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Marc Villemain
22 janvier 2016

Antoni Casas Ros - Mort au romantisme

 

 

Sous les mots, la vague

 

Il y a bien, oui, un mystère Casas Ros. Pas spécialement celui qui s’attise aux rumeurs liées à l’identité de l’auteur – dont nul ne connaît le visage –, mais celui de cet espace de liberté très singulier, peut-être extensible, que semble lui procurer l’écriture. Car que cette appropriation de la liberté apparaisse comme une sorte d’évidence pour n’importe quel écrivain un peu respectueux de son art est une chose, qu’elle soit investie avec autant de sensibilité, d’amplitude, d’intériorité, n’est pas aussi fréquent. Tout n’est sans doute pas parfait dans ces trente-neuf très brefs récits – qu’il serait peut-être plus judicieux de qualifier de fusées que de nouvelles : la féconde contrainte du court peut entraîner, à tel ou tel moment, quelque trait un peu forcé, et l’on ne peut complètement se débarrasser de l’idée selon laquelle il y avait dans l’exercice quelque chose qui relevait, en partie du moins, du défi ou de la performance. Cette impression s’évanouit cependant très vite, tant on ne peut demeurer impassible devant la mélancolie souveraine où nous entraînent les visions de Casas Ros, devant cette oscillation permanente entre les facéties de l’existence et l’abattement de vivre. Comme s’il y avait une concrétude de l’imaginaire, un soubassement douloureux à tout onirisme. Cette jeune fille, croisée dans un train, dont on comprend que l’étui noir lui sert à autre chose qu’à trimballer tel ou tel instrument de musique, toute comme cette belle nageuse unijambiste, l’étrange sensation que procure l’observation de nos corps (et de nos oreilles), ce corps qui nous échappe et qui fuit devant le miroir, l’invention d’une langue pour l’écriture d’un livre infini, ce lecteur qui voudrait pouvoir réécrire la chute des livres qu’il aime, ce fantasme de « rendre à la forêt son bois sous forme de livres qui prendraient la forme d’arbres », ce ballon de football qui vole au-dessus de la terre et se laisse rebondir au gré des coups qu’on lui donne, tout ramène à cette certitude : « on peut écrire dans le vide, pendant la chute vertigineuse. » Aussi, sous son titre aux allures de manifeste, Mort au romantisme nous gifle autant qu’il nous caresse. La gifle, c’est ce regard porté en marge absolue du monde, la rudesse et la concision poétiques de ces visions où corps et esprits humains se trouvent déformés, distendus, redessinés, redéfinis, cette manière de nous rappeler à nous-mêmes. La caresse, c’est la tristesse lointaine et sans doute inapaisable qui inspire ces visions, cette ironie défaite dont Casas Ros teinte la peine d’un monde impraticable. « On ne peut pas toujours sourire à celui qui souffre », écrit-il dans la fusée qui ouvre le recueil, et qui me semble assez bien résumer ce à quoi l’écrivain va puiser.

 

Tout est finalement très beau dans ce livre, écrit d’une plume vive et grave à la fois, et si l’on ne peut être également sensible à l’ensemble des textes, tous rayonnent d’une urgence dont on peut espérer qu’elle soit, d’un certain point de vue, salvatrice. Lire Casas Ros, c’est en quelque sorte revenir aux points cardinaux de l’humain, retrouver ces idées que les minutes de l’existant nous invitent à chasser d’un mouvement plus ou moins conscient sous le seul prétexte qu’elles seraient trop insaisissables, ou trop dérobées, ou trop occultes, ces petites choses qui ne sont pas tout à fait des idées encore, seulement des fulgurances qu’il nous faut tenir à distance respectable si l’on veut supporter de vivre. Sans chercher dans ces textes un caractère souterrain ou psychologique que l’auteur n’a sans doute pas voulu lui donner, on se dit que pourrait y reposer une aspiration à découvrir ou à recouvrer une terre vierge, un de ces mondes perdus de nos enfances : « Il foule une herbe fraîche et se met à penser qu’aucun être humain avant lui n’a emprunté cet itinéraire, que personne n’y a laissé la trace de son pas. Un sentier est en train de naître. » Nous ne pouvons nous défaire de ce qui nous constitue comme humains, réceptacles inaboutis pour les vents contraires. Il nous faut reconnaître l’incomplétude de notre rapport au monde, vivre avec cette souffrance de ne pas pouvoir nous y mouvoir autant que la vie nous y inviterait, sauf à avoir l’impression de renier quelque chose de marmoréen en nous ; courir, finalement, après « ce lieu insituable où toutes les vagues de la conscience jaillissent sans début et sans fin » ; et constater qu’on ne peut s’accrocher au réel de la vie sans faire la part belle à un imaginaire fors lequel elle-même partirait en fumée. Comme nos rêves.

 

Antoni Casas Ros, Mort au romantisme - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°18, juillet/août 2009

18 janvier 2016

Rolf Dieter Brinkmann - Romes, regards

 

 

Les éclopés de l'Occident

 

De la vie de Rolf Dieter Brinkmann, il n’y a pas grand-chose à dire. Né en 1940 dans une petite ville de Basse-Saxe, il se consacre très tôt à la littérature après avoir occupé quelques emplois secondaires. De lui nous ne connaissons qu’un roman, Keiner Weiß Mehr, paru en 1968 et traduit en 1971 chez Gallimard sous le titre La lumière assombrit les feuilles. Il mourra à l’âge de trente-cinq, à Londres, fauché par un véhicule qui arrivait sur sa gauche… – à l’anglaise. Destin propre à fabriquer un mythe, comme l’écrit Arnaud de Ruyter dans la préface très complète qu’il donne à ce volume, d’autant que Brinkmann incarnait avec quelques autres (et à la suite d’Arno Schmidt), l’envie qu’avaient ces « enfants des ruines » de dynamiter la littérature allemande traditionnelle et de « transférer les expérimentations de la Beat Generation en Allemagne de l’Ouest ». La parution de Rome, Blicke sera donc posthume. Rédigé à l’occasion d’un séjour à la Villa Massimo, à Rome, entre octobre 1972 et janvier 1973, le livre est en fait le journal presque exhaustif de ce qu’il vit, à chaque instant du temps, du jour et de la nuit. Et ce qu’il vit, comme ce qu’il voit, de cette résidence d’écrivains qualifiée de « réserve-d’animaux-artistes de l’État », est à la fois terrible, et assez prophétique.

 

* * *

 

Vivre n’est simple pour personne. D’aucuns en trouvent l’envie ou l’énergie dans le plaisir immédiat que cela peut à l’occasion susciter, d’autres dans l’observance d’une morale supérieure induisant une forme de dépassement de soi, d’autres encore dans une sorte de courroux ininterrompu. C’est, en partie, le cas de Rolf Dieter Brinkmann, qui ne décolère pas devant la situation qui est faite à l’Individu confronté à la « Multitude » : tout, dans ce livre étrange, habité, volubile, lyrique, nous ramène à cette opposition, aussi impitoyable qu’insoluble, condamnant l’écrivain à se heurter sans fin au vieux rêve d’« enfin vivre tranquille, dans une région couverte de lande, de marais, la sauvage lumière d’octobre en Europe du Nord, sans grande trace d’une autre présence humaine. » Car l’autre, loin d’être un frère, est toujours celui qui nous fait face et incarne la foultitude honnie, toujours celui qui vient freiner nos élans, contrarier nos réalisations, embrouiller nos espérances. Moyennant quoi, Rome, regards pourrait passer pour un condensé assez remarquable de la misanthropie.

 

Le dessein, pourtant, est modeste – c’est un rêve d’écrivain : « Tout ce que je désire est juste un endroit où je pourrais vivre et travailler et où serait fixée la subsistance minimum nécessaire à la vie de chaque jour. » Il se trouve que ce rêve nous est interdit, sauf à prendre le risque de crever de faim. Peu compatissant à leur endroit et pâtissant de l’incessante gesticulation des humains, Brinkmann souffre de cette perpétuelle résistance du réel. Et ne peut donc en tirer qu’une morale qui vaille au moins pour lui : « L’Individu est sans cesse confronté au Nombre et ce conflit s’accentuera de plus en plus, d’année en année, et il est du devoir de l’Individu de parler au nom de l’Individu, au nom de sa conscience d’être unique, et de laisser tomber qui se trouve reconnu pour agir en banal automate. » Cette misanthropie trouve chez Brinkmann sa forme littéraire la plus incandescente, et nous ne pouvons manquer de nous inclure dans ce récit assombri de l’homme. Très vite pourtant elle nous submerge, distillant même quelque chose d’un peu écoeurant, de révoltant parfois, mais tout aussi vite il nous est possible aussi d’en rire, tant on peut se demander si l’écrivain n’y trouve pas pure matière à création – non un prétexte, au moins un biais par lequel regarder le monde et le raconter. Aussi ses humeurs, authentiques, lui laissent-elles pas mal de place au plaisir de s’en soulager. À propos des Italiens, dont il dit ne pas vouloir apprendre leur langue puisqu’il n’a « pas besoin de comprendre chaque connerie », il raille sans pitié « la grimacerie permanente du tempérament méditerranéen » et s’étend plaisamment sur ces « pouffiasses banales contaminées par les magazines de mode, fagotées à l’as de pique, et mochetés de Demi-Monde, répugnant, ce grattage éhonté des couilles sur la voie publique de messieurs qui ondulent du cul et ce mélange typique de requiem-pop-slumky des jeunes des grandes villes, ça les démange et ça se gratte et ça se réajuste les bijoux de famille dans les pantalons trop serrés. » L’on ne saurait pourtant résumer ce tempérament batailleur à ses seules saillies. Ou alors faut-il les comprendre aussi comme l’expression non négociable de sa mélancolie devant le cours du monde, d’un étonnamment permanent devant son étrangeté, et d’une certaine souffrance à ne jamais pouvoir se sentir en adéquation avec rien – et guère plus avec lui-même.

 

Mais sa vision du monde et de l’individu est aussi tourmentée qu’esthétique. Écoutons-le, à l’issue d’une mondanité littéraire quelconque : « Je gueulai quelques jurons de rage bien allemands à travers les buissons en direction de la route en contrebas, où des Italiens faisaient démarrer leurs voitures de merde – et cela a dû être un moment étrange, d’entendre brusquement dans la nuit une voix proférer des imprécations sauvages et étrangères, en provenance d’un fouillis végétal très haut par-dessus les têtes. » L’humeur ne parvient jamais à dissimuler complètement cette poésie de l’étrangeté du monde. Car c’est bien de cela, au fond, qu’il s’agit : de l’impuissance de l’individu à se rendre complètement maître de son destin dans un monde qui ne nous comprend pas plus qu’on ne le comprend, et de la beauté relative et poétique qu’induit cette mutuelle incompréhension. « T'es-tu déjà rendu une fois à l'évidence que les situations et les circonstances de chaque jour ne peuvent dans les règles que conduire à une automutilation forcée et qu'elles y mènent effectivement ? Et cette poussée est déjà bien terrifiante, puisqu'on ne peut plus s'en éloigner de beaucoup. Les sens sont mutilés, le goût est mutilé, la vue et l'émotion, toute stimulation douce ou délicate. Après la mutilation du paysage, la mutilation des individus, cela va de soi et c'est drôle, follement drôle. » Derrière la colère, derrière l’humour grinçant, derrière l’instinct de la révolte, on perçoit ici combien Brinkmann évolue sur le fil tendu de la dépression : le monde le rend tout aussi impuissant et désolé que rebelle et belliqueux ; il le laisse les bras ballants : « Il y a des moments où je frissonne purement d’horreur, et cela peut survenir au coeur du trafic le plus intense, quand toutes mes intentions et les buts qui font que je me trouve dans la rue s’effondrent brusquement et, qu’un bref laps de temps, j’éprouve le sentiment de voir vraiment, d’ouvrir les yeux et de saisir d’un seul regard chaque détail du décorum qui m’entoure, et je comprends dans quelles fonctions ridicules se cantonnent tous nos gestes, toutes les parties du corps. »

 

Rarement le monde des humains ne nous sera donc apparu aussi laid et pitoyable qu’en lisant Brinkmann. On pourrait presque se risquer à dire que rien de ce qui est humain ne lui est familier : « Laideur à verse, déchets en ribambelle où disparaît chaque individu, car la vue d’ensemble est on ne peut plus affreuse et se répercute sur l’individu, indépendamment du fait que la majorité est effectivement horrible. » Or c’est l’inverse : c’est quand la masse se fait plus compacte que l’humain disparaît, et c’est alors, et alors seulement, qu’il vient à manquer à Brinkmann, lequel trouve surtout à se désoler du mauvais goût généralisé, de la vulgarité en vogue, constatant simplement, et regrettant de devoir le constater, que l’on peut encore jouir de « coins étonnamment calmes » mais que « ce sont le plus souvent des endroits dont plus personne ne veut. » Prophète et visionnaire de la décadence, donc, de l’inexorable déclin de l’Occident, mais prophète attristé, et blessé : « Fulminations, épuisement, et la certitude : qu’il y aura de plus en plus de grèves, de plus en plus d’effondrements, de maladies, de courir à gauche et à droite absurde, de plus en plus à faire-le-pied-de-grue, plus de folie, de mélancolie, de sordide, plus de délire verbeux, de discours, de mutilations, plus d’idiotie, ouverte et cachée, plus de mal bouffe, plus de monotonie, tout en plus, plus de laisser-aller et de pris-à-la-gorge, plus de sueur, de devoir-dépendre de la connerie, plus de puanteur, de violence, d’anarchie, de plus en plus, uniquement du quantitatif, plus de police et de fouille-merde, simplement plus, pervers grimaçants, figures humaines monstrueuses qui se sont à moitié entredévorées, plus de boucan : c’est tout juste si l’on ose encore respirer dans la rue, on vit le souffle retenu, plus d’amochage, plus de déchéance, plus de ferraille – tout cela est clairement prévisible, car nulle part on ne voit de signes d’amélioration. »

 

