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Marc Villemain
28 février 2019

Mado lu par Sébastien Écorce

 

 

Mado pourrait aisément être considérée comme une intrigue au demeurant banal.

 

Il n’est en rien. Il s’agit bel et bien d’une écriture qui sculpte dans la moindre finesse l’initiation de deux jeunes filles, Mado et Virginie, avec ces folies, ces errements, ces renoncements, ces comparaisons ineptes et injustes, incohérentes, ou petites déréalisations.

 

Une langue, concise, douce, délicate, qui caresse, et acère, parfois abrupte, taillée sur la ligne secrète du désir, sur la courbe effrénée d’un amour impossible. Il y va, sous une rythmie lancinante du ressac et de la visibilité, d’une érotologie dentelée et assumée qui se découvre et suggère l’advenue des corps dans la singularité et palette des âges de l’adolescence ; de l’effleurement à l’affleurement de la vie, qui se gorge et gamberge parfois en de multiples impasses et sidérations, de la restitution fine et complexe de la vie psychique, de ces corps immatures en transition, immatures et pourtant si enracinés, puis déracinés, par les vagues et stases du temporel, qui ne se peuvent découvrir que dans les tensions du désir, d’un désir transgressif, du bercement ondoyant des amours adolescentes, telles des ombres figurées sur la grande toile du Monde, que l’écart des années met en relief, par cette Voix intercalaire, sous la forme de cycle, celle de Virginie, plus mature, désormais femme, quelque quinze ans plus tard, épisodes qui coupent, scindent et scandent les tentatives, les resserrent, leur confèrent une autre intensité, une autre prosodie, un autre questionnement sur ce qui a pu faire embarras, traumatisme, ou obstacle et façonner ce passage à la pleine féminité.

 

Des scènes graduées, ciselées, en des traits sexuels, quasi rituels, des chorégraphies de mœurs légères, entre fluidité et porosité, un assemblage des souffles dans l’espace du jeu et de l’insouciance qui confine à la rupture, à la confrontation des genres ou de leur confusion même, dans une sorte de vertébration naissante, puisque en cours perpétuel, renvoyant à non pas cette notion d’Infans, mais de ce qui ne peut prendre voix que par la forme incarnée, à une autre spatialité de la transition, qui en constituent la singularité profonde, un secret au creux, le cœur profond.

 

Une écriture à favoriser un espace du vivant, de la mer, roches, et du végétal. Le Carrelet comme figure tutélaire, lieu et espace d’où tout s’amorce. Autour. Tout y ramène, à mesure de la progression. Presque acoustique en ces sonorités, du ressac et de la lumière irisée ou saturée, un devenir spatial du désir qui enroule littéralement les corps, l’odeur, la sécrétion, les humeurs vitalisées, les pousse et les repousse vers les bords, ou contre d’autres points de sédentarité en ces parcours de découvertes, de conversions, de contacts labiles et d’observations muettes et animales. Les éléments sont certes là, présents, ils s’incluent dans la destinée même des jeunes filles. Etre refuge. Etre sa propre tanière, pour par suite, la dépasser. Etre ce désir. Etre cet advenir. Dans cet environnement même. Entre toujours, la tension de celle qui est déjà et celle qui n’est pas encore, les ressorts de l’aveu d’une finitude ou d’une impuissance, que les deux veulent et tiennent à briser. Et cet environnement fait branler même le monde des visions. Entre archaïque et mélancolie. Épure et espérance.

 

Il n’est pas de fusion vie : puisque la langue est non au plus près mais au cœur de cette vie en transition, en aggravation par tant de sauts dans l’implacabilité de ce qui les meut, de ce qu’elles s’énoncent à elles-mêmes et vivent, parfois contre elles-mêmes, cette naissance du désir en son dévoilement même, que remanie le modelé des lumières et des côtes, les fuites et longues marches en des surfaces sableuses, les attentes pesantes et brulantes. Cette naissance du désir qui ne peut être près de guérir, puisque pris dans la témérité même des pulsions, de cortège de corps à être saisis puis embarqués dans le cheminement ou l’accablement de ce qui les mets en risque, ou péril, dans la résistance au premiers contacts, consentis, à l’évitement, la fuite radicale devant deux jeunes garçons du même âge, le souffle, la nuit, toujours ou souvent la nuit, dans les dunes, le repli, la sidération, le refuge. La honte, incarnée. La honte déniée. La honte progressivement levée. Ou relativisée. La figure obsessive de l’image manquante, de cet objet pris, par jeu, d’un jeu qui façonne autant qu’il violente, part manquante qui lui restitue cette part fondamentale, cette part encore insondable.

 

De cette scène traumatique vécue par la jeune Virginie, qui structure les tissus et les voix, celle de Mado, du jeune Florian, petit pêcheur local se rendant régulièrement près cet espace du sacré intime, lieu de ralliement et de convoyage des peurs innomées et des désirs, de leurs incantations puis de leurs réalisations, module donc les voix, les éléments, tels une petite cosmogonie baroque et berçante. On notera la scène marquante et tactile d’avec le poisson, comme sujet à faire naitre et monter la découverte du désir, entre suspension et amusement,

 

     la dorade glissait entre les doigts de Mado, elle piaffait, se tordait comme un savon trop gras entre ses mains si douces, la bouche toujours plus écorchée, la gorge toujours plus entaillés, et je scrutais le plaisir de Mado à jouer avec cette chose visqueuse et moribonde, ce corps avachi et huileux qui agonisait entre les doigts de la plus belle fille du monde. Car oui elle était la plus belle fille du monde, même à cet instant, surtout à cet instant. ( ...)Je ne voyais plus le poisson, j‘avais oublié sa douleur atroce, son regard de supplicié, et le sang qui perlait le long des flancs olivâtres, je ne voyais plus qu’elle, ses genoux dans la vase(…) et toute cette joie pure qui brasillait dans ses yeux le soleil rosissait, jetant sur cette substance molle et grise, sur cette panse cuivrée qui se déchirait entre les mains, un scintillement étrangement gai et lumineux. (p .63)

 

De cet effilement de la crainte et de l’attraction, n’est que le dessein rêvé de la forme de l’amour, une forme d’amour auto-découverte dans la progressivité des approches et des pressions, une forme même d’amitié amoureuse, que le temps fait exister sans principes.

