mercredi 2 janvier 2019

Valentin Retz - Grand Art

Valentin Retz - Grand Art


O tempora, o mores ! 

L’épreuve du premier roman tétanise plus d’un auteur. Non sans raison : de cette première expérience (et exhibition) littéraires, celui-ci conservera toujours un goût singulier – qu’il fût euphorique ou amer ; sur le tard, les inévitables et consubstantielles maladresses du premier texte pourront l’émouvoir, parfois le conduire à le renier ; c’est le texte aussi auquel l’auteur pourra se référer afin de considérer ce qu’il est devenu, l’étalon à l’aune duquel il appréciera sa trajectoire, et peut-être son œuvre. Pour des raisons que je ne m’explique pas forcément, je ne suis pourtant pas certain que Valentin Retz soit, ou sera, de ces écrivains qui garderont sur cette naissance, non à la littérature mais au champ littéraire, un œil plus ému que cela. Car il fait preuve ici d’un aplomb, dans l’ordre de la pensée, de son exposition, du style, que l’on peine à retrouver chez n’importe quel auteur, même très estimable, d’un premier livre. Cet aplomb, que l’on mesure notamment à une forme de maturité stylistique et à une manière bien personnelle d’affirmer les choses, ne va toutefois pas sans poser un certain nombre de questions. 

* *

Le procédé, ou le prétexte, est assez simple : le narrateur, peintre de son état, assis sur une banquette de la célèbre brasserie Le Select, à laquelle il sera fait référence plusieurs dizaines de fois, attend un certain Ravèse qui (le suspense n’est pas vraiment entretenu) ne viendra évidemment jamais. Cela donne donc lieu au rappel d’une conversation qu’ils tinrent au même endroit et sur les mêmes sujets que, très certainement, ils auraient ensemble abordés si Ravèse était venu. L’écriture, talentueuse, sert ainsi de prétexte à une longue réflexion, presque dissertative, sur le sort que nos temps de ruine réservent à l’art et à l’amour. 

Donc, ce qui frappe d’emblée, c’est le style. Grand Art nous embringue illico, et manu militari, dans un torrent d’effervescences, une pensée-fleuve, une longue coulée bouillonnante où chaque mot est scandé, chaque rythme investi, chaque pensée assénée. Au bout de quelques pages nous revient d’ailleurs à l’esprit l’hommage rendu en exergue à Thomas Bernhard – dont la citation a quelque chose de l’aveu : « On est en droit de voir en moi un caractère sans amour. Mais de même je suis en droit, moi, de voir dans le monde un monde totalement sans amour. » L’on comprend alors que le grand écrivain autrichien aura été source d’une inspiration telle qu’elle en devient par moments troublante – il suffit d’ouvrir quelques pages au hasard d’Extinction, par exemple, pour s’en faire une idée. Mais l’exigence stylistique de Valentin Retz n’a d’égale que la rudesse du regard que son personnage porte sur ce qui l’entoure. L’art contemporain, par exemple : « Ils collectionnent les impasses comme d’autres collectionnent les tableaux et, dans l’immense musée contemporain de leur ratage perpétuel, ils convient des amateurs d’art contemporain qui sont peut-être mille fois plus coupables que tous ces prétendus artistes, puisque ce sont eux qui financent leur œuvre contemporaine, ce sont eux, les amateurs d’art contemporain, qui entretiennent ces falsificateurs contemporains. Et voilà comment le système s’enrichit de sa dégradation, voilà comment le marché de l’art écoule ses croûtes contemporaines, voilà pourquoi ces pisse-froid, ces croûteurs, vous abomineront de toute leur haine contemporaine. » Complice de la revue Ligne de risque, Retz n’est pas édité pour rien à L’Infini, la collection de Philippe Sollers, tant l’esthétique y est volubile, dense, sinueuse, inspirée, aristocratique, soucieuse de métaphysique bien plus que de considérations sociologiques, tournée vers le combat contre le nihilisme, indifférente à ce qui taraude la chair sociale, qualifiée au passage de « charrue ». Aussi le texte est-il porté par un souffle assez tonitruant, dont on regrettera parfois la mécanique presque trop bien huilée, mais qui constitue un beau pied de nez au minimalisme stylistique du temps, à son souci un peu obsessionnel, ou démagogique, de « lisibilité ». Le texte de Valentin Retz est donc à la fois très moderne, tant y souffle l’affirmation sans ambages d’une vérité individuelle, et très désuet, en ce qu’il constitue une sorte d’objurgation morale, qui plus est travaillée dans une forme qui n’est pas exempte de réminiscences dix-huitièmistes ; les arts y sont d’ailleurs définis comme consubstantiels à la pensée ; quant à l’amour, dont la possibilité même est « la dernière chose qu’il nous reste à détruire », donc « la seule que nous devions sauver », il ne résiste pas au miroir qui lui est tendu, où se mire une humanité taraudée par l’instinct de mort. 