Ce qu’il y a d’étrange, dans cette vaste litanie, c’est qu’il n’est pas si facile, au bout du compte, de cerner le personnage de Brinkmann. Il est à la fois tout feu tout flamme, volontaire engagé dans la lutte ontologique, et pourtant, presque démissionnaire par avance. Ce qui le renverse, le bouscule, le domine, l’excède, c’est l’ensauvagement, la renonciation de l’esprit : « Plus j’observe la vie dans les rues ici et plus je n’arrive plus à me sortir de la tête le fait que, dans des conditions zoologiques, les primates femelles tendent leur derrière aux primates mâles, pour apaiser des situations de colère, d’énervement. » Ce n’est pas que rien ne puisse trouver grâce à ses yeux, c’est que nulle part il n’entrevoie d’issue poétique : « Je hais les socialistes tout autant que leurs adversaires, leurs empoignades, leur détermination réciproque m’écoeure ! Tout comme me répugne leur insensibilité qui n’a rien à envier à la pensée utilitaire, globale et technique ! » Nulle part sauf en l’Individu, donc, le dernier pré carré : « Plus je comprends toutes les relations des choses entre elles, plus je les vis avec mes sens et plus radical devient le repli sur moi-même. Il n’y a plus à attendre. – Il n’y a plus que les prédicateurs professionnels de l’espoir pour échauffer encore les gens avec des paroles de maculature. » Et ce conflit ne peut jamais se dénouer en lui, puisque « même la conscience contemporaine de soi entraîne l’entropie. »

 

Il faut certes s’armer d’un peu de courage pour lire Rome, regards. C’est long, c’est lourd, parfois désespérant, mais porté par un style inimitable, incroyablement baroque, d’une liberté capable de rompre toutes les amarres. Il nous faut vivre avec Brinkmann, le suivre pas à pas, comme s’il se filmait lui-même, caméra à l’épaule, ne nous épargnant aucun détail, aucune description, aucune pensée, même fugace. Mais en effet, on comprend vite qu’il y a là quelque chose de l’événement. Événement littéraire, car nous sommes bien loin des clichés de la littérature allemande ; événement quasi-politique, en ce sens qu’il éclaire violemment, et de manière assez imparable, cette génération qui dut avancer « à tâtons à travers des ruines morales après avoir tâtonné à travers des ruines réelles, avoir grandi dans des bunkers, joué avec des éclats de bombe et reçu une éducation dispensée par des éclopés avec une échelle de valeurs pour une vie d’éclopé. »

 

Rolf Dieter Brinkmann, Rome regards - Quidam Editeur
Traduit par Martine Rémond

Article paru dans Le Magazine des Livres, n°14, février/mars 2009

16 janvier 2016

André Bonmort - L'âge de cendre

 

 

Humains, trop inhumains

 

Commençons par saluer la pugnacité et l’ambition de cette petite maison, Sulliver, qui poursuit depuis 1995 son travail d’analyse sociale et politique et s’obstine dans son attachement à une « langue insoumise ». Axée principalement sur les sciences humaines, la maison d’édition s’est récemment dotée d’une collection littéraire, dans la continuité naturelle de son optique critique.

 

André Bonmort, qui en est le responsable éditorial, nous donne donc à lire L’âge de cendre, à partir d’une idée originale : le narrateur en effet n’est autre que « l’humanité ». Celle-ci va se regarder au miroir des hommes, et ne s’y reconnaîtra évidemment pas. Un peu hâtivement qualifié de roman, L’âge de cendre s’apparente davantage à une sorte de poésie pamphlétaire. Une succession de textes très courts constitue donc cet ensemble dont on perçoit immédiatement la sainte colère, mais qui court le risque de desservir son propos en s’appuyant sur une artillerie parfois un peu lourde – et une ponctuation par trop démonstrative. L’auteur a tendance à asséner sans souci de convaincre, ce qui finit par transformer un texte au surmoi poétique en diatribe un peu accablée, nourrie à une bile qui contredit à certains égards l’appel à l’humanité qui constitue pourtant l’intention du propos. Le livre aurait pu être dérangeant, tant le miroir qui nous est présenté pourrait ou devrait nous faire honte ; mais la militance finit par irriter : arc-boutée sur une dynamique de la formule, elle devient au fil des pages anathématique, et par moments un peu facile.

 

La chose la plus universellement aisée à faire est de condamner le monde, et nous avons tous, en l’espèce, quelque suffisant motif de désolation à faire valoir. Le problème est qu’entre la condamnation unilatérale du monde et la stigmatisation des êtres humains, il n’y a qu’un pas. Aussi sommes-nous ici décrits comme des « assoupis » qui se contentent de pester « machinalement contre la nouvelle hausse des impôts, ou le changement de date de l’ouverture de la chasse », qui ne pensent qu’à bâfrer (« trop de mastication nuit à l’acuité ») ou à forniquer sans prévenance pour l’écosystème (« dans vos préservatifs en latex qui ont nécessité la mort d’un hévéa »), bref de bien pauvres esprits, tentés de surcroît par l’agglutinement en « foules agenouillées » devant des religions elles-mêmes dépeintes comme des « représentants de commerce achalandés en fois diverses. » Le sens de la formule se mue parfois en goût du bon mot (les « renvois humanitaires »), ce qui ne va pas sans risque.

 

Dommage, car certaines intuitions auraient pu aboutir à quelque chose de plus fécond. « S’encorder ou non, telle est la question » : c’est vrai, et excellemment dit ; mais ce livre n’en fournira pas la réponse. Pourquoi n’avoir pas prolongé l’idée ? Pourquoi ne pas l’avoir tirée tout du long, et amorcé une invite à une pensée libertaire mieux étayée ? De la même manière, pourquoi s’être satisfait de réponses un peu caricaturales à cette assertion forte et mystérieuse : « Le monde n’appartient plus aux justes. Mais au juste à temps. » ? Il faut dire que faire du sentiment d’humanité le procureur des humains constituait un pari audacieux. Et la réponse consistant à trouver un rab de sentiment dans « les mots bouleversants du poème d’un adolescent éperdu qui se languit de ne pouvoir être lui-même », dans « le regard insoutenable de pureté qu’une mère posera sur son enfant nouveau-né » ou dans le « sourire de commisération vraie d’un semblable pour son pareil », ne pourra que désarçonner le lecteur, tout ébaubi encore d’avoir été l’objet d’un verdict sans rémission possible.

 

André Bonmort, L'âge de cendre - Editions Sulliver
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°10, mai/juin 2008

12 janvier 2016

André Blanchard - Entre chien et loup & Contrebande

 

 

Il faut vivre

 

Si vous tenez à lui plaire, n’allez pas dire à André Blanchard que vous aimez ses livres. Tiens, n’allez pas même les acheter, c’est plus sûr – vous ne pourriez faire autrement que de les aimer, il risquerait de s’en étouffer. à moins que le succès ne décuple sa rage, dans un de ces accès de haine de soi qu’on a parfois tendance à railler un peu rapidement, tant l’écrivain peut en faire son miel. Quoique Blanchard ait le cœur trop élégant pour y sombrer tout à fait. Mais c’est pire : car si la haine de soi peut être entendue comme un moment de la morale, ce dont souffre André Blanchard est autrement costaud. Évitons donc « la bourrade amicale », parce que « c’est parfait, sauf au bord du gouffre. » Et il s’y tient tout près, sur ledit bord, en équilibre et sans chiqué. Blanchard a une telle conception de la littérature à la vie à la mort, une idée si haute, et pourtant si prosaïque, si rude et si paysanne, qu’il ne faut rien de moins que s’appeler Balzac, Renard, Léautaud, Mauriac, Pascal ou Cioran pour parvenir à le désarmer. On appelle ça un tempérament, et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’en manque pas. Mais le plus beau est qu’il n’en tirera jamais autant d’orgueil que de douleur. Il y a chez lui, comme chez Léautaud justement, un « refus de réussir » qui ne se rencontre plus guère, et qui fait plaisir à lire. « Que nos lecteurs, ce peuple de l’ombre, y restent. C’est leur rendre service de ne pas les rencontrer : nous serions au-dessous de ce que nous avons écrit, ou alors c’est que ça ne vaut pas grand-chose. »

 

Comment faire, alors, pour être gentil ou simplement aimable avec André Blanchard, sans craindre de se faire rembarrer ou sans se croire autorisé à user de son genre d’ironie ? – qu’il a vacharde, vous imaginez bien, et juste. De cette ironie, du moins de cette qualité, nous connaissons peu d’équivalents. En tout cas contemporains. C’est que Blanchard pare au plus pressé. Et vit au plus juste, dans les deux sens du mot. Tout au plus s’autorise-t-il à rêver deux mille lecteurs (mais des vrais.) « Notre lot ? En décrocher un de consolation. » C’est même à se demander si ce lot-là ne serait pas un peu indécent. Heureusement, la gloire est loin : « elle ne saurait vous élire si vous n’êtes pas candidat. » Car Blanchard ne postule qu’à la seule littérature : les mots, les phrases, les images, la grammaire, le style, tout est là. Tout au plus ne peut-il se retenir très longtemps de fulminer contre le monde, et c’est le plus souvent bienvenu, nonobstant la mauvaise foi inhérente au genre colérique. Ajoutez à cela deux chats, Nougat et Grelin, et vous aurez une idée du bonhomme.

 

Il n’est pas possible, quand on a comme moi la chance de pouvoir suggérer quelques lectures et d’être partiellement entendu, de ne pas chercher à rendre justice à Blanchard. Ou plutôt à le venger : de son enfance (« Qu’elle gise où elle est, mon enfance, ce hors-d’œuvre de cadavre »), du monde extérieur (« ce calice ») ou du manque d’argent (« Moi, un brin prétentieux, j’ai tenté de renverser le rapport : d’abord vivre, donc s’accommoder de vivre avec peu d’argent. Il m’en cuit encore. ». Ou encore de lui-même (« Ce que nous ne sommes pas nous aura mené par le bout du nez »), et de la vie (« Quand la vie nous pèse, c’est que nous ne faisons plus le poids »). Alors que la seule chose, au fond, qu’il attende de nous autres, humains, c’est qu’on lui fiche la paix. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit insensible aux compliments, mais qu’en faire ? Et qui est-il, d’abord, ce complimenteur ? Qu’est-ce qu’il cache ? M’a-t-il seulement compris ? Seul est pur le silence. Et Blanchard de rouspéter jusque contre ses lecteurs, dont le nombre est pourtant programmé pour croître. Mais qui l’agaceront toujours moins que d’autres : « Ainsi va la frime : on ne compte plus les écrivains qui, étant dans les petits papiers de la société, médaillent leur ego en s’autoproclamant subversifs. Le Rubicon, ils l’ont franchi à sec. » En même temps, c’était couru d’avance, puisque nous vivons dans « une civilisation qui ne sait plus quoi inventer pour rester compétitive dans le reniement. »

 

Sur le papier, Blanchard pourrait bien incarner le type même de l’écrivain maudit. Grand styliste et dépressif autarcique, colérique et résigné, bien content de ne pas ressembler à son temps mais désolé de le voir tomber en quenouille, Blanchard est toutefois un écrivain plus mélancolique que batailleur. Et l’on aurait grand tort de n’en retenir que les sentences, fussent-elles d’excellente littérature, tant c’est dans la désolation de la solitude qu’il excelle, et, surtout, nous touche. Car si tout revient à la littérature, tout passe par la mort. Celui qui, enfant, ne connut pour ainsi dire sa mère que recouverte de l’habit du deuil, ne peut, adulte, ni se taire, ni oublier, ni vivre autrement que dans le côtoiement intime, et quotidien, de la fin. « Ces jours où nous sommes lourds, où nous nous faisons l’effet d’être des bœufs, nous ne demandons pas mieux de mettre la charrue devant, ce qui revient à spéculer sur notre mort. » Et chaque jour mérite sa peine. L’écrivain glisse, ou mieux : force son stylo dans chaque anfractuosité, dans chaque instant que la vie lui laisse. C’est pourquoi le moraliste est exigeant – il peut se le permettre : « Si se souvenir, ce n’est pas souffrir, n’écrivez pas. Il y a une vie pour ça. » Dût son moral en souffrir, nous lui souhaitons le plus grand succès possible. Ce serait bien fait pour lui.

 

André Blanchard, Entre chien et loup & Contrebande - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°4, mai/juin 2007

8 janvier 2016

André Blanchard - Pèlerinages

 

 

Les indulgences de Blanchard

 

Ah, Blanchard… ! Ce monstre sacré, ce maître mésestimé. Je l’attendais, celui-là, depuis Contrebande et Entre chien et loup : impossible alors de résister aux griffes de ce tempétueux animal, styliste comme on n’en fait plus, gouailleur de première et goguenard en pagaille. Il nous revient, donc, avec sa manière bien à lui de pèleriner, usant gaillardement ses godillots et bousculant au passage toute la mauvaise poussière amassée par l’époque. Le pèlerinage, cette déambulation intime sur les chemins de la mémoire, n’induit certes pas chez Blanchard un quelconque apaisement, la chose serait presque outrageante, mais une tranquillité étrange. Ses griffes sont acérées, c’est certain, ses lames aiguisées, elles ne demandent pas mieux que de rayer une bonne fois pour toutes la carrosserie des morales communes – excepté celle des 2 CV... Mais voilà que les coups de pattes se font moins saignants, qu’ils effleurent davantage qu’ils n’entaillent, laissant planer au-dessus de tout ça une sorte de douceur de fin du monde. Cela étant, s’il y a de la déploration chez Blanchard, autant dire qu’elle est rudement combative ; foin de pacifisme bucolique ici : la nostalgie des mondes perdus ne transforme jamais aucun sale gosse en béni-oui-oui. L’humanité à vif ne saurait sans faillir se concilier les bonnes grâces du monde. On se dit, donc, qu’il a raison, que « boire un coup facilite la digestion quand les couleuvres sont au menu.»

