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Marc Villemain

12 octobre 2017

Il y avait des rivières infranchissables / Présentation / Agenda

 

Je suis heureux d'annoncer la sortie en librairie de Il y avait des rivières infranchissables, recueil de nouvelles publié aux Éditions Joëlle Losfeld.
 

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QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Un premier regard échangé derrière une haie, un premier baiser volé parmi les fleurs d’une clairière, une première étreinte maladroite dans un lit trop petit. Dans un recueil de nouvelles porté par une langue précise et évocatrice, Marc Villemain met en scène la naissance du sentiment amoureux, l’hésitation initiale de jeunes gens qui, en découvrant l’autre, se révèlent à eux-mêmes. Les détails – un morceau de chocolat pour le goûter, une chanson dans une salle de fête communale, une balade à vélo sous le soleil d’été, la sensualité d’un sein aperçu – nous emportent dans un voyage tendre et bienveillant, brutal parfois, celui d’un homme qui explore les vertiges et vestiges de ses amours passées. 

On pense à Dominique Mainard, à son art d’aborder avec délicatesse les sujets les plus intimes, passant de la noirceur à la légèreté avec une élégance infinie.

 

     Quelques premières rencontres sont d'ores et déjà programmées : 


- Le Chat qui Lit, Châtelaillon-Plage, dimanche 22/10, 10h30 ;
- Entre pages et plage, Étretat, samedi 28/10 à partir de 18 heures (avec Marc Mauguin, écrivain et comédien) ;
- L'Humeur vagabonde, Paris 18e, à 19 heures (avec Claude Aufaure, comédien) ;
- Radio France fête le livre, Paris - Maison de la Radio, samedi 25 novembre de 14 à 18 heures ;
- Librairie commercienne, Commercy, samedi 2 décembre à 16h30.

 

* Par ailleurs, je serai en direct aujourd'hui même sur Radio Libertaire (89.4 FM, ou en ligne sur https://www.radio-libertaire.net) de 15h à 16h30 dans *Bibliomanie*, l'émission littéraire animée par Valère-Marie Marchand.

 

CONTACT PRESSE : christelle.mata@gallimard.fr 

9 octobre 2017

Livres Hebdo - Il y avait des rivières infranchissables

 

 

Avant-critique de Véronique Rossignol
Livres Hebdo, 
22/09/17 

 

 

Les petites amoureuses

Marc Villemain se promène dans le vert paradis des amours enfantines.

 

Ce sont des histoires d’émois fondateurs. En douze nouvelles complétées d’une treizième et dernière qui les lie toutes, Il y avait des rivières infranchissables fait défiler en ordre dispersé un cortège de petites amoureuses pour recomposer l’itinéraire sentimental d’un garçon, alternativement enfant, adolescent, un petit homme en brouillon qui découvre ce qu’aimer veut dire.

 

Né en 1968, Marc Villemain, directeur de collection aux éditions du Sonneur, critique littéraire, auteur de six livres dont le recueil de nouvelles Et que morts s’ensuivent (Seuil, 2009), lauréat du grand prix SGDL de la Nouvelle, se souvient d’une époque qui fut celle de sa propre jeunesse. Avoir 10 ans à la fin des années 1970 : la barre de chocolat dans du pain frais pour le goûter, le camping à la ferme avec les parents, les vacances aux sports d’hiver… La décennie suivante est le temps des mobs et des boums - "le rallye dansant de la classe moyenne" -, des slows. Plus tard, ce sera les discothèques et le billard. A cette époque, le téléphone est fixe et domestique, "installé dans l’entrée, posé sur un guéridon en acajou recouvert d’un napperon de dentelle blanche", et les conversations durent des heures.

 

Dans ce recueil, Marc Villemain joue une musique presque romantique, parfois fleur bleue, même si, dans une seule nouvelle, le drame surgit derrière les bucoliques. Que les scènes se passent en bord de mer, ou dans la chambre d’une ado d’une tour de banlieue, que l’on marche le long d’un canal dans la brume, qu’on bavarde au bord d’un terrain de foot, ou qu’on passe et repasse dans une rue en vélo pour épier une jeune fille dans un jardin, se jouent la même tension fébrile. Elle est faite d’approches maladroites, d’apprivoisement, d’audaces brusques et d’attente, qui animent les élans chastes des premières fois d’avant la première fois, quand "ils ne s’autorisent pas encore à rêver d’autres choses que de baisers sur la bouche ou dans le cou, de caresses dans le dos, peut-être sur les seins". L’écrivain remue doucement, avec délicatesse, ce passé instable, émotif. Et "cette tristesse étrange, aussi, qui se niche en nous au sortir de l’innocence".

29 septembre 2017

Borislav Pekic - L'homme qui mangeait la mort

 

 

La mort dans ses petits papiers

 

Je me suis souvenu, en lisant L’homme qui mangeait la mort, d’une nouvelle de Rachid Mimouni, Le manifestant, où l’on voyait un homme défiler dans les rues d’Alger, seul, brandissant au-dessus de sa tête un écriteau sur lequel il avait écrit « Vive le Président ! », ne rencontrant sur son passage que l’indifférence, puis l’incrédulité, enfin l’incompréhension des autorités, au point qu’elles le condamnèrent à mort : l’absurde administratif ne sait que faire d’un civisme aussi étrangement revendiqué*. Cette dimension à la fois moderne et ancestrale de l’absurde n’est pas le seul point commun entre Rachid Mimouni et Borislav Pekic : outre qu’ils connurent l’un et l’autre les foudres de la société (une condamnation à mort fut placardée dans la mosquée à quelques centaines de mètres à peine du domicile de Rachid Mimouni), tous deux cultivaient un savoir-faire inégalé dans la fabrication de fables aux dimensions anthropologiques et politiques très élaborées. Peu connu en France, Borislav Pekic est pourtant l’une des plus grandes figures de la littérature yougoslave. Disparu en 1992, il nous a laissé un grand œuvre, La Toison d’Or, phénoménale saga qui relate sur sept tomes huit siècles d’histoire des Balkans. De lui, l’écrivain serbe Borislav Mihailovic Mihiz a dit qu’il était comme « un homme fiché sur le pal de l’histoire ». Le propos est d’autant plus juste que ladite histoire n’aura rien épargné à Pekic, qui purgera à partir de 1948 cinq années en prison – condamné à quinze années en 1948 pour activisme démocratique. Sans doute cette expérience n’est-elle pas étrangère à ce qui va enfanter ce court récit inspiré des heures les plus noires de la Terreur.

 

Le personnage central, Jean-Louis Popier, dont on ne sait pas au fond s’il est le fruit de l’imagination de l’auteur ou la survivance incarnée de quelque témoignage de la tradition orale, officie comme greffier au tribunal institué par la Révolution française. Au rythme où vont les choses et où tombent les condamnations (toute révolution charrie son lot, généralement grossissant, de déviationnistes), le brave greffier Popier, citoyen à l’apathie assez exemplaire, se retrouve rapidement débordé par sa charge. Tant et si bien qu’il commet une maladresse qui le contraint, s’il veut échapper au contrôle de sa hiérarchie, à faire disparaître un acte de condamnation. Et quoi de plus efficace pour faire disparaître ledit acte que de l’ingurgiter aussi sec, laissant ainsi la promesse de mort se dissoudre au fond d’entrailles que nul n’aura jamais idée de venir fouiller ? Ce faisant, un éclair de génie lucide traverse la sourcilleuse et très réglementaire conscience du brave Popier, lequel réalise du coup qu’engloutir un tel acte entraîne irrémédiablement le salut d’un condamné. Qu’à cela ne tienne, le brave et désormais conscient Popier n’aura de cesse, chaque jour, de manger la mort, et d’épargner la guillotine à un congénère supplémentaire. Jusque-là d’ailleurs, le rigoureux gratte-papier n’avait jamais vu de guillotine : après tout, sa mission s’arrêtait aux marges du grand registre où il consignait les condamnations. Difficile, au passage, de ne pas songer à la banalité de ce mal dont Hannah Arendt fit l'herméneutique en d’autres circonstances. La pratique quotidienne et routinière d’une fonction sociale légale, voire valorisante aux yeux de ses contemporains immédiats, induit des mécanismes réflexes qui confinent l’individu dans l’impression de sa normalité – fût-elle parfaitement abjecte. Et aujourd’hui encore, l’on condamne à des peines parfois très lourdes sur la base d’assertions et dans des perspectives qui ne sont pas toujours fécondées par la raison.

 

Pekic ne cherche nullement à ménager un mauvais suspens. La fable n’est édifiante que parce qu’elle nous empêche de sombrer dans l’excitation du voyeur et que, dès le départ, il est clair que le brave greffier Popier devra rejoindre à son tour la cohorte des déchus de la Révolution : ce n’était pas là une possibilité pour le scénario, mais sa seule conclusion disponible. Car la grande histoire a quelque chose d’une machine infernale ; et tout spécialement lorsqu’elle se veut révolutionnaire. « La méfiance, le soupçon et la peur – sentiment indissociables de la vigilance révolutionnaire » sont à la fois le terreau et le fruit de la révolution. Étrangement, paradoxalement peut-être, la politique révolutionnaire (et donc contre-révolutionnaire, la contre-révolution ne visant au fond qu’à faire la révolution contre la révolution) n’exige pas l’engagement des citoyens, ni même, à l’extrême, leur approbation, mais leur simple effacement ; elle ne leur dénie pas nécessairement le droit à exister pleinement, mais les contraint à une sorte d’invisibilité sociale, d’inexistence singulière. Pekic écrit à propos du brave greffier Popier qu’il serait vain de lui chercher des « signes particuliers. S’il en avait eu, il aurait été sur la paille de la Conciergerie et non assis derrière un bureau du greffe du Tribunal révolutionnaire ». C’est tout le mystère des révolutions – qu’elles aillent de l’avant ou qu’elles marchent à reculons – : elles donnent corps à des individus compulsifs qui se révèlent à eux-mêmes en se laissant entraîner là où ils ne pensaient pas vouloir aller. Naturellement, le piquant de la fable est que la Révolution va ici se heurter à l’un des ses agents les plus irréprochables. La résistance ne viendra pas d’individus héroïques extérieurs au système, mais de l’être le plus docile, le moins soupçonnable, le plus indifférent à ce qui se trame. Nonobstant les apparences, et n’était la chute finale, il pourrait donc bien s’agir d’une fable optimiste, le contrôle social total se révélant impraticable : le plus policier des systèmes viendra peut-être à bout de l’homme, jamais de l’imprévisibilité humaine. Ici, l’individu devient malgré tout, et surtout malgré lui, le meilleur agent corrupteur, l’imprédictible grain de sable qui s’ingéniera à gripper les rouages. Pourquoi ? Par accident. Que la prise de conscience de ce hasard qui entraîna l’accident, puis la compassion qu’il fera naître chez notre agent corrupteur, se manifestent ensuite comme des principes politiques ou civiques ne changent rien à l’affaire : au départ, rien ne disposait le brave greffier Popier à vouloir renverser, ne serait-ce qu’interrompre, l’ordre des choses. Il aura fallu que l’imprévisible lui mette la puce à l’oreille. 

