Dernière cigarette avant...
Enfin, on respire ! Nous avons, chers amis fumeurs, encore une bonne année devant nous. Youpi youplaboum. Nous devrons certes continuer d'essuyer les œillades souffreteuses, les soupirs horripilés et autre jérémiades scandalisées des honnêtes citoyens que nous cancérisons à longueur de temps, mais au moins disposons-nous d'une année supplémentaire de préparation psychologique à la Grande Interdiction.
J'ai perdu pour ma part le goût du donquichottisme : je ne me battrai pas (et d'ailleurs, comment le ferais-je ?) contre les moulins législateurs à purifier le vent qui ont trouvé à s'unir et, une fois n'est pas coutume, en s'appuyant sur un vaste mouvement populaire. Je serai docile, obéissant, légaliste ; mieux : je m'engage à continuer d'user de mon droit de vote sans aucunement me soucier de pénaliser ceux qui n'auront fait qu'incarner l'intérêt général en transformant un agacement majoritaire en loi.
Reste que la société ne doit pas rêver : une fois la cigarette et ses avatars éliminés du grand tout social, d'autres fléaux prendront le relais de l'unanime condamnation - et eux-mêmes soulèveront leurs vagues de protestations rageuses et de législations purificatrices. Les Italiens, fiers d'avoir réduit leur fumeurs à l'état d'irresponsables clandestins pathologiques, doivent maintenant prendre la mesure des ravages provoqués par l'alcoolémie, principale compensation que nos amis transalpins aient trouvé pour compenser leurs carences en nicotine. J'ai hâte de voir ce combat-là arriver en France, pays dont la sobriété en matière de consommation d'alcool est on ne peut plus légendaire.
Il m'est permis toutefois d'interroger certaines limites de ce dispositif répressif. Aussi n'est-ce pas à moi que je pense en cet instant, mais à ces pauvres vieillards, déjà abandonnés par les leurs (lorsqu'ils en ont) dans des maisons de retraite, et à qui monsieur le ministre Xavier Bertrand vient d'interdire de fumer dans leurs chambres, "même si, juridiquement, il s'agit d'un substitut du domicile". Voilà qui a le mérite de la clarté : l'Etat vient donc légiférer jusque dans nos chambres - fussent-elles des "substituts". Pauvres vieux, qui regardent seuls venir la mort, et qui n'ont plus même droit à ce minuscule plaisir qui tient les hommes depuis qu'ils font société : se droguer doucement, paisiblement, sereinement, afin que la vie, quand l'état du corps le leur permet, soit un peu moins insupportable.
Nathalie Ménigon, coupable à vie éternelle
À ceux qui estiment (ils sont nombreux, à en croire les enquêtes complaisamment diligentées) que la justice de ce pays est excessivement clémente, qu'elle fait la part trop belle aux escrocs, aux violeurs de petites filles et aux massacreurs de vielles dames, bref les salauds génériques dont ont besoin l'ordre civilisationnel pour se maintenir et une partie de la classe politique pour fidéliser ses ouailles terrorisées, il faut parfois tirer un peu les oreilles (afin de pouvoir y gueuler plus à notre aise et y faire entendre quelques bruits d'eau un peu différents).
Dans un très remarquable mouvement d'indépendance idéologique qui ne troublera que les benêts et les sceptiques, le Parquet de Paris s'est donc prononcé contre la demande de suspension de peine pour raisons de santé de Nathalie Ménigon, ancienne membre d'Action Directe (précisons toutefois, à la décharge du Parquet, que la loi lie celui-ci aux conclusions de deux expertises contradictoires qui, lorsqu'elles aboutissent à de semblables conclusions, s'imposent à lui ; ainsi ai-je en tête ce cas, que l'on m'a rapporté, d'un détenu atteint concurremment d'hépatite C, du sida, de neuropathie aggravée et de tuberculose, et dont les experts ont considéré que l'état n'était pas incompatible avec l'incarcération : tout juste ont-ils regretté que les escaliers de la prison l'empêchaient d'accéder au parloir avocat...). Bref. Les moins informés seront sans doute heureux d'apprendre que Nathalie Ménigon, quarante-neuf ans, condamnée à deux reprises à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de dix-huit ans, est partiellement hémiplégique. Le précédent de Joëlle Aubron (comparse de Nathalie Ménigon, pour utiliser le vocabulaire vicieux de la grande presse), qui était atteinte d'un cancer et avait pu bénéficier in extremis d'une suspension de peine pour décéder moins de deux ans plus tard à l'âge canonique de quarante-six ans, n'aura donc pas fait d'émules.
Si je comprends bien, il semble que ledit Parquet et/ou les experts qui y sont attachés considèrent donc, de deux choses l'une :
- soit que l'hémiplégie dont est atteinte Nathalie Ménigon n'est pas grave, en tout cas bien moins grave que le cancer de Joëlle Aubron, et que les soins prodigués en prison sont d'une qualité telle (c'est bien connu) qu'on puisse en conscience l'y laisser (mourir) ;
- soit que Nathalie Ménigon constitue, nonobstant son hémiplégie, un tel danger pour la cohésion du pays très républicain qu'il ne saurait être question de la libérer et, ce faisant, faire courir à la France le risque d'une guerre civile.
