Michel Legrand pour « Les demoiselles de Rochefort ». Et de la musique, il en faut, car père et fils sont des taiseux, enferrés dans les non-dits, moins unis par les mots, porteurs du mensonge dans lequel ils vivent depuis toujours, que par « la seule grammaire de leurs sensations ». S’ils sont sur la route, c’est parce qu’on leur a signalé la présence de la mère du petit, déclarée disparue, dans une petite ville de Bavière. Bien entendu, le père sait ce voyage fallacieux. Quant au fils… Quoi qu’il en soit, leur enquête va leur permettre d’apprendre à se connaître. Et on comprend vite que ce père, contrebassiste, hyper protecteur, aimant aussi fort que maladroitement son fils est peut-être moins mature que l’enfant. Ce dernier a l’art de toujours bien choisir ses mots, lorsque l’autre s’embrouille, et préfère s’exprimer par des gestes et des silences. Sans doute sa vie de musicien en est-elle responsable, car ce jazzeux est suffisamment lucide pour savoir « qu’il vit comme un cliché », « buvant trop, fumant trop », malgré l’apparition de « sa première bedaine », de « ses premiers cheveux gris ». Au cours de leur odyssée, ils vont rencontrer de nombreux personnages, des aimables et des farfelus, mais ils vont surtout se rencontrer eux-mêmes et, à défaut de retrouver une mère, retrouver l’espoir, la possibilité d’un avenir.

 

Road movie aux faux airs de roman policier, Il faut croire au printemps est un roman osé, d’une rare beauté. Osé, tout d’abord, parce qu’il faut bien du courage pour faire de l’auteur d’un féminicide le héros d’un livre ; d’une rare beauté, ensuite, parce qu’une nouvelle fois, Marc Villemain sonde l’âme humaine, illumine ses obscurités et ses replis à l’aide d’une langue toujours aussi élégante et sensuelle. Magnifique.

5 septembre 2016

Thérèse Delpech - L'appel de l'ombre

 

 

Les bonnes raisons de l'irrationnel

 

Il est probable que L’appel de l’ombre, petit livre dense et très stimulant de Thérèse Delpech, fasse date. L’Ensauvagement (prix Femina de l’essai 2005), où la philosophe décortiquait notamment les rapports étroits entre nihilisme et menace terroriste, a couronné de manière assez magistrale une analyse au confluent de spécialités et de domaines très variés. Ce faisant, elle s’y interrogeait déjà sur « le vide spirituel qui mine nos sociétés, et sur les déséquilibres psychiques qui accompagnent ce phénomène. » 

 

L’appel de l’ombre en constitue une sorte de prolongement, mais il s’agit ici, contre toute attente peut-être, de montrer à quel point l’excès de raison, disons, donc, le rationalisme, porte en lui le danger « d’assécher la source des plus hautes activités humaines, parmi lesquelles se trouve l’art, et même de compromettre l’exercice de la raison. » D’aucuns crieront à la folie, quand les fanatismes religieux sont une des principales causes de violence dans le monde. Ceux-là auront le tort d’user de raccourcis, liant et résumant en un simple processus les sources obscures de la psyché et le déchaînement des passions collectives. Car telle est la doxa, qu’attisent bien sûr le chaos du monde et le joug de quelques tyrans, grands et moins grands, qui n’aiment rien davantage que de jouer avec le feu : l’irrationnel est néfaste à la paix des hommes. Or il ne s’agit pas tant ici de battre en brèche cette doxa que de la confronter à ses infirmités et de s’inquiéter du tropisme très humain à vouloir tout dominer. Aussi, si Thérèse Delpech prend d’emblée bien soin de dire qu’il ne saurait être question « d’humilier la raison, à un moment où une défense et illustration de celle-ci serait amplement justifiée », elle n’en insiste pas moins sur le péril d’une raison qui ignorerait sciemment les sources du psychisme et les ressources de l’irrationnel. Et renvoie pour cela aux histoires et aux mythes où la civilisation occidentale a fabriqué ses propres grands récits. Ce qui n’est pas rien, et la conduit à convoquer, les grands textes religieux bien sûr, mais tout autant l’Antiquité, la littérature (Shakespeare, Melville, les écrivains russes), enfin la psychanalyse, notamment Freud et Jung, qu’une certaine mode intellectuelle s’échine ouvertement à salir. On dira qu’il est dangereux de chercher à ressusciter ou à revigorer l’irrationnel : il faudra répondre que la raison court un danger parallèle à refuser elle-même de se saisir comme objet de pensée, étant entendu qu’elle ne peut irradier qu’à la condition de ne jamais abdiquer la méthode dont elle s’est elle-même dotée et de se défier de ce que Thérèse Delpech a par ailleurs identifié comme un « rétrécissement de conscience. » C’est à cette aune que son travail, qui établit « l’existence d’une folie constitutive de la raison raisonneuse » et s’inquiète des « monstres engendrés par l’arrogance de la raison », pourrait bien être salvateur pour la raison elle-même. 