 

Comment se forge-t-on une conscience en ce monde ? La réponse de Borislav Pekic est pleine d’une richesse métaphorique et anthropologique peu commune : par le hasard. La conscience de soi et du monde peut nous tomber dessus comme le ciel sur la tête ; elle peut tout aussi bien loger dans la petitesse des choses ordinaires que dans la brutalité des actes sociaux, s’apparenter à une révélation dans le désert autant qu’à un accident de parcours dans la paisible linéarité des jours. Dès lors entrevoyons-nous, fût-ce faiblement, ce qui demeure vivant une fois que la société a érigé ses miradors : l’aspiration à la liberté.

 

* La ceinture de l’ogresse, Rachid Mimouni, éditions Seghers, 1990.

 

Borislav Pekic, L'homme qui mangeait la mort - Editions Agone
Traduit du serbo-croate par Mireille Robin
Article paru dans Esprit critique, revue de la Fondation Jean-Jaurès, n° 68,  mars 2006

15 septembre 2017

Julia Peker - Cet obscur objet du dégoût

 

 

Une éducation au dégoût

 

Lorsqu’un(e) philosophe se penche sur la merde, j’ai tout lieu de penser qu’il faut aller renifler ça d’un peu près. Entrée en matière aussi attendue que douteuse, je n’en disconviens pas, mais qui n’a pour but que d’attirer l’attention sur ce petit livre passionnant, et dont ce n’est pas le moindre mérite que de nous acculer à quelques questionnement plus décisifs qu’il y paraît.

 

Nous savons bien ce qu’est le dégoût : il suffit de nous regarder lorsque nous devons y faire face. Un haut-le-cœur, une moue édifiante, un mouvement de rejet ou de dénégation, à l’occasion un spasme vomitif : un cheveu sur la soupe, et ce sont les nôtres qui se hérissent. Voilà pour les affects. Or, force est d’admettre avec Julia Peker que « la réaction de défense invoquée se heurte au caractère bien souvent inoffensif de la situation. » Et si le dégoût est répertorié par la neurobiologie au rang des émotions primaires, il n’en peut pas moins « devenir une véritable nausée, confondant ses effets avec le symptôme médical. » C’est que, sous son apparente évidence, le dégoût, comme le goût, a une histoire : ce qui nous dégoûte aujourd’hui ne nous dégoûtait pas hier. Ainsi de la vermine, dont Julia Peker nous dit que, jusqu’au 16ème siècle, elle n’était en aucun cas considérée comme « sale », rappelant au passage qu’alors « on s’épouille en famille ou en couple avec tendresse. » Dans le sens inverse, et jusqu’au 18ème siècle, l’eau, cette eau dont nous bassinons nos corps à longueur de bains et de douches, ne s’utilisait guère « qu’avec d’infinies précautions », la priorité, pour protéger le corps, étant alors « de le tenir clos », les classes aisées elles-mêmes préférant « s’ensevelir sous des couches de parfums et de poudre afin d’effacer les odeurs corporelles. »

 

Mais cet ouvrage ne serait qu’intéressant s’il se contentait de déambuler dans l’histoire pour montrer combien notre rapport au propre et au sale, au pur et à l’impur, a pu ou peut être changeant, et ô combien conditionné. Julia Peker va donc bien au-delà, interrogeant surtout l’ambivalence, terme psychanalytique par excellence, de nos aversions. Et se fait très persuasive lorsqu’elle avance par exemple que « la véritable force du dégoût, c’est la dénégation du désir qui est à l'oeuvre à travers lui. Il fait partie de ces armes brandies par la conscience pour faire barrage à certaines idées, et l’accès à cette réalité ambivalente n’a rien de spontané. » C’est que, « comme le goût, le dégoût s’éduque. » Et cela d’autant plus qu’il peut s’avérer être un « puissant facteur de cohésion sociale, l’intensité des aversions [créantdes divisions puissantes entre les communautés et d’une société à l’autre, à tel point que des divergences peuvent apparaître comme de véritables abîmes creusés dans le sentiment d’altérité. » Dans des paradigmes qui n’ont rien à voir entre eux, le registre lexical du dégoût est d’ailleurs utilisé dans le discours raciste ou antisémite (celui de Céline, par exemple, « expression parmi d’autres de la grande nausée morbide découverte sur le champ de bataille »), aussi bien que dans l’éducation. Ainsi des excréments « dont l’aversion n’a rien de spontané », ce dont atteste le premier mouvement de l’enfant, qui « ne renonce que laborieusement à considérer ce reste comme une partie de lui-même. » Dans un même ordre d’idée, j’ai lu récemment que Le Quotidien du Pharmacien faisait état de recherches visant à mettre au point une gamme de gélules thérapeutiques et cosmétologiques à base d’urine et de bouse. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que « l’inutilité de l’excrétion n’est pas seulement la contrepartie inévitable de l’efficacité d’une production, elle en est également la condition nécessaire. » Mais le fait est que nous devons en permanence « négocier avec nos aversions. » C’est là notre lot, nombre d’entre elles émanant de nous-mêmes, de ces excrétions intimes qui nous sont autant d’objets inappropriables. C’est d’ailleurs « en regard de cette confrontation douloureuse à l’impropre et à l’inappropriable que se définit laborieusement l’identité », comme en témoigne l’obsession hygiéniste ou le fantasme de pureté. Car il y a bien « complicité sourde entre le propre et l’immonde », l’immonde étant, littéralement, « ce qui ne fait pas monde [et qui n’en existe pas moins pour autant. »

 

C’est là résumer à trop grands traits un petit ouvrage très stimulant et très plaisamment écrit. Et si l’on ne peut que regretter un travail éditorial un peu rapide (coquilles, mots oubliés etc…), ce n’est que pour mieux souligner, et ce n’est pas secondaire, la qualité d’une écriture très précise et cohérente, pendant d’une réflexion pleine d’éloquence et d’allant.

 

Julia Peker, Cet obscur objet du dégoût - Éditions Le Bord de l'eau
Article paru dans Le Magazine des Livres, N° 25 - Juillet-août 2010

8 septembre 2017

Izthak Orpaz - Fourmis

 

 

Métaphysique du grouillement

 

Qu’on ne s’étonne pas que le pauvre Yaacov se fasse l’impression de tourner en bourrique : un beau jour en effet, il surprend sa femme, étendue sur le lit, « blanche comme neige, noble, inentamée par le soleil ou la pluie », « rejetant la tête d’un côté et de l’autre, les narines frémissantes, les hanches agitées de soubresauts et les jambes battant l’air » : voilà qui a toutes les apparences d’une partie de plaisir. Et « qu’est-ce qui ébranlait ce corps, qu’est-ce qui l’arrachait à sa merveilleuse froideur ? ». Réponse : « C’était une petite fourmi. » Quiconque se sentirait désarmé (jaloux ?) pour moins que ça. D’autant que, en dehors de la noce et sous la contrainte de cette seule justification, elle ne le « laisse pas lui faire ce que fait un homme avec une femme ». Comme chez Kafka, on ne peut s’empêcher de rire sans pouvoir réprimer le frisson qui monte concurremment le long de notre échine : c’est un rire incomplet, sur la défensive, assez peu sonore et plus proche du grincement de dents. Car dans ce huis clos qui tourne au corps à corps, un couple balance entre incompréhensions, sentiments de trahison, élans irrépressibles et érotisme animal. Mais il ne s’agit pas tant de dépeindre la vie de couple que d’interroger le chemin de vie de l’individu et d’explorer sa voie intime. L’univers de Rachel et Yaacov se réduit chaque jour davantage, au même rythme que le rétrécissement de leur espace vital peu à peu entièrement corrodé par les fourmis. Si bien que Yaacov le maçon, usant de tous les stratagèmes pour refouler les petites indésirables, en vient à ériger murs après murs à l’intérieur même des murs – sans qu’on ne sache si Rachel lui donne tort ou raison, ou même si la présence des insectes l’inquiète ou la satisfait.

 

Difficile, bien entendu, de ne pas chercher l’allégorie. Écrivain dont la famille fut décimée par la Shoah tandis que lui-même s’était mis à l’abri en Israël, Itzhak Orpaz a écrit ce texte en 1968, peu de temps après la Guerre des Six jours, qui permit au pays d’élargir ses frontières. Si l’arrière-plan politique ne peut pas ne pas l’avoir inspiré, au moins influencé, il n’en demeure pas moins que ce qu’il appelle « le mystère de l’être-juif » n’apparaît pas clairement ici. S’il est impossible, comme lecteur, de ne pas y songer, Orpaz interroge surtout le réel le plus brut et le moins déterminé. Écrit avec élégance, humour, brio, plus proche d’un conte surréaliste que de la fable édifiante, Fourmis est une sorte de sotie métaphysique qui se révèle d’autant plus efficace qu’on en sort avec la très agréable impression de n’avoir pas tout compris.

 

Izthak Orpaz, Fourmis - Editions Liana Levi
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 4, mai/juin 2007

2 septembre 2017

Marc Mauguin - Les attentifs

 

 

D'une certaine mélancolie américaine

 

C'est donc à Marc Mauguin que revient le soin d'inaugurer "Les Passe-Murailles", collection dirigée par Emmanuelle Dugain-Delacomptée à partir d'une idée astucieuse autant qu'excellente : exploiter d'une oeuvre, tableau, film ou autre, tout ce qui pourrait susciter un désir d'interprétation ou d'invention littéraire - et, ce faisant, la revisiter .

 

Des tableaux d'Edward Hopper, Marc Mauguin a donc su tirer douze nouvelles dont le jeu subtil d'échos, de lumières et de variations véhicule quelque chose de joliment désuet et souvent mélancolique. Une mélancolie douce, toute en retenue, mais persistante, et qui va croissant au fil du recueil. L'air de rien, tout au long de ces petites histoires de rien du tout, à échelle de l'individu et le plus souvent à hauteur de femme, il dresse le portrait diffus, tamisé, pudique et sensible d'une certaine Amérique du milieu du vingtième siècle. Par petites touches, on atteint à une certaine dramaturgie intime, familiale, conjugale, autant qu'à une certaine sociologie. Les scènes peintes par Hopper lui inspirent des personnages en demi-teinte, souvent travaillés par de forts remous intérieurs mais comme réprimés, cadenassés. Beaucoup d'ailleurs parlent moins qu'ils ne soliloquent, que cela soit par tempérament, timidité ou complexe social, donnant l'impression de n'être jamais vraiment sûrs d'eux-mêmes. Des personnages fragiles donc, friables, soucieux de rester discrets, de ne pas trop s'exposer au monde et qui, à leur manière, font tous montre d'une certaine élégance. Les femmes, quelle que soit leur condition, sont toujours impeccablement mises, brushées, serviables, soucieuses d'incarner une sorte d'éternel féminin à l'américaine tout en souffrant de le savoir ; on pourra penser, de près ou de loin, à certains personnages féminins de la brillantissime série Mad Men. Quant aux hommes, s'il en est moins question dans ce recueil, leur présence s'impose d'autant plus qu'ils veillent à leur empire, témoignant d'un savant et distingué mélange d'autorité naturelle et de sentiment, même tacite, de supériorité ; Mauguin pourtant ne juge pas, et d'ailleurs émane aussi de ces mêmes hommes une certaine impression de blessure et de frustration. In fine, hommes ou femmes, les êtres que nous croisons ici nous ressemblent tous, avec leurs complexes, leurs peurs du monde, et ce sentiment d'être embarqués un peu malgré eux sur un chemin de vie dont ils ont un peu de mal à percer les motifs.