 

     Même si je m’étais offerte à elle pour qu’elle demeure à jamais la première, je savais aussi que mon cadeau était incomplet, qu’il fallait que je donne, que je donne plus, et je savais qu’elle le savait. (p. 90)

 

Le lecteur est confronté, à un monde en formation, d’accueil et de mise en risque, de protection et de libération possible. Ce que vivent de façon prismatique les deux jeunes Mado et Virginie, dans l’esquisse profonde de leur petit exil. Jouant l’une l’Autre, se déjouant, ou se déjaugeant, voulant se faire plus résolues qu’elles ne le furent. Les deux univers intimes et extimes, dans la polysémie du lieu carrelet, poisson plat autant que refuge ou abris pour l’enfance, figures centrales de l’enfance, et jalon primordial de l’auteur fait d’accroches composites et de tôles légères et de bois rongés, de rafistolage comme autant de coutures d’enveloppes autour d’un noyau encore fragile.

 

Nous tournons autour, de ce qui attire et révulse, d’une attraction qui sait être morbide, retournée contre puis invaginée, au bord de quelque précipice de nature à réactiver de la vie. Des résonances qui se brisent par le rythme des corps stables, sédentarisées ou dans l’avancée dynamique, la fuite.

 

La fuite non pour éviter, la fuite non pour éluder, mais la fuite par approfondissement. Une fuite pour se situer dans le moment même de cet amour, en en disposant des corps des deux jeunes filles. De ces corps vénérés puis submergés. De ces corps à devenir femme.

 

Les deux destins liés, intimement liés, dans l’aimantation et le charme irréfragable de la différence. Dans la domination ou la possession. Elles ne feront que suivre le mouvement qu’elles s’impriment elles-mêmes. Celle qui ne sait pas faire. Privé de faire don de plaisir. Ou pas encore. Et la Muse, ou la borne, toujours là où l’on ne l’attend pas.

 

La langue de Marc Villemain laissera toujours l’amplitude à cette limite à reculer, limites des corps et de leurs finitudes et de leurs désirs. Des images, des sensations, rendues vivantes au seul nom de l’absente. Les premières fois, récessives, les craintes non éludées et le retour, sous la forme de ressacs, de souvenance et de visions morbides. Des situations à dégager un dessein d’ordre sacrificiel, en rapport inverse de la nature des rites de petites possessions que les jeunes filles distillent, parfois, sans le savoir. Des petites instrumentalisations à contourner des formes de jalousies, ou des sentiments projetés de trahison.

 

     Je savais que je me nettoyais de ce que qu’on allait me faire. Mais en même temps, je prenais des résolutions. Je connaissais mon corps, ses limites mais aussi tout ce qu’il m autorisait ….Mado avait fait de moi une femme, je devais faire le reste. (p. 113).

 

On y verra dans la suite du roman, une sauvagerie qui s’ajoute au Monde, une sauvagerie gourmande, de rêve de primitive , qui non pas infantilise, mais une sauvagerie qui accompagne l’évolution des corps, qui recouvre d’un désir ce même monde, le rendant plus riche, une sauvagerie contenue qui dénoue, qui cède place à la fureur de décompensations parfois orgasmiques, de ce qui est trop fort pour le commun. Que l’idée de terreur est un tronc commun de l’identification sexuelle. Que la nature aide ou adoucit la sauvagerie des premières fois. Qu’elle est-ce continuum par quoi l’amour advient. Qu’elle en est un moyen et un parcours, dans la distance et la mémoire. Que de toute transmission s’opérera de la perte. Que la terreur subsumée permet à juste titre de ne plus être obnubilé par son seul désir, mais dans celui de l’offrir, d’en faire don dans l’épreuve apparente des inconciliables.

 

Sébastien Écorce

 

Lire l'article sur remue.net

25 février 2019

Mado lu par Laurent Chalumeau

 

 

Par quel bout prendre ce texte indéniablement superbe ?

 

La force de certains auteurs souffle dans l’indétermination qu’ils ont l’aplomb de maintenir. D’autres vont à l’inverse manifester le génie de l’épithète. M’en sachant dépourvu, il me méduse toujours chez l’autre : Anatole France, le jeune binoclo Mathieu ou, ici, ce monsieur Villemain. Chaque page propose au moins une phrase magnifique. Souvent, il y en a dix. Certaines qu'on dira juste sublimes.

 

Par principe, je me méfie des messieurs qui se mêlent de tripotis d’adolescentes. Au mieux ça donne Kéchiche, mais les pédo-DavidHamiltonneries ne sont jamais loin. Car, Dude ! Write what you know. Dès qu’il s’agit de corps, de sens, d’émois, que diantre savons-nous, nous autres pauvres zobés, du comment ça s’éprouve chez nos amies les filles? Donc, merci ! Le gus qui nous raconte deux nymphettes qui se papouillent. L’impression de regarder un vicelard se pogner.

 

Après, l’écriture, ce n’est que choix techniques, donc des applications de ce que j’appelle la morale narrative. Aussi recense-t-on des degrés de male outrecuidance. La troisième personne, faute de mieux, est une humilité. Et chez Flaubert ou mon gars suscité, le bon Nicolas Mathieu, ça fait glisser l’affaire. Mais les barbus barrés en crossdressing madame Arthur qui prennent une voix de gamine à la première personne, il y a toujours malaisance, je trouve.

 

L’exception, c’est le porno. Pour les romans fripons, le mec rend service au texte en chiquant à la meufe. Nul n’est dupe, mais la conscience de l’illusion n’abolissant pas l’illusion, ses cochonneries se voient plus titillantes et déculpabilisées attribuées à une dame.

 

Là, l’auteur n’a pas pris cette peine. Mais c’est si tendrement fait, jusque dans les trucs intimes vraiment « de filles », on croit à sa narratrice autant que si la page de garde annonçait une autrice.

 

De mon point de vue, c’est le plus beau des mille compliments qu’on a envie d’adresser à cette célébration du violent tourbillon des gougnouteries teenage. Reste à savoir ce que les filles, elles, en pensent. Déjà, c’est une femme qui le publie. Un début de label rouge. Donc, ladies ? Ball in your court…

 

Laurent Chalumeau

Sur Instagram

23 février 2019

Mado lu par Jean-Pierre Longre

 

 

L'éveil de la passion

 

« Mon premier souvenir en tant que femme », dit-elle. Pourtant Virginie était encore une enfant lorsque les deux frères de son amie Mado lui jouèrent un sale tour en emportant tous ses vêtements alors qu’elle prenait un bain de mer. Farce de gosse, et pourtant c’est la peur qui saisit la fillette. « Je crois que derrière leurs grognements j’entendais autre chose que des cris de cow-boys ou d’indiens, de gendarmes ou de voleurs. Je n’entendais plus la gaieté, plus la jubilation, plus la malice ordinaire de nos âges […]. Comme si ce n’était plus eux. Plus des enfants mais des animaux. Qui bondissaient, beuglaient, crachaient, salivaient. Du haut de mes neuf ans, il me semblait voir ce qu’ils s’apprêtaient à être. Leur devenir-homme. Des hommes, voilà. C’est-à-dire, pour la gamine que j’étais, des bêtes sauvages, carnassières. Cannibales. ». Son seul refuge : un « carrelet », pauvre cabane de pêcheurs où elle avait l’habitude de se retrouver seule avec elle-même. Cette fois-ci, elle y aura passé la nuit, nue, « ratatinée sur le plancher », avant de rentrer chez elle en catimini. 