Il faudra lire enfin L’appel de la raison comme une élégie combative autour de la disparition de « pans entiers de la culture classique. » Car derrière ce que Thérèse Delpech écrit, il y a quelque chose d’une poétique du monde, où saille une tendresse pour ce qui demeure humble et inexpliqué, rivée à cette conviction, plus humaniste au fond qu’il y paraît, que « la nature est aussi mystérieuse que l’esprit. » C’est pourquoi l’activité créatrice n’est peut-être jamais aussi fructueuse que lorsqu’elle accepte de déborder du champ de la raison et d’entrer dans les sources toujours obscures et vigoureuses de l’art. Les grandes expériences humaines ne peuvent s’expliquer par le seul exercice de la raison : voilà ce que Thérèse Delpech nous invite, non sans grâce, à ne pas oublier ; et si possible à transmettre.

 

Thérèse Delpech, L'appel de l'ombre, Puissance de l'irrationnel - Grasset
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 27, novembre/décembre 2010

3 novembre 2021

Jean-Claude Berutti - Je savais à peine le nom de ton pays

 

Aimer sans didascalies

 

C’est un beau texte, délicat, pur, élégiaque, que ce premier roman de Jean-Claude Berutti — bien connu des amateurs de théâtre, il dirigea le (toujours) mythique Théâtre du Peuple à Bussang, puis La Comédie de Saint-Etienne, avant de prendre la direction de l’Opéra de Trèves, en Allemagne.

 

Je savais à peine le nom de ton pays : l'intention se donne d’emblée, qui fait entendre son vague à l’âme, la douleur d’un lointain évanoui, la sensation de la perte — le deuil. Sur un marché, un dimanche d’hiver, la narratrice rencontre une jeune femme, Naja ; sans papiers ni travail fixe, elle descend d’un Grand Nord indéfini, contrée de fjords et de désolation. La vie bascule. Ce n’est pas seulement une parenthèse taillée dans le vif d'une existence un peu morne, c’est une révélation intime. Mais sans avenir : la vie est aussi chienne qu’elle est imprévisible. Recluse dans une bicoque au bout d’une île, n’ayant plus la force ni le goût de rien, la narratrice décide de vivre seule son désastre, tout entière tendue vers la remémoration et l’écriture de Naja — puisque aussi bien c’est toujours en écrivant que le réel se fait matière et que la mémoire s’éclaircit. Elle traverse les mers, découvre un pays que les « peaux blanches » ont condamné à l’isolement, à l’alcool et à la morbidité ; elle rencontre les siens, refait le chemin à l’envers. Le sentiment de la vie pourrait revenir, peut-être ; mais nul n’est jamais sûr de rien. 

 

D’une écriture limpide, sans apprêt, délibérément monocorde, presque psalmodique, Jean-Claude Berutti sonde à petit bruit ce qui fracture une existence, égrenant ce qui vient nous troubler, nous bousculer, nous contraindre à la ré-invention de nous-mêmes, tout autant que ce qui vient nous affliger, nous éteindre et nous perdre. Aussi y a-t-il quelque chose d’étonnamment universel dans ce singulier récit d’une vie qui se re-définit à travers l’autre.

 

Jean-Claude Berutti, Je savais à peine le nom de ton pays Éditions Le Réalgar
Illustré de gravures d’Émilie Weiss.

28 novembre 2021

Ceci est ma chair lu par Olivier Vojetta


Ces quelques mots de l'écrivain Olivier Vojetta qui me font grand plaisir. 