 

Sans effet ni tapage, et avec finalement autant d'humilité que ses personnages, l'écriture de Marc Mauguin, joliment déliée, et à laquelle je reprocherai seulement un usage parfois appesantissant du point d'exclamation, pose une lumière tranquille sur leurs gestes, leurs paroles ou pensées communes, le moindre détail se faisant révélateur. J'ai d'ailleurs souvent pensé, en le lisant, à l'univers et aux tonalités d'un John Cheever, maître de la nouvelle s'il en est, dont on connait la minutie et le sens très fin de l'observation. 


L'hypocrisie, l'avarice, la jalousie, les relations mères/filles, la relégation sociale et les complexes afférents, la tromperie, le racisme, la suffisance et la muflerie des hommes, les sensations de vieillissement et de solitude : derrière une apparence infiniment douce, Marc Mauguin nous renvoie du monde des humains un écho traversé de souffrances et d'inassouvissements profonds. C'est un des charmes de ces nouvelles un peu hors du monde que de laisser le lecteur sur une impression ambiguë, où la légèreté du trait le dispute à la gravité de scènes joliment intimistes.

 

Marc Mauguin, Les attentifs - Éditions Robert Laffont
Marc Mauguin sur le site de l'éditeur

21 août 2017

Richard Morgiève - Les hommes

 

 

Des bagnoles et des hommes 

 

« Elle était timide, ça me trouait le cul mais je la trouvais émouvante avec sa pudeur. Elle m'a donné le petit baiser qu'on s'accordait en public, style Peynet. Parfumé au champagne. Je n'aurais pas dû me regarder dans ses belles lèvres rouges, car j'ai vu un pauvre mec au derniers tiers du vingtième siècle. Heureusement, j'avais l'habitude. » 

 

Il est toujours difficile de parler de Richard Morgiève sans se donner l'impression de le trahir. Peu d'écrivains sont aussi sincères avec leurs lecteurs, peu donnent à ce point le sentiment d'écrire pour se sauver d'eux-mêmes, aussi éprouvé-je toujours quelque scrupule à jouer au critique. D'ailleurs je me demande toujours ce que l'on peut dire d'un roman de Morgiève - et m'est avis que lui-même doit parfois se demander ce que l'on pourrait bien trouver à en dire. On peut aimer, on peut ne pas aimer, on peut refermer ses livres en trouvant qu'il va décidément trop loin, ou les relire au contraire parce que son souci de la justesse nous fascine. Ce qui dans tous les cas ne dira pas grand-chose de son oeuvre. Morgiève n'est certes pas le premier écrivain écorché, mais sa manière, romans après romans, d'aller mordre dans ce que la vie lui a réservé me conduit, c'est ainsi, à une certaine réserve. Sa biographie officielle est connue - la mort de sa mère, le suicide de son père, l'adolescence bricoleuse et les petits trafics afférents, les premiers poèmes publiés à compte d'auteur et le sentiment de honte qui s'ensuivit, les premiers romans policiers plus ou moins reniés, le ressassement littéraire enfin de ces motifs biographiques, cette marginalité de fait qui finit par le situer voire le définir dans le jeu social et la "famille" littéraire. Avec Les hommes, il continue donc de remâcher cette existence dont il semble penser qu'elle est et sera toujours plus forte que lui - à l'instar de Mietek, le personnage principal : « J'étais ce qu'on me faisait, comme tout le monde. » 

 

Mietek. Le Polack. L'alcoolo qui ne boit pas. L'enfant déclassé de la société française des années 1960/70 qui porte par devers-lui l'héritage des bandits de la vieille école : code de l'honneur et individualisme farouche, frères d'armes et fraternité clanique, aversion instinctive pour les « caves » et réalisme mélancolique. Jamais bien certain de vivre ce qu'il vit ni de penser ce qu'il pense - de ce qu'il faudrait vivre ou penser. Aucun goût particulier à la vie. Seulement l'envie de sécuriser son pré carré dans cette « ville sale comme une pauvre femme sans savon », parfois un éclat dans l'oeil pour peu qu'il puisse mater peinard le jour se lever. On a les héritages et les amis qu'on peut, Robert-le-Mort, Mohammed-le-Périmé, François, Patrice, Clément, Dédé, "Mireille", Chimel, Karine, Brigitte et les autres. On retrouve même les Cheval, héros d'un précédent roman. Des macs, des prostituées, des « bicots » et des transfuges de la guerre d'Algérie, des types qui cachent leur jeu et des filles qui en savent long. Que de l'humanité en rupture. Du fracassé en veux-tu, en voilà. Et tout ce petit monde qui se reluque, se mélange, s'apprivoise, peu ou prou reconnaît en l'autre un frère ou une soeur. Et cette si bonne madame Test, qui pour un peu lui rappellerait sa mère - « La France manquait de gens comme elle, tous les grands hommes n'étaient pas au Panthéon.» Et Ming bien sûr, que Mietek aime à sa manière, avec cette pudeur archaïque et virile dont les hommes sont aussi faits. Il y a de la fierté chez ceux-là. Ne rien devoir à personne, savoir se faire loup dans un monde cannibale. Se planquer et agir. C'est le monde ambigu et brutal, amoral ou pire encore de José Giovanni et Albert Simonin, peuplé de malfrats au coeur tendre, brutes résignées et généreux mercenaires, sentimentaux à qui on ne la fait pas. Les héritiers s'il en est d'Audiard et de Grangier auraient grand intérêt à se pencher un peu sur les hommes de Morgiève, de ceux qui connaissent les limites de leurs fantasmes et peuvent confesser : « J'aurais voulu être Mesrine, braquer pour vivre comme un homme. » Morgiève n'est pas Despentes : pas de critique sociale, pas de revendications politiques, pas de dénonciation de l'ordre moral, aucune édification d'aucune sorte. La société, le monde ? Peu leur importe, à ces hommes - on va tous mourir, voilà leur sagesse. Indifférence totale pour cette frénésie du jour qu'on voudrait toujours croire inédite : « Les mecs autour de moi parlaient politique et foot : les cons avaient besoin de parler à des cons de sujets cons. » Et qu'on ne me parle des bagnoles. La bagnole, c'est autre chose. Un territoire, et pas moins noble qu'un autre. Le vrai chez-soi, celui où on a nos odeurs, nos habitudes, nos plus grands moments de solitude aussi. Avec toujours, chez Morgiève, une petite affection pour Citroën - la DS, la 19, la 21, la SM pour la flambe, les bons jours. Une charrette pour ultime réduit :  
C'est de la bagnole, ai-je dit pour lui faire plaisir.
- La vôtre, c'est pas rien, a-t-il répondu pour me retourner le compliment.
On est demeurés silencieux comme des paysans devant leurs bêtes, puis je l'ai quitté.

 

Mais le roman de Richard Morgiève ne se contente pas de faire le récit d'un monde qui enterre ses dernières grandes figures. Il n'en montre d'ailleurs pas tant la mort que la chute, ces quelques mois ou années de bascule, quand les derniers voyous tardent à se ranger des voitures et que derrière eux un nouveau monde pousse. Les hommes n'est pas seulement le roman-sépulture des méchants garçons d'antan, il s'attache aussi à ce qui s'éteint en mourant : un temps où le contrôle social laissait subsister ceux qui n'en voulaient pas plus que ça à la société - elle avait ses lois, eux aussi - et qui surtout n'attendaient rien d'elle. Et puis bien sûr, il y a Mietek. Trop singulier, trop sensible, trop troublant, trop métèque pour faire tomber complètement le roman du côté du hard-boiled ou du polar social à la Manchette. Mietek est à l'image de son époque, il bascule dans un autre âge, las de voir les hommes tomber autour de lui et pressentant que les forces ne tarderont plus à lui manquer. Il souffre d'une solitude qu'il a appris à habiter et dont on comprend qu'elle sera à jamais sa plus proche compagne, mais il en sait le prix : ces femmes, une en particulier, avec qui il n'a jamais rien pu construire. Et Cora, Cora enfin, puisque derrière le récit de l'homme il y a aussi le roman d'un autre amour dont il a tout à apprendre, l'amour d'une espèce de père pour cette petite fille qui va lui empoigner le coeur comme aucun(e) n'aura su le faire, gamine des temps à venir, « là pour que je rende à quelqu'un tout ce que je n'avais pas eu. »

 

On pense à bien des choses en lisant Les hommes. À Gabin, à Delon, à Dewaere et à tant d'autres, au Lavilliers de l'époque N'appartiens jamais à personne ; à Trust aussi pourquoi pas, quand Bonvoisin rendait hommage à son pote Bon Scott et pleurait son Dernier acte. La virilité exacerbée, la crudité théâtrale, la désespérance des hommes de Morgiève, voire le plaisir un peu régressif que l'auteur pourrait éprouver à choquer le bourgeois, donnent pourtant un éclat singulier à ce qui, ici, n'est pas moins déterminant : une tendresse brisée, une sentimentalité à peine contenue, une fragilité à fleur de peau. Et nous quittons le roman avec entre les doigts la poisse des huiles de vidange et dans le nez un tas d'odeurs mêlées, mais avec au coeur la tendre fêlure de qui a croisé un long cafard très doux.

 

Richard Morgiève, Les hommes, Éditions Joëlle Losfeld

18 août 2017

Frédéric Aribit - Le mal des ardents (par Magali Brénon)

 

C'est avec grand plaisir que j'accueille sur ce blog Magali Brénon, éditrice, autrice de J'attends Mehdi et de Jamais par une telle nuit, parus en 2009 et 2014 aux éditions Le Mot et le Reste. Elle évoque ici le nouveau roman de Frédéric Aribit, Le mal des ardents, paru chez Belfond. Elle fut d'ailleurs l'éditrice de son premier roman, Trois langues dans ma bouche, paru en 2015 - et dont j'avais parlé ici.

 

 

La littérature est l’essentiel, ou n’est rien.
Le Mal – une forme aiguë du Mal – dont
elle est l’expression, a pour nous, je le crois,
la valeur souveraine. Mais cette conception
ne commande pas l’absence de morale,
elle exige une “hypermorale”.

Georges Bataille, La Littérature et le Mal  


 

 

Appel à la poésie

 

Vers 19 h 12 à République, un mardi pluvieux du mois d’avril, un professeur de lettres dont la vie défile « comme une ligne de métro enchaîne les stations » est embrassé à pleine bouche par une brune vêtue de noir qui disparaît aussitôt sur le quai.