 

Cette aventure l’éloigna un certain temps de Mado. Puis ce fut comme un déclic : les deux filles se retrouvèrent dans une relation plus qu’amicale, s’éveillant mutuellement aux sens, voire à la passion. Séparations, retrouvailles, jeux de la jalousie et du hasard, recherche et découverte du plaisir et de la relation exclusive… Mado est un roman d’amour qui ne verse pas de l’eau de rose. Certes les fleurs bleues y abondent, mais ce sont des chardons, qui envahissent les dunes, griffent les corps et blessent les cœurs. 

 

Le tout est soutenu par le style précis et imagé de Marc Villemain, qui ne mâche ni ses mots ni ses formules, et sait parfaitement marier la délicatesse à la sensualité, l’empathie à la vigueur, la poésie au réalisme, le rêve à la réflexion, l’espoir à l’illusion. L’alternance narrative n’y est pas pour rien : au récit des événements, fait face en une sorte de miroir la mémoire méditative de l’adulte qu’est devenue Virginie, elle-même mère d’une jeune Émilie qui va aussi connaître les « odeurs de fin d’enfance » et la force de la nature. « Qui se souvient de son éveil aux sens ? Qui peut dire : “ Voilà, c’est là, c’est ça, c’est ce jour-là ” ? Moi qui suis chair, et suée, et sang, moi qui suis spasmes et frissons, je peux dire que c’est toute la nature qui est venue à moi. La liste serait infinie des phénomènes qui ont aiguillonné mes sens. Le duvet d’une pêche blanche, son jus clair ruisselant sur mon menton. La supplique inutile d’un poisson frétillant entre mes mains et son regard implorant, visqueux. La violence d’un certain orage de printemps dans l’odeur acidulée de l’herbe chaude, cette échancrure de lumière brutale dans le ciel de suie. […] ». Mado pourrait être une mine pour ceux qui s’adonnent au décorticage psychanalytique des textes littéraires. Heureusement, ni Virginie ni Mado ne sont des objets d’étude. Elles sont des personnages authentiques, sensibles, humains, tels que seul un vrai et beau roman peut en montrer.

 

Jean-Pierre Longre

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18 février 2019

Mado lu par Lionel-Édouard Martin

Lionel-Édouard Martin fait selon moi partie des plus grands stylistes contemporains : le lire est largement aussi bénéfique que d'assister à tel ou tel master class. Mais « LEM » est aussi un critique des plus inspirés, et ce n'est pas la première fois que, le lisant, j'apprends sur mon propre travail. « Et la mer, et l'amour » est de ces articles dont tout auteur peut rêver. Je l'en remercie.
 

 

 

« Et la mer, et l'amour »

 

Ça parle d’adolescentes un peu folles de leur corps (dans le texte : 43 fois l’adjectif nue[s], 20 fois le nom culotte), ça raconte Mado qui pour de vrai s’appelle Madeleine (comme la sainte, vous savez, celle de mœurs légères avant sa conversion), ça raconte Virginie (il y a de la vierge, dans ce prénom si on s’en fie à l’étymologie), ça raconte aussi, mais moindrement, Florian le bien nommé (puisque c’est lui qui déflore, bien outillé pour ce faire : « Sa canne [à pêche] était plantée dans le sable, tendue vers l’avant, le fil mouillant loin dans l’océan » [p. 86]). Ça raconte tout ça, les ados bébêtes, sentimentaux, les pulsions de teenagers comme « le boutonneux du premier rang qui salivait en […] voyant [Virginie] » (p. 42), les tropismes de garçons pleins de « balourdise », de gamines pleines d’effronterie : « Mado avait eu le culot d’embrasser un garçon dans la cour, devant tous les morveux de la classe, même devant un prof qui surveillait » (pp. 151/152). 

 

Ça raconte tout ça qu’on a peut-être déjà lu (dans Les Amitiés particulièresLe Cahier voléThérèse et Isabelle, etc.), et ça ne serait alors, de tout ça, qu’une resucée (cf. « [l]es roudoudous […], du sucre de toutes les couleurs moulé dans des sortes de petites coquilles Saint-Jacques. On pouvait lécher ça pendant des heures » (p. 37) – tiens, ça rappelle (le monde est petit !) Proust et les « gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques » : mais voilà, si ça raconte tout ça, ça raconte aussi – et surtout – tout autre chose, ça raconte la mer (37 fois le terme, 12 fois celui d’océan), ça raconte la mer et le soleil (36 fois soleil) : moins comme dans la chanson de François Deguelt que dans une sorte de mythographie sensuelle, voire sexuelle, où ce sont les éléments qui déterminent l’histoire, puisque cette dernière débute inopinément dans un carrelet, soit dans « une cabane de pêcheur, toute simple, toute bête, humble et sauvage, quelques planches au bout d’un ponton monté sur pilotis » (p. 15) dont on précise qu’elle est « un peu branlante » : voyez la bête. Ça s’avance dans l’océan, ces carrelets, c’est corporel, masculin : « Le ponton qui y conduisait s’était en partie affaissé. Le bois par endroits était vermoulu jusqu’à l’os, rien qu’avec mon ongle je pouvais en gratter le cœur » (p. 15, c’est moi qui souligne), ça fait assez, visuellement, sexe viril pénétrant (dans) la mer. Cette espèce de membre gigantesque, un peu « bancroche » (p. 15), ce sera le lieu de toutes sortes de mêlées amoureuses (Virginie et Mado, Mado et Florian, Virginie et Florian) pratiquées au-dessus de la mer – la mer, l’amour : ajoutons-y l’amer (« Je ne sais pas ce qui a pu rendre ce plaisir aussi amer » [p. 158]), on est dans un poème baroque et c’est bien qu’on y soit. 

