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Marc Villemain
18 octobre 2023

Il faut croire au printemps lu par Dominique Baillon-Lalande

Article de Dominique Baillon-Lalande paru sur ENCRES VAGABONDES - Lire l'article directement sur le site

 

Il faut croire au printemps commence comme un roman noir. En plein milieu de la nuit un homme roule vers Étretat avec à l‘arrière un nourrisson blotti dans son couffin, en prenant soin d’éviter tout coup de frein intempestif qui pourrait le réveiller et toute accélération répréhensible qui lui vaudrait d’être flashé par un radar. On le sent tendu et perturbé. La réflexion énigmatique qui le traverse – « Il voudrait l'avoir déjà fait, être déjà en mesure de penser ce qui vient. Tout ce qu'il faudra mentir. Et construire, et reconstruire » – n’a rien pour nous rassurer. Quand le chauffeur s’engage sur le chemin de douanier qui longe la côte d’Albâtre en feux de position malgré le brouillard naissant en plaçant l’arrière de son véhicule à deux mètres du bord de la falaise, on flaire le mauvais coup fait en douce. Le paquet informe entouré d’un tissu épais retenu par de l’adhésif d’emballage et de grosses agrafes qu’il extrait ensuite avec difficulté de son coffre avant de le pousser vers le vide et d’en suivre des yeux le plongeon dans les vagues, présente en effet tous les ingrédients d’un crime dont l’auteur en se débarrassant du cadavre veut effacer les traces, même si le court adieu ému que l’homme rend à « celle qui hier encore était la femme de sa vie » dont « le corps bringuebale parmi les flots », détonne un peu dans le tableau et laisse de nombreuses questions en suspens. Revenu tout aussi discrètement à Paris avant le lever du jour accompagné du bébé qui, on l’a vite compris était le leur, l’assassin présumé, un musicien de jazz se produisant en trio dans un club, sans histoires et inconnu de la police, aura effectivement toute latitude pour déclarer la disparition de sa compagne au commissariat. Si celui-ci classe rapidement le dossier comme pour toute disparition de personnes majeures libres de changer de vie comme ça leur chante, l’homme devra désormais vivre avec ce secret englouti qui ne cessera de le hanter.

 

Le chapitre suivant nous fera faire un saut dans le temps. Le père élève seul le petit garçon qui ne connaît bien sûr que la version de l‘abandon maternel et grandit dans un contexte harmonieux, complice et affectueux.  Dix ans plus tard une amie pense avoir reconnu la femme en question dans une communauté hippie à Mindelheim, en Bavière.

 

Le père qui doit donner le change et montrer à son fils qu’il garde l’espoir de retrouver un jour sa mère, décide donc de partir en vacances avec lui pour, armé d’une vieille photo, se renseigner sur place. Ce long trajet en voiture sur fond de standards de jazz et de complicité offre à l’enfant un espace favorable pour questionner avec naturel son père sur l’absente et les circonstances de leur rencontre amoureuse. L’homme se réjouit « du sentiment d’évidence qu’il éprouve (…) de ce que cela dit d’eux et de ce que, l’air de rien, ils construisent l’un l’autre ». Sur place, ils trouveront une alliée pour leur recherche en la personne de Mado, employée de l’hôtel où ils séjournent qui connaît bien cette région où elle a grandi. Cette jeune célibataire sans enfant, joyeuse, affectueuse et irrésistiblement attirée par cet homme qu’elle devine en souffrance et cet enfant en « manque de maman » sera une rencontre importante pour chacun d’entre eux. Par son intermédiaire, ils trouveront la communauté festive, sexuellement débridée et économiquement aisée dont un des membres confirme que la femme de la photo aurait effectivement passé là quelques jours avant de partir en direction du comté de Cork en Irlande sur les traces du meurtre de l’épouse d’un célèbre producteur de cinéma qui excitait sa curiosité. Revenus à Paris ils prennent aussitôt un vol pour l’Irlande, une grande première pour le gamin qui en sera aussi impressionné que ravi. Une fois encore la chance leur sourit en leur permettant de croiser dans une librairie l’avocate de la célèbre victime. C’est par la belle Marie qu’il apprendra la triste fin de la Française passée par la communauté des Enfants du Soleil de Mindelheim et venue en Irlande, une femme suicidaire ayant effectué plusieurs séjours psychiatriques récemment dont la voiture avait été repêchée en bord de côte.