Par le plus beau des hasards objectifs, contingence nécessaire à l’amorce d’une histoire, l’inconnue réapparaît le soir même sur le pont de la Grange-aux-Belles, pont tournant, lieu inflammable, idéal pour un baiser à bout de souffle. « Tais-toi, serre-moi, embrasse-moi. Je suis l’âme errante », murmure la jeune femme dans une langue digne de Nadja. Le la est donné ; l’étincelle jaillit dans la poudrière endormie et ce Breton qui s’ignore s’embrase dans l’instant. La symphonie effrénée des amants peut commencer, arrachant cet homme à son inertie pour le placer sur la scène flamboyante du soulèvement de sa vie.


Pour lui, Lou invente avec l’alphabet de son corps, les tremblements de sa voix et le crin de son archet le rythme frénétique d’un prodigieux amour. De poèmes en selfies, de jeux érotiques en messages d’amour hallucinés l’histoire avance comme une traînée de poudre pour mieux vous entrer sous la peau, s’éprouvant en couleurs, images et sonorités en un crescendo de courses folles et d’intrusions dans des appartements mal verrouillés.


Car Lou, chair poétique, sensibilité à vif, est une artiste incandescente. Musicienne jusqu’à l’os, son violoncelle entre les cuisses elle jouit comme elle joue la symphonie Pathétique de Tchaïkovski. Et, dans cette errance méthodique qui le fait marcher sur des braises, tout à son ravissement le narrateur fasciné goûte la poésie effrontée des amants. « Tu vas t’habituer », lui promet Lou.


Il n’en aura pas le temps.


Parce que Lou est atteinte d’un mal qui la démange, la brûle et lui fait voir des choses étranges : le « mal des ardents », ou ergot de seigle, champignon mortel qui infeste le pain vendu par la boulangerie de son quartier. Ce mal, bien nommé pour une fille du feu, consume le corps de la jeune femme et promet la fin de cette irradiante passion.

 

Si le narrateur se plonge alors dans l’histoire ahurissante de l’ergot de seigle, non sans rapport avec le LSD et que la plupart des mystiques pourraient bien avoir côtoyé, choisissons de l’aborder par son versant allégorique : celui de la création, vue par le tout dernier des romantiques ou des poètes voyants.


Ce mal couvé par Lou, c’est le feu sacré que cette vestale va transmettre au narrateur en l’appelant à la poésie comme Dieu se manifesta à Moïse pour lui annoncer sa mission depuis le buisson ardent. Une théophanie : « Tu feras un livre avec cette histoire, tu écriras mon livre, notre livre, le livre de tous ceux qui ont le feu », lui intime Lou, clin d’œil encore à Nadja qui demanda à Breton : « André ? André ?... Tu écriras un roman sur moi. […] Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste... »


Et, tandis que Lou dresse des temps qui courent un état des lieux révolté (« Comment tant de culture et si peu d’art ? Autant de culture et de connerie en même temps ? », dans « notre époque qui pourri[t] toujours tout, vulgaris[e] tout »), Frédéric Aribit remet sur l’ouvrage une question ouverte avec Trois langues dans ma bouche et développée dans « Les fées » : la création artistique comme avènement du sujet et démarche subversive, poétique aussi bien que politique. « On ne peut pas se contenter de consommer le monde, il faut s’en emparer à bras-le-corps, le laisser venir en vous, le laisser vous pénétrer de partout et puis suer, suer le monde pour le créer, le recréer en permanence, l’inventer au-dessus de ce que nous sommes, au-dessus de ce qu’il est lui-même. »


Et le narrateur de suivre à la lettre la consigne, de s’échauffer pour mieux se laisser traverser par tout ce qui concourra au sentiment d’exister. Et l’auteur de nous livrer cette rencontre avec l’érotisme, la poésie et l’art personnifiés, forcément mortels.

 

La beauté convulsive qui en résulte draine avec elle l’urgence maniaque de vivre, l’urgence charnelle d’aimer et d’en écrire. Ce long poème à Lou, à l’amour fou et à la poésie attisés jusqu’à l’incandescence souffle une bouffée d’oxygène sur un panorama littéraire trop souvent tiède. Il éclate en un feu d’artifice au lyrisme étincelant, porté par une écriture allant de précipitation en syncope au gré de reliefs vertigineux, n’hésitant pas à se coltiner la richesse débordante du langage pour entraîner l’histoire dans un véritable espace littéraire. Et, par-delà les clichés, caricatures et explications de texte dont elle use et abuse, la langue conduit l’« opération poétique […] au grand jour ».


Alors, dans cet arrachement, peu importe que Lou ne soit qu’une chimère et occupe une place tombée en désuétude : celle de la muse, du sacré, du pur fantasme de la femme toute qui finira en cendres pour demeurer irremplaçable. Source inépuisable de fiction, foyer d’illusions, elle est l’incarnation du romanesque. En ces temps secs où les romans s’aliènent à l’histoire au détriment de la forme, où le désir s’écrit au péril de l’amour, déchu au profit de la compulsion et de l’ego, avec une infinie douceur Frédéric Aribit replace le sentiment amoureux dans sa possible adéquation avec le désir, et cela fait du bien. Et, puisqu’il sait en fin de compte qu’il se consumera d’une façon ou d’une autre, pris dans cet impossible le lecteur a envie de croire, envers et contre tout, à l’élan salutaire et splendide de ces amants vivant au gré de leur imaginaire débridé.

 

Dès lors, on peut boucler la boucle et lire à double sens le palindrome de l’exergue : In girum imus nocte et consumimur igni. Virgile ou Debord ? Les deux, mon commandant. C’est là la condition tragique de l’homme, pris entre ces deux extrêmes : s’éblouir au flambeau et se brûler au réel, ou s’en détourner pour se consumer dans le vide. Tout est question de capacité à s’émouvoir, de choix et de position subjective. Quoi qu’il en soit, « Nous tournoyons dans la nuit et nous voilà consumés par le feu ». Aucun doute que le narrateur, clivé, a conscience de sa condition : « J’ai recommencé à suffoquer à ce moment-là, tandis que la musique avançait comme un aiguillon, comme une douleur lancinante, touchant les plaies à vif puis se retirant aussitôt, avant de revenir toucher encore au même endroit, et ainsi de suite tout au long du motif, succession de supplices et d’accalmies qui composait le sinistre présage de ce qui nous est échu. »


Au cours de ce « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qui fait et tue les voyants, les poètes à vif et les vivants émerveillés, on pense au cinéma de Jodorowsky, à Breton bien sûr, à Rimbaud et à ses voyelles qui éclatent sur la partition du texte, à Nerval forcément, ou encore à la Brigitte Fontaine de Profond.

 

À l’issue de cette passation de flambeau, on souhaite à Frédéric Aribit de demeurer un esprit ardent et d’entretenir le feu sacré afin qu’il ne s’éteigne jamais. Et aussi de se déprendre encore de certaines croyances, afin de ne pas tomber de l’escabeau. Car on ne saurait prêter aux artistes, aux humains et à l’art tant de qualités qu’à se casser le nez au réel, qui n’a pas le pouvoir de la fiction.


Passé l’excès de sensation, de sans-limite, de perception et d’images, il reste que la jouissance et le savoir peuvent avoir lieu dans les corps et dans la fréquentation des œuvres d’art, sans bruit.
Et l’on a envie de dire : « Faites attention à vous », monsieur.

 

Frédéric Aribit, Le mal des ardents - Editions Belfond

17 août 2017

Andrew O'Hagan - Vie et opinions de Maf le chien & de son amie Marylin Monroe

 

 

La belle et les bêtes

J’avais laissé Andrew O’Hagan à Dalgarnock, en Écosse, aux côtés d’un homme d’église en délicatesse avec le monde (cf. Sois près de moi), voilà que je le retrouve auprès de Marilyn Monroe : écart périlleux s’il en est – quoique Marilyn avait une âme « de grande beauté », ainsi que l’écrit Antonio Tabucchi (Fragments, Marilyn Monroe - Le Seuil). Moyennant quoi, j’enviais secrètement l’audace d’un écrivain capable de deux récits d’apparences aussi antinomiques, sottement persuadé toutefois qu’on ne peut convoquer tour à tour et sans casse les nobles tribulations du sentiment religieux et les mânes sensuelles des folles années d’optimisme yankee. J’avais eu tort.

 

Et négligé au passage que l’écrivain n’a pas tant besoin d’une intrigue que d’une pâte où continuer à modeler son monde. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de vérifier combien ces deux livres, si dissemblables, obéissent à une égale volonté de jouer avec les codes et les mœurs, de disséquer ces petits mécanismes impensés de la sociabilité ordinaire, que nous aimons considérer comme l’expression d’une certaine vertu sociale civilisée. Là où Sois près de moi jetait une lumière désabusée sur les travers identifiés du grégarisme, de l’esprit de communauté, du préjugé social et sexuel, Vies et opinion de Maf le chien et de son amie Marilyn Monroe s’amuse à décortiquer la facticité de l’individu social dans l’optimisme américain des années Kennedy, époque où « tous avaient le sentiment que leur rire était l’expression d’un progressisme confiant. » Les canons de la cool attitude avaient alors pour noms alors Sammy Davis Jr. ou Frank Sinatra. Or « c’est une malédiction merveilleusement comique, ce désir d’être décontracté, essentiellement parce que les gens qui en souffrent sont en général ceux dont l’anxiété diffuse rend toute décontraction impossible », est-il écrit à propos de Sinatra (dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne sort pas grandi de ce petit bijou littéraire). Lequel n’est d’ailleurs pas pour rien dans cette histoire de chien : c’est lui qui offrit ce bichon blanc, élevé par la mère de Natalie Wood, puis par Vanessa Bell (sœur de Virginia Woolf), à Marilyn Monroe, afin de la consoler de sa rupture avec Arthur Miller ; et c’est elle, Marilyn, qui, mi-figue mi-raisin, le baptisa « Maf », dans une allusion amusée aux liens supposés du crooner avec la Mafia.

 

On pourra lire Vie et opinions de Maf le chien de deux manières au moins. D’abord comme la représentation d’une époque. Celle de cette Amérique dont on ne voit pas en effet quelles raisons elle pourrait avoir de ne pas croire en elle, quand bien même « les appels historiques à la liberté et à l’égalité finissent toujours par conduire à un hôtel bourgeois. » Ce que Maf juge avec beaucoup de justesse et d’ironie – car Maf est un chien qui, non content d’être socialiste, se révèle supérieurement intelligent et lettré : « Il n’a jamais été facile pour nous autres trotskystes de l’admettre, mais c’est l’Amérique, cette chère Amérique dorée et enfantine, qui a allié le récit de l’ambition personnelle au mythe de la conscience collective pour créer un hymne, oh oui, à l’avenir, à l’intelligence et aux verts pâturages. »

 

La deuxième manière consiste bien sûr en un portrait, vibrant, attachant, sensible et empathique, de Marilyn Monroe. C’est l’avantage qu’a l’écrivain sur le journaliste ou le biographe : la nouveauté ne l’intéresse pas, il laisse aux autres le goût du scoop ; il ne lorgne pas là où ça se trémousse, mais du côté de ce qui tressaille. De l’humus où se réalise, non un personnage, mais une personnalité. « Ses cheveux étaient pâles et sa peau magnifiquement claire ; on aurait dit que le monde l’avait décolorée à force d’attention » : voilà bien une phrase d’écrivain, qui dit dans un même mouvement ce qui saute aux yeux du monde et échappe à qui voudrait, sciemment ou pas, se satisfaire du tangible immédiat. Bref il y a de l’amour, beaucoup d’amour, tout du long, dans cette manière très sensible d’évoquer Marilyn, et sans qu’on puisse jamais imputer à Andrew O’Hagan le moindre cliché. Il a même réussi, me semble-t-il, à ne pas déloger la fragilité là où l’icône paraît triompher, et à ne pas estomper la force caractéristique de son être dans ses moments les plus fragiles ou les plus intimes.