A5544C34-F978-4160-8C79-AC11F7977BA2_1_201_a

Mangez-le ! Mangez-le !

Avec Ceci est ma chair, Marc Villemain creuse, invente, joue, varie les voix et les registres, il va où il veut et passe d’une page follement drôle à un récit d’une rare cruauté, de considérations sociologiques à des références bibliques, du banal au vital. Il ose tout, fait preuve de la plus grande liberté et inventivité possible à chaque page. Dictionnaire goûteux et langoureux des expressions culinaires toutes faites mais pas que, son dernier roman joue dans la cour des grands, celle de Pierre Louÿs, avec une langue vivante et foisonnante, soucieuse de pittoresque et d’humour épique. Ils ont en commun un côté vicelard pas désagréable, il n’y a qu’à penser à cette « gracieuse Lisbeth [qui] capitonnait son gracieux fessier en suçotant quelques pénis farcis », une de ces trouvailles du langage qui n’aurait pas démérité dans La Femme et le Pantin, ce modèle du genre, veritable leçon en 13 chapitres à point c’est tout. Traqueur d’incongruités, fasciné par les carnations laiteuses, Marc Villemain est un génie du genre, un innovateur qui chaque fois surgit là où on ne l’attend pas. En le lisant, on s’abîme dans la littérature comme jeu et comme brûlure, dans l’amour toujours mêlé de la chair et des mots.

Olivier Vojetta est écrivain.
Visiter le blog d'Olivier Vojetta

 

12 décembre 2021

Antoine Volodine - Songes de Mevlido

 

Notre après-monde

 

Oubliez ce que vous vivez, ce que vous croyez vivre, voir, connaître. Oubliez que dehors il fait beau, ou même qu’il pleut. Oubliez qu’il vous semble naturel de distinguer entre le jour et nuit, le rêve et le réel. Oubliez ce que la science vous apporte comme confort et commodités, oubliez jusqu’à la nature qui bourgeonne au printemps, jusqu’à la joie d’une caresse et jusqu’à ces projets que vous formiez, pour l’avenir, pour demain. Oubliez vos rêves de grande Histoire, vos fantasmes de Révolution et vos prières ardentes afin que le monde connaisse de nouveaux enchantements. Et ne vous fiez pas trop aux autres, ni aux animaux qui leur ressemblent. Ici, à quelques années de nous, tout n’est plus que cloaque, pénombre, barbarie boues et bribes humaines – c’est à peine si l’on trouve trace de souvenirs. Ici n'a cours aucun principe de précaution, car seuls les mondes non encore désertés par l’espoir peuvent se payer le luxe de prendre des précautions. Vous êtes dans le monde de l’après : d’après la guerre de tous contre tous, qui nous guette, ou à tout le moins dont l’hypothèse n’est pas absolument invraisemblable. Et dans le camp des vaincus, bien sûr, puisque c’est le camp de tous. Désormais, « la guerre noire généralisée est l’unique perspective concrète pour une communauté dont les comportements sont aberrants dans pratiquement tous les domaines ». Quant aux hommes, « en dépit de la révolution mondiale, ils sont descendus à un niveau de barbarie et d’idiotie qui étonne même les spécialistes. » N’allez pas penser pourtant qu’Antoine Volodine prend sa partition dans le chœur du déclin. Son chant est trop froid pour être funèbre, trop distant pour que s’y mêle autre chose qu’un humour sous tension, trop mélancolique pour croire encore à un quelconque pouvoir de la parole en ce monde. En résumé, l’après-monde n’est autre que notre monde, celui des camps et des ghettos, celui des grands récits qui ont chu et des enthousiasmes qui ont sombré, celui de la nudité de l’homme face au deuil. Tout cela est bien moins irréel qu’il y paraît. 