Il va de soi qu’on se moque éperdument des classifications, et que la question du genre importe peu. Il n’empêche, le lecteur pourra bien se demander si ce qu’il tient là est bien un roman, tant le texte est proche d’un type d’essai littéraire, tour à tour crépusculaire et doctrinale, sur les arts et l’amour, ces deux mystères de l’humanité ici déployés sur un fond cataclysmique de « décomposition. » Il y a quelque chose chez Valentin Retz du penseur, de l’idéologue peut-être, au sens où le mot s’employait du temps des Lumières ; si Grand Art est un roman, alors ce serait quelque chose comme un roman théorique, où l’auteur se moque comme d’une guigne de toute intrigue, de toute ficelle, soucieux avant tout de revêtir ses hantises d’un habit littéraire sans concession. A cette aune, il pourrait être le premier roman d’un ancien de la rue d’Ulm, irréprochable, à la fois très convenable et souterrainement révolté, habité par le goût de la formule, du renversement du sens et des signifiants, de l’italique théoricienne. « Ceux qui traquent la vérité sont toujours la proie d’une plus haute traque », est-il écrit, parmi cent autres sentences analogues qui n’ont de cesse de confronter le monde et les vivants à leurs insupportables hauteurs. Orgueilleux dans son intégrité, le livre se fait l’éloge, précisément, de l’orgueil, en tant qu’il vient combattre la légèreté des hommes, la désinvolture qui les fait oublier ou négliger les fondements de leur condition. Illustration-type de cette mise en forme singulière de la pensée : « (...) nous ressentons la honte de ne pas avoir su nous hisser à la hauteur du mépris que nous avons eu de cesse d’éprouver envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous ressentons cette honte et, ce faisant, nous acceptons sans retour possible le mépris que nous avons toujours éprouvé envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous acceptons enfin ce mépris souverain comme un don de notre orgueil pour établir une fois pour toutes les frontières de notre différence et, tandis que nous trônons au faîte de notre orgueil, et donc au faîte même de la possibilité même de toute notre peinture, nous découvrons qu’une peinture sans orgueil ressemblerait à s’y méprendre à un artiste sans art, pensai-je... ». 

Grand Art est donc habité par quelque chose de fondamentalement colérique. Tout en désespérant de la cause de l’Art et du destin de l’Amour, une violence presque inquiétante habite ce texte très dense, dont certains arrêts paraîtront un peu définitifs, mais dont on ne pourra nier que, en sus d’un expressionnisme impressionnant, il déroute par l’énergie de sa virulence, demeurât-elle suspendue. Ce trouble est d’autant plus vif qu’au cœur de cette violence se niche un hymne à l’amour, « chemin de fin du monde », « dernière force capable d’opposer son veto à la destruction de tout », un hymne qui, cherchant parfois sa voie entre la femme et la mère, n’est dénué ni de chair, ni de douceur, même si l’ambiguïté subsiste tout du long. La femme aimée fait ici figure de rédemptrice, seule et unique figure à pouvoir apaiser les lésions de l’âme : « elle a ce petit haussement d’épaules qu’elle fait toujours lorsqu’elle vous surprend en train de renquiller votre venin et elle reconduit une de ses mèches comme si elle éventait avec ce geste l’air infecté de votre cœur », est-il joliment écrit. Peu à peu, le rideau s’écarte et s’ouvre sur un panorama de joie que rien ne laissait entrevoir : « Il y a encore dans ce coffre un cœur humain capable de grandeur et de noblesse. Il y a encore une vie qui s’émerveille et qui palpite. » Valentin Retz fait figure de sombre et sévère moraliste ; l’apogée et le destin de sa colère pourraient bien ressembler à une émancipation.

Valentin Retz, Grand Art - Gallimard, collection L'Infini
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008 


mercredi 12 décembre 2018

David Rochefort - La paresse et l'oubli

David Rochefort - La paresse et l'oubli


Il faut bien se survivre

Au motif que les protagonistes de ce roman ont un temps tâté du heavy metal, un ami, qui connaît ma petite inclination pour le genre et avait entre les mains les épreuves de La paresse et l’oubli, s’est empressé de m’en conseiller la lecture. De rock dur il ne sera toutefois que fort peu question ici (fort peu mais fort bien, soit dit en passant), celui-là n’étant qu’un véhicule parmi d’autres pour goûter comme il se doit au « charme un peu poisseux de l’échec » et aux « voluptés de la déchéance », qui sont les questions centrales de ce roman d’apprentissage. C’est en effet un texte dont on perçoit d’emblée la dimension très personnelle, constitué d’une matière et empreint d’une manière (prolixe, brillante, épidermique, édifiante parfois), qui, comme c’est parfois le cas avec les premiers romans, peuvent tout à la fois toucher et agacer.

