lundi 25 octobre 2021

Anna de Sandre - Villebasse

Anna de Sandre - Villebasse

Un Chien avec divertissements

Je ne suis pas certain d'avoir parfaitement saisi toutes les malices, toutes les chausse-trapes de Villebasse, premier roman d'Anna de Sandre (jusqu'ici connue surtout pour sa poésie), et ma foi ce n'est pas désagréable : voilà qui repose un peu de tout un pan de la littérature qui, sans crainte de (se) lasser, n'aime rien tant qu'édifier le lecteur en s'attelant aux petites marottes de l'époque et en dépit du risque de péremption rapide. Il est vrai que nous vivons dans un monde à ce point intégré qu'il devient difficile à tout un chacun, non seulement de concevoir un univers autre, mais jusqu'à un autre poste d'observation. À sa manière, Anna de Sandre y parvient. Question d'écriture naturellement, mais aussi de ton et d'intention.

Il est question ici d'une ville que tout le monde connaît : Villebasse. Des rues et des maisons, des immeubles et des commerces, des animaux et des hommes : ni plus ni moins qu'une ville. Un troquet aussi, le bien nommé « Ventre de l'ogresse ». Et quelques particularités locales, fort heureusement : « Depuis toujours, elle attirait des gens à la vie nomade qui ne voulaient ou ne pouvaient plus la quitter une fois qu'ils y avaient passé une première nuit, car le petite ville semblait dotée de propriétés prodigieuses » — d'aucuns affirment même qu'elle fut naguère « un haut lieu de pratiques magiques ». Et en effet, l'on ne peut s'expliquer autrement cette lune obstinément bleue et la présence, non d'un simple chien, mais de « Le Chien », lui aussi gratifié d'un regard bleuté.

On n'en saura pas plus, et c'est bien suffisant pour se lancer dans ce roman d'une grande originalité, pour ne pas dire d'une certaine étrangeté, qui déploie ses innombrables ramifications dans des atmosphères à la Giono. L'écriture d'Anna de Sandre est au diapason de la composition du roman : touffue, joueuse, accidentée, d'une causticité opiniâtre, volontiers inattendue et facétieusement hermétique. On sent qu'il y a derrière tout cela un gros boulot d'artisanat : beaucoup de retouches, de retournements de phrases, de torsions syntaxiques, de travail sur les incises, de jeu sur les rythmes ; si bien que, malgré un souci pour le moins vétilleux du mot juste et du détail-qui-tue, l'ensemble se teinte d'une curieuse sensation d'oralité. À quoi s'ajoute une défiance semblablement maniaque à l'égard de tout ce qui pourrait s'apparenter à un cliché ; d'où la singularité, voire le pittoresque des images, des comparaisons et autres métaphores - dont voici un exemple choisi presque au hasard : « Si les boulots qu'elle ratait étaient des moellons, elle pourrait les employer pour maçonner un château. » L'ensemble est donc pour le moins luxuriant, et sans doute un peu chargé par moments. À la façon d'un peintre, si l'on veut, qui n'en finirait pas de parfaire et de fignoler sa toile et qui, comme pris sous le joug d'une sorte d'obsession ornementale, trouverait là matière à un plaisir un peu frénétique.

L'éditeur a bien raison d'insister sur le caractère « poétique et onirique » de ce roman auquel je peine à trouver quelque cousinage ; je peux seulement dire qu'il m'a fait éprouver quelques réminiscences d'expressionnisme allemand, cinématographique autant que pictural. C'est à la fois intensément réaliste, truffé de micro-observations sociales dont le contemporain trouvera à s'amuser, et tout aussi intensément atemporel, jusqu'aux frontières de la fantasmagorie. Et j'ai beau m'être parfois un peu perdu dans ce dédale d'histoires et de personnages, je me retrouve in fine imprégné de scènes et de visages, et c'est bien là ce qu'il faut souhaiter à tout roman, premier ou pas.

Anna de Sandre, Villebasse - La Manufacture des Livres

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lundi 4 février 2013

Anna de Sandre - Un régal d'herbes mouillées

Anna de Sandre - Un régal d'herbes mouillées - Version 2Illustration : Francesco Pittau

Je suis si peu et si mauvais lecteur de poésie que j'en viens souvent à douter de ce que j'éprouve en en lisant - et pourtant j'en lis, et n'aime rien tant, un peu scolairement sans doute, qu'ouvrir au hasard des oeuvres de Baudelaire, Rimbaud ou Musset. A bien des égards, lorsque je lis de la poésie, je suis victime de ma pensée, de ma pensée raisonnante : "qu'est-ce que ça veut dire ?" Exactement le genre de question à ne pas se poser, je le sais bien, et c'est même une des premières choses que l'on transmet aux enfants confrontés à un poème ; en même temps, j'ai du mal à adhérer complètement au discours inverse, lequel invite donc à lâcher prise, à se laisser emporter par le flot des images et des sons, comme si lire de la poésie nous astreignait à abdiquer notre raison. Aussi évolué-je dans cet entre-deux dont je perçois toute la fragilité et le déséquilibre, et qui me conduit donc à lire d'abord en ressentant, puis à relire immédiatement en raisonnant.