 

La force de Blanchard, outre ce style inimitable, ce franc-parler de vieil anar qu’on dirait tout droit sorti de la grande époque des duels littéraires, c’est d’être aussi touchant dans la colère et le sarcasme que dans la gentillesse et la mélancolie. Ce n’est pas qu’il soit spécialement plus indulgent qu’hier, mais il a dans ce livre-ci une manière de revenir à lui qui, peu ou prou, l’écarte des combats perdus d’avance, l’encourage à grimper fissa vers les hauteurs ; ou plutôt à prendre la clé des champs, ceux de nos villages et de ces « gens de terre » dont il partage les intuitions, la simplicité de coeur, l’antique morale même. C’est une manière de s’émouvoir du grand vide dans les églises (« la pitié les sauva, la piété les abandonna »), ou du destin et de la vie des nouveaux paysans (« N’être jamais sorti de son trou et connaître le globe comme sa poche, c’est plié. Redisons-le : il n’y a plus de ploucs »), de flâner dans la grande ville ou entre les tombes, de pèleriner devant le porche de son ancien collège, à Besançon, là « où j’ai éreinté mon allant et, tête de Turc, désappris la confiance, lâché au beau milieu de la bourgeoisie, la grande plutôt que la petite, laquelle ne m’envoya pas dire, sinon en termes moins trouvés, que nous n’avions pas eu les mêmes matins de Noël, ni les mêmes lieux de vacances. » Il conserve tout de même une dent contre ceux-là, quoique moins mordante, même s’« il aura fallu rien de moins (…) qu’un Proust et un Mauriac pour que je me raccommode avec cette classe-là, ou plutôt avec son élite. C’est le fin du fin, quand les livres valent absolution. »

 

Pour peu que la formule revête quelque sens, il y a chez Blanchard une espèce un peu inédite de rude sentimentalité. Que le monde lui inspire des pensées en bras de chemise est davantage le signe d’une sensibilité à fleur de peau que d’une quelconque et insatiable bougonnerie. L’on n’est pince-sans-rire, c’est bien connu, que pour frayer un autre chemin à ses amertumes et détourner ses tristesses des voies du ressassement. Aussi le livre est-il hanté par l’enfance, et par ce père trop tôt disparu, à propos de quoi on peut lire, si joliment, que « si ce fichu catéchisme promet que nous retrouverons nos morts, il nous interdit d’anticiper l’appel. Voilà du cornélien qui dépassait le haut comme trois pommes. » Blanchard n’est pas du genre à faire des manières, il excave, déterre et décortique ; et constate sans doute que ce qu’il est n’est en rien différent de ce qu’il fut. Débusquant « cette précoce volonté de n’être rien », constatant qu’il s’agit d’« écrire non pour éterniser l’enfant que nous fûmes, mais pour l’enterrer », précisant comme dans un remords que « c’est jouable, sur le papier. »

 

Étrangement, je raffole chez Blanchard ce que je n’aime pas chez d’autres. Le goût de ce qui claque, de ce qui conclue, de ce qui achève, ce quelque chose de direct et de lapidaire que l’on ne peut entendre qu’à la condition, ô combien remplie chez lui, d’une humanité que l’on devine bouleversée, désolée, atteinte. Ces formules géniales, qu’il déverse pas seaux : « Sartre urinant sur la tombe de Chateaubriand. Ça ne pissait pas loin. Dire que toute une génération se réclama de cette gaminerie, la plébiscita comme un exploit, une manière de régicide. On a les 21 janvier qu’on mérite. » C’est que toute cette colère, toute cette agacerie, ne va pas sans une disposition naturelle à aimer et à admirer. Il y a ce passage au Père Lachaise bien sûr, ces visites à Balzac, à Proust, à Desproges. Mais plus encore cette célébration de Calaferte, qui, dit-il, l’a « sauvé », dont il écrit que la lecture des Carnets « l’a émancipé » naguère de ses « écrits romancés », et dans lesquels il trouve l’explication même de ce qui l’autorisa à écrire. « Résumons : la dévastation de soi par le sort qui vous est échu, c’est cela qui vous ferme le poing ; d’où la question : comment toujours cogner sans se salir ? Par le verbe. Que celui-ci transfigure la violence, et voilà Calaferte sauf. » C’est que si l’homme est las d’un certain monde, d’une certaine époque, d’une certaine légèreté, il sait de source sûre ce qu’est un écrivain : « Le nez en l’air, ça le connaît, comme si les phrases se planquaient au plafond. Il y a de ça. Ne dit-on pas, de l’inspiration, qu’elle descend, quand l’angoisse, elle, monte, enfin, pas plus haut que nous. »

 

André Blanchard, Pèlerinages - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

6 janvier 2016

André Blanchard - Autres directions

 

 

Suivez le guide

 

Quand un beau jour j’ai commencé à picorer dans les Carnets d’André Blanchard, autant dire que j’ai fissa pris goût à m’en prendre plein le bec. Non que je me fusse senti nécessairement visé par ses rugueuses rosseries, mais c’est la force de toute bonne littérature que de savoir nous exciter la raison sans négliger de nous chatouiller l’humeur. Donc, j’ai aimé, d’emblée, cette rudesse. Peut-être parce que je sentais bien, au fond, que Blanchard était un tendre qui se donnait pour règle de ne rien taire : l’agréable pouvait attendre. On peut dire qu’à cette aune il se tient bien en marge des lubies contemporaines, qui vous feraient passer les mièvreries du cœur pour des élégances de l’esprit et vous refilent en loucedé votre dose de bonne santé mentale. C’est que, comme Blanchard l’écrit à propos de Jack-Alain Léger (qu’on est d’ailleurs bien content de trouver ici), « la littérature [n’a] rien à fiche des gens bien portants. » Tant pis pour l’hygiène des activistes (non-fumeurs) : « si la peine de mort existait toujours, ils refuseraient au condamné sa dernière cigarette au prétexte de ne pas polluer les autorités présentes » (la question pour l’écrivain ne se posant d’ailleurs simplement pas : « si je ne peux plus fumer, je suis foutu. ») Et si « vieillir, c’est tout de même tâcher de liquider ce qu’on a en stock comme superstitions », on ne pourra que souhaiter à l’humanité de se hâter.

 

Pour le lecteur, la facilité serait toutefois de résumer Blanchard à ses démangeaisons. Et si de traits d’esprit, ses Carnets ne sont jamais dépourvus, leur prix n’en est que plus grand au fil des ans. Car il faut sans doute d’abord les considérer comme de fortes saillies inséparables du mouvement qui, d’une certaine manière, maintient en vie. Car s’il peut arriver que les Lettres n’y suffisent pas (« il y a des jours où la littérature ne nous transfigure pas. Elle partage alors ceci avec Dieu : c’est un credo à l’aveuglette »), elle n’en est pas moins ce qui fait qu’on peut résister à l’usure, ou à la dépression : « du fond de ce marasme, de ce désarroi vertigineux, je me serai toujours guidé sur cette lumière au loin, bien falote certes, lumière quand même, et qui est la littérature. » C’est la preuve qu’on aurait bien tort de chercher à s’amuser en lisant Blanchard, qui n’a rien d’un divertisseur et qui, si l’on peut bien trouver quelque plaisant caractère à ses bons mots, n’en reste pas moins en lutte perpétuelle avec l’existence. Ce pourquoi, le monde étant ce qu’il est, l’on pourra sans doute dire de lui ce qu’il écrit de Léautaud, à savoir qu’il « écrivit plus qu’il ne vécut, ce qui s’appelle vivre. » On le trouvera impitoyable, entendez injuste, lorsqu’il qu’il prolongera Mauriac traitant son époque de « parvenue du néant » pour dire de la nôtre qu’elle « en serait plutôt la traînée. » Encore une fois, pourtant, le courroux n’est jamais que la face sombre du chagrin devant l’existant, un refus d'ensevelir ce qui fut au prétexte de modernité – « l’heure de gloire qu’aime s’offrir une génération, c’est d’enterrer la précédente » écrit-il en pleurant Brassens.

 

Dans ce droit fil (et il faut bien confesser qu’on s’est quand même gondolé en le lisant), Blanchard a ce tranchant singulier qui achève de ridiculiser l’euphorie toute triomphante du culturel. Les institutions en prennent pour leur grade, c’est donc très amusant. à l’instar du Frac de Lorraine (Fonds Régional d’Art Contemporain), qui « roule pour le conceptuel, non sans, emporté par son élan, rouler le public. » Il faut dire que la « putasserie des publicitaires » domine assez largement l’époque, certains allant même jusqu’à jouir de l’estampille artistique ; ainsi celui-là, d’artiste, qui, sur le carton d’invitation d’une intervention-performance, use d’un charabia finalement peut-être plus incohérent que pontifiant, et dont on voit mal ce que l’on pourrait en dire d’autre que ce qu’en conclut Blanchard : « ce que c’est, de ne plus se sentir pisser. Au lieu du niveau, c’est la mousse, qui monte. » L’art contemporain n’a pas trouvé ici son meilleur avocat, qui de son côté ne ménage pas ses effets de manche. Et Blanchard, qui, on le sait, gagne sa vie comme gardien de musée, d’aller converser avec des visiteurs qui passent devant un aspirateur sans doute mal rangé : « je pouffe et les rassure, non l’aspirateur ne fait pas partie de l’expo. Comme quoi le recyclage des poubelles par l’art contemporain, c’est entré dans les têtes.»

 

N’empêche, la grande affaire, c’est la littérature. Comme tout un chacun, Blanchard y a ses élus, et tant pis pour les autres : « Il y a de ces plaintes, je ne vous dis pas ! ainsi Nourricier, type d’écrivain au-dessus de ses moyens, qui se penche sur son manque de chance d’être né dans une famille bourgeoise, parce que c’est un "milieu sans ciel ni folie.Il est bien connu que chez les prolos ces friandises-là, c’est à volonté. » C’est comme pour le reste, il peut bien balancer : puisqu’il sait admirer. Alors on lira dans ces Carnets d’admirables pages, sur Simone de Beauvoir (« comme quoi, cela arrive, de devoir reboulonner les idoles »), sur Barrès, Bernard Franck bien sûr, qui fut parmi les tout premiers à le saluer, Brenner, ou Kazimierz Brandys, dont la lecture met dans sa bouche des mots d’une grande tendresse.

 

Que ceux qui ont une dent contre le monde aillent donc rôder un peu du côté de chez Blanchard, histoire d’étayer leurs intuitions. Subsidiairement, ce sera l’occasion d’une jolie petite claque littéraire. Et si la modernité n’est assurément pas le fort du gardien de musée, n’empêche, on est bien contents, nous autres qui avons sombré dans les blogs, car oui, il doit bien reconnaître, quand même, que sur ceux-là on parle un peu de cet écrivain unique en son genre : « repêché par ce que j’ai débiné », avoue-t-il ; quitte à ne pas retenir sa pirouette : « Internet est le nouvel Évangile ; et moi, le mauvais larron. » On s’en fout. Blanchard, c’est de la salubrité ; et publique, avec ça. Bonne route.

 

André Blanchard, Autres directions - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, mars 2011

4 janvier 2016

Benjamin Berton - Foudres de guerre

 

 

Sarkozysme et schtroumpfs rebelles

 

Le durcissement de la société française (qui ne date pas, loin s’en faut, du triomphe de Nicolas Sarkozy, mais que celui-ci incarne avec la morgue et l’audience que l’on sait) ne peut pas ne pas trouver écho dans la littérature contemporaine. Il sera d’ailleurs passionnant, demain, (un jour…), de scruter le paysage littéraire des années sécuritaires. Ce quatrième roman de Benjamin Berton, un peu déjanté derrière sa très respectable façade gallimardienne, permettra alors peut-être, à défaut de dresser un état des lieux scientifique de la France, de se faire une idée de ce qui se tramait dans la tête de la majorité silencieuse et de ce que tentait de lui opposer un underground parfois plus officiel qu’il y paraît. Écho plus ou moins direct mais parfaitement assumé des paysages mentaux de Quentin Tarantino, Luc Besson ou Enki Bilal, Foudres de guerre relate l’aventure, a priori très improbable, d’une sorte de Club des Cinq de la post-modernité, ou plutôt de schtroumpfs gavés aux comics et aux mangas, au hip hop et au rap, aux snuff movies et à la télé-réalité, à la fascination mortifère et à la Nike philosophy, à l’hindouisme de Prisu et à l’hédonisme pour pas cher. Inopinément, et au cours d’aventures dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont invraisemblables, nos schtroumpfs désœuvrés vont se retrouver à défier l’État au point d’incarner, spectacle oblige, un espoir quasi mystique pour un grand nombre de jeunes. Ainsi éclot la « gohsnmania », référence à celui qui se baptisa pour les besoins de la cause du nom ésotérique de Gohsn Frost – en réalité un grand ado tout aussi désoeuvré que les autres. La figure de ce Gohsn Frost avait « pour seule qualité d’être insondable et vierge de toute signification, ce qu’exigeaient des consciences revenues de tout », et apparaissait comme une « synthèse réjouissante entre le marxisme, les insurrections de banlieue et le situationnisme ». C’est peu dire si, dans la France des années 2010, quand sévit comme ministre de Nicolas Sarkozy le terrible Général Duval, leurs chances de succès étaient maigres. L’intelligence de Benjamin Berton permet tout à la fois de stigmatiser la France qui domine (capitaliste, frileuse et policière) sans omettre de railler (gentiment) quelques-unes des postures les plus cool du gauchisme quand celui-ci a perdu son armature intellectuelle. Car si le message n’est pas discutable (en gros, l’air du temps est devenu irrespirable), l’auteur, dont on perçoit la tendresse particulière pour une génération qui perd pied dans le monde sans savoir ou vouloir véritablement le changer, dresse aussi un tableau assez hilarant du tropisme contestataire, anti-pub et hyper marqué, écolo et technoïde, anarchiste et cynique, rebelle et dilettante.