* *

Benjamin Ratel est lycéen. Il éprouve donc un type de désœuvrement et de colère somme toute assez classique à cet âge, où surnagent imparfaitement et concomitamment l’envie d’en finir avec la vie et celle d’en jouir à chaque instant, le désir de révolution et l’ombre du parenticide, les questionnements incessants sur ce que l’on est, les doutes sur ce à quoi on aspire, les raisons mêmes qui poussent à vivre et vous retiennent de quitter la scène avant l’heure dite. Formes de désespérance qui, sans doute, sont peu ou prou le lot de l’adolescence, mais qui ne conduisent pas toujours, comme c’est le cas ici, aux portes des plus sombres déroutes.

De son enfance normande à Agon-Coutainville, Ratel n’a guère plus qu’un « sentiment géographique », d’ailleurs à peu près celui que lui inspirera le monde. Grandir dans ces terres, dans ce temps que ponctuent les petits arrangements avec la vie auxquels les classes moyennes sont acculées, considérer mollement l’horizon qui nous attend, ne plus voir autour de soi que reproductions, éreintements et démissions, ce sont là des tropismes auxquels il ne peut se résoudre. Donc, tout faire pour fuir. Les élans révolutionnaires avec les copains, avec fond très sonore et bonne bouteille en main (abolir le travail, l’argent) ; se projeter dans le Romain Goupil de Mourir à trente ans ; préparer des coups d’éclat – échouer. Découvrir le sexe, balbutier dans l’amour ; la musique, les livres, la politique, « et toutes ces activités au coeur desquelles il espère oublier un instant qu’il n’aura osé embrasser Johanna que deux microscopiques fois. » S’oublier, autant qu’il est possible de le faire, fuir ce monde inhabitable à la première occasion – « la soirée du nouvel an est extrêmement classique – compte à rebours, musique, alcool et vomi. » Bref, étayer autant que possible son « désir de réalité », celle qui ne se rattrape jamais. Paris, enfin, parce que tout bon roman d’apprentissage porte son Rastignac. Paris, c’est-à-dire l’émancipation, l’aventure, une explosion de liberté ; et l’humiliation, pour celui qui y débarque sans crier gare et que l’on affuble ici du titre de « paysan.» Mais le lycée n’est jamais qu’une parenthèse pour celui qui aspire d’abord à déborder la culture et à vivre : « la vraie vie commence à dix-huit heures. »

Seulement voilà. Rien ne vient apaiser cette rage d’exister, ni cet insurmontable sentiment d’inaptitude au monde, qui nous laisse coi devant lui, non pas indifférent mais par avance las de devoir en constater les mouvements, l’agitation, l’ineptie profonde. « L’inconvénient des événements, c’est qu’on est censé y réagir », et cet inconvénient taraude l’existence jusque dans les pires moments ; y compris quand le père disparaît, étrangement il est vrai – quitte, plus tard, à aller s’enquérir de sa curieuse généalogie.

Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, n’est-ce pas, et le groupe de copains autour de Ratel va se disloquer, comme se disloquent toujours les amitiés nourries trop tôt à un trop grand fantasme de liberté. L’existence de Benjamin Ratel n’est plus qu’une longue errance dans les bas-fonds – ceux du monde, et les siens propres. Errance qui le conduira finalement à Berlin, où s’échouent presque mécaniquement les jeunes occidentaux en manque de frissons, et où il « développera pleinement un aspect latent de sa personnalité : la compulsion. » Avant de se prendre pour Richard Durn, et que la vie ne reprenne son cours – peut-être.

David Rochefort est pleinement dans son récit. C’est là sa force : son déroulement y est impitoyable, et viscéral. On se prend de sympathie pour ce personnage errant, malmené, violent, inaccessible à lui-même, même s’il faut pour cela esquiver ses travers, ses emportements infantiles, la relative misanthropie vers laquelle le pousse sa mélancolie. À travailler sans cesse cette matière molle du désœuvrement occidental, La paresse et l’oubli (très beau titre) est donc un roman qui s’inscrit en plein dans la contemporanéité : c’est son intérêt, sa limite aussi. Car si le récit est porté par un souffle de colère incandescente, le même souffle conduit parfois l’auteur à sortir du roman proprement dit, et à se laisser aller à des digressions, très référencées, où il semble surtout s’agir de faire passer un message ; or, à cela, la trame et l’énergie interne du roman suffisaient amplement. D’autant que, même si je lui reprocherai d’être parfois un peu mécanique, de négliger un peu trop l’espace ou le silence, le style est toujours entraînant, maîtrisé, soucieux du rebond, assis sur un incontestable sens de la formule. J’aurais aimé, donc, que David Rochefort creuse davantage les sillons poétiques dont il esquisse ici ou là le tracé : c’est dans cette matière, j’en suis certain, qu’il pourra, demain, laisser éclater un talent qu’il a d’évidence.