 

Et c’est bien qu’on y soit, oui, parce que ce sont ces masses, ces mythes – la mer et le soleil – qui, bien plus que l’intrigue somme toute assez banale, donnent à ce fort et beau roman sa profondeur et sa tonalité, en font une symphonie sensorielle résonnant autrement plus puissamment que la seule sensualité des corps et que ses descriptions (quoi de plus fadasse, de plus barbant, que la littérature érotique, fût-elle « sans orthographe » ?) : on est ici, plutôt que dans la romance vaguement affriolante, dans le mythe anthropomorphique, comme dans ce passage qu’on croirait presque relever de croyances archaïques : « Le soleil entrait dans son lit à mesure qu’il se rapprochait de son point d’impact. Alors la mer remontait sa couverture et il se laissait border jusqu’à disparaître tout entier sous son drap. » [p. 122]. Un peu comme dans À l’ombre des jeunes filles en fleur, les amours adolescentes ici décrites sont consubstantielles au décor marin où elles puisent leur origine (« Mon plus ancien souvenir avec Mado est un souvenir de plage » [p. 19]) et où elles se développent : « Une patrie rien qu’à moi, où j’aurais pu vivre nue et m’offrir au sel et au vent, au ciel et à la terre. Une nation dont j’aurais été le seul peuple et seul souverain » (p. 44), au point qu’on peut parler (comme souvent dans les écritures baroques des XVIe et XVIIe siècles) d’un décor empathique, comme dans cet exemple : « Ici, derrière les dunes, à la tombée du jour, quand éclosent les fruits de l’argousier, le sable a parfois des couleurs de sang » (p. 7, c’est moi qui souligne), en l’occurrence annonciateur du drame à venir où la mer, on n’en dira pas plus, a toute sa part (ou pour le dire un peu quand même mais par énigme : c’est, autre mythe, la naissance de Vénus à rebours). 

 

Une mer, précisons-le, aux multiples et subtiles ramifications : car tout est relié, tout forme, comme dans toute œuvre profonde, « icebergienne » (pour tenter un néologisme), un système de significations complexes, dans Mado, rien n’est là pour le seul décor mais pour tramer un univers psychique qui parle de et à l’inconscient. Ainsi, un carrelet, si c’est une cabane de pêcheur et un filet de pêche, c’est aussi, comme le rappelle la narratrice, ce poisson « tout plat dont [elle] n’aime pas la peau, vilain blanc laiteux d’un côté, gris marronnasse de l’autre, et avec ça parsemé de taches grenat qu’on le dirait atteint de quelque maladie honteuse » (p. 15), peut-être ce même « poisson plat » auquel est comparée tout au début du texte (p. 8) la culotte subtilisée à Virginie par quelques gamins facétieux. Ce thème – très sexuel, donc – du poisson (le mot est employé 17 fois) revient sans cesse, maillant tout le roman, contribuant à lui conférer la forte cohérence d’une métaphore obsédante (au sens que donnent à ce concept les tenants de la psychocritique). Ainsi de la dorade que Florian tire de la mer et qui fascine Mado : « La dorade glissait entre les doigts de Mado, elle piaffait, se tordait comme un savon trop gras entre ses mains si douces, la bouche toujours plus écorchée, la gorge toujours plus entaillée, et je scrutais le plaisir de Mado à manipuler cette chose visqueuse et moribonde, ce corps avachi et huileux qui agonisait entre les doigts de la plus belle fille du monde » (p. 70). Même les bières qu’on boit (ou qui « ruissel[en]t sur [les] seins et [les] ventres » [p. 162]) sont des poissons, qu’on tient « au frais dans un seau d’eau de mer » (p. 96), comme Florian « jette (p. 71 la dépouille [de la dorade] dans un seau »). Ce même Florian qui, au moment de ferrer l’animal, « a bandé les muscles, actionné la manivelle et tiré la hampe à lui, […] imprimant à la canne de petits coups nets, précis » (p. 69). Il n’y a guère lieu de commenter ce qui relève d’une quasi transparence – et à quoi fera écho, quelque 70 pages plus loin, dans un contexte métaphorique non plus marin mais terrestre, la scène inverse d’un « Florian, [aux] petits yeux mesquins de sanglier acculé dans sa bauge, le gosier ouvert et muet, le sexe encore gluant […], inconsistant déjà, d’une flaccidité burlesque et dégueulasse » (p. 137).

 

C’est cet imaginaire marin, ce fantasme de sel et d’eau, cette assimilation du sexe à la mer, c’est ce désir (dût-il être fatal à qui l’éprouve) de fusion archaïque entre les corps et les éléments qui me paraît le plus remarquable dans Mado et me semble démontrer, une fois de plus, que la seule matière narrative d’un texte ne peut suffire à l’étayer, à lui donner une assise vraiment solide dans la réception qu’on en a. Peut-être le roman, sans doute à ce jour le plus accompli de Marc Villemain, se résume-t-il, mieux qu’en toute autre synthèse, à ce très beau paragraphe (ou motif) dont il serait l’amplification – les poètes de l’âge baroque nommaient cela paraphrase – et qui rappelle, autant que certaines mystiques, certaines pages de Rousseau consacrées à l’eau dans les Rêveries du promeneur solitaire : « Être corps de bête, dépôt composite de terre et de chair. Ne pas seulement se mêler aux éléments : en être. Être le ressac au loin qui fait entendre ses scintillements humides à travers la broussaille. Être le capitule bleu du chardon pour essuyer les embruns, les chaleurs atrophiées du mois d’août et les urines animales. Être sa propre tanière » (p. 51).

 

Lionel-Édouard Martin

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16 février 2019

Mado sur Nyctalopes

Capture d’écran 2019-02-14 à 13

 

Ça commence par un jeu d’enfant. Virginie a neuf ans et ne les retrouvera jamais. OK, tout le monde grandit, vieillit, mais pour elle la cassure est nette ce jour où l’innocence implose. La petite fille se fait chaparder ses habits sur une plage, la femme cache son corps toute une nuit dans une cabane de pêcheur. Même Francis Cabrel se la ferme face à des cicatrices qui suppurent encore méchamment six en plus tard. De ce bouleversement brutal naît une attraction démesurée. Un amour pour une autre fille, Mado, une évidence, puisque les garçons sont si cons.

 

À l’instar du récent et brillant Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard (Éditions de Minuit), il n’est nullement question ici d’homosexualité (« Je ne me sentais pas spécialement attirée par les filles, je n’étais juste pas disponible pour aucun autre humain que Mado. »), mais d’un amour absolu, de sentiments qui brûlent tout. Une passion tout feu tout flamme en somme qui, de fait, se termine en cendres grises. Il y a bien des garçons dans le flot des souvenirs évoqués, mais tous cantonnés dans des seconds rôles atones, des rôles accessoires, littéralement, comme pour souligner leur condition d’objets.

 

Le récit est au passé, bien sûr, puisque seul le passé persiste pour la narratrice devenue adulte et mère d’un enfant à peine filigrané (un autre écho d’ailleurs au précité Ça raconte Sarah). Et si le présent apparaît par petites touches d’italique, son vide sidérant et son déroulement fantomatique le rendent quasiment agressif.