 

Après une semaine d’enregistrement du trio en studio à Paris, le musicien et son fils qui suite à cette séquence a décidé d’« être plus tard jazzman comme son père », décident de partir quelques jours dans la maison d’Étretat où le père a passé toute son enfance, « par envie de mer et de falaises », comme une « promesse d’une quiétude nouvelle ». Son fils durant ces vacances sur les traces de sa mère a fini par lui avouer qu’il ne croyait plus à son retour et que cela ne l’attriste pas mais qu’il aimerait bien comme son copain avoir une belle-mère. Pensait-il à Mado ou à Marie en disant cela ? Le père y voit un signe. « Il veut croire à quelque-chose. À un cessez-le-feu, un armistice avec la vie (…) ne demande pas à renaître mais pour la première fois se dit qu’il a payé (…) il veut croire en la possibilité d’une seconde vie qui, sans être jamais délestée de l’autre, le gratifierait d’un peu de miséricorde. » A-t-il le droit, comme le chante Bill Evans, de croire aussi à la possibilité du printemps ?

 

C’est par petites doses, le long du voyage et des rencontres, que le contexte de cette séquence tragique qui débute le roman nous est livrée. Le scénario en est malheureusement banal mettant en scène un couple lié par un amour fou et passionné que le déni de grossesse et une grave dépression post-partum font basculer dans la violence puis par accident dans la mort. Dans son sillage l’homme que le poids de la culpabilité et le dégoût de soi terrassent, prend la décision de continuer à vivre et d’inventer une tout autre version des faits pour, en évitant une condamnation qui punirait deux fois l‘innocent orphelin, pouvoir offrir à son fils la vie normale et heureuse à laquelle il a droit malgré le mensonge sur lequel il va devoir bâtir leur existence à tous deux. Courage ou lâcheté, difficile à dire. Jamais l’homme ne se le pardonnera mais pour le petit, malgré les insomnies, les angoisses et les médicaments, il se bat chaque jour contre ce désespoir et cette honte qui lui collent au cœur pour assumer au mieux avec tendresse et dévouement ses devoirs de père. « Ils ne savent pas, eux, ce que c'est d'avoir tué sans avoir voulu tuer. Ils ne savent pas ce que c'est que de mentir au monde sans jamais pouvoir se mentir à soi-même. » Cet homme responsable d’un homicide involontaire sur sa compagne n’a d’ailleurs ici pas de nom, ce drame l’a exclu du monde ordinaire, c’est un être brisé et entravé, un coupable qui se punit lui-même. Bien que tiraillé entre son désir de soulager sa conscience et celui d’écrire une nouvelle page, l’homme ne parvient pas à se pardonner.  Pareillement l’auteur n’a pas doté l’enfant sensible, intelligent et lumineux, d’un prénom mais d’un surnom (Œil de lynx) donné par son père comme pour souligner la singularité, la force du lien père-fils et l’incomplétude supposée due à la privation de mère. Si les démarches entreprises en compagnie du fils pour retrouver la mère n’ont aucun sens pour le père et ne font que raviver sa culpabilité quant à cette dispute fatale en y ajoutant celle d’avoir travesti la vérité à son fils pour le protéger, c’est la seule façon qu’il a trouvée pour essayer d’éteindre progressivement et en douceur chez son Œil de lynx grandissant toute attente d’un retour maternel afin de lui permettre de tourner le dos à ce passé douloureux pour regarder plus librement vers l’avenir. Ce n’est qu’à travers Mado ou Marie, éventuelles belles-mères de substitution qui sauraient adopter dans leur cœur le garçon comme le leur tout en offrant au père, non l’occasion de se racheter, mais une réconciliation possible avec lui-même et la vie, que l‘auteur ouvre la porte à l’espoir en toute fin de ce superbe roman sur la culpabilité et l’amour paternel.