David Rochefort, La paresse et l'oubli - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010 

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mardi 1 mars 2016

Antoni Casas Ros - Chroniques de la dernière révolution


Antoni Casas Ros - Chroniques de la dernière révolution


La morale du chaos

Si l'honneur d’un écrivain est aussi de savoir sortir des rails où il posa son écriture, alors, sans conteste, de cet honneur, Antoni Casas Ros est digne. Il n’est d’ailleurs pas un de ses livres où il ne manifeste le souci constant de se mettre en danger et de forer à la source de son texte : la prise de risque est consubstantielle, non seulement à son travail, mais probablement à l’idée même qu’il se fait d’une œuvre littéraire. Je n’ai donc guère été surpris que Chroniques de la dernière révolution témoigne, et comme jamais, de cette ambition, revendiquant à tours de bras ce que l’on pourrait appeler une esthétique, donc une morale, du chaos. Outre son style et son étonnante construction, dont je veux bien considérer qu’ils revendiquent le sceau du dit chaos, je m’interroge, toutefois, quant au sens à donner à cette fresque qui louvoie entre dénonciation du réel, révélation cosmique et prosélytisme révolutionnaire.

Chacun en conviendra, le monde part à vau-l’eau : nombreux, d’ailleurs, pensent qu’il court à sa perte. C’est précisément cette perte que les hérauts de Chroniques de la dernière révolution veulent accélérer, afin, disent-ils, de le sauver : « Il y aura de grands désastres, mais c’est la seule chance que nous voyons pour que la planète ait un futur à travers la fin d’une folie généralisée. Le chaos est la seule issue. » Les révolutionnaires se font une règle de faire passer « les émotions après l’action », ils tiennent des discours chauds mais leurs pratiques sont aussi froides que le marbre : à cette aune, ils se distinguent assez peu de leurs prédécesseurs dans la révolte. Mais qui sont donc ces nouveaux et preux chevaliers ? Des jeunes, de simples lycéens, enfants d’un capitalisme désormais mondialisé, de l’iPod, de la deep ecology et d’une liberté sexuelle enfin recouvrée depuis que l’on promet de terrasser le sida. Sans nullement en faire mystère, Antoni Casas Ros fonde et enfante sa vision sur ce qui taraude et obscurcit notre monde (crises financières à répétition, violences endémiques, délire sécuritaire, cataclysmes naturels) pour tenter d’en imaginer la sortie. Les religions, les idéologies et le progrès technique ayant tour à tour ou concomitamment échoué à réaliser leurs prophéties, c’est donc à la jeunesse du monde, apatride et hyper-connectée comme il se doit, qu’il revient de mener à bien l’authentique révolution – la dernière, s’entend. Tout cela est résumé à traits grossiers, mais c’est bien ce qui constitue le décor, voire la substance, de ces Chroniques.

Casas Ros a une vision du monde dont on peut dire qu’elle est à la fois cosmique, massive et cinématographique. J’ai pensé, par bien des traits, à ce que Maurice Dantec avait pu faire de mieux, ce quelque chose un peu froid et rageur qui teintait ses luxuriantes Racines du Mal. Mais on pourrait tout autant penser au Michel Houellebecq de La possibilité d’une île, et pas seulement parce que la narration s’organise autour des journaux intimes des différents acteurs du drame, mais parce que s’y manifestent la quête incessante d’un ailleurs enfin délesté de ses oripeaux civilisationnels et l’espérance d’un temps essentialiste, fût-il arc-bouté sur une geste technophile. On pourrait même lorgner du côté des Assoiffées de Bernard Quiriny qui, s’il se polarisait sur un futur féministe, n’en tirait pas moins prétexte des grands ratés de l’Occident pour esquisser un nouveau monde – sans que l’on soit tout à fait certain qu’il fût plus habitable. Tout cela pour souligner l’ultra-contemporanéité de ce qui se joue dans ce nouveau roman d’Antoni Casas Ros : si l’on y retrouve quelques fulgurances de l’onirisme poétique et un peu fantastique qu’on lui connaît, s’y lovent aussi, comme dans les ouvrages précités, une semblable impression de malaise dans la civilisation, un même type d’insatisfaction métaphysique, où puisera donc une pensée qui tendrait aussi vers le politique. Si l’on peut toujours prédire, et après tout pourquoi pas, qu’une révolution est à venir, terrassant les grandes infrastructures du monde occidental, invitant l’homme à se retrouver (« faire enfin un avec un être humain, les âmes mélangées à la chair »), voire posant les bases d’un nouveau mysticisme et d’un monde où « tout tente de communiquer en échappant à une règle arbitraire » au prétexte qu’« il n’y a pas de frontière entre les humains et la matière », nous avons ici moins à faire à la longue et patiente maturation d’un projet de gouvernance qu’à l’expression d’un trouble spirituel, même habilement maquillé en programme révolutionnaire.