 

« En tout cas, même si je rêve, je suis dans la réalité », pense Mevlido, un perdant, comme tous les autres, policier affecté à la surveillance des anciens révolutionnaires, le plus souvent de très vieilles bolcheviques ressassant les mêmes slogans incompréhensibles (« MAINTIENS-TOI AU MILIEU DES VISAGES ! », « ASSASSINE LA MORT EN TOI ! », « MÊME EN CAS DE DECES, CHANGE D’ITINERAIRE ! »). Mevlido vit à cheval sur les zones de l’ancien monde, à « Oulang-Oulane », dans le quartier « Poulailler Quatre ». Sa femme, Verena Becker, fut naguère torturée par des enfants-soldats, « redoutables, capables d’avoir un rire de bébé au moment où ils cherchaient à atteindre vos organes vitaux ». Il a refait sa vie avec Maleeya, sur qui il veille avec tendresse mais qui le confond avec Yasar, son époux mort à la guerre. Car aucun deuil n’est possible, ni pour l’un, ni pour l’autre, ni pour personne de toute façon. Chez Volodine (quasi-anagramme, involontaire, semble-t-il, de Mevlido), tout se rappelle toujours à nous sous la forme d’un éternel retour de détresse. Aussi Mevlido éprouve-t-il de la sympathie pour ces révolutionnaires isolés, sans bande ni chef, sans consignes ni doctrine, et il vit sa vie dans la porosité des mondes, ceux qui, jusqu’à présent, officiellement, départageaient les morts et les vivants, le réel et l’irénique.

 

Volodine a coutume de dire qu’il écrit en français une littérature étrangère. C’est une voix comme on en trouve peu dans la littérature contemporaine, où l’on distinguera quelques échos du pessimisme orwellien et de l’inquiétude kafkaïenne, pour ne rien dire des insectes : les oiseaux bien sûr, familiers de l’univers de Volodine, mais aussi les araignées qui « à présent administrent les ruines de la planète. Elles se réclament elles aussi de l’humanisme, et, s’il est exact qu’elles mangent leur partenaire sexuel dès que leurs œufs ont été fécondés, on ne compte pas parmi elles, alors que les millénaires s’égrènent, la moindre théoricienne du génocide, de la guerre préventive ou de l’inégalité sociale. » On dit Volodine difficile à lire. Je ne crois pas. Seulement faut-il se défaire de ce que l’on croit voir du monde, y regarder d’un peu près, à bonne distance, chercher la mécanique à l’œuvre dans ce que l’on croit être la condition humaine et accepter d’envisager que quelque chose se trame derrière, qui échappe à notre contrôle, quelque chose de physiologique, de mécanique, de destinal : « Les attentats contre la lune ne nous apaisaient pas, ils ne contrariaient pas notre tendance à sombrer fous. Mais à nous, qui n’avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus d’intelligence et plus d’espoir, ils donnaient l’impression qu’à l’envers du décor, peut-être, l’existence avait gardé une ébauche de sens ». Songes de Mevlido ne ressemble à aucun autre livre, presque à aucun autre genre. On pourrait dire qu’il s’agit de science-fiction, mais une science-fiction qui alors serait débarrassée de toute fascination technoïde. Peut-être qu'Enki Bilal pourrait dessiner ce monde redevenu vierge d’hommes, ou plein d’hominidés balbutiant, mais il devrait alors le faire sans super-héros ni métal, ni rien de ce qui constitue d’ordinaire le futurisme technologique. Un Lynch, plutôt, devrait s’y intéresser : il sait montrer combien le réel est aussi le produit de nos esprits, et lui saurait traduire ce qui peut subsister de sensuel dans cet inframonde sans espérance ni lumière, barbare pour ainsi dire, et comme esquissant une inversion de l’évolution, un retour à notre condition d’avant. Mevlido a de vieux restes, de bons vieux restes, de ce qu’il fut et de ce qu’il désespère ne plus pouvoir être vraiment : « Sous la douche misérable, il se réjouit de ne pas être une simple brute, d’avoir tout de même des traces dans l’esprit, de ne pas mugir sans fin et sans passé comme un idiot dans l’absence de jour. Il se réjouit de durer encore et de pouvoir, quand il y pense, en avoir conscience. » C’est le bord du gouffre, et on ne sait pas vraiment si les choses basculeront ou pas, si Mevlido, qui a « pour tâche de s’immerger dans la barbarie afin de discerner quelques pistes pour le futur », y parviendra. On présume que non, mais c’est peut-être aller plus loin que ce que l'auteur lui-même en sait.

