Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Marc Villemain
22 juin 2007

Quelques mots sur "l'affaire Pierre Jourde"


727289Je l'ai pas lu encore, mais je ne doute pas un seul instant de la justesse et de l'authentique beauté de Pays perdu, ce roman de Pierre Jourde dont les personnages se sont retournés contre lui au point que la justice d'Aurillac a hier requis contre eux six mois de prison avec sursis. Le livre vient de loin, il s'imposait de toute évidence dans sa biblio-biographie, et je crois, nonobstant la rugosité et l'âpreté coutumières de l'auteur, à l'amour très sincère de Pierre Jourde pour ce village du Cantal où il vécut, et dont il croque sans complaisance les quelques habitants. Lesquels goûtèrent donc assez peu l'hommage qui leur fut ici rendu, et tentèrent de faire à son auteur une tête au carré qui faillit mal tourner. Je précise que j'ai un petit contentieux personnel avec Pierre Jourde et son acolyte Eric Naulleau, lesquels, profitant  naguère d'un portrait au vitriol (nécessairement) très convenu de Bernard-Henri Lévy, écrivirent à mon propos quelques mots très peu aimables dans un livre où il m'érigeaient en "maître du genre hagiographique" et me comparaient à une sorte de Pascal Obispo de la littérature. Ce dont je conclus à l'époque qu'ils connaissaient assurément très bien l'Obispo en question, mais qu'ils ne m'avaient manifestement pas lu. Cela étant, cela me fit sourire et, quoique que je ne goûte guère la compagnie des donneurs de leçons, je ne cultive à leur égard ni rancoeur, ni animosité. D'autant que tous deux occupent dans le paysage une place qui n'est pas vaine, qu'ils ont comme tout un chacun quelques très légitimes motifs de guerroyer contre le système, et surtout qu'ils peuvent se révéler fins stylistes.

La mésaventure de Pierre Jourde avec le petit village de Lussaud intéresse évidemment tout écrivain. Que cela lui arrive à lui, le castagneur émérite, peut certes ne pas surprendre davantage : on ne castagne pas sans chatouiller l'écho frappeur. Qui plus est, on imagine mal un écrivain comme Richard Millet connaître de telles tribulations, lui dont le chant d'amour pour les terres et les hommes du Limousin, chant qui n'exclut pas la crudité ou simplement la distance, ne pourra jamais soulever une telle détestation. Cela tient à un tempérament, bien sûr, mais aussi à une vision de la littérature et à ce qui meut l'écriture. Dire cela ne saurait évidemment être entendu comme une manière sournoise d'excuser la réaction des habitants de Lussaud : je tiens cela pour acquis, comme je tiens pour acquis que n'importe quel auteur doit pouvoir écrire ce que bon lui chante à propos de tout et de tous. Hormis cas extrêmement particuliers, et déjà bien répertoriés, on ne saurait limiter la liberté d'écriture et d'expression sans en bafouer le principe. Mais le plus intéressant, dans cette (petite) affaire, n'est pas tant la réaction de celles et ceux qui ont cru, fût-ce à bon droit, se reconnaître dans des personnages, qu'une façon de prendre ou de ne pas prendre la liberté de tout écrire. Je veux dire par là que tout écrivain sait au plus profond de son for intérieur que son écriture l'expose. On se demande toujours, en écrivant, si telle ou telle appréciation, tel ou tel trait, tel ou tel mot, ne blessera pas quelqu'un, à commencer bien sûr par quelqu'un que l'on pourrait aimer. L'injonction à se débarrasser d'une telle prévention est tout à fait théorique, et je défie quiconque d'écrire innocemment un roman où un père et une mère (par exemple) seraient dépeints comme d'ignobles brutes ignares, sans craindre que ses propres parents ne le prennent pour eux. Entrent ici des facteurs aussi complexes et infinis et entremêlés que la lâcheté, la pudeur, la compassion, l'amour, l'amertume, la vengeance, le regret, le remord, la culpabilité, le masochisme ou le sadisme, le souci de préserver autrui ou de se préserver soi-même. Et pour évoquer un auteur pour lequel j'ai la plus grande admiration, je me dis qu'il ne dut pas être toujours agréable d'être un membre de la famille de François Mauriac, lui qui puisa largement dans sa généalogie pour donner de la société familiale une représentation parfois impitoyable de justesse et de vérité.

Par éthique littéraire ou par nécessité, Pierre Jourde a sans doute fait preuve de courage en se refusant à la complaisance envers des êtres et un village qu'il aime authentiquement. Mais bien davantage encore, il a fait preuve de droiture envers son travail d'écrivain. Or si cela seul importe, c'est plus facile à dire qu'à faire. C'est que nul n'est contraint d'entrer dans les raisons d'un romancier, d'autant que le roman permet de faire ou de défaire des mondes où nul lecteur n'a jamais demandé à entrer. Résignons-nous, pourtant, il y aura d'autres "affaires Jourde", et sans doute de plus en plus nombreuses : les écrivains, habitants des dernières parcelles de liberté spirituelle, sont et seront forcément les cibles d'une société que désertent chaque jour davantage la morale et les exigences de la liberté.