 

Là où un Maurice G. Dantec décide que notre destin d’humain ne mérite plus même une pointe d’humour, Benjamin Berton se lance dans le défi de l’anticipation politique et sociale avec l’âme du cancre du fond de la classe, plus brillant qu’il y paraît, mais surtout plus mélancolique. Car on ne peut douter, à l’issue de cette rocambole tragique, que l’ironie très détachée dont il fait preuve sert aussi de paravent à une pensée du crépuscule. « À notre époque, rien ne se produit jamais pour la première fois. Tout a déjà été vécu, pensez pas ? », assène le narrateur dès les premières pages. On se saurait mieux dire, et résumer ce qui constitue sans doute une part du surmoi de ces jeune gens, hyperactifs du verbe et mollassons de la praxis. Gohsn Frost ne fait qu’incarner l’inconscient de sa génération : « Qu’est-ce que vous voulez faire pour que ça change ? Rien. Alors ne faites rien et tout cela changera selon vos vœux ». Leur slogan, devenu le mantra du temps, donne une idée de cette forme nouvelle et très dérangeante de rébellion : « J’aimerais autant pas. »

 

Autant dire qu’on ne s’ennuie pas un instant, nonobstant quelques surcharges et surenchères. Mais il faudra au préalable accepter de jouer le jeu de la farce : autrement dit, il serait vain et (sottement) académique de déplorer les (nombreux) défauts de crédibilité. Partir du réel pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas (encore) n’est pas une mauvaise méthode pour explorer les bas-fonds de la conscience occidentale. Et si nous aurions parfois aimé davantage de littérature et un peu moins d’exploits caméra sur l’épaule, cette foutraque épopée a le mérite de dire l’extrême précarité du lien qui croit encore faire tenir nos sociétés. Non sans profondeur parfois : « Il en faut si peu pour quitter la normalité, un pas de côté, un regard qui traîne. Tant d’efforts sont nécessaires pour border la marge de précautions et d’habitudes et si peu pour tomber dedans » ; ni sans lucidité : « Au fond, nous n’étions rien de plus que tout ce pour quoi l’on nous prenait » – ce qui est au demeurant une excellente définition du grand barnum dans lequel nous vivons.

 

Benjamin Berton, Foudres de guerre - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 5, juillet/août 2007

24 décembre 2015

Frédéric Berthet - Correspondances 1973/2003

 

 

Berthet revient

 

« Restez insolemment et opiniâtrement juvénile », écrivait Henri Peyre en conclusion d’une lettre qu’il adressa à Frédéric Berthet, le 13 juin 1988. Là est peut-être condensé ce qui charmait tant de ceux dont l’écrivain rencontra l’existence, et qu’étayent, avec quel éclat, quelle élégance passionnée, ces Correspondances réunies, non sans affection, par Norbert Cassegrain. Que reste-t-il de Frédéric Berthet ? Pour beaucoup de ceux qui le connurent, et qui le lurent de son temps (c’était hier), le souvenir d’un être très singulier, très libre, autour duquel vibrionnait quelque incessant et insolent génie, entreprenant, caustique, délicat, faisant et défaisant les humeurs, aussi imprédictible dans ses gestes que fidèle à ses amis, suscitant, excitant les événements, un pince-sans-rire encore, aussi peu avare de bons mots vachards que d’attentions raffinées. Un de ces êtres dont on devine, nonobstant la figure d’incorrigible adolescent, le sentiment d’incomplétude amère ou de pressentiment larvé, cette figure d’homme qui se refuse, jusqu’à la rupture, à la sourde sensation du spleen, de la déroute ou de l’abattement intime. Je peux me tromper : je ne l’ai pas connu – seulement lu. Toutefois c’est aussi ce qui transparaît dans ces Correspondances, dont le tour joueur, parfois enjoué, apparaît bien des fois comme le pendant spirituel d’un regard intérieur qui l’eût volontiers porté à la lassitude, comme un contrepoint à la tension émotive où on le sent pris.

 

En sus des impressions personnelles, Frédéric Berthet laisse surtout derrière lui, et pour user d’une formule consacrée, le souvenir d’une des figures littéraires les plus douées de sa génération. La lecture de Daimler s’en va (simultanément réédité), ou de son élégante et Simple journée d’été, donne une idée très vive de ce talent inflammable, de cette chose écorchée dont émane une tendresse mal apprivoisée pour le monde : d’où ces ellipses explosives, cet irrépressible brio. Éric Neuhoff avait bien raison de dire qu’il y avait chez Berthet quelque chose « de français en diable », cette malice peu commune à jouer avec la langue, à jongler entre les postures, à s’immiscer entre chaque parcelle de drôlerie désespérée. De tout cela, sa correspondance donne un aperçu très saisissant. On y lira, avec plaisir et grande sympathie, ces conciliabules souvent cocasses, toujours pénétrants, avec ceux qui, d’emblée, sentaient, savaient son talent ; Roland Barthes, par exemple : « … vous dire que j’aime votre texte, incapable d’ailleurs et je ne fais pas d’effort, de le dissocier de l’amitié que j’ai pour vous : un texte qui fait dire, comme un sourire ou une inflexion : "c’est tout lui". » Et les cartes postales hilares de Patrick Besson, et les petits mots espiègles de Jean Echenoz. Pour ma part, ce que j’en retiens, ce que j’ai aimé, beaucoup, c’est de pouvoir partager et observer d’aussi près son amitié avec Michel Déon. Trente-cinq années séparent les deux hommes : qu’est-ce, en regard de leurs affinités ? Ces deux-là correspondent à tout va, se comprennent si vite, et si bien, sont spontanément si sensibles aux mêmes choses, partagent une telle et même idée de la littérature, qu’ils savent, d’instinct, ce qui importe, et que cette correspondance livre avec drôlerie, grâce, discrétion. Les deux connivents y rivalisent d’effronterie, de spiritualité, d’instinct curieux, et c’est un régal de les contempler nourrir l’affection qu’ils se portent, d’égal à égal.

 

Berthet écrivait à son ami Patrice Soranzo, en 1980 : « Enfin je ne sais plus, à l’instant, si le monde est là pour entraîner l’écrit, ou l’inverse. Je veux dire, s’il faut considérer l’événement comme une provocation à la littérature, ou le roman comme une provocation à l’événement. » De toute façon, la leçon est là : tout tourne autour de la littérature ; tout passe par son filtre ; la littérature est ce qui me justifie à l’instant même où je parle et vis : et la vie n’est guère objectivable si elle n’est mise en mots, si elle n’est transformée, transfigurée en littérature. Aussi est-ce à Frédéric Berthet lui-même qu’il reviendra de conclure cet article. Qui écrit à Éric Neuhoff, en 1990, cette sorte d’aphorisme grave et badin où se révèlent ce que j’ai tenté de décrire comme relevant à la fois d’un rapport très intense à la société, d’une envie d’en être et de jouer de ses interminables recoins (cette société dont il dit, dans une lettre à Claire El Guedj, qu’elle l’intéresse « comme un meuble contre lequel on s’est heurté »), et d’une force étrange et lumineuse qui sans cesse le ramène au détachement, à la solitude et à la littérature: « Au fond, ce qui reste, dans la vie, c’est des souvenirs et du papier à lettres. »

 

Frédéric Berthet - Correspondances 1973/2003 - Editions La Table Ronde
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 30, mai/juin 2011

23 décembre 2015

Frédéric Berthet - Simple journée d'été

 

 

Frédéric Berthet : l'art de l'esquisse

 

Il est un peu triste – et le spectacle du temps n’invite hélas pas à l’optimisme – d’avoir à attendre la disparition d’un écrivain pour le découvrir. Et en mort, Frédéric Berthet s’y connaît, qui succomba chez lui, seul, abattu par l’alcool et la dépression, au soir de la Noël 2003 : mort exemplaire, s’il en est. Il laissera derrière lui un Journal de trêvedont on a beaucoup parlé ces dernières semaines, quelques amitiés éberluées (Jean Echenoz, Michel Déon), une posture peut-être, où croisent le cabotinage, le silence, l’évitement, les frasques et le retrait ; une existence qui pourrait nous rappeler celle d’un Dominique de Roux – mais quand celui-ci fuyait hors de (chez) lui pour trouver le bon tempo de l’existence et lutter avec le langage, Berthet s’enfouissait, s’auscultait, se détruisait. Et puis il y a ces quelques textes, dont on disait alors qu’ils faisaient de lui un écrivain prometteur – expression générique parfois utilisée pour évoquer ceux à qui seront toujours fermées les portes du grand public.

 

Ainsi de ces nouvelles, publiées une première fois en 1984 dans une relative indifférence, et dont il est plus difficile que prévu de dire pourquoi on les a aimées. Entier, amer, traversé par une métaphysique incandescente mais construite pour l’élégance, Berthet brûle tout, tout de suite : son talent éclate en fulgurances, en traits, en saillies et en reparties. Tout est toujours dans le potentiel – comme ce grand roman qui ne verra finalement pas le jour et vers lequel il avait tourné son existence tout entière. Le langage est travaillé ici au pilon, là aux ciseaux de couturière. Non par souci du style, quoique son existence soit à elle seule comme un exercice de style, mais parce que « ce n’est pas avec la sexualité, mais avec le langage que la malédiction est entrée dans le monde. » On aime, donc, ces petits textes accoudés les uns aux autres, à ce point serrés qu’on se demande parfois s’il ne s’agit pas plutôt d’un roman découpé aux seules fins d’inoculer un souffle qui ne peut tenir puisque tout va vite, que tout doit aller vite, ces petits textes d’un désespoir poli qui nous revient en sourires. Et nous sommes envahis par ces atmosphères d’élégance brillante, ces douceurs au bord du craquement, cette tendresse aristocratique pour des coutumes qui n’ont plus cours, ces accès de délicatesse qui peinent à dissimuler ce qui surchauffe et bouillonne dans l’arrière-cuisine, cette parole où l’on entend, éperdue, complice, la voix de Fitzgerald.

 

Frédéric Berthet, Simple journée d'été - Éditions Denoël
Article paru dans Le Magazine des Livres- N° 2, février/mars 2007

21 décembre 2015

Thomas Bernhard - Mes prix littéraires

 

 

Des prix littéraires et des lignes budgétaires

 

Nulle part je n’ai entraperçu la moindre circonspection eu égard à ce petit recueil posthume où Thomas Bernhard expose et décortique, il est vrai avec drôlerie, grand esprit et rude sarcasme, son rapport aux prix (nombreux) qu’il reçut de son vivant. Ce n’est pas que je veuille spécialement me distinguer de ce concert de louanges, je serais même plutôt penaud d’avoir à le faire, mais j’ai tout de même un peu le sentiment qu’il appert davantage d’un consensus général autour de l’œuvre complète de l’écrivain, authentiquement justifié, que d’une lecture critique de ce bref opuscule en lui-même : bref, l’événement me semble émouvoir la communauté littéraire davantage qu’il n’ébranle la littérature. L’immense majorité des articles écrits sur ce livre insistent d’ailleurs presque exclusivement sur les vertus prêtées à l’homme et à ses jugements, jamais ou quasi sur les qualités littéraires du texte. Entendons-nous bien : celui-ci est truffé de mérites, sa lecture en est hautement réjouissante, et Thomas Bernhard, même en y usant d’un style plus direct, moins élaboré, n’en déploie pas moins toute sa virtuosité, ce sens mêlé de concision et d’allusion qui, le plus souvent, fait mouche.

 

Il est singulier toutefois d’observer que nombre de ceux qui ont trouvé plaisant, et on les comprend, d’exhumer quelque ancienne et retentissante et peu habile déclaration de Michel Houellebecq sur le caractère vénal du prix Goncourt, avant de l’empocher sans mot dire ou presque, applaudissent haut et fort à l’authentique descente en flammes des prix littéraires telle que la pratique Thomas Bernhard, lequel leur reproche surtout d’être toujours très mal dotés. On louera sa « franchise », et cela d’autant plus facilement que, par ricochet, il ne s’épargne pas ; on trouvera même, pourquoi pas, du génie à cette très convoiteuse colère : « mais du courage me disais-je, du courage et encore du courage, prends le chèque de huit mille marks et tire-toi. »

 

Thomas Bernhard met donc les rieurs de son côté, et il est vrai que « ce discret ronflement de ministre connu dans le monde entier » flatte notre populisme atemporel. Ce qui me gêne au fond, donc, n’est pas tant le texte lui-même, manifestation d’un homme au caractère trempé, exigeant, misanthrope, injuste parfois mais toujours spirituel, que l’unanimité de l’accueil critique qui lui a été réservé, alors qu’il ne ménage pas, et c’est peu dire, le microcosme littéraire. Comme si, sous prétexte que les faits relatés remontent à loin, ceux-là ne sauraient nous atteindre. Comme si aucun critique, aucun juré d’aucun prix, aucune petite main de l’économie du livre n’avait décemment pu y reconnaître une part, fût-elle infime, de ce que nous sommes. Cette hypocrisie aurait beaucoup réjoui Thomas Bernhard, qui, vivant, aurait assurément pu donner une suite très croustillante et très contemporaine à ce recueil.

 

Dont, je le répète, je ne saurais que louer la nervosité narrative, le sens de l’observation ingénue, ce talent aussi, bien connu chez Bernhard, de la chute. Tout comme je veux dire qu’on ne saurait le réduire à un exercice de sarcasme sur le monde des lettres, tant certaines séquences peuvent y être touchantes – son hyper sensibilité à la critique, qui peut le conduire à ne plus vouloir « entendre parler de littérature », l’importance de sa tante, qui le suit pas à pas dans chaque moment de son existence littéraire, ou encore son expérience comme apprenti et ses retrouvailles, lors même de la remise du prix de la Chambre fédérale de commerce, avec le vieux professeur qui lui fit passer l’oral de l’examen. Il n’empêche : ce livre excite en moi un plaisir moins lettré que social, moins esthétique que politique. Et où il me semble, en tant que livre, en tant qu’objet fini, toucher à quelque limite, c’est qu’il est en lui même moins éclatant que les discours eux-mêmes qu’il prononça lors des remises de prix, et dont on trouve l’intégralité en annexe. Si le recueil mettait en scène, circonstanciait ces festivités, laissant leur place à l’humour et à la sensibilité, les discours constituent un matériau brut de tonitruance, et l’on sourit en effet en supposant, dans la salle, le visage de ceux qui, éberlués, s’apprêtent sans doute à la quitter virilement. Ainsi, à propos de la remise du prix d’État autrichien de littérature (avec « tout ce qu’il impliquait d’abject et de répugnant »), Thomas Bernhard écrit avoir prononcé à cette occasion un discours « très calme » et feint de s’étonner de la réaction (en effet assez vive) du ministre et de ses suiveurs. Mais il faut dire que, s’il fit certainement preuve de flegme et de quiétude dans sa déclamation, il réussit toutefois et en une poignée de secondes (car ses discours sont toujours extrêmement brefs) à transformer l’État qui le gratifiait en un « grand magasin d’accessoires », à faire observer que celui-ci « est une structure condamnée à l’échec permanent, le peuple une structure perpétuellement condamnée à l’infamie et à l’indigence d’esprit », et à estimer que, définitivement, nous « ne méritons que le chaos. » Imaginez un heureux lauréat tenir aujourd’hui un tel discours sous la Coupole, et vous goûterez tout le sel d’un tel tintamarre. Là est peut-être la valeur de Mes prix littéraires : dans ce que le livre dit de la personnalité de l’écrivain, mais aussi dans ce qu’il montre de la société, de cette force d’inertie qui confine à l’invulnérabilité.