L'argument est partout entendu, mais au moins a-t-il le mérite de l'évidence : une partie de la justice considère donc que Nathalie Ménigon demeure un danger public (au moins) plus important que Maurice Papon en son temps, condamné comme chacun sait pour complicité de crime contre l'humanité et libéré pour raisons de santé. Étonnamment, la fameuse "jurisprudence Papon" semble trouver en France bien peu d'occasions à s'appliquer, alors même que des centaines de détenus souffrent de maladies dont tout un chacun sait bien qu'ils en mourront - qu'ils en crèveront serait plus juste.
Il est heureux que le Parquet n'ait pas tous les pouvoirs - quoiqu'il y aspire. Reste donc au juge d'application des peines à rendre sa décision : rendez-vous le 24 octobre. Jusque là, la France terrorisée peut dormir sur ses deux oreilles. Après...
Les femmes de Richard Millet
Dans une librairie, deux femmes conversent. Elles semblent avoir autour de la quarantaine, mais une quarantaine qui tire vers le haut, qui aspire à mieux - qui aspire, déjà, et maintenant que l'héritage du petit est assuré, aux joies de la grand-maternité. Tandis que l'une, de sa main droite, remet en place un chignon très seizième (arrondissement), l'autre, de la gauche, désigne le dernier livre de Richard Millet. Elle le fait un peu à la manière d'un Nicolas Sarkozy évoquant ces jours-ci les “malheureux” cantonnés dans un gymnase à Cachan, c'est-à-dire en un égal mélange de commisération chrétienne et de mépris dégoûté. Mais voyez plutôt.
- Ma chère, vous ai-je parlé de cette horreur ?!
- Pensez-vous... Figurez-vous que je l'ai lu, du moins ai-je essayé.
- Ah, nous sommes donc bien d'accord ! Quel tissu de...
- Ah oui, comme vous dites...
- D'insanités. Quel mépris pour les femmes ! Non mais pour qui il se prend ? Et puis c'est qui, d'abord, ce Millet ? Jamais entendu parler. Passez-moi l'expression, mais y'en a vraiment qui pètent plus haut que leur cul...
- Christelle ! On pourrait vous entendre...
- Écoutez, Mylène, c'est vrai, quoi, qu'est-ce qu'il connaît au plaisir des femmes celui-là ? Je trouve ça dégoûtant, tout ce qu'il raconte, et cette manière de séduire cette pauvre enfant, vraiment c'est pas joli joli...
- Vous savez ce que je crois... Je crois que c'est un pervers, ce Millet. Un satyre.
- Vous ne croyez pas si bien dire... Je dirai même que c'est une espèce de vieux pédophile refoulé. Et comme par hasard, bien sûr, on ne connaît pas l'âge de la petite... Une adolescente, tout juste une adolescente, voilà ce qu'il avait en tête, en fait. Tous pareils.
- De toute façon, vous voulez que je vous dise ? Moi, je n'y ai rien compris à ce livre. Non mais c'est vrai, il pourrait faire des phrases plus courtes, ma chérie, vous n'êtes pas d'accord ?
- Oh, mais vous ne comprenez pas ? C'est très chic de faire des phrases longues, très chic. Non seulement il manipule notre sexe mais, en plus, il nous embrouille avec ses phrases qui n'ont ni queue, ni tête.
- Quand je pense, mais quand je pense, Christelle, qu'on a parlé de lui pour le Goncourt... Non mais où va-t-on, je vous le demande !
- Oui, c'est bien triste... Au moins, Christine Angot, elle, c'est du vécu.
Ici, la belle Mylène saisit la belle Christelle par le bras et s'approche de son oreille en jetant de troubles regards autour d'elle.
- Vous voulez que je vous dise ? J'en fais sa pub, à l'Angot. J'ai même écrit à quelques amis bien placés... pour le Goncourt, voyez...
- Quelle bonne initiative vous avez eu là ! Et puis zut à la fin, elle le mérite, depuis le temps qu'on entend parler d'elle.
- Quand même, qu'est-ce que ça vieillit mal, un homme...
Le reste se perd en considérations sur les hommes et les femmes : je n'ai pas ici le coeur à les rapporter.
Le livre de Richard Millet, Dévorations, est paru aux éditions Gallimard. Il est peut-être le roman français contemporain le plus beau, le plus juste et le plus magnifiquement écrit que j'aie lu depuis longtemps. À lui, le Goncourt irait très bien.
Fumer, c'est vivre
Je vous l'accorde : un tel titre ne s'imposait pas d'évidence. Toutefois, la provocation étant moins nocive pour la santé (biologique) que quelque émanation dont la loi s'apprête à se saisir, j'ai l'illusion de penser que l'offuscation sera tempérée...