Autrement dit, Casas Ros me paraît plus fantasmatique que prophétique, moins visionnaire que symptomatique. Quand le McCarthy de La Route témoignait, et avec quelle beauté sépulcrale, d’une désolation devant l’humanité finissante, Chroniques de la dernière révolution fait son beurre d’une certaine divagation post-humaniste, adepte d’un primitivisme rédempteur et romantique en diable. D’où, peut-être, cette perpétuation revendiquée de l’adolescence, son énergie clandestine, son attirance pour la quincaillerie souterraine, son naturalisme sexuel, son spontanéisme organique frisant la tentation scatologique, sa complaisance, non pas tant dans la mort en-soi que dans le mortifère. Le propos de Casas Ros, très politique, s’adosse à une métaphysique qu’un Artaud (d’ailleurs cité, et qu’on imagine assez bien proclamer, lui aussi : « La terre est mouillée, pénètre-la ! ») n’aurait pas renié, et dont il résulte une sorte d’éloge de l’immaturité politique. « Assez des demi-solutions, assez des discours moralisateurs, assez des idéalistes qui veulent sauver le monde du chaos. La perversité humaine, la vanité, l’orgueil, l’argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une solution : la dernière révolution ! Le chaos ! Ensuite, peut-être, l’homme pourra tirer parti de l’extrême destruction et renaître. » : voilà bien une dialectique mille fois rebattue dans l’histoire des dynamiques révolutionnaires. Qu’elle soit juste ou fausse, puissante ou répulsive, dangereuse ou salvatrice, bref que l’auteur y adhère ou pas n’est pas ce qui m’importe : l’important est que le roman se fasse le vecteur résolu, exclusif, de cette vision, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne s’embarrasse, ni de nuances, ni de vétilles. C’est à ce titre un roman presque militant, quasi partisan – grandeur et injustice comprises : s’il y a une évidente bêtise conservatrice, on prendra bien soin de taire toute forme de sottise révolutionnaire.

Chroniques de la dernière révolution continue cependant à déployer quelques images belles et fortes dont Casas Ros a le secret, à l’instar de ce « sein [qui] flotte dans l’eau du caniveau, emporté comme une barque fragile. » Tout comme j’aime sa manière de circuler à travers les vestiges d’un monde où l’« on peut échanger un iPhone contre un morceau de porc cru, une volaille, quelques légumes. » Ou de montrer en quoi aucun monde, pas même le plus immatériel ou le plus éloigné de la sensation tellurique, ne saurait être inaccessible au sentiment poétique : « Cette pose éternelle, le temps aboli, une main sur le pubis, l’autre dans la chevelure bouclée. Les respirations s’accordent et l’espace m’aspire tout entier. Je vois la terre de loin, comme sur Google. » Aussi, peut-être ai-je le tort de m’appesantir sur son versant disons plus politique, versant dont je suis à peu près persuadé qu’il ne constitue pas la priorité profonde de son auteur. Mais, en s’y frottant malgré tout, et pour des raisons assurément très nobles mais qui, je le répète, ne me semblent pas appartenir en propre à son univers, tant littéraire que philosophique, Casas Ros a pris le risque de nous ramener un peu maladroitement à la crudité du réel (fût-il à venir), quand l’onirisme très singulier de ses précédentes œuvres contribuait peut-être davantage, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, à préciser, approfondir et aiguiser la critique de ce même réel. Aussi, le tissu où il a tramé cette échappée libre dans ce qui travaille l’époque apparaît-il un peu rêche, trop peu resserré, sa fibre dualiste lui donnant parfois une texture un peu rugueuse. Là où Jésus sacrifiait sa vie pour racheter les péchés du monde, les nouveaux révolutionnaires sacrifient la leur pour racheter le monde qui est le péché même : si le vieux et beau thème de la corruption par la civilisation a de beaux jours devant lui, il fait ici l’objet d’un traitement dont on ne pourra évidemment pas nier la grande originalité, mais qui marquera peut-être moins les esprits par sa justesse littéraire que par son ambition panoptique.

Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°32, septembre/octobre 2011

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mercredi 27 janvier 2016

Antoni Casas Ros - Enigma

 

Antoni Casas Ros - Enigma


Vila-Casas

Il est naturel que l’on puisse redouter d’avoir à écrire sur tel ou tel livre, fait d’une telle matière, nourri à un tel foisonnement organique que notre espace critique apparaîtra d’emblée exigu, riquiqui, comme si l’on pressentait, lors même qu’on est en train de le lire, que nous allions manquer de pénétration, d’ampleur, d’air : au bonheur d’une lecture ne fait pas nécessairement écho la possibilité ou le moyen de s’en saisir. Accepter, donc, pour soi-même déjà, l’idée qu’un travail critique puisse demeurer inabouti. Non qu’aucune analyse littéraire n’aurait sa place ou son mot à dire, mais que certains livres déploient une voix, et un horizon, qui, en partie au moins, rendent leurs effets indéchiffrables et leur secret de fabrication inexpugnable. Et puis, disons-le, parce qu’une certaine admiration peut acculer à une manière de paralysie, de contrainte, voire d’appréhension. Enigma fait donc partie de ces livres « privilégiés » – comme le fut déjà Mort au romantisme. On peut rester bien coi de ferveur autant que de stupeur.