 

Bien que s’achevant sous la lumière fragile d’une flamme à transmettre, Mado est un texte sombre où, forcément, l’ultime marée emporte les passions et les frustrations concomitantes, où la peur d’assumer finit par tout consumer, où tout s’évapore en une dernière image pour ainsi dire virtuelle puisque rien ne disparaîtra jamais…

 

Court et attachant, servi par une écriture enluminée mais limpide, le livre oscille entre coups de griffes et havres de quiétude, entre jalousie destructrice et partages initiatiques, entre poésie intimiste et coups de sang éraillés. On pourrait presque le résumer par ces chardons bleus qui le fleurissent comme un refrain, jolies fleurs vivaces et épines blessantes à la fois, fleurs du beau, fleurs de mal.

 

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15 février 2019

Mado lu par Nicole Grundlinger

Capture d’écran 2019-02-14 à 13


« J'ai la nostalgie de notre animalité. Du temps où nous pouvions griffer, mordre, ronger, dépecer. Où nous pouvions, savions nous défendre. Quitte à en mourir. Où nous n'avions pas besoin d'expliquer, de justifier, de convaincre. Où les règles étaient claires et où celui qui trahissait acceptait la mort. »

 

C'est l'histoire d'une passion, d'un amour incandescent qui naît sur un terrain encore vierge et consume les dernières traces d'innocence de l'enfance. Une histoire de peaux, de soleil, de sel et d'embruns. De plaisir mêlé de souffrance. De sentiments bruts, violents, primaires, comme ils peuvent l'être à quinze ans. C'est l'histoire d'une passion qui, quinze ans plus tard continue à hanter Virginie. Ses souvenirs se font encore plus pressants lorsque se profile l'anniversaire de sa fille, Emilie. Neuf ans. C'est l'âge qu'avait Virginie lorsque Mado a commencé à prendre possession de ses pensées. Mado, lumineuse, radieuse, aventureuse, provocante. Tout le contraire de la timide et peureuse Virginie. Un jeu qui tourne mal, des échanges de regards, une amitié de plus en plus tactile et sensuelle. Les deux jeunes filles grandissent, leurs sens s'éveillent, l'amitié se transforme en passion amoureuse. Un apprentissage douloureux, forcément.

 

« On devrait tous mourir à quinze ans. Cela accroitrait considérablement nos chances d'être heureux à vie et diminuerait d'autant notre propension à tout foutre en l'air ».

 

Quel pari fou que celui de Marc Villemain ! Se glisser dans la peau d'une adolescente et la faire vivre avec autant de puissance, ce n'était pas gagné d'avance. Ce texte brûle. Il irradie d'une sensualité lumineuse. Le lecteur est transporté dans ce décor de bord de mer où vivent les protagonistes de cette histoire ; une nature omniprésente, dont on respire les parfums, dont on goûte les arômes, dont on ressent la puissance des courants marins. Tous les sens sont sollicités dans une succession d'éblouissements tantôt visuels, tantôt charnels. Mais sa force ultime c'est de parvenir à saisir cet état très particulier des moments d'éveil qui président à l'apprentissage et, se succédant, conduisent à l'âge adulte. Comme il est facile de se perdre, de se méprendre, de faire mal. Les sentiments sont alors comme des cordes tendues à l'extrême, qu'un geste trop violent peut briser d'un coup. C'est tout cela que parvient à nous faire ressentir l'auteur. Ces instants qui sont joie et souffrance mêlées. Et qui vous marquent à jamais.  

 

J'avais déjà goûté à l'écriture de Marc Villemain avec son précédent recueil de nouvelles Il y avait des rivières infranchissables et ce roman en est en quelque sorte le prolongement, dans le temps et l'espace, et bien sûr dans l'exploration du sentiment amoureux. Il y gagne en force, en percussion, en profondeur, en complexité. Roman d'amour, roman d'apprentissage mais aussi récit d'une libération et d'un possible pardon. Roman qui réveille en chacun de nous le ou la "Mado" enfoui dans les tréfonds de sa mémoire, de son cœur ou de ses sens. Puissant, vous dis-je.

 

Nicole Grundlinger pour le blog Mots pour mots.
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14 février 2019

Mado lu par Léon-Marc Lévy (La Cause littéraire)

 

 

Marc Villemain, dans ce roman virtuose, réussit un double défi. Écrire un beau roman d’amour – ce qui de nos jours relève de la rareté extrême – et parler non des filles de quinze ans mais comme une fille de quinze ans, avec une justesse, une délicatesse, une pertinence saisissantes. La jeune narratrice, auteure du journal intime qui constitue la matière de ce livre (et qui intervient aussi parfois, quinze ans plus tard devenue adulte) nous raconte une amour exceptionnelle – le féminin d’amour, normalement réservé au pluriel, s’impose ici au singulier.

 

On ne découvre le prénom de la narratrice, Virginie, qu’à la page 53. Rien d’étonnant à cela, la jeune Virginie, dès les premières pages, est éblouie, dominée, fascinée, reléguée au second plan par l’époustouflante Mado dont elle tombe éperdument amoureuse. Mado, pas une fille, un rêve : belle, sûre d’elle déjà malgré son jeune âge, sensuelle, intelligente, fascinante. Elle efface tous les personnages du roman par son rayonnement quasi divin.

 

Ce roman est l’histoire d’un vide, celui qui s’ouvre autour du personnage scintillant de Mado. Celui qui envahit et terrifie Virginie dans les périodes où Mado n’est pas proche d’elle – les vacances par exemple. Celui – littéraire – de la quasi inexistence des parents de l’une et de l’autre, figures à peine ébauchées, sans relief, sans épaisseur, sans intérêt. Pas plus que les cousins, ou Florian, le petit pêcheur rencontré sur la plage. Pas plus que les copains/copines d’école, à peine évoquées. Tous les êtres – autour de Mado et Virginie folles d’amour l’une pour l’autre – sont des creux, des fantômes, des absences. Les deux filles, bouillantes de vie, de sensualité et d’amour sont seules au monde.

 

Leur monde secret, leur nid d’amour, c’est une cabane au bout d’un ponton sur la plage. Le carrelet. Là, les deux amoureuses réalisent le bout de leur rêve : l’absolue solitude. Une sorte de fin du monde où il ne resterait qu’elles, leurs corps naissant au sexe, leurs cœurs brouillons battant la chamade l’une pour l’autre. L’une et l’autre. L’une dans l’autre. Marc Villemain écrit aussi l’histoire d’une fusion, d’un élan brûlant qui fait se traverser, se fondre les deux amoureuses. Et même dans cette fusion ardente, Mado reste la maîtresse, celle qui ordonne les passions, les caresses, les folies. Virginie s’oublie, s’efface en elle.