 

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires - Éditions Gallimard
Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

16 décembre 2015

Marc Bernard - À hauteur d'homme

 

 

Relire Marc Bernard

 

Il faut savoir gré à Stéphane Bonnefoi d’avoir excellemment réuni, édité et préfacé ces quelques portraits et réflexions d’un écrivain qui, fort éloigné du sérail, n’en eut pas moins Jean Paulhan pour mentor et Gaston Gallimard pour coach. Entré en littérature par effraction et à rebours des lois et pratiques du milieu, il lui aura suffi d’écrire pour inspirer respect et amitié à nombre d’écrivains de son temps. Étranger à toute idée de coterie, projetant sur l’existence une candeur et une ironie dont aucune mélancolie ne viendra à bout, loyal par culture, solidaire par destin, travailleur par nécessité, curieux par tempérament, Marc Bernard était entièrement tourné vers la réalisation de la liberté. 

 

D’origine laborieuse, il écume les petits boulots et subsiste comme il peut après la mort de son père (assassiné aux États-Unis) et de sa mère (écrasé sous son labeur de lavandière.) Esprit finalement assez inclassable, les carcans sociaux n’avaient guère de sens pour lui – et on lira avec plaisir cette savoureuse découverte du bourgeois, suite à un premier rendez-vous avec Jean Paulhan : « Quand je sortis de là, ma conception du bourgeois branlait un peu du manche. Point de cigare à bague et de bedons. Et l’on paraissait s’intéresser sérieusement aux divagations de tout un chacun. » Moyennant quoi, et à l’instar son ami Eugène Dabit, Marc Bernard ne se sentait « jamais tout à fait à l’aise sur le terrain de ce qu’on appelle la culture. » D’autant que rien, dans sa trajectoire ou son existence, ne le destinait à écrire. C’est ce qui rend plus frappantes, et plus belles encore, les quelques rencontres qui nous sont ici rapportées, de la plume la plus directe et la plus élégante qui soit. Marc Bernard n’est pas de ces écrivains qui finassent, il n’est pas de ceux qui donnent à leur plume l’ambition et l’objectif d’une œuvre : il écrit parce qu’il en eut un jour la révélation, et parce qu’écrire revient à emprunter un chemin de liberté. On a oublié qu’il obtînt le prix Goncourt pour Pareils à des enfants – mais il est vrai que nous étions en 1942, qui n’est certainement la meilleure période pour digérer les honneurs. Aussi ces textes courts, pleins de justesse, de générosité, d’observations savoureuses et de fausse légèreté, permettent-ils de redécouvrir celui qui, dans une lettre à Paulhan, expliquaient que ses « maîtres à penser sont le soleil et la mer. » De quoi rendre nostalgique 

 

P.S. Il importe de signaler aussi la publication, aux mêmes éditions FINITUDE, d’un petit livre de Christian Estèbe, Petit exercice d'admiration. L’auteur y raconte ce qu'il doit à Marc Bernard, notamment à son livre La Mort de la bien-aimée.


Marc Bernard, À hauteur d'homme - Editions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 4, mai/juin 2007
14 décembre 2015

Stéphane Beau - Le Coffret (à l'aube de la dictature universelle)

 

 

Le passé portait Beau

 

Donc, le ton est donné dès l’exergue, ce mot de Bakounine qui ridiculise « les formes dites constitutionnelles ou représentatives » et infère qu’elles « légalisent le despotisme. » Exergue qui sonne comme un avertissement : Le Coffret est un texte d’affirmation, de combat – presque un texte militant. Seulement, voilà. Stéphane Beau n’est pas un militant, mais un écrivain ; et Le Coffret n’est pas un manifeste, mais une fable – philosophique, comme son nom pourrait l’indiquer. Le propre des fables philosophiques étant de tirer le lecteur par le col et d’interroger cordialement sa vertu, au lecteur de choisir son registre : spartiate morale ou spirituelle lecture. Choix que Stéphane Beau ne nous laisse pas toujours, au risque d’attendrir un peu la chair d’une excellente histoire.

 

Que serions-nous, que serait, même, la civilisation, si d’aventure les livres disparaissaient de la surface de la terre ? Entendez s’ils étaient brûlés (cela s’est vu), interdits (cela s’est vu aussi), voire simplement oubliés, soustraits à la mémoire humaine (ça, c’est l’avenir). Voilà pour l’intention. Quant au procédé, il pourra faire penser au Ray Bradbury de Fahrenheit 451 ; quoique la température soit ici nettement moins élevée. Et ce sont les hommes eux-mêmes, ces pauvres hommes, qui, au cours de la « Grande Relégation de 2063 », vont décider de renvoyer le livre à ses expéditeurs, autrement dit aux humains balbutiants, à ces temps où nous ne pouvions avoir d’autre occupation sur Terre que d’apprendre à survivre. Occupation qui pourrait s’avérer fort plaisante, pour peu que l’intendance suive : après tout, « si tout le monde était content, où était le problème ? » Or c’est ce contentement que Stéphane Beau interroge chez l’homme – qu’il n’est nul besoin de violenter, il est vrai, pour qu’il s’en… contente. Quant à savoir si c’est le propre de l’homme de jeter son dévolu sur ce que la vie peut receler de fonctionnellement plaisant ou si c’est du fait de la société corruptrice, c’est là un vieux débat, philosophique pour le coup, trop ardu et rhétorique pour qu’il soit ici tranché. Même si Stéphane Beau semble en avoir une idée assez précise, que suffit d’ailleurs à étayer la liste suivante : Nietzsche, Jünger, Thoreau, Palante (dont il a lui-même réédité nombre des oeuvres), Montaigne, Freud.

 

Alerté par les grattements d’une bestiole au grenier, c’est donc incidemment que Nathanaël va retrouver, disposés au fond d’un coffret de bois, les livres de ces six éminents penseurs. Surtout, entre ces six-là, s’est glissé le manuscrit d’un septième, dont le patronyme ne saurait lui être étranger puisque c’est le sien : Jean Crill, son grand-père, auteur de feuillets intitulés A l’aube de la dictature universelle, dans lesquels ils consigne ses réflexions et tient les carnets de sa vie, détruite par le pouvoir pour cause de pensée subversive. La vie de Nathanaël bascule. Dans cette société consciencieusement inculte que nous promet Stéphane Beau, extension implacable de nos temps contemporains, tout ce qui peut avoir un lien avec la pensée est devenu étranger aux hommes, réduits au rang d’organes reproducteurs, de chairs prophylactiques et de rouages industriels. Le bon Nathanaël est d’abord bien embêté, ne sachant que penser de sa découverte ; il s’obstine toutefois, filiation oblige, à faire de très improductives recherches : la « Grande Relégation » est passée par là. De fil en aiguille, le pouvoir étant par nature policier et la société spontanément délatrice, Nathanaël va se retrouver au coeur d’une surveillance tous azimuts. Et son existence ne sera jamais plus visitée par aucun espoir : c’est au malheur que la lucidité conduit toujours. Son grand-père l’avait d’ailleurs écrit dans ses carnets : « Le meilleur moyen de se soumettre un esclave, c’est de l’affranchir. »

 

L’on pourrait discuter tel ou tel point de doctrine. Considérer, dès l’exergue, qu’il y a danger à lier in abstracto et avec autant d’aplomb les formes modernes de la représentation politique et le despotisme. Contester que tout pouvoir induise la nécessité de son débordement ou de son excès. Argumenter qu’on ne peut déduire de l’injonction à faire société une attraction naturelle pour la servitude volontaire ou une quelconque acceptation des injustices et des désordres moraux. Cela dit, notre époque est ce qu’elle est. C’est une mangeuse d’hommes et, à force de les ronger, elle finit par dévorer leurs libertés. Et il est vrai aussi que c’est peut-être l’humain qui rend tout cela possible, une certaine part de son ontologie le lui faisant peut-être espérer. Si, donc, je trouve le récit de Stéphane Beau parfois un peu didactique, ou édifiant, si, en d’autres termes, l’on pourrait en dire que c’est un roman d’intellectuel, il n’en demeure pas moins que sa source et son élan en font aussi le charme. C’est un élan désolé, naïf, torsadé par l’abattement et le désoeuvrement que produit le spectacle d’une civilisation dont l’obsession est d’ériger de nouveaux ordres moraux et d’élimer, voire d’éliminer, ce qui pourrait contrarier le mouvement majoritaire. Cette fable vient de loin, donc. Et Stéphane Beau connaît trop bien son monde et ses auteurs de prédilection pour ne pas les utiliser à bon escient. Aussi, n’était une mise en contexte parfois un peu flottante, l’on pourrait trouver une certaine crédibilité à cette dystopie radicale.

 

D’autant, et c’est là qu’il nous rend impatient de ses livres à venir, qu’il est parvenu à glisser dans sa trame une intrigue qui court avec beaucoup d’assurance. Si le personnage de Nathanaël est touchant par ce qu’il vit, il l’est moins par le rôle qui lui échoit : cela tient sans doute à la contrainte du genre, qui ôte un peu de sa chair au personnage. Mais l’auteur a l’intelligence de lui adjoindre une sorte de frère ennemi, disons en tout cas un ennemi plus gris et plus ambigu que ce que la dénomination pourrait laisser entendre, cet inspecteur Mirmont qui le suit comme son ombre et dont le geste, à l’extrême limite de la conscience, contribuera peut-être à racheter quelques-uns des péchés du monde… Sans illusion, toutefois.

 

Stéphane Beau - Le Coffret - Editions du Petit Pavé
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°20, novembre/décembre 2009
12 décembre 2015

Henry Bauchau - Le boulevard périphérique

Aboutissements de Henry Bauchau

 

On peut plus guère lire un livre de Henry Bauchau sans se dire que c’est peut-être son dernier ; à quatre-vingt quinze ans, l’homme se tient fragile sur une canne et n’est plus guère disponible à l’écriture qu’une ou deux heures par jour. S’il n’en savait rien, aucun lecteur pourtant ne pourrait jamais penser qu’il est aussi proche de la fin des jours. Il ne s’agit pas ici de vocabulaire, de codes, de tendance à sacrifier aux goûts et aux facilités du moment, mais d’acuité, d’existence intérieure, de perception intime du rythme, de l’harmonie, de pénétration des mots, sans parler de cette élégance, de cette réserve auxquelles les temps nous déshabituent. 

 

Paris, 1980. Chaque jour, le narrateur prend sa voiture, le bus ou le RER pour rendre se rendre à l’hôpital et y visiter Paule, sa belle-fille, dont chacun, malgré « la mécanique de l’espérance », pressent bien que le cancer lui fait vivre ses dernières heures. Ce faisant, il se remémore la figure de Stéphane, l’ami de jeunesse, qui l’initia trente ans plus tôt à la varappe avant d’entrer dans la résistance et d’y perdre la vie. Les deux figures se superposent dans l’esprit du narrateur jusqu’à s’entremêler et façonner son regard ; entre le réel de la souffrance d’un être aimé et le souvenir de l’ami devenu maître avant de mourir dans de terribles circonstances, le narrateur ne peut que bredouiller sa pudeur, sa banalité, l’ordinaire de sa vie. « Je m’en vais sur la pointe des pieds. C’est un peu comme ça que j’ai vécu. Ce n’est peut-être pas ainsi qu’on peut porter soi-même tout son poids », écrit-il en sortant de la chambre de Paule. mais à ces deux figures chéries vient s’ajouter une troisième, qui ne les surplombe pas mais les travaille jusqu’à les épuiser, celle d’un russe blanc dénommé Shadow, devenu officier nazi, et qui décida, naguère, de la mort de Stéphane. La vie conduira le narrateur à visiter dans sa prison, et jusqu’à sa mort, cet homme qui ne se remettait pas des blessures d’enfance, doté d’une noblesse dont la souveraineté fut chèrement acquise, ce Shadow que l’arrachement à sa condition première de fils aura transformé en un homme à l’intelligence glaciale et aux manières brutales. Fermé à tout sentiment, donc, en tout cas jusqu’à Stéphane, dont la manière que celui-ci eût d’accepter la mort et de s’y préparer constituera pour Shadow le premier et seul véritable échec de sa très brillante et très monstrueuse carrière ; Le Silence de la Mer n’est pas loin.

 

D’autres diront mieux que moi la singularité de l’écriture de Henry Bauchau, dont l’assurance apaisée est d’autant plus remarquable que chaque phrase émet une onde de fragilité, quelque chose qui, malgré l’apparente évidence de la prose, nous apparaît sous une forme parfois friable, comme s’il s’agissait toujours de s’excuser d’écrire. Chez Bauchau, l’existence intérieure est le seul monde souverain, mais il est exposé, ébranlé, malmené, c’est une plénitude dont on ne peut jamais dire qu’elle est acquise. L’enfance n’est pas ici le rocher où l’homme mûr vient se ressourcer ou se comprendre, mais plutôt un petit caillou ou une bille qui traîne au fond des poches. « Ce que j’ai fait de mon enfance, je n’en sais rien, je l’ai perdue en partie, mais il en reste des traces effilochées à tous les buissons, à toutes les ronces de ma vie. » Tout tremble chez Bauchau, l’espérance comme la mélancolie, la joie passagère comme la perception de se sentir vivre. Les autres sont tout regards, et tout regard fragilise : « Implacables les autres pour vous faire constater que tout change et vous apprendre à mourir. Sans les autres, est-ce que l’on ne mourrait pas ? » Quelque chose chez Bauchau semble être resté bloqué, clos, impuissant à éclore en liberté. On dirait qu’il ne peut se sentir vivre autrement qu’en se contractant, en serrant de près chaque affect. Cette forme d’inaptitude au monde est très contrariante pour celui qui, par ailleurs, observe ce dernier avec tant de compréhension et d’envie.