Il faut dire que, chez Casas Ros, tout est ou semble toujours codé. Y compris son existence, donc, mais on l’a suffisamment dit ou écrit, et cela ne suffirait pas à faire œuvre. La vérité est qu’il est rare de trouver, dans sa génération, d’écrivain qui ait développé un complexe littéraire à ce point totalitaire (l’un des personnages d’Enigma, Joachim, parle d’ailleurs de « l’obsession morbide qui me liait à la littérature »), d’écrivain qui ait à ce point transformé l’histoire, les mobiles et l’arrière-scène de la littérature en terrain de jeu ; et il s’agit bien ici du jeu nécessaire de l’esthétique et de la pensée, non de la prétention exploratoire ou conceptualiste d’une certaine littérature contemporaine, ou dite d’avant-garde. Là est bien le cadet des soucis de Casas Ros qui, s’il ne cache rien de son admiration pour ces grands maîtres de la forme que sont Vila-Matas, Pessoa et autres Kawabata ou Bolaño, opte pour des principes narratifs et stylistiques qui ne sacrifient à aucune coquetterie formaliste. Pour dire les choses, et aussi surprenant que cela semblera peut-être, Antoni Casas Ros m’apparaît surtout s’inscrire dans la grande tradition des romantiques – et qu’il n’en suive ni n’en épouse sciemment la démarche ou l’ambition n’étiole en rien cette assertion, c’est même tout le contraire. D’où, sans doute, la sensation organique que ne manque jamais d’exciter la lecture de ses livres, lesquels nous conduisent toujours sur des terrains très sécrétoires ; et à ce caractère humoral nous puisons naturellement un plaisir à la fois ambigu et libératoire, intime et purificatoire. Beaucoup de romantisme, donc, chez cet auteur épris d’amour, de corps, de liberté, amateur de masques et de secrets, de fuites et de névroses. Sans parler de l’allergie (itérative) de ses personnages pour ces chutes de romans qui n’en sont pas, et qui va ici conduire l’auteur à mettre sur pied une petite intrigue pour ainsi dire idéale tant elle est littéraire.

Il y a bien des manières de définir le romantisme. Que celui-ci ait partie liée à une sensibilité ou à une perception particulièrement vive, ou à vif, de l’existence, ne fera toutefois de doute pour personne. L’objet est toujours ce moi, haïssable assurément mais ô combien souverain, un moi que sa perpétuelle confrontation avec la vie peut conduire à se fractionner, à se subdiviser. Et si la chose est revendiquée dans Enigma (quatre personnages, quatre narrateurs), on se surprendra à remarquer que ce type de polyphonie existe sous forme de latence dans chacun des livres de Casas Ros – d’où l’on conclura peut-être qu’elle est inhérente à son mode même d’écriture. C’est ce moi démultiplié, parce qu’insuffisant, ou trop clos, ou trop limitatif, qui conduit le romantique à cette stratégie, qui n’est pas d’évitement mais d’éclatement, et qui finalement n’est pas étrangère à l’infinie richesse de la prose d’Enigma. Un autre personnage, Ricardo, se demande : « Qu’est-ce qui nous fascine dans l’interhumain, si ce n’est cette qualité de débordement constant de la réalité qu’on retrouve chez les monstres ? » A certains égards, on se demande s’il n’est pas là, ce monstre insaisissable, indéfini, l’objet de l’écrivain Casas Ros. L’éloquence et la vigueur érectiles de sa phrase prendraient alors tout leur sens : le monstre est aussi celui qu’on ne peut s’empêcher de caresser dans le sens inverse du poil, et il faut bien l’exciter un peu afin de s’assurer qu’il est bel et bien monstrueux. A défaut, il sommeille, et nous ressemble alors par bien trop de traits. De même le jeu à connotation hitchcockienne qui consiste à apparaître à tel ou tel moment du roman, ou encore à remettre au goût du jour ou à moduler tel ou tel passage de ses précédents livres, est-il peut-être moins innocent ou ludique qu’il y paraît : on peut aussi y voir une continuation de l’éclatement par d’autres moyens. Si le clin d’œil identitaire au moi « véritable » est patent, le procédé permet surtout à l’auteur de poursuivre sa disjonction personnelle. Sa fonction narrative n’est en effet pas si évidente, mais il est certain qu’elle densifie et élargit encore le romanesque. Illustration par la chair du joli mot selon lequel « l’écriture est un fragment infime de l’errance. »

Suivant ma (détestable) habitude, je n’ai donc toujours pas dit un mot de l’intrigue – car intrigue il y a toujours chez Casas Ros. Je me contenterai de dire qu’elle est ambitieuse, pleine en chair déroutée, menée avec infiniment d’intelligence, et avec un brio qui laisse pantois – même si, après trois livres, l’on ne saurait en être davantage surpris. Et même si la chute n’est qu’une nouvelle illustration de la souveraine cruauté de l’auteur…t

Antoni Casas Ros, Enigma - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010

