Il faut croire au printemps lu par Antoine Faure
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Un musicien de jazz et son fils de dix ans, jamais nommés, errent à travers l’Europe à la poursuite d’une chimère. L’écriture de Marc Villemain est elle-même une errance, entre présent et passé, contemplation et réminiscences, toujours musicale et soyeuse même lorsqu’il faut dire le pire. Et le pire, c’est ce qui met en branle l’étrange histoire d’Il faut croire au printemps. L’enfant était encore un nourrisson lorsqu’un dramatique accident vint clore une dispute entre ses parents, auquel la mère ne survivrait pas. Un féminicide, quelles qu’en fussent les circonstances. La nuit où il fit disparaître le corps à Étretat, l’enfant sanglé dans son couffin sur le siège passager, le contrebassiste décida qu’il n’avait pas le choix et serait le père qu’il faudrait. L’errance du duo a commencé à Étretat, elle se poursuit donc une décennie plus tard en Allemagne, où l’on croit avoir aperçu la mère, puis en Irlande par un hasard très joueur. Pour le fils, de quoi espérer et s’intéresser enfin à l’absente de toujours. Pour le père, de quoi osciller entre expiation et damnation. Le suspense final ne sera pas celui auquel on s’attendait.
Viser ce que la langue ne sait qu’approcher
Le père consacre « le reste de sa vie à oublier » ce qu’il a commis, inspiré en cela par la philosophie du morceau You must believe in spring du pianiste Bill Evans ; comme il l’explique à son fils, en qui le morceau résonne d’une façon singulière, « derrière les nuages, il y a toujours du soleil« . Mature et taiseux, le môme lui ressemble infiniment. Lui le comprend sans le connaître tout à fait. Dans leur relation juste et subtile, le langage importe infiniment. Tous deux sont soucieux de ne pas l’utiliser en vain, d’où la force imparfaite de leurs dialogues, tantôt profonds, tantôt dérisoirement simples, toujours essentiels bien qu’imprécis. Car leur lien est tissé « de regards en coin, d’ingénuité, de souci de l’autre » plutôt que de mots. Le dialogue est proche de celui qu’entretiennent les animaux, dans un « idiome réfractaire aux hommes, assujetti à la seule grammaire de leurs sensations, réglé sur un alphabet de signes, de motifs et d’instincts pour lesquels nous avons perdu tout entendement. » Le garçon combine la froide lucidité et l’inépuisable faculté à se réjouir du monde de ceux de son âge. Cependant il grandit, et se pose toujours plus de questions sur cette quête aux contours flous. L’adulte « sait que son pouvoir de père s’amenuise et que ce pouvoir, ce privilège de naissance qui agrège le miracle de l’admiration, de l’amour inconditionnel et de la promesse de sécurité, est en passe d’être consumé comme des ossements par les eaux noires. »
Comme le roman lui-même, la question de la langue dépasse la relation père-fils. « Il aimait prendre un solo en pensant à une fille, il n’était pas loin d’ailleurs de penser que c’était nécessaire pour bien jouer, n’était-ce pas aussi pour cela qu’on jouait du jazz, pour les tomber, les filles, usant auprès d’elles d’un lexique plus coloré que nos pauvres mots toujours attendus, bancals, décevants ? » Il faut croire au printemps peut s’envisager dans son entièreté comme une exploration des limites du langage dans les rapports humains, dans un style lui-même très travaillé, soucieux à chaque ligne d’éviter l’attendu, le banal, le décevant, une langue chantournée qui enchante l’ordinaire. On trouvera la même puissance évocatrice dans « la masse avachie des gâteaux à étages gluants d’une crème lourde et flavescente » vus dans une vitrine bavaroise que dans cette surprenante définition du travail de l’artiste, qui agit « sans autre intention que d’éprouver la matérialité sèche du vivant ». Les mots de l’auteur visent le ténu, l’impalpable, ce que la langue ne sait qu’approcher même si elle est capable de le circonvenir avec grâce. C’est aussi ce que croit son protagoniste. « (…) il ne sait pas (…) donner à sa parole une forme claire (…). Il ne sait que naviguer à vue, dans l’interligne. (…) Pourtant, entre les mots – dans les silences où s’apprêtent, s’agencent, s’ordonnent les mots -, aussi dans une certaine manière de s’écouter, de s’observer, il a toujours pensé que l’essentiel pouvait être transmis ». Pour résumer : « Il blague parce que le langage lui paraît souvent obscurcir ce qu’il voudrait éclairer ».