 

Et puis il y aura une troisième manière d’envisager le texte : comme une introspection de la société des hommes – où l’on en revient, peu ou prou, à Sois près de moi. Le choix du narrateur canin n’est évidemment pas indifférent : par sa taille, le bichon regarde le monde à peu près à hauteur de jambe humaine ; ce qui pourrait bien constituer une certaine façon de le regarder de haut. Manière aussi pour l’animal de conforter son assise tout en laissant aux hommes le sentiment de leur supériorité : « Nous laissons toujours l’histoire des humains occuper le centre de la scène : c’est ce qui fait du chien l’ami idéal. » L’anthropocentrisme est ici une déclinaison, une expression parmi d’autres des bornes de la pensée. Certes, O’Hagan semble en passer par une sorte d’animisme, le monde tout entier, et pas seulement les chiens, étant doué de parole – on croisera ainsi, à parts égales, Plutarque, Freud, Hemingway, Sartre, Carson Mc Cullers ou Elia Kazan, mais aussi une mouche (très stoïque lors de son agonie dans le potage de Marilyn), des fourmis, des oiseaux, un rat, une araignée ou des papillons. Mais ce qui est intelligent, c’est qu’il ne s’agit pas tant de faire parler le règne animal et de le doter d’un jugement sur l’humanité, que de suggérer des contrastes qui rapprochent, de souligner ce qui distingue pour mieux en établir la fragilité. Ce pourquoi sans doute les chiens n’aiment les enfants que « pour la pureté de leur narcissisme », ou que « les gens font comme ça avec leurs animaux, ils les étreignent, ils les serrent, mais en réalité c’est eux-mêmes qu’ils étreignent. » 

 

Un mot enfin du jugement que les animaux se portent entre eux, et qui mécaniquement renvoie aux humains. Ainsi, nous dit Maf le chien, « les chats adorent le burlesque. Ils ne se souviennent pas des choses elles-mêmes mais de leur manière. En ce sens, ils sont très modernes. » Quelle meilleure manière d’empoigner cette modernité dont il nous plait tant de penser qu’elle est inventive, pénétrante, visionnaire ? et, ce faisant, de dresser de l’homme en société le portrait d’un spécimen qui n’est, au fond, pas moins étrange aujourd’hui qu’hier, pas moins intéressant, en tant qu’objet d’étude, que le plus modeste animal dans son propre milieu ? Moyennant quoi, ce livre, dans son érudition un peu folle et son absolue distanciation, et qui n’est pas sans filiation avec Le colloque de chiens de Cervantès, est aussi un des plus drôles et pittoresques que j’aie lus depuis longtemps. En plus de rendre à Marilyn Monroe un hommage des plus brillants et des plus touchants.

 

Andrew O'Hagan, Vie et opinions de Maf le chien et de son amie Marylin Monroe
Traduit de l’anglais par Cécile Déniard

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, janvier/février 2011

16 août 2017

Andrew O'Hagan - Sois près de moi

 

 

Scottish kiss

 

Il n’aura sans doute pas manqué grand-chose à Sois près de moi pour figurer au nombre de ces grands romans qui embrassent et traversent le temps. Manière peut-être un peu abrupte d’entamer la critique de ce livre à la sensibilité très contagieuse, écrit dans une langue très pure, hanté par un esprit mélancolique au dessein très délicat.

 

Le personnage central, David Anderton, a étudié à Oxford, où il aura eu une jeunesse à la fois studieuse et cabotine, sérieuse et fantaisiste, de cette fantaisie propre peut-être aux années 60, quand les étudiants avaient le sentiment concret, quotidien, que le monde pouvait changer. Grand lecteur de Proust, le jeune Anderton participe alors aux péripéties et autres rocamboles d’étudiants lettrés, dandys, amateurs de bons vins, révolutionnaires et distingués. C’est à ce moment aussi qu’il éprouve une attirance pour les hommes – plus complexe, moins déterministe, que ce que laisse entendre le seul vocable d’homosexualité.

 

David Anderton a 57 ans désormais. Il est prêtre, en charge d’une petite paroisse du Ayrshire, à Dalgarnock, en Écosse. Laborieuse, miséreuse, « la majeure partie de la ville semble affectée aux logements sociaux noir et blanc pourvus de fenêtres de la taille d’une bible. » C’est une ville qui se méfie des Anglais – ou de ceux qui viennent d’Angleterre, ce qui revient au même. L’église est à peu près aussi désaffectée que la ville, et sa fréquentation tient au moins autant à une bigoterie hors d’âge qu’à un souci bien compris des convenances. Le Père David Anderton ne s’en alarme pas particulièrement, désireux seulement de regagner peu à peu la confiance des âmes endormies. Comme prêtre et comme homme, il y a quelque chose en lui de l’acceptation désolée, mais dénuée orgueil, d’une certaine manière de solitude.

 

Aussi n’a-t-il dans ce gros bourg que bien peu d’amis. Mrs Poole, tout de même, sorte d’intendante de l’église et de servante personnelle, avec laquelle il noue une relation de très grande complicité, joueuse mais infiniment respectueuse, et qui donne lieu à des dialogues en tous points savoureux, parfois inattendus. Et puis, surtout, il y a Mark et Lisa. Deux adolescents plus paumés que méchants, plus désœuvrés qu’indifférents, aux aspirations déjà presque mortes, naviguant à vue sur le fil rouge de la délinquance, sensibles aux éclats un peu vains d’une modernité d’apparat, deux gamins libres d’une sorte de liberté qui émeut le prêtre et le renvoie à cette part de lui-même qui lui est désormais close et interdite. C’est ici que les choses se gâtent pour le Père, de même que c’est, à mon sens, le point faible du livre. Les choses se gâtent, en effet, parce que Mark et Lisa vont peu à peu, et d’une manière dont on ne saurait dire si elle est absolument inconsciente ou gentiment perverse, entraîner David Anderton loin, bien loin de son ministère et de ses serments. Jusqu’à ce soir fatidique, donc, où il commettra avec Mark l’irréparable – l’irréparable, à Dalgernock, se résumant à un baiser. Il faut noter d’ailleurs que, à compter de cet épisode, le livre connaît un véritable sursaut, tant dans son intensité dramatique que parce que l’incident, et ses conséquences, vont conduire l’auteur à investir avec davantage d’acuité la personnalité profonde du Père Anderton. Mais où le livre pèche, selon moi, c’est par le défaut de vraisemblance. Défaut qui n’affecte pas l’histoire en elle-même – il n’est pas interdit à l’homme d’Eglise, qui ne se donne qu’à Dieu et ne se promet qu’à Lui, d’éprouver telle ou telle tentation –, mais qui tient au fait que, hormis dans les dernières dizaines de pages du roman, je n’ai que rarement eu l’impression, en suivant pas à pas l’existence de David Anderton, d’avoir affaire à un prêtre. Ce ne sera pas un problème pour le lecteur qui voudrait seulement appréhender la psychologie et les affects d’un solitaire de cinquante-sept ans. Mais on est en droit de penser que la psychologie et les affects d’un solitaire de cinquante-sept ans qui s’est fait prêtre doivent bien avoir quelques particularités saillantes. Or les choses vont trop vite. Le Père Anderton ne peut, aussi rapidement, sur quelques pages, changer à ce point d’existence, découvrir le plaisir des fugues nocturnes et des bouges désaffectés, les joies paradoxales de l’alcool et de la drogue, puis, in fine, de la chair, fût-elle bien prude. Même si tout cela fait plus ou moins écho à sa jeunesse. Ou alors, il faut que l’on comprenne pourquoi, et comment. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un prêtre que le personnage doit être désincarné. En résumé, ce qu’il y a d’expressément religieux en David Anderton est trop peu présent dans le livre, en tout cas trop peu longtemps, pour qu’on y attache quelque importance ; c’est gênant, car, précisément, Andrew O’Hagan a voulu que cet homme soit prêtre. Bernanos, Bataille, auraient placé l’essence religieuse du personnage au coeur de leur texte, quand O’Hagan en fait plutôt une disposition périphérique, plus propice, il est vrai, à un examen d’ordre sociologique. Cela dit, nous étions prévenus dès les premières pages du livre, puisque, page 14, il est question déjà des « petits réconforts que procurent dans mon domaine la routine professionnelle. » C’est la vocation du prêtre qui, ici, me semble insuffisamment étayée, une vocation que l’on sait d’emblée fragile (pourquoi pas ?) mais qui, alors, nous conduit à penser que le choix de l’auteur de faire d’Anderton un prêtre obéit à des considérations plus romanesques que sensibles. « Il n’est pas toujours facile de faire la différence entre la passion religieuse et l’exaltation du chagrin » : phrase remarquable, riche de promesses, dont on regrettera seulement qu’elle ne hante pas davantage le roman.

 

Cela étant, je serais bien marri de décourager quiconque de lire Sois près de moi. La réserve que je viens de formuler doit en effet s’éclipser devant la délicatesse du propos, la beauté classique, pudique et légèrement désuète de l’écriture, et devant une intelligence du monde qui permet à son auteur de saisir ensemble maints questionnements fondamentaux. Peu de grands sujets contemporains échappent à l’intérêt d’Andrew O’Hagan : l’éthique, la modernité, la filiation, l’individu, la justice, la question sociale, qu’il traite tous avec un doigté et une élégance en tous points exemplaires. Difficile, à cette aune, de ne pas songer aux polémiques, souvent démagogiques et pauvres en esprit, qui agitent nos sociétés médiatiques et justicières au moindre fait divers à connotation sexuelle – « la foule avait désormais son croquemitaine et sa place aux infos. » Andrew O’Hagan ne cultive aucun goût pour la condamnation, pénétré de cette forme de compréhension de l’humain que permet sans doute un certaine acception de la miséricorde. Aussi, moins coupable d’un acte que contrit dans sa culpabilité à être, le Père Anderton, au plus haut de son procès, a cette réflexion aussi belle qu’inaudible à notre temps : « Je voulais simplement répondre de mes péchés, de l’épuisement de ma sagesse, dire quelque chose de vrai et puis partir. » La société en décidera autrement. L’homme, décidément, est bien seul.