 

Ce faux polar qui commence et se termine à Étretat, se travestit rapidement en road-movie du duo à travers la Bavière et l’Irlande (revisitant pour nous à cette occasion un autre féminicide) pour nous offrir un roman de l’intime qui nous permet de découvrir émerveillés ce lien indéfectible tissé « de regards en coin, d’ingénuité, de souci de l’autre » unissant un père et son fils et d’évoquer plus généralement la parentalité qu’elle soit effective, empêchée, toxique ou harmonieuse. Loin de s’ériger en juge ou positionner son lecteur comme tel, Marc Villemain, hors du champ de la morale et avec subtilité, questionne dans Il faut croire au printemps les notions complexes d’innocence et de culpabilité, de punition et de pardon, de bien et de mal, à travers ses personnages, leurs paradoxes et leurs sentiments et ce qui les relie les uns aux autres. Pour adoucir l’ensemble et laisser sa part aux corps et aux plaisirs des sens l’auteur qui sait à merveille user de sensualité dans les scènes d’amour et affiche dans son récit de savoureuses pages de gastronomie, y intercale également de nombreuses et sublimes descriptions détaillées des paysages découverts par les voyageurs et de la nature en général.

 

La musique en est aussi un élément essentiel, du You must believe in spring (Il faut croire au printemps) du pianiste Bill Evans qui donne son titre au roman et que le musicien traduit plus personnellement à son fils en « derrière les nuages, il y a toujours du soleil, toujours du bleu au fond du noir » en faisant écho à ses espoirs, à  Coltrane et son Ostinato (composition musicale consistant à répéter une formule rythmique, mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents éléments thématiques durant tout un morceau, comme l’amour et la culpabilité le sont dans ce récit) dont il fait un compagnon de voyage, « Eux seuls sur la route. Le père, le fils, John Coltrane ». Marc Villemain s’appuie sur une solide playlist de jazz venue faire écho aux ressentis de ceux qui les aiment, les interprètent ou les écoutent.

 

Si l’amour, la nature et la musique sont effectivement consubstantiels à ce roman, l’écriture, le langage, les mots comme objet, sujet ou par leur utilisation subtile – avec un brin de sophistication, de poésie et de préciosité, ( Ils ne savent pas qu'il funambule au bord de la vie. ) – donnent toute leur force aux nombreux dialogues tantôt profonds tantôt relevant simplement du quotidien mais toujours justes et essentiels qui se retrouvent au centre des relations interpersonnelles des uns et des autres mais nous dévoilent aussi les chemins intimes de chacun. « Il aimait prendre un solo en pensant à une fille, il n’était pas loin d’ailleurs de penser que c’était nécessaire pour bien jouer, n’était-ce pas aussi pour cela qu’on jouait du jazz, pour les tomber, les filles, usant auprès d’elles d’un lexique plus coloré que nos pauvres mots toujours attendus, bancals, décevants ? » Le père comme le fils économe en paroles tant il est pour lui difficile de « donner à sa parole une forme claire (…) ne sait que naviguer à vue, dans l’interligne. (…) Pourtant, entre les mots – dans les silences où s’apprêtent, s’agencent, s’ordonnent les mots –, aussi dans une certaine manière de s’écouter, de s’observer, il a toujours pensé que l’essentiel pouvait être transmis. » Ces mots que le père utilise pour travestir la vérité en mentant le moins possible comment pourraient-ils encore exprimer l’amour, paternel, charnel où celui d’un époux toujours hanté par celle qu’il a aimée à la folie avant d’en provoquer involontairement la mort il y a dix ans. Comment « dire le drame et taire la tragédie » pour dire l’absence ?

 

Ce roman porté par une langue magnifique qui parvient sur fond de jazz à sonder en profondeur les zones d’ombres et de lumière de l’âme humaine face à des paysages sublimes en passant du tragique à l’émerveillement avec une déroutante habileté, est un acte de foi dans la vie et ses possibles aussi revigorant que surprenant, généreux et éminemment sensible.

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