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Marc Villemain
27 janvier 2019

Sarah Chiche - Les enténébrés

 

 

Ça raconte Sarah

 

« Je me tiens là, dans le silence qu'il y a entre les mots, assise à côté du corps de quelqu'un qui continue de mener toutes les apparences d'une vie réelle, qui n'a pas particulièrement de sympathie pour moi, et qui, vraisemblablement, porte mon nom. »

 

Je dois dire qu'il y a pour moi quelque gageure à vouloir rendre compte de ce livre qui me déroute autant qu'il me trouble. Pour mieux le comprendre, j'ai lu à son propos nombre de recensions, justement élogieuses et que je serais amplement tenté de faire miennes, pourtant subsiste en moi une sorte d'étrange irrésolution ; et j'en suis à me dire que je ne sais que penser de ce livre qui pourtant me frappe, m'intrigue, me bouleverse parfois, et dont je suis à bien des égards admiratif.

 

Si, donc, je me décide à sortir de cette réserve où mon irrésolution aurait pu me cantonner, c'est qu'il m'apparaît en fin de compte que Les enténébrés est bel et bien un grand livre - mais un grand livre dont je me dis que, peut-être, il aurait pu être plus grand encore. Et si malgré tout je m'applique à en « faire » la critique, c'est parce que je sais qu'écrire est souvent pour moi la meilleure voie d'accès à la compréhension d'un texte - en plus du fait que celui-ci mérite amplement, donc, d'être lu, et par les plus grands lecteurs qui soient.

 

*  *  *
 

N'allons pas chercher à en détacher l'intrigue : la chose serait peut-être possible, mais au prix d'une réduction très dommageable. Les enténébrés brasse bien trop d'humeurs, de voix, de périodes, d'histoires, de langues, de marottes et de desseins pour être contenu dans le premier pitch venu. On se contentera de savoir que son monde intérieur s'articule autour de quelques grands motifs, presque des paradigmes : la passion amoureuse, la folie inhérente à cette passion et à la vie même, la part de rage logée, lovée, en tout amour, les héritages impossibles de l'histoire et spécialement de l'histoire familiale, les culpabilités rongeuses, la jouissance dans l'acte de destruction, la précarité de ce qui en nous n'en finit pas d'aspirer à la liberté mais que corrodent l'avancée dans l'âge et la mécanique du social, la marche du monde et ses grands enjeux politiques, climatiques et autres, ou encore la maladie mentale, ces pathologies de l'humeur que nous abritons et que nous nous acharnons à faire taire, et, last but not least, l'extinction programmée de l'humanité. Tout cela noué à une sombreur intime et radicale, un pessimisme souverain, mais disons plutôt devenu souverain, autrement dit ne s'émerveilant pas de lui-même et se tenant toujours disposé à la première promesse de lumière : à cette aune, Sarah Chiche réussit le tour de force de marier les rigueurs implacables de la raison et les aspirations indomptables de la sensibilité.

 

Dit autrement : Les enténébrés est le roman d'une intellectuelle - j'emploie évidemment le mot dans son acception socio-historique française. Ce ne serait que cela, les choses seraient (relativement) simples. Mais si Sarah Chiche, par tempérament ou formation, me semble en effet appartenir à cette grande famille des intellectuels, ce qui la meut, ce qui meut son écriture appartient, lui, à un monde autrement sensible, viscéral, voire organique : intellectuelle, en somme, pour des motifs hypersensibles. C'est ce qui fonde une part de mon admiration : être ainsi parvenue à mêler ces deux registres, celui de l'humeur et de la rationalité, sans que cet entremêlement passe jamais pour fabriqué. Il faut dire que l'intellectuel et le sensible ne sont peut-être pas tant des registres que deux modalités distinctes, mais voisines, mais cousines, d'une même volonté d'être dans la vie, d'un même étant. D'où l'on peut considérer que ce texte ne relève pas tant de l'autofiction, au sens où il s'agirait de se cerner soi-même dans le mouvement de sa propre existence, mais plutôt d'une projection radicale de soi comme autre, Sarah Chiche ne craignant pas de mettre ce moi à bout portant - comme on le dirait d'une cible -, et de le considérer dans sa plus grande altérité possible. Un moi comme fiction, aurait dit Pessoa que, précisément, elle convoque ici.

 

Au-delà des innombrables questionnements qui justifient Les enténébrés, je n'ai pu me défaire en lisant du sentiment que le sujet profond se situait toujours plus ou moins entre les lignes. Là encore je serai bien en peine de le définir, mais disons qu'il pourrait s'agir de cette lutte incessante - et quand je dis incessante, c'est vraiment de chaque instant -, cette lutte de l'invididu pour trouver l'harmonie entre lui et lui-même, entre lui et le monde, autrement dit entre son intériorité biographique, psychologique, sensorielle, et une extériorité qui n'a jamais été aussi matériellement et conceptuellement insaisissable - alors même que nous sommes toujours plus informés et, ce faisant, pourtant plus impuissants à nous situer dans le monde. J'ignore si c'est là une réflexion que partagerait Sarah Chiche, mais quand bien même : il me semble que ce hiatus entre le sentiment de notre condition de mortel qui voit la mort venir et celui, tout aussi infini, de la complexité du commerce des hommes dans un monde donné, n'est qu'assez rarement affronté avec autant de rudesse et d'impartialité.