 

Andrew O'Hagan, Sois près de moi - Éditions Christian Bourgois 
Traduit de l'anglais par Robert Davreu
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°16, mai 2009

7 août 2017

Alice Munro - Fugitives

 

 

Femmes sous influence

 

Voici un livre pour les hommes – souvent imbus de leur certitude de connaître « les femmes ». Ceux-là, on le sait, ont une fâcheuse tendance à trouver les femmes compliquées, imprévisibles, excessives, exacerbées. Il s’agit certes d’une impression générique, pas toujours très étayée, mais dont on ne peut nier qu’elle semble constitutive de la relation entre les deux sexes. Ce pour quoi Fugitives est un livre pour eux, donc, ce n’est pas seulement parce qu’il est écrit par une femme qui relate le destin de huit femmes, mais parce qu’Alice Munro ne cède jamais à la tentation, que l’on imagine grande, de trancher dans aucune catégorie morale. Elle ne juge ni ne condamne, pas plus qu’elle ne prend la défense de la femme contre l’homme. Son propos est ailleurs, même  si l’on sent bien une inévitable implication. Munro constate, donc, et relate le destin de huit femmes tentées par la fuite, happées par un ailleurs, possible ou simplement imaginé, quelque chose en tout cas hors de leurs vies, hors d’elles-mêmes, et le plus souvent empêchées d’aller au bout de leur désir, ou intimement impuissantes à y parvenir. Elles hésitent, s’interrogent, se jugent, tergiversent, culpabilisent, puis d’un coup elles partent, de leur foyer, de leur vie, de leurs peurs ; et pourtant, finissent souvent par revenir vers un point d’ancrage dont elles se demandent si, finalement, il ne serait pas ce qui leur correspond le mieux. Comme si la liberté ne résidait pas dans un lointain fantasmé, mais sommeillait en soi.

 

Les femmes que l’on rencontrera ici ne sont pas des dames de fer. Ce sont des femmes non pas banales, mais dont la vie a pu devenir banale. Atteintes par un sentiment d’usure et de lassitude – de la vie, d’elles-mêmes : un mari, des enfants, du travail, parfois des amours de jeunesse, quelques ambitions réévaluées, une longue et sourde résignation. Toutes souffrent de quelque chose d’inabouti, de contrarié, et toutes, à un certain moment, se convainquent que leur vie est aussi ce qu’elle est par leur faute de n’avoir su saisir quelque occasion. Et puis, donc, cette incessante tentation de la fuite, cette petite voix qui lancine et trouve dans chaque instant une nouvelle occasion de laisser croire qu’une autre vie est possible. Ainsi apprend-on de Carla qu’« il lui suffisait de lever les yeux, il lui suffisait de regarder dans une certaine direction, pour savoir où elle pourrait aller » : Carla n’est pas malheureuse, non, en tout cas, jusqu’ici, elle a toujours plus ou moins réussi à transcender l’ennui, à se satisfaire de sa vie, voire à y trouver quelque motif suffisamment poétique. Mais cet effort use, et jour après jour grignote sur le temps qui, lui, fuit pour de bon.

 

On pourrait dire de Fugitives qu’il est un livre sur le deuil des espérances. Non que ces femmes seraient les victimes de quelque destin préconçu, non qu’elles seraient trop faibles, ou trop lâches (c’est même tout le contraire) pour enfin se lancer dans l’existence, mais que, à force d’être mues par le sens du sacrifice, par le sens de l’autre, elles ont peu à peu abandonné leur prétention à vivre leur vie. Juliet a perdu son mari dans un accident de bateau ; elle le soupçonnait de la tromper et, ces derniers temps, « l’atmosphère était chargée. » De manière certainement indicible, la disparition de cet homme, conjuguée à la longue et mystérieuse absence de sa fille, ouvrit un espace inattendu de liberté nouvelle. « Mais elle n’en continuait pas moins de s’en référer constamment à lui, comme s’il était encore la personne pour laquelle son existence à elle comptait plus que pour quiconque. Comme s’il était encore la personne aux yeux de laquelle elle espérait briller. [C’était une telle habitude chez elle, un tel automatisme, que le fait de sa mort ne semblait pas interférer. »

 

Lorsqu’elles entrouvrent finalement les portes pour contempler l’éclat d’un autre horizon, alors revient peser sur les épaules de ces femmes le poids du doute et de la faute. Certaines ne sautent jamais le pas, d’autres pourront regretter de l’avoir franchi. Il faut dire que « les choix bizarres étaient tout simplement plus faciles pour les hommes dont la plupart trouveraient des femmes heureuses de les épouser. Tel n’était pas le cas en sens inverse. » Il y a chez l’homme quelque chose d’assuré, d’impérieux, de lointainement autoritaire, que ces femmes ne peuvent regarder sans crainte ni envie. C’est ce qui est très réussi dans ce recueil : cette peinture de la femme comme énergie bridée, comme dimension inassouvie d’une affection tenaillée, comme instrument d’un piège qui n’est pas seulement social. Elles ne sont pas victimes, au sens traditionnel du mot, mais peuvent l’être dans une acception plus ontologique. Par petites touches, avec un sens consommé et très personnel du récit, Alice Munro nous fait donc entrer dans quelque chose que l’on pourrait apparenter à ce que naguère nous désignions par l’éternel féminin, mais un éternel ici et enfin épuré de son pourtour machinal de glamour et de sensiblerie. À défaut d'y trouver de quoi apaiser leurs fantasmes, les hommes pourront y appréhender un réel féminin auquel ils sont loin d'être étrangers.

 

Alice Munro, Fugitives - Editions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 14, février/mars 2009

30 juillet 2017

Richard Millet - L'opprobre, essai de démonologie

 

 

Mais où va Richard Millet ?

 

Tous aux abris : Richard Millet est « en guerre ». Fulminant, agité, s’échauffant à sa propre furie telle une pie-grièche, l’écrivain peste, tempête, invective, s’ébroue comme un chien fou, laissant s’égarer au passage ce qui fondait son intelligence tout autant que son style – pourtant à peu près unique, parfois sublime, et qui faisait et continue de faire de lui, déjà, un quasi classique de son vivant. C’est parce que je le pense et l’ai écrit en maintes occasions, et encore récemment à propos de L’Orient désert, de Corps en dessous et de Désenchantement de la littérature (le livre dont la réception, paraît-il, justifiait celui-ci) que je me sens à mon aise pour manifester, peut-être pas un désenchantement, à tout le moins un dégrisement. Ainsi donc, l’écrivain n’aura pas supporté ce que d’aucuns auront pu dire ou écrire de Désenchantement de la littérature, cette longue et magnifique élégie à la mort des belles-lettres qu’éclaboussait quelque saillie humorale et politique parfois très sotte. Tout comme j’ai aimé et défendu cet Orient Désert dont il se plaint que nul ne l’ait lu, j’ai aimé et défendu Désenchantement, son amertume, l’irrécupérable de sa désolation, la magnificence de son écriture, bien qu’en déplorant certains partis pris, plus fantasmatiques d’ailleurs que foncièrement idéologiques, car conscient que c’est dans sa propre négativité que l’écrivain digne de ce nom doit écrire, et m’arrimant au devoir de ne pas le lire au pied de la lettre mais dans la seule et exclusive compréhension d’une ontologie et d’une affliction qui, chez lui, se parent toujours des plus remarquables atours.

 

Désenchantement fut il est vrai diversement apprécié. Mais il fut critiqué seulement pour sa part extra-littéraire – y compris, donc, par les plus sincères et fervents de ses lecteurs. Millet en prit ombrage, et s’enquit de répondre à ceux qu’il nomme dans ce livre-ci des « ennemis » – quoique s’empressant de préciser, très vite et du très haut de sa superbe, qu’ils « ne méritent pas d’être traités en ennemis » puisque au fond ils ne sont rien, ou rien d’autre que les estafettes d’un « journalisme devenu le stade suprême de la pratique littéraire contemporaine – son horizon romanesque, ou ce que les géologues appellent un cône de déjection », et d’expliquer qu’il ne saurait être question de pardonner à des ennemis car « on ne pardonne pas à un masque, non plus qu’à un rôle ou à un chien », et que, au fond, en vérité, « mes ennemis n’ont que l’existence que je veux bien leur prêter. »

 

*

 

La terre entière lui reprocherait donc ce qu’il est, et davantage encore : jusqu’à son existence ; car n’en doutez pas, ce que ses contradicteurs visent n’est rien moins que son « élimination du champ symbolique. » Outre que l’écrivain, par ailleurs si dédaigneux de la presse littéraire et plus encore de ce qu’elle peut penser de lui, semble très bien informé de ce qui s’écrit sur son œuvre en tous lieux et jusqu’aux blogs les plus modestes, l’on regrettera d’abord qu’aucun point sur lesquels il fut attaqué ne trouve ici réponse. Pire – ou mieux, c’est selon : ce qui justifia notre réserve à la lecture de Désenchantement se trouve conforté dans L’opprobre, écrit sans doute un peu trop à la hâte pour pointer convenablement le viseur, si tant est qu’il fût en mesure d’approcher sa cible. Il est d’ailleurs symptomatique que Millet use de la forme quasi-exclusive de l’aphorisme, laquelle, si elle n’est pas viscérale ou systémique comme chez Cioran, ne sert guère qu’à maquiller une pensée dont on se refuse ou dont on se sent impuissant à étayer le dévoilement. Très commode pour quiconque se suffit ou se nourrit de sentences, l’aphorisme court le risque de la suffisance sentencieuse ; d’un usage raisonné, il saisit le lecteur, l’agrippe, le bouscule et le confond jusqu’à devenir saillie d’intelligence ; mal employé, il n’est guère qu’une arme défensive bien impuissante à masquer le trouble de celui qui se sait acculé. En assénant, en tirant à vue sur tout ce qui bouge, en sombrant parfois dans une vulgarité un peu indigne d’une telle prose, Millet ne fait que desservir son propos et va jusqu’à le salir, sciemment ou pas, allez savoir, avachissant ce qui aurait peut-être pu constituer les filaments d’une sainte colère en une langue de fiel épaisse, lourde d’un mépris que, finalement, il porte si mal.