 

Certaines scènes devront pouvoir figurer dans une anthologie de la justesse. Celles avec Stéphane, bien sûr, quand tous deux gravissent les montagnes et que, dans le silence, se nouent de ces amitiés qui se passent du luxe des mots. « À partir de ce regard jeté d’en haut sur le sourire de Stéphane, le vertige, dont j’ai toujours souffert, me quitte. Je n’ai plus affaire qu’à la paroi, à la pesanteur, au travail de mes quatre pattes et je n’ai plus été paralysé par la peur. Quelque chose a eu lieu comme si Stéphane m’avait revêtu de sa force. » Stéphane est un taiseux, sans doute parce qu’il ne se sent pas autorisé à parler, lui qui n’en a pas la science (« ce garçon, peu instruit, qui avait quitté l’école à seize ans, était un maître auprès duquel j’apprenais une technique, une science de la gaieté dans l’effort et l’énergie du plaisir difficile »), mais davantage encore parce qu’il sait, d’instinct ou d’intuition, que l’humanité qui s’impose doit se dispenser de phrases.

Dans l’anthologie devront aussi figurer ces innombrables scènes à l’hôpital où les regards s’échangent, où les mots se heurtent, où les familles font taire leurs histoires, où s’endossent les masques de l’à-propos. Ou encore cette scène, durant la guerre, où des femmes s’interposent entre les nazis et leurs maris, et de leur seul cri unique parviennent à éviter le pire, aux uns comme aux autres. Et ce moment où le narrateur se reconnaît dans le regard perdu d’un Arabe qui travaille sur un chantier, « cet homme malheureux, si proche de moi, le plus proche peut-être, [qui] restera pour toujours un inconnu. » Ou le souvenir de ce qui fut son premier amour d’enfant, amour évidemment non consommé, secret, fugitif, emporté par la vie : après la messe, sur le parvis, « elle me regardait un instant mais, comme on le lui avait appris, sans attention particulière et passait très vite à un autre d’entre nous. Pas une fois je n’ai pu desserrer la bouche pour lui dire un mot. Quel mot venu de quelle langue, de quel pays caché, puisque l’amour entre enfants n’était qu’un béguin qui faisait rire ? » A l’enfance ou à l’âge adulte, l’intériorité est comme condamnée à rester cadenassée, on ne peut jamais que la manifester, au mieux avec maladresse, au pire en buttant sur l’incompréhension. Il faut dire qu’elle nous est à nous-mêmes grandement obscure : « Des fragments, nous ne pouvons connaître que cela, le monde et nos rêves ne nous livrent que des fragments révélés par nos trajectoires nocturnes dont rien ne demeure en nous que des traces sombres maculées par des mains ou des griffes inconnues. » Henry Bauchau est parvenu à un tel degré d’intimité avec le verbe que son épure, sans doute nécessaire, constitue pour tout aspirant une des plus belles leçons d’écriture et de littérature. Disons-le tout net : cela faisait quelques temps déjà que nous attendions d’être secoués, bouleversés par un roman contemporain de langue française.

 

Henry Bauchau - Le boulevard périphérique - Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

10 décembre 2015

Henry Bauchau - Les années difficiles, Journal 1972/1983

 

 

Le mal-être au monde

 

Pour rester à l’écart (et comprendre en quoi cela peut être nécessaire) des petites modes et autres afféteries contemporaines, il faut savoir revenir, régulièrement, à Henry Bauchau.

Né en 1913, Bauchau aura patienté quarante-cinq ans pour publier un premier recueil de poésie (Géologies, en 1958, chez Gallimard, qui d’emblée reçut le prix Max-Jacob). Mais c’est bien jusqu’à la parution de L’enfant bleu, chez Actes Sud en 2004, donc à quatre-vingt dix ans passés, qu’il dut attendre avant qu’enfin son audience déborde d’un petit cercle d’admirateurs. Car attente il y eut bien, qui émaille d’ailleurs durement ce Journal des années 1972 à 1983. Ce qui n’est pas la moindre des surprises pour le lecteur habitué aux écrits retenus, intérieurs, humbles et pudiques de Henry Bauchau, et le découvrant ici souffrant d’un renom qui ne vient pas : « Il est une pauvreté que j’ai connue et supportée fort mal c’est la pauvreté de gloire. J’ai désiré la gloire. La gloire sportive, la gloire militaire, la gloire littéraire et je n’en ai conquis aucune. J’aimerais être découvert comme le fut Michaux ou percer comme l’a fait Tournier. Je voudrais jouer un rôle dans la vie littéraire et politique comme l’ont fait Camus et Sartre. Je n’ai même pu obtenir une réputation auprès d’un petit nombre comme Jouve ou Saint-John Perse. Je suis demeuré obscur et au lieu de faire de cela une grâce je n’ai su qu’en souffrir. Cette pauvreté qui m’a été donnée c’est précisément celle dont je n’ai fait qu’une blessure narcissique. » La notation est sans doute moins anecdotique qu’il y paraît — et pas seulement parce qu’on en trouve un grand nombre d’occurrences dans le Journal de ces années. Elle dit une chose aussi fondamentale que communément refoulée dès lors que l’on convoque les artistes, poètes et écrivains : nulle œuvre, fût-elle la plus pure, qui ne soit travaillée par quelque mobile insoutenable, quelque ambition crue, quelque scorie lancinante. Non en raison de je ne sais quelle appétence pour le clinquant ou la frime, mais simplement parce qu’il peut arriver que cette gloire-là soit à même de poser un onguent, même superficiel, sur de trop anciennes mélancolies, sur les solitudes subies, sur ce doute dont toute heure est étreinte. La raison, plutôt que la sagesse, vient sans doute avec l’âge, et c’est là aussi ce à quoi l’on peut décider d’indexer son existence : « il ne faut pas vouloir et laisser se faire, du fond du cœur, laisser se faire ce qui doit être. »

 

Lire sous la plume d'Henry Bauchau qu’il put se sentir aussi amer du silence que tant de ses livres rencontrèrent, de l’indifférence que leur opposa longtemps la presse, constater combien il a pu se sentir aussi envieux du monde, aussi désireux de s’y mêler, voilà qui est, au fond, assez réconfortant. Le sentiment sans doute est assez commun, mais il est chez Bauchau une entaille qui le ramène toujours davantage à lui et à ses béances. « Tristesse de n’être pas vraiment au monde, de n’être pas dans l’être et dans la totalité à laquelle j’appartiens pourtant », note-t-il en sachant bien, pourtant, que si le monde se refuse à lui, c’est aussi parce que quelque en chose en lui refuse le monde. « Ainsi le poète en moi sait la vérité mais l’homme de chaque jour n’arrive pas à la vivre » : voilà bien le lot de l’artiste, cet écart où le met la vie, et auquel, non content de devoir s’habituer, il doit puiser l’énergie et, pourquoi pas, le bonheur de sa création. Double et contradictoire élan qu’il peut ramasser d’un trait parce qu’au fond il se connaît bien : « Il est vrai qu’actuellement je ne puis trouver de vrai bonheur que dans la création. Je sais bien qu’à la racine il y a un besoin malheureux de justification. »

 

Ce besoin de justifier son existence taraude ces années difficiles. Difficiles parce que le labeur ne paie pas, parce qu’il faut écrire et qu’écrire n’est source que de contentements rarissimes, pour ne pas dire miraculeux, difficiles aussi parce que la vie a de ces tours prosaïques pour lesquels on n’est pas forcément fait : le manque d’argent, l’insuccès, la dépression – la sienne propre, celle de ceux qu’on aime –, la mort enfin, car en vieillissant l’alentour se vide. C’est à cet égard un journal très touchant, par moments poignant, qu’illuminent seulement quelques répits joyeux dans la création, dans les longues promenades ou la proximité du monde végétal ou animal (« J’aime vivre moi-même au milieu de toutes ces vies que je n’effraie pas »). Et bien sûr dans la fréquentation des oeuvres qui le marquent et le nourrissent.

 

L’on songera à Mao, dont il écrit que « comme tous les grands hommes il élargit le cercle des possibilités humaines », et auquel il consacrera une somme passée peu ou prou inaperçue, avant, des années plus tard, de considérer tout cela comme « un épisode de [son] autoanalyse. » L’on songe à Pierre Jean Jouve bien sûr, très présent, dans les moments les plus intimes et les plus douloureux. Pour ne rien dire de l’épouse de Jouve, Blanche Reverchon, « une seconde mère, une protectrice, contre le découragement, la solitude et la mort », et qui, écrit-il, l’a « ramené à [sa] vérité qui était d’être écrivain. » Maints témoignages attestent du caractère considérable de la personnalité de Blanche Reverchon, traductrice de Freud, et psychanalyste, donc, de Jouve, puis de Bauchau, qui la peindra dans La Déchirure (1966) sous lest traits de « la Sybille ». L’on voit passer aussi Ariane Mnouchkine, qui à l’époque s’acharne sur Molière et que Bauchau encourage et suit d’aussi près qu’il le peut. Mais l’on songera surtout à Simone Weil, que Bauchau lit, annote, discute, remâche, ressasse, à qui il écrit des lettres posthumes et à laquelle il revient indéfiniment, cherchant sans doute à y percer les mystères de sa propre foi et à étayer cette très intime conviction que « l’amour qui me manque est celui que je ne donne pas. »

 

Il faut prendre le temps d’entrer dans ce temps. Celui d’une vie dont on sent, comme dans ses romans, la forme très particulière de fragilité. Celui aussi d’une époque qui bascule, où Beaubourg sort de terre et ce faisant autorise l’art à ne plus rien dissimuler de son appétence consumériste, une époque où, sous les masques de Giscard et de Mitterrand débattant à la télévision, s’affrontent deux bourgeoisies, l’une qui s’éteint, l’autre qui monte. Et comme par un effet de levier, ou de contraste, l’écrivain revient à lui, aux fondations, à l’esprit de l’art et à l’injonction de s’y plier, dans l’écart du monde. Rappel, au passage, de quelques règles atemporelles : « Il ne faut pas en écrivant bâcler le projet initial, il faut lutter au contraire pour le garder, tout en cédant du terrain aux mots », dont l’espoir spirituel n’est jamais tu ; ainsi, « C’est toujours la même épreuve : affronter le réel, la pesanteur du monde et l’injustice avec l’arme en papier du poème. Pourquoi faut-il une arme ? Il faut que je parvienne à être sans armes, je n’y suis pas encore. » Être sans armes, c’est-à-dire accepter de se laisser déposséder, se défier de l’infatuation, accueillir ce qui doit advenir : savoir d’un savoir intime que « la tentation est toujours chez l’artiste de dépasser l’immaîtrisé, de dire au lieu d’être dit. » Et persister dans cet écart en quoi consiste la vie de l’esprit.

 

Henry Bauchau, Les années difficiles, Journal 1972/1983 - Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 22, janvier/février 2010
8 décembre 2015

J.G. Ballard - Sauvagerie

 

 

Un corps sain dans un esprit malsain

 

J'ignore ce qui aura motivé la décision des éditions Tristram de publier cette nouvelle traduction du Massacre de Pangbourne, paru chez Belfond en 1992. Il n’est cependant pas interdit d’y voir un peu de malice au moment où la France, abolissant pour partie ses clivages politiques traditionnels, s’enfonce avec une certaine bonne conscience dans le temps sécuritaire. Lire Sauvagerie à cette aune est donc assez jouissif – ou décourageant, si l’on songe à l’aggravation de cette tendance depuis sa première édition.

 

Reste qu’il serait tristement insuffisant de ne voir dans Sauvagerie qu’une simple dénonciation d’un ordre politique et moral. Si l’intention anti-sécuritaire et anti-hygiéniste de Ballard n’est pas discutable, et concentrée tout entière dans cette saillie selon laquelle « dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté », c’est d’abord à un incroyable brio littéraire qu’il convient de s’attacher et de rendre hommage. Mais il faut à ce propos dire un mot de ce qui sous-tend une certaine vision de la littérature anglo-saxonne (quoique plus spécialement américaine), souvent perçue comme excessivement arc-boutée sur l’impératif d’efficacité – entendez : au détriment d’une certaine profondeur. Pour des raisons qui remontent à loin, ladite efficacité est parfois considérée comme une vulgarité, comme l’indice d’une appétence outrancière pour l’image et le spectacle : l’artificialité supposée de l’efficacité narrative jouerait comme un révélateur de superficialité. Outre que l’histoire littéraire montre que cela peut être l’inverse et que l’on peine parfois à trouver quelque profondeur que ce soit dans une certaine littérature dite psychologique ou intimiste, toute la puissance de J.G. Ballard tient aussi à une manière de balayer les registres et de prendre à revers certaines profondeurs supposées pour en faire émerger d’autres. Le parti pris adopté ici – renverser la plus élémentaire des valeurs communes – n’est ni gratuit, ni simplement ludique ou provocateur, mais nourri à une forme d’angoisse afférente à la modernité telle qu’on la vante assez couramment. De sorte que Ballard n’est pas tant un auteur de science-fiction que l’immense écrivain d’un réel lourd de menaces pour le futur. Il y a sans doute chez lui autant de jouissance à décrire un réel imparfait, et à le décrire parfois avec un cynisme sociologique très réjouissant, que de colère et d’irritation devant le spectacle donné par les humains en société.