Et je dois bien dire que ce joli recueil d'Anna de Sandre ne m'aura guère aidé à résoudre ce conflit... Car il y a dans sa manière d'écrire ce qui ressemble parfois, non tant à des poèmes, qu'à des sortes de vignettes, vignettes de petits mondes clos et condensés, quelque chose qui a trait à une sensation immédiate, imposante, presque souveraine, mais qui n'est pas non plus exempte de considérations plus fermes, plus affirmées, moins spontanément acquises, justement, à la sensation. C'est là tout le bénéfice d'une poésie qui ne cherche pas à se faire l'écho d'une introuvable intériorité, sensible qu'elle est au contraire à ce qui vient frapper du dehors - un objet quotidien ou dérisoire, un animal, un geste ou un mouvement du corps, tout ce qui fait l'ordinaire du regard. Anna de Sandre a une façon, sinon d'écrire, du moins de ressentir, qui, mieux que faire alterner douceur et colère, semble les joindre plutôt, les faire concomittantes ; comme si l'une ne pouvait aller sans l'autre, comme si douceur et rage ne pouvaient finalement que s'attiser, se nourrir mutuellement dans un lointain écho. Qu'il ne soit pas de ressentis ou de sentiments parfaitement purs, c'est là chose entendue ; le beau, auquel Anna de Sandre accède, est de savoir, non seulement le dire, mais le faire dire à l'ordre des mots.
J'ouvre une page au hasard :

      Les poings serrés sur
      une serpillère espagnole
      tu nettoieras
      la saleté des jours.

Ou ici :

      Puis fatigués et vides d'avoir arpenté
      ce lopin qui au premier abord
      ne nous servait à rien
      nous nous affalerons au pied d'arbres creux
      et passerons pour des sages assis
      alors que nous aurons claqué
      le montant du silence
      c'est dans cette posture
      que nous accueillerons les nouveaux venus
      caillasses imbéciles comme nos exploits
      et qu'avec leur aval et le bras tendu
      nous entrerons dans la légende.


C'est, dans ma perception du moins, un authentique talent que de savoir, l'air de rien, dans une forme délibérément très brève, donc factuellement assez légère, renvoyer à autant de gravité. Car le caractère très vif de son trait ne dissimule jamais rien de ce qui, en sous-main, semble constamment travaillé par le drame ou l'instinct du drame.

Ce qui est également assez fascinant dans la poésie d'Anna de Sandre, c'est la difficulté que l'on pourrait avoir, si l'on en ignorait tout, et à quelques vocables ou références près, à la situer dans un temps. De la même manière qu'elle ne peut témoigner de sentiments autres que mêlés, son lexique, ses images et son phrasé font coïncider un parler par moments presque paysan, tirant vers l'argotique à d'autres, mais travaillé par l'éclat tranchant d'une certaine modernité. L'intuition originelle nous renvoie souvent à la terre, mais, au fond, davantage à ses atmosphères qu'à ses parlers ; elle nous renvoie à un temps de labeur domestique, de travail manuel, de nature brute, mais il y a toujours, dans le ton, dans ce quelque chose de viril où elle maintient l'affectation en tenaille, une sérénité de regard et de trait qui arrachent sa poésie à toute tentation de la nostalgie ou du lamento. Où l'on retrouve cette sensation permanente de douceur et de rage.

         Après sa mort
         on sort
         des jupes fanées
         de la grand-mère
         quelques pièces d'or

         il a fallu découdre l'aumônière
        
de percale tachée
         de la sueur de ses doigts
         et dans laquelle elles pesaient le poids
         d'un lapereau stupide étranglé
         devant la porte ouverte d'un clapier

De cet enchâssement finalement assez intempestif provient sans doute cette impression de (relative) atemporalité - même si, bien sûr, on pourra juger le procédé assez moderne, au sens où il déjoue la tentation de la pureté, où il se plaît à la mosaïque. Ce qui achève de donner à ce recueil une grâce très tenue, une espèce de dignité étrange où la vigueur, et parfois la rugosité du trait, font d'autant plus impression qu'on y perçoit quelque chose de profondément authentique, et d'étonnamment doux.

Anna de Sandre - Un régal d'herbes mouillées

Anna de Sandre, Un régal d'herbes mouillées
Editions Les Carnets du Dessert de Lune

Site personnel d'Anna de Sandre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Posté par Villemain à 17:01 - - Commentaires [2] - Permalien [#]
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