Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Marc Villemain
24 mai 2021

Virginie Troussier - Au milieu de l'été, un invincible hiver

 

Virginie Troussier au faîte du récit

 

Voilà des années que je lis Virginie Troussier, et je dois dire que sa petite musique n’a jamais cessé de m’accompagner. Aussi bien, elle me semble occuper dans le panorama littéraire une place à part, discrète, en marge légère, mais de plus en plus reconnaissable. J’ai toujours été sensible à son écriture concurremment lyrique et délicate, d’une ferveur très maîtrisée, mais aussi à ses univers qui, même au plus haut du roman, s'arriment toujours, peu ou prou, à une sorte de récit intérieur. Dans ce nouveau livre au titre superbe, Au milieu de l’été, un invincible hiver, elle assume n’être plus strictement romancière pour s’en tenir à une sorte d’historiographie du drame ; mais où l’on retrouve tout ce qui fait l'énergique élégance de son écriture romanesque.

 

Le lecteur se souvient peut-être du drame du Pilier du Fréney, sur le versant sud du mont Blanc, qui endeuilla l’été 1961 et tint les médias français et italiens en haleine : la disparition de quatre alpinistes (sur une cordée de sept) de stature internationale (dont le Français Pierre Mazeaud, qui alors n'est pas tout à fait encore l'homme de loi et la personnalité politique que l'on connaîtra), après cinq jours et cinq nuits d'exposition à des vents et des températures que l’on peine seulement à s'imaginer. Vissée à hauteur d’homme, Virginie Troussier, née elle-même en haute montagne, tient le journal de bord et même les minutes de ce drame. La justesse documentée de ses observations, son empathie et son écriture très évocatrice nous donnent à en suivre le cours et nous permettraient presque d'éprouver l'effort surhumain que finissent par exiger de ces hommes le moindre geste, le moindre pas, la moindre parole. Aussi, progressivement, phrase après phrase, nous dérivons de la joie lumineuse et ardente des sommets vers les premiers signes de fatigue, de douleur puis de déréliction.

 

Au milieu de l'été... est une ode à l'état d'esprit camarade, solidaire, intrépide, pas tout à fait dénué d'un certain mysticisme, qui fait se tenir ensemble sept hommes au bout du bout de leurs forces et de leur désir de vivre. Comme toujours chez Troussier, le récit de ce qui est vécu fait fi de tout pathos, de toute rouerie, et sa quête de justesse étaye infatigablement le caractère poignant de ce qu'elle rapporte ou décrit ; sans avoir à y appuyer, elle montre bien d'ailleurs à quel point la quête des sommets est aussi celle d'une certaine hauteur d'âme. Au demeurant, l'on retrouve dans chacun de ses livres ce même désir farouche d'exprimer la nature exceptionnelle des sensations ultimes et de louer ce qui relève peut-être moins de la pratique sportive que de la réalisation d'un grand dessein : dans l'irréfragable solitude de l'homme, celui du dépassement et de la mise à l'épreuve de soi.

 

Virginie Troussier, Au milieu de l'été, un invincible hiver - Éditions Paulsen
Paraît également, aux Éditions Les PérégrinesNos champions, Corps et âmes.

2 mai 2021

Romain Verger - Forêts noires

 

Le bois où l’on sombre

 

Qu’avons-nous fait de nos peurs infantiles ? Si nous y pensons, si nous tâchons, non seulement de nous les remémorer mais de nous replonger dans ce qui les fit naître, sommes-nous bien certains, une fois adultes, de les avoir surmontées ? Je ne suis pas sûr d’avoir raison de les évoquer d’emblée pour parler de Forêts noires, troisième roman de Romain Verger aux Éditions Quidam. D’autant qu’on pourrait sans doute aborder le livre de bien d’autres manières, et qu’il est peut-être un peu facile de chercher l’origine des cauchemars dans l’onirisme de l’enfance. Mais l’univers de Romain Verger est empli de ces débordements visuels dont l’enfance est caractéristique, et dont on ne parvient jamais à se départir tout à fait. C’est en tout cas le cheminement qu'il m’a fait prendre, et si je peux trouver quelques menues maladresses à la construction du récit, il ne manque toutefois ni d’originalité, ni de sensibilité. 

 

Le narrateur, biologiste, est envoyé au Japon afin d’étudier Aokigahara Jukai, l’inquiétante, l’angoissante « mer d’arbres » où d’aucuns s’en vont mourir comme d’autres en haut des falaises d’Étretat. Les premières pages du texte m’ont fait penser à Patrick Grainville, un Grainville qui aurait fait le choix de la sobriété. Bien sûr, il y a le Japon, son étrangeté radicale, merveilleusement évoqué par Grainville dans Le baiser de la pieuvre. Mais ce n’est pas la seule chose qui m’y ait fait penser. Il y a aussi cette manière singulière de saisir la chair, de transformer la nature même en une chair que l’on dénude, de puiser en ses mystères, en son « drame secret », bien des ressources sensuelles. « L’une n’allait pas sans l’autre, la montagne sans la forêt, mon plaisir sans l’inquiétude », écrit le narrateur à propos de ce paysage, d’une telle noirceur que l’individu ne peut pas ne pas s’inquiéter de son identité volcanique – et « le magma coulait déjà dans mon sang. » 

 

Il ne faut donc pas plus de quelques pages avant que la lecture ne tourne à l’angoisse expectative. Nous éprouvons sitôt cette fibre dont ou pourrait dire qu’elle est tout à la fois sereinement et violemment poétique, profondément travaillée par le fantasme vampirique et un onirisme qui confine au fantastique. C’est toujours dans « la grande forêt primaire » que s’opère un retour à soi. Cet homme jeté loin de chez lui, loin de sa vie quotidienne, loin de sa langue, de ses odeurs familières, loin aussi de sa mère, dont il finit par dire, non sans un paradoxal amour : « son parfum m’écoeurait, ses odeurs corporelles, cette chambre qu’elle avait fini par imprégner de son humanité », cet homme, donc, ne résistera pas à l’appel de la forêt – « moi-même ne pesant guère plus qu’une âme végétale de passage dans la mémoire du lieu. » Forêts noires est le récit de cette régression, ce pourquoi sans doute j’y vois tellement d’enfance, régression qui ne sera d’ailleurs pas loin de ramener aux origines mêmes, presque jusque dans le ventre de la mère. 

 

On lit assez peu, en France, cette littérature. Elle a de français, si l’on peut dire, une manière d’évocation de la sourde inquiétude intime ; mais à certains moments, on la croirait nourrie à une vieille noirceur psychédélique, lautréamonienne ; à d’autres, d’un quelque chose qui la tirerait vers le nature writing ; d’où l’on ne se départit jamais tout à fait d’une sensation d’animisme rampant : « Quel plaisir de cueillir le champignon fraîchement monté, de déterrer son pied joufflu, de décoller de son chapeau les nervures de feuilles décomposées et d’inspecter la morsure des bêtes. Et quel autre incomparable de l’entailler avec l’ongle, […], pour en détacher un peu de chair ferme et noisetée que je portais à ma bouche, avec le sentiment de vivre pleinement mon existence. » C’est, aussi, ce qui achève d’exhausser l’essence, finalement très poétique, de ce récit très singulier.

 

Romain Verger, Forêts noires - Quidam Éditeur
Paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011