 

Je ne dirai rien ici de l’histoire, tant il est impossible de le faire sans en révéler les attendus et le dénouement. Il suffira de savoir que les résidents d’une très luxueuse banlieue londonienne, jouissant de cette « satisfaction sans aspérités qui vient de la combinaison de l’argent et du bon goût », sont retrouvés morts un beau matin, qu’il n’y a aucun survivant et que tous les enfants ont disparu : « Dans un intervalle de temps généralement estimé à vingt minutes maximum, environ trente-deux personnes ont été sauvagement mais efficacement mises à mort. » Incarnation de l’idéal d’une société moderne toute entière dévouée à la réussite sociale de sa progéniture, productrice d’ordre, d’hygiène et de tolérance au point qu’« ici, même les feuilles emportées par le vent semblent avoir trop de liberté », ce quartier résidentiel a fini par produire un « despotisme de la bonté » dont on comprend qu’il ait pu charrier un vent de révolte : « ils ont tué pour se libérer d’une tyrannie de l’amour et de la gentillesse. » C’est l’injonction à l’intégration qui est visée : l’intégration qui induit la norme, la norme qui induit la dictature – fût-elle la plus douce et la plus luxueuse. Sous ses dehors de fable moderne pour société en totale déliquescence spirituelle, Sauvagerie constitue une proposition politique assez redoutable, en plus d’une expression littéraire de tout premier plan. La totale maîtrise des genres littéraires et l’excellence des combinaisons narratives se conjuguent chez Ballard à un pessimisme historique et sociologique qui n’a rien d’esthétique : sous la farce, il y a une désolation cruelle, celle qu’amène un monde qui ne se sent jamais autant menacé que par ses propres libertés. Ce régal ambigu, que connaît tout lecteur de Ballard, est à même de qualifier le génie.

 

J. G. Ballard - Sauvagerie - Editions Tristram
Traduit de l'anglais par Robert Louit

Article paru dans Le Magazine des Livres, n°15, avril/mai 2009

3 novembre 2015

Sophie Pujas - Maraudes

 

 

Un jour elle avait disparu, simplement pour voir si quelqu'un partirait à sa recherche. 
Personne.

 

 

J'avais été impressionné par le premier livre de Sophie Pujas, Z. M., paru dans la très jolie collection que dirigeait J.B. Pontalis, à la fois portrait et récit très sensible de sa relation à la peinture de Zoran Music. C'est donc avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé dans Maraudes, en plus des coins et recoins de Paris, ceux d'un univers fragile, grâcieux, un brin nostalgique quoique sans la moindre désuétude, servi par une écriture souvent remarquable, précise, douce et impressionniste.

 

Être ou ne pas être parisien, voilà qui, pour le lecteur, ne change pas grand-chose. Car s'il s'agit bien d'arpenter la capitale et d'y marauder quelques sensations, l'oeil de l'écrivain est ici notre seul viatique. Or la beauté de ce livre tient (pour partie) à ce que, en réinventant sa ville, en en recréant la matière, Sophie Pujas parvient à tisser quelque chose d'assez universel tout en y incorporant, et avec le plus grand naturel, sa pure singularité. L'oeil de l'écrivain transforme tout en mots, le dernier chic parisien comme la misère devenue ordinaire, et ces "il", "elle" ou "on", tous anonymes mais tellement incarnés, finissent par laisser penser qu'elle a croisé sur sa route l'humanité toute entière. Humanité qui d'ailleurs est rarement bien gaie, tant “le chagrin est une addiction puissante”, et même si la vie ménage toujours quelques espaces ou instants au bonheur et à l'amour - tels ces deux jeunes gens venus saluer, rue de Verneuil, la mémoire de Serge Gainsbourg “avant de tomber de sommeil au matin, tomber très doucement dans les bras l'un de l'autre, blottis dans leur joie, avant de se réveiller dans cette ville qu'ils ont rêvée à distance et qui a le talent de ne pas les décevoir.

 

Ce qui est étrange, et très beau, est que nous ne sommes jamais dans la déploration ; il n'y a pas place ici pour le moindre soupir, et si l'ensemble est joliment mélancolique, c'est moins parce que les choses sont ce qu'elles sont que parce que, convenons-en, “le temps n'est pas à la mesure de nos coeurs.” Pujas ne juge ni du beau, ni du laid : elle considère les choses en elles-mêmes et en prend acte, ces choses qui, s'imposant, recouvrent alors leur incontestable nature primitive. La ville est tendre et brutale, imprévisible et fonctionnelle ; or, si l'on est curieux de ses dissimulations, elle peut s'exhausser soudain d'une dimension nouvelle, plus onirique, mais aussi, et c'est là une étrangeté dont seule la littérature peut se faire l'écho, sans doute plus vraie. C'est sur cette possibilité qu'offre la littérature, bien sûr de réinventer le monde mais peut-être plus encore d'apprendre à le faire sien, que Sophie Pujas déploie une phrase dont il faut applaudir l'économie autant que la petite musique, illustrant de la plus belle manière cette pensée, simple, première, probablement fondatrice de ce récit, suivant laquelle “s'égarer est un art de vivre.

 

Maraudes sur le site de Gallimard / L'Arpenteur

28 octobre 2015

Etienne Guéreau : La Sonate de l'Anarchiste

 

 

Sans doute est-ce le rêve de tout mélomane qui se piquerait de littérature que de pouvoir déployer une prose capable de recueillir l'émotion flottante, malaisée à circonscrire, que nous fait éprouver la musique. De bien beaux écrivains s'y sont essayés, non sans réussite : citons Christian Gailly, Pascal Quignard, Patrick Suskind ou Alessandro Baricco - ce dernier étant d'ailleurs un musicologue averti. Mais Etienne Guéreau a cet avantage d'être lui-même musicien professionnel - et professeur à la Bill Evans Piano Academy, dont on sait combien son fondateur, Bernard Maury, dédicataire du roman, a marqué ses élèves. Pour autant, c'est moins au travers de son écriture, qu'il a nette, fluide, et pour tout dire assez sobre, qu'Etienne Guéreau tente de lever le voile sur l'insondable émotion musicale, qu'en extrapolant ce que peut (ou pourrait) être son pouvoir.

 

La réputation de Fédor, jeune pianiste, va croissant dans le tout-Paris de la fin du 19ème siècle, au moment où certains groupes de la mouvance anarchiste tourmentent une République qui n'en demandait pas tant, elle-même témoignant une belle ardeur à compiler les scandales - en toile de fond, ici, celui dit de Panama. Tout entier tourné vers son art, notre virtuose se tient aussi éloigné que possible de cette agitation ; mais c'était compter sans ce drôle de pouvoir dont, bien malgré lui, il semble avoir été investi : celui d'envoûter l'auditoire - et de l'envoûter au sens propre. Car s'il sue eau et sang pour soutirer une quelconque larme à ses auditeurs lorsqu'il interpréte les grandes oeuvres du répertoire, nul ne peut résister à cette drôle de sorcellerie qui émane de ses propres compositions : s'il se vérifie parfois que la musique adoucit les moeurs, force est de constater que, chez Fédor, elle aurait plutôt tendance à décupler les instincts. La chose ne tardera pas à remonter aux oreilles des fins limiers de la police judiciaire, lesquels entreverront sitôt dans l'effroyable talent de notre compositeur un biais astucieux pour lutter contre l'activisme révolutionnaire - comment, je vous laisse le découvrir... De prime abord, la chose pourra sembler un tantinet grotesque ; c'est qu'il ne s'agit pas tant de faire montre de réalisme que de dire, par le cocasse et le saugrenu, mais aussi en vertu d'un joli sens de l'observation et d'un évident plaisir à la peintures de moeurs, combien la musique peut bouleverser une âme et susciter d'incontrôlables émotions.

 

Tonique, malicieuse, élégante, La Sonate de l'Anarchiste a fait remonter en moi quelques-unes des sensations très plaisantes que j'éprouvai en lisant Le Club des Cinq, Alexandre Dumas ou Agatha Christie, ou encore en visionnant les désuètes mais (presque) indémodables Brigades du Tigre. Une bonne histoire, autrement dit, et qui n'a sans doute pas d'autre prétention que de l'être, mais servie par une composition délestée de toute pédanterie, achevant de conférer à ce deuxième roman d'Etienne Guéreau une fraîcheur très bienvenue.

 

Étienne Guéreau, La Sonate de l'anarchiste - Éditions Denoël

14 avril 2015

Russell Banks - Un membre permanent de la famille

 

 

À une époque (qui commence à légèrement s'éloigner...) et avant même que je songe à écrire, du moins à écrire avec un peu d'application, je lisais principalement de la littérature étrangère : il est certain âge où l'on peut ne pas avoir plus envie que cela de son propre pays, et lui préférer le vaste monde... Je n'essaimais pas les cinq continents (l'Asie, par exemple, me demeure amplement inconnue), mais je dévorais la littérature d'Amérique du Nord, qui m'a toujours laissé sur une sensation très forte de réalité (tout en cheminant en très légère marge du réel, c'est-à-dire, disons, dans son prolongement, ou son extension), comme je dévorais celle d'Amérique latine, plus imagée, plus “magique”, voire onirique (souvenir très aigu de ma lecture de ce chef-d'oeuvre de João Guimarães Rosa qu'est Diadorim, par exemple), et celle du maghreb (Rachid Mimouni, Sonallah Ibrahim) ou du Proche-Orient (je songe à ma lecture émerveillée des Fils de la médina, de Naguib Mahfouz).

 

Russell Banks, le fait est que c'est par le cinéma que je l'ai connu : j'avais été marqué par l'adaptation qu'Atom Egoyan avait faite de son roman Les beaux lendemains. Notamment par le personnage de Mitchell Stephens, l'avocat, si bellement interprété par Ian Holm, dont la figure m'évoquait celle d'un professeur qui compta beaucoup pour moi, et qui avait ce quelque chose que l'on retrouve bien souvent dans les personnages masculins de Banks : légèrement en retrait de lui-même, finalement assez peu sûr de lui, assez peu volubile, d'une sensibilité plutôt rentrée, maladroit à se faire comprendre ou à trouver les mots pour s'exprimer face à autrui, et souvent inapte à trancher ou à prendre la moindre part à tout ce qui pourrait ressembler à du conflit, ou simplement de l'adversité - sans doute retrouvais-je dans la caractérisation de ce type de personnage nombre de sensations ou de sentiments familiers. Ce personnage, ou, disons, cette forme relâchée et nuancée d'archétype, est aussi le miroir tendu par Banks à une certaine Amérique : celle, pour aller vite, de la middle-class, en tout cas d'une Amérique populaire, travailleuse et/ou marginale. C'est là, bien sûr, chose très conscience chez Banks, dont on connaît les engagements civiques. Sa façon de faire l'éloigne cependant de la grosse artillerie de la littérature engagée : s'il y a engagement dans sa littérature, ce n'est pas tant en appuyant sur la pédale de la bonne moralité qu'en focalisant son attention et sa verve romanesques sur ce que, faute de mieux, on nommera le pays profond. À cette aune, la filiation Russell Banks / Raymond Carver (toujours difficile à ne pas convoquer lorsqu'on parle de nouvelles américaines) me semble nette : foin d'idéalisme ou de profession de foi, leur littérature s'attache au seul individu, mais à l'individu en tant qu'il est aussi le produit de son temps et de sa société - à l'instar de Philip Roth, pour citer le plus prestigieux. En cela, ils sont de parfaits écrivains américains : attentifs aux manifestations individuelles du social autant qu'aux formes idiosyncrasiques de ces manifestations. Comme Carver, Banks se contente de peu : décor brut et typé, personnages fortement déterminés, trame légère mais tension vive, et conclusion sur une chute sans résolution. Moyennant quoi, sensation de réalité et liberté d'imagination ou de visualisation du lecteur sont convoquées à parts égales. Ainsi résumée, la chose semble simple à concevoir : on ne se lasse pourtant pas d'applaudir au talent de Banks (et de Carver, cela va sans dire), et à cette manière de faire de chaque parole un acte, et de chaque acte une histoire.

 

Chacun des personnages d'Un membre permanent de la famille témoigne de cette conception romanesque : le mari qui rôde autour de son ex, la femme noire enfermée dans le parking du concessionnaire où elle est venue acheter une voiture d'occasion et qui se retrouve menacée par un pittbull qui la contraint à passer la nuit sur le toit d'un véhicule, le bon gros blanc chrétien de passage en ville et en quête d'exotisme sexuel, l'ancien marine qui, quoique père de deux policiers et d'un gardien de prison, arrondit les fins de mois à sa sauce, ce chien ("personnage" qui n'est pas sans raison ledit "membre permanent de la famille") qui est le vrai noeud du problème de ce couple divorcé, cet homme à qui on a transplanté un nouveau coeur et qui accepte, bon gré mal gré, de rencontrer la veuve du donateur, cette femme qui, brutalement endeuillée, semble manquer d'un peu de chagrin : ces hommes, ces femmes, c'est nous, c'est-à-dire d'absolues singularités mises tranquillement au bord du précipice. Je crois que l'on peut dire des personnages de Russell Banks qu'ils sont toujours des être en fragilité, en délicatesse avec eux-mêmes et leur environnement social ou familial. Des êtres à qui il ne reste souvent pas grand-chose, pour ainsi dire désossés, et auxquels une écriture sans le moindre gras donne une consistance, une incarnation, toujours très touchantes. Toutefois, on ne se départ jamais vraiment, en lisant Banks, d'un certain sourire ; un sourire en marge, un sourire ténu, qui n'est jamais propre aux histoires elles-mêmes mais à un certain sentiment de décalage : s'il est rare que les choses se finissent bien, la méthode d'observation de Banks revêt toujours quelques indices ou non-dits plus ou moins sociologiques qui, sans modifier quoi que ce soit à un climat somme toute assez tragique, prêtent en effet à un certain amusement.


Loin d'une image surmédiatisée (donc largement erronée) de l'Amérique, Banks est de ceux qui, selon moi, incarne le plus (ou le mieux) la littérature nord-américaine, à savoir une littérature de la modestie des mondes. L'Amérique n'est clinquante que sur nos écrans (ou pour une minorité, ce qui revient au même), et Banks, en s'attachant à l'individu moyen ou à celui qui chute, sait en même temps voir dans les excès de l'Amérique (c'est-à-dire dans ce qu'elle a de pire et de meilleur) tout ce qui fait le sel de son identité : Russell Banks est vraiment un écrivain américain.

 

Russell Banks, Un membre permanent de la famille - Actes Sud
Traduction : Pierre Furlan

7 avril 2015

Lectures croisées : Bernard Quiriny & Roque Larraquy

 

S'ils se distinguent assez nettement par leur écriture et leur manière de composer, Roque Larraquy (auteur argentin dont La Madrivore est le premier roman) et Bernard Quiriny (qu'on ne présente plus) ont un incontestable point commun : celui de déployer un humour obstinément noir, en lisière d'un fantastique qui lorgne parfois vers le surréalisme.