 

« Je voulais qu’elle dispose de moi, je serais docile en tout. Alors d’un geste elle a posé une main entre mes seins et m’a légèrement basculée vers l’arrière. Je me laissai glisser dans son plaisir mais je me laissai aussi chavirer dans tout ce que ce moment engageait, ma jeunesse, mon ingénuité, ma vie. Je lui faisais confiance, je ne désirais rien de plus au monde que ce point de non-retour. »

 

Et puis l’arc de la vie se déploie. L’arc de l’amour, le plus fou soit-il. « On donne à l’arc le nom de vie et son œuvre c’est la mort » disait Héraclite. Les passions humaines sont faites de beauté et de laideur. De soie et de cahots. De joie et d’infinie tristesse. Des tristesses telles que trente ans plus tard elles lacèrent encore l’esprit et le corps. Virginie, devenue femme et mère d’une petite Emilie, reste ravagée par ce qui a toujours été sa vie du temps de Mado : le vide autour d’elle quand Mado n’est plus là, quand le carrelet n’est plus qu’un souvenir, quand le cœur s’absente.

 

« Je suis née au grand air, pour l’amour et la solitude, et me voilà plein cœur de ville, ratatinée dans une cage à lapins. À ressasser ce que j’ai fait, ce que j’ai perdu, ce qui est mort, ce qui se meurt, cœur sec et seins vides. Trente ans et déjà je me languis, et déjà je m’assèche. Et chaque jour dans mon corps, dans mes larmes, dans les yeux implorants d’Emilie, la preuve en chair que je me crucifie plus vite encore que le monde. On devrait tous mourir à quinze ans. »

 

Villemain – pour notre bonheur littéraire – nous a habitués à faire ce qui ne se fait plus. Dans son recueil rivière il nous contait déjà des romances enfantines teintées de sourires et les larmes. Dans ce roman, vibrant, exalté et cruel, il nous offre un cadeau rare aujourd'hui en littérature : un âpre et déchirant roman d’amour.

 

Terminons sur ce legs sacré de la maman à sa fille : « Si un jour tu lis ce journal, Emilie, ma petite fille, sache et n’oublie jamais : je n’ai jamais eu dans ma vie qu’un amour, et ce fut elle. »

 

Léon-Marc Lévy, directeur de La Cause littéraire.
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12 février 2019

Mado lu par Livres Hebdo (avant-critique de Véronique Rossignol)

 

 

Avant-critique de Véronique Rossignol
Livres Hebdo du 1er février 2019

 


LES CHARDONS BLEUS

 

Marc Villemain rouvre les plaies
d'un premier amour

 

« Au fond, je me contrefiche de me souvenir. D'ailleurs je ne crois pas aux souvenirs, nous sommes bien trop doués pour les truquer. Non, je cours après des sensations dont je connais l'arrière-goût et que pourtant je sais perdues à jamais, une ribambelle d'instants heureux et fugitifs, du bonheur en moignon — ma seule mémoire véritable. » C'est cette mémoire-là, mais en réalité douloureuse, qu'arpente Virginie, 30 ans, racontant en double voix un passé encore à vif et un présent plein de remords. La mémoire de la passion qui l'a liée, l'année de ses 14 ans, à l'affranchie Mado, l'histoire d'une initiation. Pour la narratrice, l'épisode fondateur est un traumatisme : un jeu d'enfant innocemment pervers dont elle a été victime quand elle avait 9 ans. Quand les demi-frères de sa meilleure amie Mado lui ont joué un tour en lui volant son maillot de bain et l'abandonnant nue sur la plage. Et qu'elle a dû se réfugier dans une cabane de pêcheur sur pilotis en bord d'océan, un « carrelet » abandonné où elle a passé la nuit, honteuse et terrorisée. Cinq ans plus tard, à la fin du collège, c'est une Mado provocante, imposant à tous son rythme et ses lois, qu'elle retrouve. De ces personnalités dont l'audace insolente aimante sans distinction filles et garçons. À ses côtés, la narratrice se sent empruntée, encore un pied dans l'enfance, « loin d'être armée pour seulement imaginer que je puisse tomber amoureuse d'une fille ». Mais ensemble, elles vont tout apprendre, du désir, de la manipulation, du manque et de la possession, sceller des serments à la vie à la mort, avec des colliers argentés où pend un petit chardon turquoise. Tout promettre et tout trahir. Le carrelet secret abritera cet amour unique et définitif. Il deviendra le lieu du premier et du dernier matin du monde pour celle qui fait ce voeu : « Ne pas seulement se mêler aux éléments : en être. Être le ressac au loin qui fait entendre ses scintillements humides à travers la broussaille. Être le capitule bleu du chardon pour essuyer les embruns, les chaleurs atrophiées du mois d'août et les urines animales. Être sa propre tanière. »

 

Après le recueil de nouvelles Il y avait des rivières infranchissables (2017), qui s'attachait à la saveur doucement nostalgique des amours d'enfance, Marc Villemain sonde avec une intimité plus profonde et plus crue l'ardeur sauvage d'un passage à l'acte inaugural, quand l'éveil est une révélation et un déchirement.  V. R.

11 février 2019

MADO

 

 

C'est ce 14 février que paraît en librairie mon nouveau roman, Mado, lequel a donc suffisamment plu à Joëlle Losfeld pour que, un an et demi après Il y avait des rivières infranchissables, elle consente à poursuivre l'aventure.

 

** Une première rencontre se tiendra à Strasbourg ce samedi 16 février à 16h30, librairie Kléber. Rencontre à livres croisés, si l'on peut dire, puisque je serai accompagné de Laurine Roux, auteure remarquée d'Une immense sensation de calme (Éditions du Sonneur) dont j'ai eu le grand plaisir de diriger le travail d'édition.

 

** Pour les Franciliens et plus spécialement les Parisiens, une séance de signature est prévue à partir de 19 heures le mercredi 20 février à l'Écume des Pages, quartier Saint-Germain-des-Prés.

 

** D'autres rencontres s'organisent d'ores et déjà, qui donneront lieu à des précisions ultérieures — de manière certaine, je peux déjà évoquer la librairie Calligrammes de La Rochelle le 12 mars, celle  de Cogolin (Var) le 3 mai, et bien sûr le Salon du Livre de Paris le dimanche 17 mars à 15h30. 

 

Je n'ai rien ici à dire de bien intéressant à dire sur ce roman, aussi me contenté-je d'en proposer la quatrième de couverture...