Commentaires
M
Parce que tu pensais peut-être que je n'étais pas capable de fair-play... ?!<br /> Non, sérieusement (et avec toutes les réserves que j'ai précisées dans la précédente réponse à un autre commentaire) je ne peux pas pester en permanence contre les clans, les sectes, les chapelles et les esprits étroits, et me réjouir de ce qui est arrivé à Pierre Jourde. Je ne m'en réjouis pas, et lui exprime, sur le coup, mon élémentaire solidarité. Après, Jourde est ce qu'il est, je crois qu'il peut vraiment manquer de tact, d'élégance, de distance, et il me semble que ces éléments trouvent aussi à s'exprimer dans cette "affaire". <br /> En gros, il n'est, dans ma réaction, aucunement question de fair-play, mais simplement d'un réflexe naturel, ou disons normal, devant une attaque qui, si on peut en comprendre l'histoire, la détermination, la trajectoire, les mobiles et les motifs, ne peut en rien être excusée.<br /> <br /> A bientôt - ici, sur La Lettrine, ou dans notre joyeux "comité de rédaction..."<br /> Marc
Répondre
M
Je ne parlerai pas de courage au sens où vous semblez l'entendre. Le courage, en l'espèce, n'est pour l'écrivain que le courage d'aller au bout de son écriture et de refuser qu'y entrent des jugements d'ordre moral ou social. De ce courage-là, propre au regard que l'artiste porte sur son art et sur lui-même, Pierre Jourde a sans doute fait preuve, en effet - et je veux tout de suite préciser que, de ce courage, je peux parfois me trouver démuni.<br /> <br /> Vous avez deviné que je n'ai pas une sympathie spontanée pour Pierre Jourde, qui se complaît parfois à exposer sa pureté en vitrine. Le profil de l'anti-système a toutes les vertus, notamment celles d'être commodes et avantageuses. Disant cela, je ne prétends pas que ses colères (ou ses coups de gueule) sont infondées, et il peut m'arriver d'en partager l'esprit. Je dis juste qu'elles finissent par devenir prévisibles.<br /> <br /> Je prends ici sa défense pour des raisons élémentaires, et que je voudrais croire acquises depuis Voltaire au moins. Cela dit, à sa place (mais je n'y suis pas), je ne serais certainement pas allé au bout de la procédure judiciaire. Il y a, je trouve, quelque inconvenance à assigner en justice des gens dont on sait pertinemment que dans un lieu (le tribunal) où la parole est reine et obéit à des usages très codifiés, ceux-là seront dépourvus de tout moyen de défense adéquat. Qu'ils se soient "défendus" maladroitement (c'est le moins qu'on puisse dire) contre un livre qu'ils n'aimaient pas en violentant l'écrivain et sa famille est une chose, et une chose qu'il faut en effet condamner sans retenue. Mais moralement - ou mieux : littérairement. Aller en justice est une autre chose. Or le romancier n'a que rarement quelque chose à y faire. Ici, il aurait peut-être été possible de trouver un mode de réparation qui fût un peu moins policier. Il me semble que quelque chose que je nommerais, faute de mieux, la pudeur sociale, aurait pu présider à une certaine réserve de la part de l'auteur. <br /> <br /> Cela étant, je ne veux pas passer pour un donneur de leçons, et qui sait si je n'aurai moi aussi, un jour, la tentation d'assigner en justice tel lecteur que j'aurais pu blesser au plus profond et qui aurait cherché à me le faire payer ? <br /> Peut-être mesuré-je mal ce qu'a ici vécu Pierre Jourde. Mais je ne me résous pas de bon gré au réflexe judiciaire. Spécialement contre des gens auxquels il faudrait plutôt apprendre à se faire une idée de ce qu'est un écrivain et un roman. Et plus spécialement encore quand ledit réflexe judiciaire émane d'une personnalité qui n'a de cesse de dénoncer les réseaux des puissants et les multiples tyrannies des pouvoirs institués.
Répondre
A
Bonjour Marc,<br /> tu fais preuve de fair-play. Je ne m'attendais pas à lire, sur ton blog, ce genre de réflexion défendant Jourde. Cela t'honore.<br /> A bientôt
Répondre
K
Il y a eu, à ce propos, une note intéressante dans le blog "chroniques judiciaires" hébergées par lemonde.fr, où l'on entend la voix, j'allais dire (et je dis), des personnages.<br /> Je comprends parfaitement qu'on puisse se sentir blessé, humilié (ou le contraire d'ailleurs) dans tel cas. Sans jugement littéraire de ce que je n'ai pas lu, il a fallu du courage à M. Jourde.
Répondre