 

L’opprobre, opportunément sous-titré Essai de démonologie, est le livre de l’échec. Échec narcissique, bien sûr : Millet pensait blesser ses offenseurs ? Le lecteur n’y verra autre chose que les rodomontades, un peu misérables il faut bien dire, et pour cette raison parfois attendrissantes, d’un auteur dont les coutures élégantes craquent sous l’effet de la vexation. Échec intellectuel et littéraire ensuite, et voilà qui est plus embêtant. À quoi bon tant de jolies phrases bien ciselées pour expliquer, par exemple, qu’il faut savoir « accueillir l’outrage comme un vinaigre à muer en eau pure », ou pour se convaincre soi-même qu’« aux caresses des amis je préfère les crachats », ou pour se consoler de « la laideur de mes ennemis », laquelle suffirait bien « à me venger » ? À quoi bon faire du ressentiment un principe générique extensible à tout ce qui vit ? : « Que pourrais-je aimer d’une France qui s’oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple », écrit celui qui, pourtant, tout au long de son œuvre, a su si bien montrer le désarroi, la maladresse fragile et délicate des petites gens. « Le Français est fidèle à son chien » : à quoi bon ces bons mots tant ils sont gratuits et n’obéissent à rien d’autre qu’au plaisir trouble de se croire, non pas seul, car nous le sommes tous, mais unique ? À quoi bon comparer « un de ces bons gros romans d’Outre-Atlantique » à « une blondasse américaine » avec laquelle on ne peut tout juste envisager que de « coucher » ? À quoi bon jouir et vouloir faire jouir de « l’hébétude satisfaite des lauréats des grands prix littéraires, qui ont tous l’air de vaches inséminées par le vétérinaire » ? À quoi bon pousser ces cries d’orfraie devant le « multiculturalisme » dès lors qu’on se contente de le définir comme partie prenante de « l’antiracisme et [de] la pornographie » ? À quoi bon être écrivain, et gallimardien, excusez du peu, si c’est pour se satisfaire de calembours ou de syllogismes qui d’ordinaire s’entendent de préférence au café, juste après la poire : « la domination anglophone est à la littérature ce que l’Europe de Schengen est à l’immigration clandestine ». Et le vertueux « catholique, blanc, hétérosexuel, écrivain », d’enfoncer le clou : « Vient un moment où on ne peut que donner raison à Ben Laden, pour peu qu’il ne soit pas une fiction américaine ou islamiste ». D’ailleurs « il n’est pas impossible que les attentats du 11 septembre 2001 soient une mise en scène américaine à capitaux saoudiens, tout de même qu’on peut douter si les Américains sont réellement allés sur la lune. » Marion Cotillard ne saurait mieux dire (pour mémoire, voir ici).

 

*

 

J’ai toujours eu un petit faible pour les écrivains irascibles, les atrabilaires, les épidermiques et les eczémateux, pour les mauvais joueurs de mauvaise foi. Non pour ce qu’ils disent ou écrivent en raison, mais parce que ce qu’ils disent ou écrivent n’en finira jamais de n’être que la manifestation douloureuse, inextinguible, frustrée, mythique, lyrique, de leur souffrance à être. Mais c’est toujours une désolation pour moi quand j’en surprends un en train de jouer au « réprouvé », à la perpétuelle victime d’une « loi du silence que le milieu littéraire partage avec les sociétés secrètes », alors même qu’il aurait accès à tout, et qu’il ne serait pas un livre de lui qui ne fût commenté, critiqué, décortiqué, publicité. Désolation de voir ce mystique pleurer la chrétienté des origines, on peut le comprendre, et s’envelopper dans la hautaine toge du supplicié, le manteau de disgrâce de celui qui aimerait tant croire qu’il « hante ceux qui voudraient que je n’existe pas », qui aimerait tant nous convaincre qu’il vit dans la quiétude d’une « forme supérieure de l’ironie ». « Privilège des martyrs et des saints, et aussi des écrivains, je suis vivant dans ma tombe », note-t-il comme pour façonner le mausolée à venir, assuré que les derniers grands glorieux auxquels on puisse le mesurer ne sont plus de ce monde : « Ce n’est donc pas de trop écrire qu’on me reproche, mais de trop publier, comme on dit de trop parler ou d’écrire trop bien. Peut-on reprocher à Bach ou à Schubert d’avoir trop composé, ou à Monet d’avoir trop peint ? »

 

Étrangement, c’est dans un ressort psychologique, ou par une pirouette du même ordre, que Richard Millet croit pouvoir expliciter et mettre à jour la défiance qu’il suscite. Écoutez bien, c’est un monument de bravoure et de mauvaise foi : « Et si cette haine, cette violence, ce rejet étaient le signe d’un amour pervers pour ce que j’écris, mes ennemis n’osant m’aimer, leur perversion consistant à jouir sans se l’autoriser, et à vouloir dégrader mon travail en jetant l’opprobre sur ma personne ? » On appelle cela boucler une boucle : être l’auteur d’une œuvre telle que son pire ennemi n’aura d’autre choix que de l’adorer en son for intérieur et dans le secret silencieux de sa conscience hypocrite, acculé à la souffrance perverse de devoir jouir du pire, être soi-même enfin le Maudit tutélaire, la Figure tellement considérable et positive et enviée du Mal, régner du fin fond du pays de l’opprobre sur un empire de nains et de lutins corrompus qui, dans l’infime éclat de lumière qui, fût-ce par éclair ou accident, continue de les rendre accessibles au Beau, ne peuvent que mettre genou à terre devant le Maître. Il ne viendra pas à l’esprit de l’écrivain que ladite défiance tient à de simples mots qu’il jeta lui-même dans ses pages, des mots bêtes, méprisants, ineptes, qui ternissent ce qu’il convient d’appeler une œuvre, une œuvre qui, de surcroît, n’a sans doute pas beaucoup d’équivalent aujourd’hui en France.

 

Faut-il y voir la cause d’un effet ou l’effet d’une cause, toujours est-il que L’opprobre est écrit dans une langue qui, pour la première fois, semble achopper, se condamner à la monomanie, au ressassement, à l’alourdissement du déjà-connu, du déjà-écrit, et se condamner, même, parce qu’on ne réécrit pas aussi bien ce que l’on écrivit déjà, à l’injure de ce que cette langue a été et sera encore assurément ; c’est bien écrit, bien sûr, c’est Richard Millet ; mais c’est comme si nous lisions là un Millet pour les Nuls, comme si nous tenions entre nos mains le manuel de base de la stylistique millettiste, le vade-mecum des techniques ordinaires de l’écrivain, dont on ne sent plus ici la sainte inspiration, et dont on pourrait croire qu’il s’essouffle sur sa propre musicalité, comme s’il se lassait lui-même de tourner autour de ses propres marottes. Les rares moments de ce livre où l’écrivain s’en retourne à lui-même attestent de la déperdition du sens et du beau dans l’humeur, et sauvent le livre. Jamais aussi élégant et digne que lorsqu’il consent à fermer les yeux et à ne pas travestir le monde en objet de fantasmes ou en exutoire à sa langueur, les mots de Millet retrouvent alors leur source exacte, l’origine même à laquelle il puisait pour donner les plus beaux livres qui soient. « Être digne de l’échec : voilà la condition de l’écriture », écrit-il, nous donnant à espérer qu’il entrevoit ainsi le caractère vain et voué à l’oubli de toute polémique avec la galaxie, et que seul le rapport intime, donc privé, à l’écriture, justifie la littérature. « De quel infini sommes-nous, en écrivant, la dégradation ? » : voilà ce qu’il faut écrire. Ce qui n’est possible qu’à la condition d’oublier un peu ce que nous renvoient les ennemis que nous nous sommes fabriqués, et qu’il est un peu commode, n’est-ce pas, de comparer à des « insectes. » Nous autres, lecteurs, nous autres qui avons appris et continuons d’apprendre à lire et à écrire en lisant Richard Millet, attendons de lui qu’il tienne bon sur ses préceptes : « J’écris non pas pour être ignoré mais pour parfaire la nécessité qu’il y a à l’être en écrivant » : c’est, précisément, ce qu’il n’a pas fait avec L’opprobre. Il nous dira, et nous dit déjà, d’ailleurs, que ses lecteurs l’attendent au tournant du roman, et qu’il s’en moque, que le roman est mort, qu’il a besoin de l’oxygène de la guerre et de l’hybridation du récit, et nous, on pensera qu’il s’agit encore d’une argutie, d’un aveu déguisé en lapsus, d’un refoulement peut-être, et que ce qui l’excite surtout, ces derniers temps, c’est une petite guérilla littéraire qui ne vaut pas tripette, et qu’il trouve un bien triste plaisir à la posture sacrificielle et victimaire de l’écrivain maudit qu’il n’est pas. Si rien ne semble en mesure de pouvoir réenchanter Richard Millet, ce n’est pas grave : là naît aussi sa littérature ; pourtant, s’il continue, il faudra bientôt entreprendre de le désenvoûter. Avant qu’il ne soit trop tard.

 

Richard Millet, L'opprobre, essai de démonologie - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres n° 10, mai 2008

26 juillet 2017

Richard Millet - Désenchantement de la littérature & L'Orient désert


Richard Millet, hélas !

 

 

Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable, et que le reste, l’affectation eschatologique, l'incessant procès aux contemporains, les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « L’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi.

 

Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot.

 

Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces à la Comédie française) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.

 

Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, [] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs. Lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut » – et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »

 

Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? » – d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ?

 

 

 

Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littérature pourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » – si bien « que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion.

 

L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloir se trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin [d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – et d’ailleurs je serais sans doute bien seul.

 

Désenchantement de la littérature, chez Gallimard
L'Orient désert, au Mercure de France

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 7, novembre 2007

23 juillet 2017

Richard Millet - Corps en dessous

 

 

Lourds et petits secrets des spectres

 

Les corps en dessous sont toujours en dessous de tout : des grandeurs du monde, des nostalgies clinquantes, des rêves de petite fille, des visages lourds qui sommeillent en nous et des atavismes sociaux ; ce sont les corps essentiels, ces vieilles carnes primitives qui nous font traverser les siècles, une matière qui nous précède et sur quoi parfois nous nous reposons, tout autant capable de fomenter nos terreurs que de porter nos âmes. À nouveau Richard Millet les explore, ces anonymes auxquels nous ressemblons tant, ces petites gens pour qui vivre devient forcément, un jour ou l’autre, l’autre mot pour dire porter un fardeau, parfois sa croix. La vie des hommes est ainsi faite que chaque espace devient faille, que rien ne s’accorde jamais, que la force vient toujours à manquer pour se donner à soi-même l’impression qu’on sait vraiment ce qu’on fait, qu’on sait où on va, qu’on en a vraiment décidé : « Nous étions des spectres infimes ; des visages absents ; d’insignifiants murmures. Chacun ne hantait plus que soi. » Aussi cette femme-là sait bien ce qui fait se mouvoir les hommes : à vivre dans leur ombre menaçante et nécessaire, elle sait bien que « la laideur est un balcon d’où [lesobserver. »

 

Ces trois récits – peut-on parler de nouvelles ? – ne sont pas sans rappeler les Trois Contes de Gustave Flaubert : semblable poésie qui fuse de la grisaille, égale attention aux petites variations des couleurs et des corps, des œillades et des attitudes, au saisissement des regards las, apeurés ou hagards, à tout ce qui bouge derrière les situations ordinaires et les gestes menus du quotidien, et davantage encore à l’insubmersible solitude des êtres et au chagrin de ne pouvoir la dire à bon escient et au bon moment – « il le voyait bien, lui qui regardait couler mes larmes de petite fille qui n’avait pas su vivre, cette petite fille qu’on ne m’avait même pas laissé être et qui ouvrait des yeux noyés de larmes, reniflant bruyamment, et découvrant dans la glace, de l’autre côté du comptoir, qu’elle parlait toute seule. » Soit dit en passant, Flaubert aussi était taraudé par le fait de savoir ce que ce que vivre voulait dire, et si l’écriture pouvait en tenir lieu.