 

*  *  *

 

Mais avant de poursuivre, et parce que je tiens à ce que le lecteur emporte avec lui l'envie de se procurer ce livre, je voudrais me délester de ce qui m'ennuie un peu - quitte, ensuite, à pondérer ma remarque.


J'ignore si Sarah Chiche s'est donné pour dessein d'écrire un roman ; je n'en suis pas complètement certain. Elle a voulu écrire un livre, oui, un livre où, dans la mesure du possible, elle puisse tout dire. D'où, sans doute, cette composition qui permet d'adopter plusieurs voix, plusieurs humeurs, et qui rompt en cela avec la linéarité romanesque traditionnelle ou, disons pour aller vite, le réalisme balzacien. Bien sûr je n'ai rien contre cette hybridité, qui a pour elle d'accentuer la singularité et le mouvement d'un roman mais, outre que d'aucuns pourraient y distinguer une légère afféterie, c'est peut-être violenter indûment le simple lecteur que de le contraindre à quitter momentanément l'univers du roman pour le pousser dans des pensées plus spéculatives. Au-delà de ce simple plaisir légèrement bridé (mais après tout, la frustration ne fait-elle pas partie du plaisir ?), je dirai que le procédé m'ennuie un peu en tant que la prose se fait alors le véhicule trop marqué d'une pensée. Dès lors, la parole s'expose à la tentation, non d'une édification, mais au moins d'un certain didactisme. Chercher à tout embrasser (un peu le graal, je le concède, de tout écrivain), à maintenir le lecteur dans la tension caractéristique du roman tout en faisant oeuvre de réflexion, fait presque mécaniquement courir à l'oeuvre le risque du bancal. Sauf à manier la chose dans la structure même de la langue et du dessein qu'elle se donne. Mais pour moi qui lis d'abord un roman (et c'est peut-être mon tort), l'ensemble aurait sans doute gagné à mieux délimiter son objet, voire sa quête. Or il eût fallu pour cela que l'ambition de Sarah Chiche soit moins grande (mais peut-on seulement reprocher à quiconque d'avoir une trop grande ambition ?), et qu'elle se livre aux seules suggestivités des personnages et de la langue. Pour seul exemple, j'invoquerai ce passage sur l'extermination des malades mentaux en Autriche durant la Deuxième guerre mondiale : c'est saisissant, passionnant, parfaitement écrit, mais cela justifierait un livre à soi seul. Et si l'épisode occupe malgré tout une certaine fonction dans le récit, il ne le sert pas nécessairement, et peut même nous détourner de son noyau dur.

 

Le questionnement sous-jacent - savoir ce que l'on est, quelle est notre place, notre rôle dans la vie, bref à quoi tout cela peut-il bien servir - conduit Sarah Chiche à écrire une oeuvre d'intelligence. Retour ici de l'ancestrale dispute, presque aussi ancestrale que le roman lui-même, consistant à se demander si l'intelligence est nécessairement constitutive de l'art du roman. Or selon moi, non. Nombre d'oeuvres romanesques me semblent plus intelligentes que leurs auteurs. Je ne suis pas loin, même, de penser qu'un des plus beaux mystères de la littérature réside précisément dans cette vertu qu'elle a de permettre parfois un surgissement involontaire ou non programmé de clairvoyance, d'acuité ou de pénétration au sein même d'une oeuvre dont ce n'était ni l'objet, ni l'intention.


Pour m'en tenir aux stricts contemporains (et parce que c'est ma lecture du moment), je songe au personnage principal du dernier roman de Richard Morgiève, Le Cherokee, ce shérif un poil désabusé qui se demande : « Vivre pouvait être une expérience incroyable, quelle importance qu'elle soit inutile ? » Est-ce légèreté ou sagesse ? Égoisme ou vérisme ? Cette interrogation, au coeur d'un roman qui n'a rigoureusement rien à voir avec celui de Sarah Chiche, n'en est pas moins une interrogation commune aux deux livres, dans lesquels elle trouve deux résolutions parfaitement opposées. Dans un cas, la vie est une sorte d'imbroglio dont il ne faudrait jamais renoncer à trouver, non le sens mais au moins la portée ; dans l'autre, elle est un donné fondamental qu'il serait presque vain, pour ne pas dire vaniteux, d'interroger. Dans le premier cas, cela donne un roman dont l'intelligence pourrait presque passer pour une sorte de personnage ; dans l'autre, un roman où les personnages semblent totalement indépendants, à tout le moins libérés de leur auteur.

 

*  *  *

 

Pour autant, ce qui peut affecter un peu la puissance romanesque du texte de Sarah Chiche réside moins, me semble-t-il, dans une trop grande démonstration d'intelligence que dans sa passion à vouloir se comprendre, et plus globalement à comprendre ce qu'est l'humain, comment il se déplace dans son infinie ramification de sens et de significations. Il y a là, dans cette fureur à vouloir embrasser l'homme et l'univers, quelque chose qui, au passage, relève peut-être plus de la métaphysique que de la psychanalyse, mais surtout - au-delà du clin d'oeil - d'une recherche finalement assez bouleversante. 