À entendre certains commentateurs et/ou militants de l'indiscutable bonne cause (ou simplement à croiser le regard de mes voisins de table au restaurant), entonner, de poignants trémoli dans la voix, leur chant de l'horreur humaine sur terre, j'ai parfois l'impression qu'on s'apprête à évoquer un génocide oublié, une entreprise inédite de terrorisme planétaire ou un acte de torture et de barbarie sur un nouveau-né particulièrement abject (l'acte de torture, pas le nouveau-né), enfin bref, quelque chose dans le genre. Au train où vont les choses, il n'est donc pas absolument déraisonnable de penser que, au-delà de la fiscalité éthique et autres formulaires d'amendes qui se concoctent goulûment au différents étages de Bercy, il s'avérera bientôt nécessaire d'envisager une sanction pénale (avec peine de sûreté, cela va de soi) pour fumeurs récalcitrants. On continuera certes de fumer dans les prisons (on voit mal les matons empêcher un trafic qui, appréciez la litote, ne les dérange pas), mais au moins le Mal sera-t-il circonscrit aux seuls indésirables, qui pourront donc s'en donner à coeur joie et crever entre eux tout en esquissant dans l'air de voluptueuses volutes.
Pour ma part, il y a bien longtemps que quiconque ne m'a plus demandé, comme on le faisait naguère, gentiment, poliment, élégamment : « Monsieur, excusez-moi, pourriez-vous veiller à ce que la fumée de votre cigarette n'affectât pas mon plaisir à dîner ? » (délicieuse injonction à laquelle je me soumettrais avec la meilleure grâce et, je vous prie de me croire, avec le sourire). Non, désormais, c'est regard de guingois, insultes, scandale, présentation des papiers et intervention de la puissance publique. L'idée même que fumeurs et non-fumeurs puissent converser s'est s'évanouie aussi vite que de la fumée. N'en déplaise à l'hygiénisme apolitique et post-moderne, nul ne répond à ce fait incontestable : il y a dix ans encore, la tolérance semblait aller de soi.
Par ailleurs, et parce que j'ai (moi aussi) grandi dans le culte de l'intérêt général et de la laïcité, je confesse avoir du mal à supporter que l'espace public cesserait de l'être (public) sous le seul effet d'un mouvement excommunicateur, fût-il populaire et hypocritement arc-bouté sur l'intérêt général ; et on n'ôtera pas de mon esprit, certes aussi encrassé que mes poumons, que l'exclusion de l'engeance fumeuse des lieux publics constitue une négation de la notion même d'espace public. Je n'en suis d'ailleurs pas plus surpris que cela, quand les fantasmes sécuritaires et autres obsessions purificatrices semblent devoir recueillir les suffrages de nos concitoyens unanimes. C'est tout un modèle social, culturel et philosophique qui, tout doucement, très tranquillement, très silencieusement, s'effrite.
L'allergie à la fumette, n'est pas discutable : on a le droit de ne pas supporter telle ou telle chose de la vie en société (moi-même, je ne supporte plus grand-chose) ; ce n'est d'ailleurs pas un droit, mais un fait. Mieux : nul ne conteste le mal qui s'ingère en nous par l'entremise des tiges à cancer. Je constate simplement que nombre de non-fumeurs se comportent de plus en plus comme des anti-fumeurs, ce qui, vous l'admettrez, ne correspond guère à l'esprit bon enfant, responsable, généreux, civique et, oui, osons le mot, humaniste, qui accompagne les campagnes anti-tabac (l'inénarrable fumer tue).
Que voulez-vous, il se trouve que les plaisirs terrestres ne sont finalement pas si nombreux - et ce n'est certainement pas la société du loisir obligatoire qui va arranger les choses. Un bon bouquin (ça n'emmerde personne, ça surprend juste les braves gens qui nous voient lire seuls au restaurant), un bon verre de vin rouge (d'accord, ça esquinte rudement le foie, mais au moins nul autre que soi ne sent son intégrité physique mise en danger), un bon clope (hic) : divine trilogie. La société, soudainement lucide devant un mal dont nous n'ignorons plus rien depuis cinquante ans, a décidé de jeter son dévolu (et son opprobre) sur les fumeurs. Bah, pourquoi pas... Un jour viendra le tour d'autres engeances malfaisantes : les bovins ? (ne riez pas, il semblerait que, via leurs incessantes flatuosités, leur responsabilité soit rudement engagée dans le déjà triste état de notre pauvre couche d'ozone) ; les paysans ? (qui élèvent les bovins dont les incessantes flatuosités etc...) ; les vieillards ? (pensez un peu à la Sécu) ; les femmes sans enfants ? (une insulte à la civilisation) ; peut-être les intellectuels ? (une insulte au peuple) ; trisomiques ? (une insulte au bon goût) ; musiciens ? (trop bruyants) ; les ouvriers ? (trop de sueur) ; les clochards ? (ils font peur aux enfants) ; les Juifs les Noirs et les Arabes (ça, c'est déjà fait) ; les chiens ? (ah non, ça, jamais !) ; peut-être les blogueurs ?