 

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Avec l'excellent Histoires assassines, Bernard Quiriny retrouve et attise encore la verve qui conféra à ses Contes carnivores le succès que l'on sait (je m'en étais un peu entretenu avec lui, en 2008, pour le défunt Magazine des Livres : voir ici). Aussi éprouvé-je toujours autant de plaisir à le regarder creuser et creuser encore son sillon, d'inspiration peu ou prou borgésienne. Car, Quiriny, c'est du sûr et du solide : rien de clinquant, jamais, tout est toujours écrit avec un goût très sûr, c'est toujours cette même veine classique, soucieuse de justesse et de netteté ; avec lui, pas d'entourloupe. On est à peine entré qu'on sait illico où on a mis les pieds - et d'ailleurs on y va pour ça : pour qu'il nous raconte des histoires. C'est cela, le talent de Bernard Quiriny (et cela, sa modestie) : écrire reste pour lui un plaisir, un jeu, une source d'excitation. Quelque chose dont je ne suis pas loin de penser qu'il en use comme en prolongement de l'imagination et des sourires de l'enfance.

 

Les deux nouvelles qui ouvrent le recueil m'ont pourtant laissé un peu sur ma faim. Si j'ai aimé l'idée de Bleuir d'amour (où la copulation cause à la peau un bleuissement qui va mettre la planète sens dessus dessous), et que Sévère mais juste avait tout pour me plaire (récit, par un critique littéraire, des raisons qui l'ont conduit à assassiner un écrivain par jour pendant un mois), j'ai trouvé la première un peu trop allusive, et la seconde un peu trop mécanique.


Mais Quiriny était déjà là, dans l'ombre, qui s'échauffait.

Car la suite n'est que feu d'artifice. L'histoire de cet homme qui, embarqué sur un bateau, voit jour après jour son corps fondre, se liquéfier, le quitter. Ces objets usuels (lit, cheminée, stylo...) qui prennent (enfin) la parole. Cette femme dont il devient juste de dire qu'elle a bel et bien les yeux derrière la tête, puisqu'elle perçoit distinctement tout ce qui se trouve derrière elle et se heurte au monde dès qu'elle veut aller de l'avant. Ces conférenciers qui, verbe haut et jargon assuré, constatent avec dépit qu'ils sont spécialistes d'un auteur connu d'eux seuls. Cet homme, encore, qui réalise qu'il lui suffit de fantasmer sur une femme pour qu'elle tombe enceinte. Tout est malin, malicieux, intelligent, on se régale en se demandant à la fin de chaque nouvelle quelle autre histoire ce diable de Quiriny va bien pouvoir nous pondre encore.


Mais le meilleur, du moins ce que j'ai préféré, ce sont les quatre tableaux regroupés dans La tournée amazonienne, quatre nouvelles à connotation exotico-anthropologiques : du Quiriny pur et grand jus, mêlant comme il sait le faire la drôlerie à l'esprit de sérieux, le vraisemblable au farfelu, laissant courir une imagination qui n'est pas seulement celle d'un romancier, mais, dirai-je, une sorte d'imagination universelle, fantasmatique, première. On rit de ce qu'il nous montre et, en même temps, on en éprouve le frisson. Il y a là un art du cliché que je lui envie beaucoup - cette manière qu'il a de vider ledit cliché de son caractère immédiat ou idiot et de le transmuer en un grotesque fondateur, nourricier. Quiriny a quelque chose d'un chercheur en sciences sociales : il y a toujours de l'idéal-type dans ses personnages, et il n'est rien de plus divertissant que son application à dépeindre, mi-sérieux, mi-goguenard, les occupations sociales et autres marottes humaines, dont il dresse un tableau toujours très haut en couleur. Bref, à ceux qui, comme moi, désespèrent que la nouvelle continue d'être le parent pauvre de la fiction en France (et qui, comme moi, ne le comprennent pas) : lisez Bernard Quiriny.

 

On pourra lire également ma recension de son roman Les Assoiffées,
ainsi que
l'entretien qu'il m'avait accordé à l'occasion de sa parution.

 

* * *

 

 

Avec Roque Larraquy, on change de décor, et on investit deux scènes bien distinctes.

 

La première nous fait pénétrer dans la clinique Temperley, dans la banlieue de Buenos Aires, en 1907 : c'est là que va être tentée une expérience aussi scandaleuse que mythique, voire métaphysique : tenter de faire parler les morts. Pas dans l'éternité (Dieu nous garde), mais dans les neufs secondes qui suivent le trépas : c'est en effet dans ce laps de temps que notre bon directeur de clinique, tout pétri de scientisme (et d'ambition) qu'il est, juge possible, voire raisonnable, pour peu que le passage de la vie à la mort se fasse par décapitation, de recueillir les dernières paroles d'un candidat volontaire (et, qui sait, d'éclairer l'humaine destinée). Volontaire, oui, et c'est une des difficultés de l'exercice : convaincre des patients dont la rémission semble au bas mot compromise de tenter l'expérience - fût-ce en les laissant un peu dans le flou. En soi, l'idée n'a rien de saugrenu (qui ne s'est jamais dit : “ah, si les morts pouvaient parler !”), mais ce qui est intéressant, outre qu'elle est ici traitée avec pas mal de jubilation, c'est qu'elle permet à l'auteur de dresser par petites touches le portrait de notre commune humanité. Car sous couvert de sciences et de démystification, se joue en miniature rien moins qu'un fonctionnement social, que Larraquy prend bien plaisir à suggérer : arrivisme, convoitise, vénalité, abus de pouvoir, etc. Il y a finalement quelque chose d'assez théâtral, dans ce huis-clos pince-sans-rire et cette façon de caractériser chacun des personnages. L'écriture, efficace et malicieuse, ne s'embarrasse d'aucune complication excessive : elle est visuelle, clinique, descriptive, et s'acharne à suivre la trajectoire de personnages à la fois très communs et un peu étranges ; des voisins de palier ou de bureau, en somme (mais de ces voisins dont on se surprendra à déclarer au journaliste du coin, une fois leurs méfaits découverts : "ils étaient gentils, plutôt discrets, ils n'auraient pas fait de mal à une mouche".)

 

La seconde scène nous propulse en 2009. Nous sommes toujours à Buenos Aires mais, cette fois-ci, dans la bonne société. Bonne société qui, comme chacun sait, s'offusque aisément que l'on puisse dîner avec les coudes sur la table mais n'aime rien tant que se pâmer devant une modernité dont elle fait son vernis (et dont elle n'a, au fond, aucune définition valable). L'un de ses membres, dont tout indique que le statut est d'être artiste, et bien conscient qu'on n'accroche plus le chaland et le critique qu'à force de provocations, va se faire connaître en donnant un tour qu'il voudrait sans doute poétique, voire visionnaire, à des performances somptueusement macabres. Au prétexte (plus ou moins crédible) d'une critique sociale et/ou esthétique, tout finit par faire show, corps amputés, chairs avariées et malformations diverses : l'horreur, c'est bien connu, ça fait vendre. Aux poubelles de l'histoire, les bonnes vieilles expos d'antan : vive l'exhibition !

 

Il y a entre ces deux scènes aux cadres si différents un lien d'évidente gémellité, où se font écho, bien sûr la question du corps, mais aussi celle de l'individu dans le spectacle de la société. Et si la première partie, plus aérée, moins tape-à-l'oeil, sans doute un peu plus onirique, a ma préférence, l'on ne peut qu'applaudir à la belle liberté de La madrivore qui, joliment traduit par Mélanie Gros-Balthazard, constitue un ensemble étrangement, presque intempestivement moderne.

 

Bernard Quiriny, Histoires assassines - Éditions Rivages
Roque Larraquy, La madrivore - Christophe Lucquin éditeur

23 mars 2015

Eric Bonnargent & Gilles Marchand : Le roman de Bolaño

 

Aussi annoncé qu'attendu, Le roman de Bolaño, dont il m'a été fait privilège d'être l'éditeur pour le compte des Éditions du Sonneur, est enfin, depuis quelques jours, disponible en librairie. Sous la forme d'un roman épistolaire que titille parfois la tentation du polar épique, psychiatrique, exotique ou métaphysique (sic), Eric Bonnargent et Gilles Marchand y rendent un hommage aussi original que stimulant à l'un des écrivains les plus considérés du 20ème siècle : Roberto Bolaño.

 

De ce roman qui ne ressemble à aucun autre, critiques et lecteurs, assurément, diront ce qu'il y a à en dire. Je ne peux, moi, qu'évoquer ce que fut ma découverte du manuscrit, et essayer de dire pourquoi, avant même d'en avoir achevé la lecture, s'imposa l'envie de le publier. Je n'avais (et n'ai toujours) de Roberto Bolaño qu'une connaissance assez limitée, n'ayant alors lu de lui que le dernier texte publié de son vivant, d'une beauté et d'une grâce qui m'ont beaucoup marqué, Un petit roman lumpen (dont j'ai écrit ici ce qu'il m'inspira). Autrement dit, pas de panique : ne pas connaître Bolaño n'est en rien un problème pour plonger la tête la première dans le roman d'Eric Bonnargent et de Gilles Marchand ; mieux que cela, si je puis dire : connaître ou ne rien connaître du grand écrivain chilien constitue à poids égal un handicap et une chance. Les connaisseurs souriront à certains moments qui laisseront les autres de marbre, quand ceux qui n'en connaissent rien jouiront d'un privilège que les autres n'ont déjà plus : pouvoir, ensuite, partir à la découverte de cette oeuvre “culte”.

 

Mais revenons à ma découverte du manuscrit.

Passé les premières pages, je confesse avoir éprouvé une sorte d'embarras. Sans doute étais-je un peu frustré d'être posé aussi vivement sur la banquette arrière d'un taxi sans avoir pu goûter autant que je l'aurais voulu au plaisir (peut-être un peu vicieux) d'un dévoilement progressif ; en somme, je me disais : ils sont bien gentils, mais je ne vois pas comment ils vont pouvoir tenir comme ça sur trois cent pages. Par ailleurs, malgré l'incontestable richesse du corpus épistolaire, j'ai toujours éprouvé, fût-ce par-devers moi, une certaine réticence envers les romans qui usaient entièrement, exclusivement, de ce genre. Pour faire vite, disons que je n'ai jamais su faire taire complètement cette petite voix en moi qui me souffle que le mode épistolaire intégral, dans le cadre romanesque, se nourrit aussi à un certain désir d'évitement : je suis toujours tenté, peu ou prou, d'y voir un dérivatif, une diversion, un moyen de se libérer des contraintes du roman “classique”. Or, dans Le roman de Bolaño, ces questions se trouvent assez tôt évacuées. Car, outre qu'il a été composé par voie réellement épistolaire, outre (et c'est intelligent) que l'un des auteurs maîtrise intimement l'oeuvre de Bolaño quand l'autre n'en connait que les stricts rudiments, Eric Bonnargent et Gilles Marchand y déploient une habileté qui, du coup, exhausse ce que le genre peut avoir de nécessaire. Il leur permet en effet de borner immédiatement le cadre du labyrinthe, d'amorcer l'ombre qui planera sur le roman, et de distiller à lettres comptées le venin d'un suspense très singulier ; d'emblée, toute la substance bolañesque est là : les jeux de miroir, les impasses et les faux-semblants de l'identité, l'imbroglio du vrai et du faux, la question du Mal bien sûr, enfin la mise en abyme de l'idée même de fiction. Si bien que l'on se retrouve avec un texte qui, tout en prenant soin d'approfondir minutieusement sa matrice, et sans que jamais ne s'estompe la figure tutélaire de Bolaño, demeure aussi palpitant qu'un polar américain old school. Bonnargent et Marchand réussissent là où pourtant il est si simple d'échouer : en parvenant à agglomérer l'humour et la gravité, le jeu et l'érudition, les nécessités mêlées de l'arrière-plan et de chaque personnage, la quête littéraire et les règles de l'enquête policière, ils parviennent, en s'amusant sérieusement, à déployer une trame très vive, brillante et roborative. Si bien qu'on n'a plus qu'une envie, en refermant le texte : lire Bolaño.

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE — Que se passe-t-il lorsqu’un chauffeur de taxi amnésique tombe sur l’adresse d’un personnage du roman qu’il vient de lire ? Que se passe-t-il lorsqu’après lui avoir écrit à tout hasard, ledit personnage, un ancien policier, lui répond qu’il est bel et bien vivant, qu’il n’a rien d’un être de papier et qu’il n’a même jamais entendu parler de l’auteur, un certain... Roberto Bolaño ? Ce lecteur (Pierre-Jean Kaufmann) et cet homme dont on a « volé » la vie (Abel Romero) entament alors une correspondance afin de cerner les liens qui unissent Romero et Bolaño. Mais au fil de leurs échanges, les voilà conduits à examiner aussi le passé de Kauffmann, dont l’amnésie semble cacher un lourd secret.

Articulé autour de l’œuvre du grand écrivain chilien, Le Roman de Bolaño croise l’enquête littéraire et le thriller latino. Naviguant entre Paris, Barcelone et Ciudad Juárez, le lecteur se trouve plongé au cœur d’une histoire où le vrai n’est jamais sûr et le faux toujours possible, et où rôdent en permanence la folie, le feu, la vie et la littérature.

Éric Bonnargent et Gilles Marchand ont joué à la lettre le jeu du roman épistolaire, correspondant à plus de neuf cents kilomètres de distance sans jamais rien savoir de ce que l’autre avait à l’esprit. Pendant plus d’un an, ils se sont écrit, créant ainsi au gré de leurs échanges la trame narrative de ce qui allait devenir Le Roman de Bolaño. Là réside en partie l’originalité profonde de ce texte : Pierre-Jean Kaufmann et Abel Romero prennent corps, se répondent, s’écoutent et s’invectivent : on en oublierait presque qu’ils n’ont jamais existé – si tant est qu’ils aient jamais existé…

 

On lira avec profit la remarquable critique de Lionel-Edouard Martin, ainsi que l'article très juste
de Hughes Robert (librairie Charybde, Paris).

 

Eric Bonnargent & Gilles MarchandLe roman de Bolaño - Editions du Sonneur

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