Au fond, Sarah Chiche est peut-être moins une romancière qu'une penseuse, même si sa prose, du fait même de sa pensée - et c'est là sa grande singularité - se retrouve souvent touchée par la grâce. Car si, pour le dire d'un trait qui viserait à résumer ma réserve, à savoir que le choix entre le roman et l'essai n'a peut-être pas été suffisamment tranché, il n'en reste pas moins qu'il y a dans Les enténébrés des pages de littérature absolument remarquables. 


Les scènes de pure intention romanesque, spécialement lorsqu'il s'agit d'entrer dans la mécanique de l'amour (d'une certaine sauvagerie dans la sexualité, du conflit, de l'emballement, de la soumission, des rapports de domination, de l'abandon de soi dans la fusion à l'autre), sont souvent splendides. Il y a d'authentiques fulgurances dans cette manière d'entrer dans l'implacable de l'amour et de savoir donner aussi vivement une expression, charnelle et abstraite, à ce qui anime chaque instant du rapport amoureux - une ouverture vers la folie, un arrachement à soi, un sentiment de dépossession, de perte de la maîtrise, et une rage aussi, une angoisse perpétuelle, une tristesse profonde à se sentir le jouet de quelque chose que l'on désire autant qu'on le craint. L'amour, en fomentant les imbroglios de nos existences, nous accule ainsi à une perplexité qui peut conduire jusqu'à l'impuissance à vivre : « La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite pour nous épargner d'avoir à vivre la joie dévastatrice des années qui viendront. » 

 

Mais il serait restrictif de n'évoquer cette qualité d'écriture qu'à l'aune du questionnement amoureux, et plus juste de l'étendre à tout ordre sensible. Ainsi de la musique, évoquée avec une justesse que l'on devine reliée à une connaissance approfondie mais dont on sent surtout combien elle est d'abord une connaissance née dans et de l'émotion. Ou encore de l'enfance. Ici la tendreté du texte ne réside pas tant dans le choix des mots que dans l'univers que Chiche donne à deviner, et que quelques attitudes suffisent à brosser. Par petites touches, entre alors dans sa pensée, qu'elle a précise et méthodique, ce qui enfin permet de la perturber et de lui conférer des élans à la fois très doux et très brutaux. On pourra même y distinguer, chose un peu inattendue, comme une nostalgie de l'enfance, nostalgie doublée d'une aversion, disons une sorte d'écoeurement de l'âge adulte - «... ils jouaient à ce qu'est s'aimer, se haïr ou pardonner, avec une radicalité, une intransigeance qui n'étaient pas encore complètement abîmées par les blessures qu'inflige la vie sociale, et que je leur enviais mortellement. Les jeunes enfants, eux, n'ont pas les répugnants moyens du langage pour expliquer à autrui les mouvements de leur coeur. » Et c'est dans l'enfance encore qu'elle trouvera, comme en passant, comme s'il s'agissait d'un simple élément d'atmosphère devenu splendide presque malgré elle, quelques-unes de ses formules les plus vives et les plus poétiques - « Un éclair froissa le ciel comme les mains d'un enfant détruisent une boulette de papier. »

 

*  *  *

 

D'autres l'ont écrit mieux que moi, cette manière qu'a Sarah Chiche de s'approcher d'un registre dont le lecteur pourra d'emblée penser (ce fut mon cas, les premières pages) qu'il relève de l'autofiction, mais tout en ne s'y situant jamais et en y étant manifestement indifférente, a quelque chose d'assez bluffant. Probablement parce que, comme « Sarah Chiche » (le personnage, pas l'auteure) en a conscience, l'exercice a ses limites : « C'est impossible d'être à la hauteur de la fiction que l'on a de soi-même. » Ce qui, peut-être, trouble à la lecture de ce livre, c'est que si le lecteur a bien conscience que son auteure n'est jamais très loin, sa parole n'apparait jamais comme retournée sur elle-même ou concentrée sur ses seules et singuliers mobiles : au contraire, elle laisse entendre une sorte d'écho à un universel humain. Psychanalyste et psychologue, Sarah Chiche témoigne d'une compréhension très crue des mécanismes humains, de tout ce qui peut pousser à la joie, à l'oubli de soi, à la déraison, à l'amour fou comme à la rage, à la sauvagerie ou à la déréliction ; à cet égard, la fermeté de son verbe achève de conférer à l'ensemble un tour peu ou prou rationnel. Mais c'est par le biais de l'humanisme, donc d'une sensibilité, qu'elle accède à la littérature. C'est parce que sa pensée est taraudée par la déperdition progressive et concomittante de la raison et du coeur, sensible aux renoncements de l'un comme aux emballements de l'autre, que sa prose alors peut recouvrer cette liberté puissante propre au roman et à l'imaginaire. Et ainsi peut-on enfin l'affirmer : oui, Les enténébrés est un grand livre.

 

Sarah Chiche, Les enténébrés, Éditions du Seuil

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