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Il n'existe pas de trêve estivale pour les espiègleries des enfants. Virginie, neuf ans, va en subir les conséquences : les frères de sa meilleure amie, Mado, emportent ses vêtements au sortir d'un bain de mer. Terrifiée, elle devra toute la nuit se cacher, nue et impuissante, dans une cabane de pêcheurs abandonnée. Après cet épisode, les deux amies s'éloignent. Elles ne se retrouveront qu'en classe de quatrième, engagées dans des jeux de séduction que domine une Mado toujours plus provocante et libre. Peu à peu pourtant, cette légèreté cédera la place à la convoitise et à l'anxiété amoureuses. Ce qui conduira Virginie, abusée par les apparences, à commettre un acte dicté par la jalousie et, finalement, à une souffrance infinie. 

 

Mado est une histoire d'amour. Une histoire sombre et lumineuse, celle de deux jeunes filles qui, entrant dans l'âge adulte, découvrent ce qui irrigue toute passion : le désir, la jalousie et la peur.

 

Merci à tous mes lecteurs.
Contact presse : christelle.mata@gallimard.fr

Lien vers le livre, sur le site des Éditions Joëlle Losfeld

8 février 2019

Richard Morgiève - Le Cherokee

 

 

A poor lonesome cowboy

 

« On préparait le monde du rock n'roll. Corey espérait son Éden dans une enclave, si possible loin du goudron et d'Elvis. Il ne militait pas contre les guitares électriques, mais il aimait trop le bruit du vent. »

 

Le bel et juste écho que rencontre le nouveau roman de Richard Morgiève nous épargnera un trop long développement sur ce qui lui sert de prétexte : une nuit de 1954, le shérif Nick Corey découvre une voiture abandonnée sur des hauts plateaux du fin fond de l'Utah. Au même moment, sous ses yeux, atterrit un avion de chasse vide de tout pilote. Extraterrestres ? Bolcheviques ? Le FBI et l'armée n'en finissant pas de faire chou blanc, la question va tarauder les autochtones. Mais Corey aussi va mener l'enquête. À sa manière, et surtout avec l'intuition que ce sera peut-être l'occasion de retrouver celui qui, alors qu'il était encore môme, assassina ses parents — témoin effondré du drame, cet « orphelin extrême » finit pourtant par en être accusé, avant d'être jeté en prison.

 

On se demande parfois — les écrivains eux-mêmes se demandent, à l'occasion — ce qui constitue la trame profonde, l'espèce de leitmotiv nébuleux, souterrain, qui lie chacun de leurs livres et, finalement, dessine à travers eux un chemin de vie. Richard Morgiève est de ceux chez qui la chose se manifeste avec le moins d'ambivalence, tant il n'a jamais voulu écrire qu'en écoutant ce qui grondait en lui. Pas de ceux qui écrivent en se cachant derrière leur petit moi, et tant pis si parfois cela peut manquer un peu de chic, Morgiève n'est pas seulement un écrivain de la vérité intérieure : il a fait de celle-ci le préalable à tout travail d'écriture.


Aussi ai-je rarement vu un écrivain se laisser à ce point dominer par le double mouvement que lui impriment ses personnages et ses propres instincts. Que l'on parle schéma narratif, style ou intrigue, ses livres requièrent de toute évidence un travail très minutieux en termes de composition, d'études de caractères et de rythme ; en revanche, et c'est tout aussi patent, on y perçoit d'emblée un refus absolu, presque militant, de retoucher ses personnages, de tripatouiller dans leurs pensées, de conférer à ce qui les agite la moindre justification cartésienne ou morale. Il faut voir, je crois, dans ce refus radical de prendre le contrôle, l'indice ultime d'une intention littéraire qui a toujours été de dire et de montrer ce qui est, dans la vérité nue et crue de ce qui vient. À cette aune il incarne, si ce n'est dans la forme puisque son écriture échappe sous bien des aspects aux codes traditionnels du genre, du moins dans la manière, ce refus du chipotage, cette aversion pour l'ergoterie, il incarne vraiment, disais-je, l'âme du polardeux — polardeux défroqué, pour ainsi dire, puisque comme chacun sait il ne déteste rien tant que se remémorer ses cinq premiers romans, policiers, dont il dit d'ailleurs très tôt qu'ils n'étaient « que de la merde ». 

 

Cette façon qu'a Richard Morgiève de lâcher prise avec lui-même est assurément ce qui confère à ses histoires leur ressort si particulier. Chez lui, il y a toujours un moment où la vie bascule. Bien sûr on s'attend toujours à quelque chose, un événement qui ouvrirait une brèche dans le roman, mais cela ne se produit jamais au moment où l'on pense que ça pourrait se produire, et surtout ce n'est jamais ce qu'on aurait subodoré. Cela tient, je pense, à l'état de grande disponibilité mentale et psychique dans lequel se tient Richard Morgiève dans le moment de l'écriture. On l'imagine assez bien en effet à sa table de travail, lancé comme une machine folle, déversant ce qu'il y a à déverser sans se poser la moindre question, pas même ces questions d'ordre littéraire voir éthique qui peuvent tétaniser tout écrivain, lui que l'on sait si indifférent aux registres, si peu soucieux de s'inscrire dans un courant ou une école, bref allergique à tout ce qui pourrait entraver son impulsion première. Il est fort à parier par exemple que l'irruption de la question sexuelle dans Le Cherokee l'a pris au dépourvu au moins autant que le lecteur. D'ailleurs cette irruption tient en une phrase. Que rien n'annonçait, donc — même s'il est toujours loisible, après coup, de feuilleter le livre à l'envers et d'aller y puiser quelque indice. Sans doute est-ce aussi cette disposition totale à se laisser submerger par ce qui le dépasse qui fait le bouillonnement et l'impétuosité des romans de Morgiève ; c'est d'une énergie rustique, presque bestiale : l'énergie d'une littérature qui doit ce qu'elle est à quelques visions primitives, mais tout autant à un incessant travail du subconscient.

 

La liberté dont jouit l'écrivain Morgiève a tout d'une liberté apprivoisée. Car non seulement il se connait, mais il sait ce qu'il veut — ou plutôt ce qu'il ne veut pas : une littérature chichiteuse. Ni préjugé, ni tabou : chez lui tout fait histoire. Il suffit de prendre le monde tel qu'il vient. Dans une de ses plus fameuses lettres à Louise Colet, Flaubert disait qu'il n'y a «ni beaux ni vilains sujets, (...) le style étant étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Nul doute que l'auteur de Cherokee souscrit à la proposition, si ce n'est que chez lui le feu intérieur s'allume toujours à un fait humain, brut et brutal plus souvent qu'à son tour : un fait qui ramène toujours aux écorchures de l'humanité. Aussi, de livres en livres, c'est cette humanité d'assez basse extraction qu'il donne à fréquenter, gens de peu, travailleurs, chômeurs, estropiés, fainéants, boit-sans-soif, gouailleurs, losers ou démerdards de première, tous gens plus ou moins fâchés avec le moderne, et toujours plus ou moins en délicatesse avec l'ordre et la loi. Ce n'est pas une posture-type ou une figure de style, pas l'indice d'une quelconque complaisance avec le sordide, mais bien l'expression nécessaire d'une mélancolie très ancrée, d'une ombre portée sur le moindre de ses regards. Il y a de la misère en tout, et c'est aussi cette misère qui taraude l'écriture de Richard Morgiève. Les humains, bien sûr, mais c'est comme si tout le cosmos lui inspirait ce regard mêlé d'abattement et de compassion ; quelques traits splendides suspendent alors un sens effervescent de l'action : « L'hiver avait été rude, des dizaines de vaches avaient gelé, il avait fallu en abattre. Aux autres on avait coupé la queue ou les oreilles, ou les deux. Une des vaches mutilées pleurait et ses larmes gelaient. » Sur cette seule phrase semble s'abattre, et de tout son poids, un impérieux accès de spleen.