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vendredi 22 janvier 2016

Antoni Casas Ros - Mort au romantisme

Antoni Casas Ros - Mort au romantisme


Sous les mots, la vague

Il y a bien, oui, un mystère Casas Ros. Pas spécialement celui qui s’attise aux rumeurs liées à l’identité de l’auteur – dont nul ne connaît le visage –, mais celui de cet espace de liberté très singulier, peut-être extensible, que semble lui procurer l’écriture. Car que cette appropriation de la liberté apparaisse comme une sorte d’évidence pour n’importe quel écrivain un peu respectueux de son art est une chose, qu’elle soit investie avec autant de sensibilité, d’amplitude, d’intériorité, n’est pas aussi fréquent. Tout n’est sans doute pas parfait dans ces trente-neuf très brefs récits – qu’il serait peut-être plus judicieux de qualifier de fusées que de nouvelles : la féconde contrainte du court peut entraîner, à tel ou tel moment, quelque trait un peu forcé, et l’on ne peut complètement se débarrasser de l’idée selon laquelle il y avait dans l’exercice quelque chose qui relevait, en partie du moins, du défi ou de la performance. Cette impression s’évanouit cependant très vite, tant on ne peut demeurer impassible devant la mélancolie souveraine où nous entraînent les visions de Casas Ros, devant cette oscillation permanente entre les facéties de l’existence et l’abattement de vivre. Comme s’il y avait une concrétude de l’imaginaire, un soubassement douloureux à tout onirisme. Cette jeune fille, croisée dans un train, dont on comprend que l’étui noir lui sert à autre chose qu’à trimballer tel ou tel instrument de musique, toute comme cette belle nageuse unijambiste, l’étrange sensation que procure l’observation de nos corps (et de nos oreilles), ce corps qui nous échappe et qui fuit devant le miroir, l’invention d’une langue pour l’écriture d’un livre infini, ce lecteur qui voudrait pouvoir réécrire la chute des livres qu’il aime, ce fantasme de « rendre à la forêt son bois sous forme de livres qui prendraient la forme d’arbres », ce ballon de football qui vole au-dessus de la terre et se laisse rebondir au gré des coups qu’on lui donne, tout ramène à cette certitude : « on peut écrire dans le vide, pendant la chute vertigineuse. » Aussi, sous son titre aux allures de manifeste, Mort au romantisme nous gifle autant qu’il nous caresse. La gifle, c’est ce regard porté en marge absolu du monde, la rudesse et la concision poétiques de ces visions où corps et esprits humains se trouvent déformés, distendus, redessinés, redéfinis, cette manière de nous rappeler à nous-mêmes. La caresse, c’est la tristesse lointaine et sans doute inapaisable qui inspire ces visions, cette ironie défaite dont Casas Ros teinte la peine d’un monde impraticable. « On ne peut pas toujours sourire à celui qui souffre », écrit-il dans la fusée qui ouvre le recueil, et qui me semble assez bien résumer ce à quoi l’écrivain va puiser.

Tout est finalement très beau dans ce livre, écrit d’une plume vive et grave à la fois, et si l’on ne peut être également sensible à l’ensemble des textes, tous rayonnent d’une urgence dont on peut espérer qu’elle soit, d’un certain point de vue, salvatrice. Lire Casas Ros, c’est en quelque sorte revenir aux points cardinaux de l’humain, retrouver ces idées que les minutes de l’existant nous invitent à chasser d’un mouvement plus ou moins conscient sous le seul prétexte qu’elles seraient trop insaisissables, ou trop dérobées, ou trop occultes, ces petites choses qui ne sont pas tout à fait des idées encore, seulement des fulgurances qu’il nous faut tenir à distance respectable si l’on veut supporter de vivre. Sans chercher dans ces textes un caractère souterrain ou psychologique que l’auteur n’a sans doute pas voulu lui donner, on se dit que pourrait y reposer une aspiration à découvrir ou à recouvrer une terre vierge, un de ces mondes perdus de nos enfances : « Il foule une herbe fraîche et se met à penser qu’aucun être humain avant lui n’a emprunté cet itinéraire, que personne n’y a laissé la trace de son pas. Un sentier est en train de naître. » Nous ne pouvons nous défaire de ce qui nous constitue comme humains, réceptacles inaboutis pour les vents contraires. Il nous faut reconnaître l’incomplétude de notre rapport au monde, vivre avec cette souffrance de ne pas pouvoir nous y mouvoir autant que la vie nous y inviterait, sauf à avoir l’impression de renier quelque chose de marmoréen en nous ; courir, finalement, après « ce lieu insituable où toutes les vagues de la conscience jaillissent sans début et sans fin » ; et constater qu’on ne peut s’accrocher au réel de la vie sans faire la part belle à un imaginaire fors lequel elle-même partirait en fumée. Comme nos rêves.