 

Antoine Volodine, Songes de Mevlido - Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°7, novembre/décembre 2007

14 décembre 2021

Lionel-Édouard Martin - Le chant noir des maïs

 

Où s'ensemence la langue

 

Une demi-heure : c'est le temps, peu ou prou, que requerra de vous la lecture du Chant noir des maïs, dernière petite merveille de Lionel-Édouard Martin — donc guère plus d'une heure si, comme moi, vous remettez aussitôt le couvert. L'auteur qui, on le sait, s'est toujours défié des formes longues, démontre une nouvelle fois à quel point deux ou trois dizaines de pages peuvent suffire à créer un monde plein, un monde en soi, pour peu bien sûr que ledit monde soit arrimé, accroché, suspendu à un verbe, une musique — une langue faite pour le traduire.

 

Avec Le chant noir des maïs, l'écrivain poursuit sa déambulation lente et tranquille à travers le temps humain, en observateur instinctif, presque compulsif, de ce qui, du monde, échappe d'ordinaire au regard commun, inattentif ou blasé. Il n'est pour lui de manifestation de la matière, qu'elle fût humaine, animale, végétale, minérale, qui ne lui serve de prétexte à instituer son regard. Il le fait toujours d'un élan d'égale mélancolie, à laquelle cependant il ne prête jamais la moindre complaisance : il aime trop, de la langue, les pièges, les caprices, les chausse-trapes étymologiques, tout ce qui ne se prête pas au réductionnisme ambiant, il est bien trop averti aussi du caractère éphémère de tout pour que, en dernier lieu, ne s'esquisse un rictus qui a souvent des airs de sourire. Ici pourtant, le tableau qu'il tend à notre regard trouve son origine dans un motif bien sombre, celui du deuil, un deuil ancien certes, mais vivace - ce qui sans doute justifie l'écriture de ces pages.

 

On demande souvent qui est l'interlocuteur privilégié d'un écrivain, à qui il parle. LEM, je crois, parle à la langue. Il y a entre eux une connivence, une complicité, une amitié qu'il n'a de cesse de cultiver, et c'est dans cette amitié qu'il trouve de quoi occuper et fonder l'existence. Il donne toujours l'impression, dans ses livres, d'évoluer en léger surplomb ; il voit tout, note tout, décrit tout. Et si son écriture est faite d'une chair qu'infatigablement il travaille au couteau, sa manière de montrer apparaît toujours comme celle d'un observateur légèrement en retrait du cercle, placé non à côté mais juste derrière, dans un retrait pudique, silencieux et léger de l'assemblée des vivants. Sans doute est-ce en raison de ce phénomène un peu étrange que sa prose toujours imprévisible, mouvante, accidentée, volontiers lyrique aussi, paraît tout à la fois distanciée, d'une précision trop subjective sans doute pour être clinique mais suffisamment nette pour l'exempter de toute lourdeur pathologique — ce piège tendu à tout écrivain. Aussi n'a-t-il pas son pareil pour montrer, seulement montrer, la quotidienneté de nos petits gestes impensés, ce que trahissent nos attitudes les plus visiblement anodines, involontaires ou inconscientes, ce qui s'y cache, ce que nous disons de nous lorsque nous pensons ne rien vouloir dire.

 

On dit parfois de Lionel-Édouard Martin qu'il ne parle pas, qu'il ne raconte rien, qu'il ne se délecte que de l'excellence d'un style, ne se pâme que devant la plus belle phrase du monde. Or la première fois que je l'ai lu, si c'est bien en effet la beauté de sa prose qui d'emblée me subjugua, je me souviens avoir saisi, quasi concomitamment, qu'elle n'était pas réductible à une seule émotion esthétique. Depuis toujours, il me semble que LEM est un écrivain de l'entre-deux-mondes, touché au plus profond par ce qui fait de nous des mortels, je veux dire par cet état qu'il observe en chacun des hommes comme en lui-même, qui fait de nous des morts vivants, des vivants toujours en suspens, des morts annoncés, des morts en puissance. Il voit dans celui qui vit le mort qui sera, et dans le mort qui est le vivant qui fut. Cela, cette fragilité constitutive de tout vivant, est sans doute cela même qui le touche — et l'inspire.

 

Lionel-Édouard Martin, Le chant noir des maïs - Éditions le Réalgar


EXTRAIT

 

<< < 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 30 > >>