 

La grande réussite du Cherokee, outre qu'il est difficile de lâcher le livre, réside dans cette pulsion d'écriture où la rage, dominatrice, viscérale, rencontre de manière intrinsèque une infinie sensibilité. Chose que je n'avais pas perçue immédiatement en commençant ma lecture, étant resté sur la tonalité sépia de son précédent roman, Les hommes — dont j'ai parlé ici. Or ce qui est étrange c'est que, une fois achevée ma lecture, c'est précisément à ce précédent roman que cela m'a renvoyé. En des lieux et dans des registres distincts, quoique à une époque assez proche, j'en suis venu en effet à la même conclusion : Morgiève aime les temps révolus et les hommes auxquels ils donnaient naissance. Car finalement la sensibilité de Nick Corey n'est pas bien éloignée de celle de Mietek, le héros des Hommes. Tous deux, par nature sans doute, mais aussi par ce que c'est ainsi qu'on vit dans leurs milieux et que chaque milieu a ses codes, tentent de dissimuler sous des dehors très mâles tout ce qui les émeut, le bois véritable dont ils sont faits, un bois tendre qui peut rapidement ployer sous le trop-plein d'émotions. La virilité chez Morgiève est toujours le symptôme de quelque chose d'infiniment plus complexe que ses signes extérieurs les plus éculés, quelque chose d'infiniment plus nuancé, plus féminin aussi. Et à le lire, on se dit que lui-même ne s'en aperçoit qu'après-coup : il n'écrivait pas pour cela, mais c'est cela aussi qui est venu.

 

Probablement Richard Morgiève est-il à l'image de ces personnages. Je n'infère pas cette conclusion d'une analyse grossièrement psychologisante mais d'une attention portée à son caractère littéraire. Car cette sensibilité morgévienne sur laquelle j'insiste tant se déploie par traits sporadiques : encore une fois, on ne trouvera jamais chez lui la moindre fragrance de fleur bleue : ill affectionne le dur, le rude, le sauvage et le bourru. C'est par l'humour, constant tout du long de ce roman plus touchant que lui-même ne l'escomptait peut-être, qu'il en vient à lutter contre la tentation sentimentale. Il a alors de ces traits dont l'inventivité et la spontanéité font drôlement envie — d'ailleurs j'ai toujours envié, même jalousé, ce talent des auteurs pour qui la science du polar n'a plus de secrets à vous sortir de ces images aussi déroutantes qu'immédiatement évocatrices. Je pioche au hasard : ces jambes « flasques comme du gras de jambon », ce « détachement feint de shérif qui a rangé son cheval dans la penderie », ce gars avec son « regard de boa qui aurait marché debout. » L'humour bien sûr se fait volontiers noir — on songera, tiens, aux frères Coen, à Fargo : « Entre une balle blindée et une balle dum-dum, il voyait bien. Ça dépendait comment tu voulais occire le gars. S'il était dans une bagnole ou en train de prendre un bain de soleil au bord de la piscine. Dans ce cas, Corey préconisait la balle dum-dum, ou le fusil à pompe. À noter que la poupée à côté de lui serait obligée de changer de maillot de bain ». Mais parfois, et là on retrouvera un Morgiève mieux connu, il ne sera pas interdit de songer à Audiard : « Vu son état psychique, il n'aurait pas vu une empreinte de dinosaure dans le beurrier. » ; ou encore : « Le premier coup de tonnerre a pété et pas mal de dentiers dans le coin ont dû remuer dans les verres à dents. » Il y a même des passages entiers, brefs mais proprement hilarants, tel celui-ci, quand un perroquet de comptoir se met à donner la réplique. Même si l'une de mes scènes préférées, de quasi-anthologie, où affleure de nouveau une pudeur masculine à la fois vive et ténue, met en scène le shérif et un vieux bijoutier, les deux se lançant dans une crêpe-party dont on se demande bien comme l'idée est venue à l'auteur. À noter enfin un usage original et roublard du cliché, qui permet de s'amuser tout en désamorçant la possible critique (car il y aussi chez Morgiève du potache et du cabotin) : « Une chouette a hululé, ce n'était pas original mais ça se mariait bien avec l'ambiance. » Ou bien : « Il est parti en marche arrière, les yeux fermés pour ne pas voir. Il a disparu. Aucun générique ne s'est imprimé nulle part, ça continuait sans fin. »

 

Richard Morgiève continue donc de faire ce pour quoi il se sent fait : une littérature d'évasion — mais qui est d'abord évasion de soi. Ça bouscule, mais ça n'a pas forcément l'intention de bousculer. Ça provoque, mais pas tant pour provoquer que parce que là, selon Morgiève, réside sûrement une bonne part de nos vérités communes. L'écrivain a probablement voulu s'amuser en se lançant dans une sorte de thriller américain, obéissant à quelque fantasme adolescent, celui de l'Amérique et du cinéma américain, et jouant sans la moindre prudence avec l'image d'Épinal d'une Amérique éternelle — preuve, soit dit en passant, qu'on ne peut plus dire que c'est un pays sans histoire. Et sans doute s'est-il amusé. Pourtant, au bout du compte, il donne à lire un roman dont la cruauté de façade nous ramène aux fondements de la solitude. Ces personnages qui rêvent de pouvoir se retirer du monde mais qui ne le peuvent parce que le monde sera toujours plus fort, ceux-là qui sont tentés d'aller à la mort comme on dit qu'y vont les éléphants, en se coupant du troupeau humain et en goûtant au bonheur paradoxal de l'ultime solitude dans le face-à-face avec la vie, finissent par déposer chez le lecteur une tonalité muette dont celui-ci continuera longtemps de percevoir l'écho.

 

Richard Morgiève, Le Cherokee, Éditions Joëlle Losfeld