Antoni Casas Ros, Mort au romantisme - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°18, juillet/août 2009

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lundi 4 janvier 2016

Benjamin Berton - Foudres de guerre

 

Benjamin Berton - Foudres de guerre

Sarkozysme et schtroumpfs rebelles

Le durcissement de la société française (qui ne date pas, loin s’en faut, du triomphe de Nicolas Sarkozy, mais que celui-ci incarne avec la morgue et l’audience que l’on sait) ne peut pas ne pas trouver écho dans la littérature contemporaine. Il sera d’ailleurs passionnant, demain, (un jour…), de scruter le paysage littéraire des années sécuritaires. Ce quatrième roman de Benjamin Berton, un peu déjanté derrière sa très respectable façade gallimardienne, permettra alors peut-être, à défaut de dresser un état des lieux scientifique de la France, de se faire une idée de ce qui se tramait dans la tête de la majorité silencieuse et de ce que tentait de lui opposer un underground parfois plus officiel qu’il y paraît. Écho plus ou moins direct mais parfaitement assumé des paysages mentaux de Quentin Tarantino, Luc Besson ou Enki Bilal, Foudres de guerre relate l’aventure, a priori très improbable, d’une sorte de Club des Cinq de la post-modernité, ou plutôt de schtroumpfs gavés aux comics et aux mangas, au hip hop et au rap, aux snuff movies et à la télé-réalité, à la fascination mortifère et à la Nike philosophy, à l’hindouisme de Prisu et à l’hédonisme pour pas cher. Inopinément, et au cours d’aventures dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont invraisemblables, nos schtroumpfs désœuvrés vont se retrouver à défier l’État au point d’incarner, spectacle oblige, un espoir quasi mystique pour un grand nombre de jeunes. Ainsi éclot la « gohsnmania », référence à celui qui se baptisa pour les besoins de la cause du nom ésotérique de Gohsn Frost – en réalité un grand ado tout aussi désoeuvré que les autres. La figure de ce Gohsn Frost avait « pour seule qualité d’être insondable et vierge de toute signification, ce qu’exigeaient des consciences revenues de tout », et apparaissait comme une « synthèse réjouissante entre le marxisme, les insurrections de banlieue et le situationnisme ». C’est peu dire si, dans la France des années 2010, quand sévit comme ministre de Nicolas Sarkozy le terrible Général Duval, leurs chances de succès étaient maigres. L’intelligence de Benjamin Berton permet tout à la fois de stigmatiser la France qui domine (capitaliste, frileuse et policière) sans omettre de railler (gentiment) quelques-unes des postures les plus cool du gauchisme quand celui-ci a perdu son armature intellectuelle. Car si le message n’est pas discutable (en gros, l’air du temps est devenu irrespirable), l’auteur, dont on perçoit la tendresse particulière pour une génération qui perd pied dans le monde sans savoir ou vouloir véritablement le changer, dresse aussi un tableau assez hilarant du tropisme contestataire, anti-pub et hyper marqué, écolo et technoïde, anarchiste et cynique, rebelle et dilettante.

Là où un Maurice G. Dantec décide que notre destin d’humain ne mérite plus même une pointe d’humour, Benjamin Berton se lance dans le défi de l’anticipation politique et sociale avec l’âme du cancre du fond de la classe, plus brillant qu’il y paraît, mais surtout plus mélancolique. Car on ne peut douter, à l’issue de cette rocambole tragique, que l’ironie très détachée dont il fait preuve sert aussi de paravent à une pensée du crépuscule. « À notre époque, rien ne se produit jamais pour la première fois. Tout a déjà été vécu, pensez pas ? », assène le narrateur dès les premières pages. On se saurait mieux dire, et résumer ce qui constitue sans doute une part du surmoi de ces jeune gens, hyperactifs du verbe et mollassons de la praxis. Gohsn Frost ne fait qu’incarner l’inconscient de sa génération : « Qu’est-ce que vous voulez faire pour que ça change ? Rien. Alors ne faites rien et tout cela changera selon vos vœux ». Leur slogan, devenu le mantra du temps, donne une idée de cette forme nouvelle et très dérangeante de rébellion : « J’aimerais autant pas. »

Autant dire qu’on ne s’ennuie pas un instant, nonobstant quelques surcharges et surenchères. Mais il faudra au préalable accepter de jouer le jeu de la farce : autrement dit, il serait vain et (sottement) académique de déplorer les (nombreux) défauts de crédibilité. Partir du réel pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas (encore) n’est pas une mauvaise méthode pour explorer les bas-fonds de la conscience occidentale. Et si nous aurions parfois aimé davantage de littérature et un peu moins d’exploits caméra sur l’épaule, cette foutraque épopée a le mérite de dire l’extrême précarité du lien qui croit encore faire tenir nos sociétés. Non sans profondeur parfois : « Il en faut si peu pour quitter la normalité, un pas de côté, un regard qui traîne. Tant d’efforts sont nécessaires pour border la marge de précautions et d’habitudes et si peu pour tomber dedans » ; ni sans lucidité : « Au fond, nous n’étions rien de plus que tout ce pour quoi l’on nous prenait » – ce qui est au demeurant une excellente définition du grand barnum dans lequel nous vivons.

Benjamin Berton, Foudres de guerre - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 5, juillet/août 2007

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