Un choix s’imposera entre morale et griserie des mots
En somme, les mots peuvent magnifier le réel autant qu’appauvrir les émotions, et vice-versa ; explorer ce paradoxe-là relève de la littérature. Comme tenter d’expliquer l’amour, celui d’un père pour son fils ou d’un époux meurtrier pour sa femme morte depuis dix ans déjà. Comme travestir la vérité en mentant le moins possible, « Dire le drame et taire la tragédie », quand il faut expliquer son absence. Comme décrire un amour impossible qui naît de manière incongrue. Voire deux, comme il pourrait en être finalement question. « Elle ne relève pas sa plaisanterie, fait mieux que cela : sourit d’un sourire qui lui échappe« . Joli indice que celui-là, malgré tout. Grand et petit, les deux mecs émeuvent le lecteur au possible, mais ce sont les femmes rencontrées lors du périple qui le fascinent, dépeintes avec délicatesse, une suavité pudique et la faculté de capter leur intériorité sur la base de leur description.
Ainsi Mado, la serveuse de Mindelheim. « Tout entière elle revient à lui : ses pommettes d’enfant des montagnes, cette façon de détourner la tête lorsqu’elle sourit, cette espèce de regard par en dessous quand elle croit qu’il ne la voit pas ; la joliesse de sa nuque aussi, la tension légère des seins sous son tee-shirt. Et la simplicité qu’elle verse en toutes choses, cette candeur qu’embrunit ce qui ressemble parfois à une prescience de la vie ». Et Marie, l’avocate française croisée vers Cork : « Courbée sur un livre, c’est la silhouette d’une femme jeune encore, fluette, au cheveu couleur de châtaigne qu’ambre subtilement la lumière électrique, enveloppée dans un long gilet de fine laine noire, si long qu’il lui mord le haut des chevilles. Son attitude, sans être murée, n’en semble pas moins rechercher une certaine dissimulation – il songe à un écureuil mondant sa noisette sur une branche dérobée. D’elle, il ne perçoit que cela : seulement cette ombre déliée sur le crépi laiteux, silhouette esseulée dont la chevelure s’épointe sur de maigres épaules, seulement les contours bouleversants d’un corps qu’érotise, saisi dans le contre-jour, une pudeur assombrie. » Que le contrebassiste puisse entrevoir un avenir amoureux après son crime impuni, fût-ce en ayant vécu dix ans d’enfer intime très bien décrit, pourra dérouter quiconque y cherchera une morale dans l’acception classique du terme. Les autres, sans qu’il s’agisse de nier le meurtre, trouveront plus intéressante la posture d’avocat et, surtout, se laisseront griser par des mots choisis avec un tel soin.
« Jouir des prodigalités de l’existence », c’est aussi lire du bon
Les cymbales « brasillent », le bleu des gyrophares « toupille », la pluie « mollarde » sur les pare-brise. On se réjouit de lire « herbu » et pas « herbeux », la bière « moussue » mais pas « mousseuse ». Le festival d’épithètes et d’énumérations est porté par une syntaxe fluide et un rythme qui ne retombe pas. Au détour d’une étape dans le voyage des deux héros, le même style enjolive des considérations sur l’âme humaine ou enrobe des cailloux jetés dans les marigots contemporains que sont les aires d’autoroute, l’hygiénisme punitif ou l’attitude des « adeptes du toc et dieux de l’épate » que sont devenus bien des vacanciers. Les connaisseurs de Marc Villemain – dont je ne suis pas encore – repèreront des jeux qu’on dirait – hideusement – meta aujourd’hui, tel le prénom Mado emprunté à l’héroïne de son antépénultième roman ou son propre patronyme désignant un ex-mari écrivain. « Il est mille manières de jouir des prodigalités de l’existence. L’on peut exprimer à tout bout de champ ce qui se présente à notre regard, manifester à bouche que veux-tu le simple bonheur d’être là, ici et maintenant ; l’on peut aussi, muettement, se contenter d’éprouver ce qui brûle notre épiderme, lover notre regard dans le clapotis de l’eau qui frissonne sous le ciel d’agrume, priser à petit bruit le murmure des corps qui s’ébrouent et béatement se fondre au chuchotis des sens. » Lire un tel roman n’est pas le moindre de ces plaisirs-là.