 

Trois histoires, donc, aussi brèves que lumineuses, qui toutes racontent un peu de ces choses essentielles qui nous éloignent du réel à force d’y être plongés, et qui nous installent sur un promontoire d’où nous nous regardons vivre, malgré nous, et d’où nous ne pouvons qu’interroger notre humanité à l’épreuve. C’est cette femme pétrie dans la solitude, qui dit d’elle-même qu’elle n’est « belle qu’un jour sur deux » et sait que « l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’est que l’abîme où nous ne cessons de choir depuis notre naissance. » C’est cette autre femme qui s’en va chaque mardi « d’un pas vif vers la gare, dans le petit matin », pour vivre dans un hôtel ce qu’elle a à y vivre et qui, d’ordinaire, en revient toujours, d’après ce qu’en dit son fils, soulagée de cet « amer petit pli, au coin de la lèvre inférieure », ce qui ne va pas sans soulever dans l’esprit du jeune garçon les questionnements les plus intrigués, et les plus fondateurs. C’est cet homme enfin, L’homme du parc zoologique, suffisamment esseulé pour savoir qu’il n’est « le gardien de personne » et pour se demander si ce n’est pas « l’insignifiance des hommes qu’elles viennent oublier, ici, devant les animaux, les femmes et les filles, toutes les femmes, une fois saigné l’homme-loup. » Car ce sont toujours les femmes qui continuent d’intéresser Millet, rarement l’homme, ou alors seulement pour chercher en lui ce qui est encore Homme, et dont il désespère, et lui fait ressentir la présence de « l’enfant hurlant en moi pour en appeler à l’homme qu’il ne peut plus être. » C’est à ce Millet-là, bien davantage qu’à celui qui persiste à vouloir jouer au chat et à la souris avec son temps, qu’il faut s’intéresser – et dont le temps se souviendra.

 

Richard Millet, Corps en dessous - Édtions Fata Morgana
Dessins de Damien Daufresnes
Le Magazine des LivresN° 10, mai/juin 2008

20 juillet 2017

Richard Millet - Dévorations

 

 

Suivez mon renard

 

L’homme fut écrivain. Fut, car ne souhaitant plus l’être – mais peut-on jamais se défaire de ce que l’on est ? Il n’est plus écrivain, dit la pauvrette impressionnée, car il veut « pouvoir casser du bois et l’empiler, une activité qui était, avec la marche et le maniement de la faux, la seule chose qui lui permît d’apaiser les prurits d’écriture et la nostalgie des mondes disparus. » Son problème à lui va rencontrer ses problèmes à elle – « il voulait vivre hors du temps et c’était dans ce dehors que j’espérais le rejoindre » : de là naîtra une manière commune de converser, de tenir silence, de contempler et de vivre. Commune, mais incompatible : il faudrait pouvoir traverser le barrage des trajectoires, des destinations, des origines, de la langue et du corps. C’est là le plus touchant, cet inabouti des sentiments, cette pudeur à reconnaître l’autre sans trouver en soi la force d’approcher, de parler, et pire, de le séduire ; cette obstination à se juger indigne de lui, parce que c’est ainsi, parce que les mondes ne se rencontrent pas, parce qu’aucun monde n’est fait pour entrer en un autre, parce qu’on ne peut pas sans conséquence désastreuse être une petite serveuse orpheline qu’un village tout entier convoite comme une bête à dresser, une existence à exploiter ou une chair à prendre ; elle le sait, elle : « des êtres comme moi sont trop seuls pour s’abandonner à autre chose qu’au renard qui leur dévore les entrailles. »

 

Le monde s’est fracturé ce jour où il s’installa au village afin d’y tenir son rôle de maître d’école, cet homme qui semblait venir de loin, ne portant sur lui aucun signe de reconnaissance, aucun code usuel, seulement une réserve, une solitude, une gentillesse louches, car dans les villages tout se soupçonne, rien n’est vraiment clair, rien n’est vraiment honnête, tout le monde a son petit quelque chose à dissimuler, son horrible vérité à porter. Dans la petite auberge dépeuplée que tient l’oncle et où elle officie, la présence seule de cet « homme qui ne s’aimait pas » et « qui, lorsqu’il parlait, semblait se moquer du monde, y compris de lui-même », suffit à la troubler et à la tourmenter, elle dont le beau prénom est si rarement cité – sans doute parce qu’elle se sent indigne de sa beauté, de ce prénom céleste aux étoiles à elle toujours interdites. Et puis il faut se méfier des hommes. Celui-là, sous ses dehors tellement doux, n’est-il pas de mèche avec les autres ? N’est-il pas, lui aussi, et peut-être même davantage que les autres encore, moins éduqués, moins dissimulés, « cet inconnu que devient tout homme qui se met à regarder une femme en se demandant qui elle est, c’est-à-dire qu’elle goût elle aura lorsqu’il plantera ses dents dans sa chair nue » ? Ne sont-ils pas, les hommes, tous les hommes, de toute façon, toujours ligués contre moi ? Et que faire quand l’homme devient mon unique objet de convoitise, quand son existence seule envahit le jour au point de torturer mes nuits ? Que faire de l’amour quand on n’a jamais admis qu’il fût même possible, qu’il est comme un gros mot : « Je m’en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l’amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir – et encore n’étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l’amour, puisqu’il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j’attendais comme une délivrance. » Le corps n’est certainement pas la seule matière à protéger du monde, mais c’est lui le réceptacle des misères, du désespoir d’être, des joies immatures et des humeurs sans rémission. Il inonde les fantasmes de la pauvrette, et elle, elle en parle comme on n’en parle plus, comme on ne peut plus en parler, avec ce mélange d’avidité animale et d’indignation contenue. Le corps est tout à la fois ce traître qui nous fait attraper la colique quand l’émotion est trop forte et le dernier passage par où se glissent le retour à soi et l’oubli qui permet de continuer à vivre. C’est qu’il y a tant de choses à oublier – à commencer par la vie. Elle a « depuis longtemps compris que ce n’est pas nous qui dévorons la chair mais la chair qui nous pourchasse, nous rattrape, nous déchire, et fait naître en nous un sanglot qui semble avoir traversé le temps, si bien que ce n’est pas nos morts que nous pleurons mais les défunts qui pleurent en nous. » L’homme mûr et la jeune fille n’ont aucun besoin de se le dire pour le savoir, chacun en son for intérieur, « qu’il y a deux choses qu’on peut se donner à soi-même, sans rien attendre d’autrui : la mort et le plaisir. »

 

C’est au fond un texte rare sur l’amour. On dira qu’il y est question de beaucoup d’autres choses : la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la ville et la campagne, l’insignifiance sociale, le temps, la morale et les mœurs du temps, la fin des mondes, les fantasmes mutuels que l’homme et la femme entretiennent parfois à leur corps défendant, la construction du désir, de la jalousie, la douleur d’être, d’être ce que l’on est comme d’être ce que l’on n’est pas, l’origine et la destination de la sexualité, le déclin en soi du sentiment de la vie, l’aspiration lente à la mort… : mais tout cela a pour origine l’amour. Pas n’importe quel amour, car il n’y a pas d’amour universel, seulement une folie qui se loge en certains et transfigure le réel, métamorphose ce qui jusqu’alors constituait l’horizon familier et bouleverse le regard. Un amour que sanctionne toujours l’échec, ou son sentiment, qui épuise la vie des êtres sans jamais venir à bout de leur existence. « Il y a des lames et des précipices pour s’empêcher de choir », pense la pauvrette, plus seule que jamais, humiliée par un amour sans écho ni retour, parce qu’il a bien dû en revenir, lui, de l’amour. Aussi quand la jeunesse s’empare des lames et plonge dans les précipices, à ses yeux à lui « rien ne vaudrait une mort à l’aube d’un beau jour d’été, sur une jetée de granit rose, avec de petites voiles blanches à l’horizon » : c’est une mort en forme de privilège pour ceux qui n’ont plus rien à vivre.

 

J'ai lu je ne sais plus où (qu'importe, d'ailleurs) qu'il y avait dans ce Richard Millet-là une preuve, la preuve, de son arrogance et de son aristocratisme social – entendez sa haine du peuple et des indiscutables vertus de la démocratie – à fondre ainsi la voix de l’auteur dans celle de cette jeune femme de minuscule origine, pauvrette réduite à user son être et ses rêves en faisant le service dans une gargote enterrée bien loin de la vie des villes, bien loin, finalement, de la France, et à lui attribuer des fantasmes de bécassine devant un homme de vingt plus âgé qu'elle qui, au passage, pourrait bien avoir quelques traits de l'auteur. Outre qu'une fois de plus la critique se focalisait sur ce qui n'a pas trait directement à la littérature, elle était surtout d'une singulière (et hypocrite) bêtise. Car c'est évidemment tout l'inverse : il y a toujours chez Millet une authenticité et une tendresse à parler avec, ou, mieux, dans la voix des êtres de rien, des anonymes du show contemporain et des oubliés du grand cirque. Le tropisme social-compassionnel étant ce qu'il est en France (triomphant), certains lecteurs et critiques ne semblent plus pouvoir réfléchir autrement qu'en s'y soumettant à leur tour : leur souci du bien se substitue au désir du beau et l’objurgation de l’utilité politique à l’impératif de justesse – preuve, s'il en était besoin, du triomphe de certains automatismes idéologiques, quand on nous annonçait il y a peu encore, et autant que faire se peut à fiers coups de clairon, l'ère enfin advenue de la fin des idéologies. 

 

Or non seulement la pauvrette se révèle d'une grâce infinie, à la fois exceptionnelle et commune, entière mais délicate, sensuelle dans sa honte du corps et toujours troublante de ce seul fait, elle qui n’a d’autre choix que « se laisser dévorer par le renard enragé qu’on nourrit au fond de soi », mais elle offre peut-être à Richard Millet l'occasion des plus belles pages de son œuvre – et à moi un bonheur de lecture que je n’avais plus connu depuis longtemps dans le roman français contemporain : rarement la langue aura été aussi pleinement et intimement habitée, rarement ce qui relève d’une intimité, et la plus forte et impériale qui soit, aura été aussi éloigné de l’intimisme de saison. Richard Millet ne s’acharne pas à perpétuer une tradition : il fait simplement partie de ces rares écrivains que hante le noyau, le coeur secret de la raison d'être littéraire.

 

Richard Millet, Dévorations - Éditions Gallimard
Article paru dans Esprit critique / Fondation Jean-Jaurès, octobre 2006

13 juillet 2017

Robert McLiam Wilson, Les dépossédés - Vicente Verdu, Le style du monde

 

Le monde empire

 

Il n'est pas inintéressant de lire en parallèle Les dépossédés et Le style du monde. D’un côté, Robert McLiam Wilson, né en 1964 à Belfast, auteur de Ripley Bogle et de La douleur de Manfred, accompagné ici par Donovan Wylie, photographe qui, depuis l’écriture de ce livre hors norme, a fait du chemin et gagné bien des galons ; de l’autre, Vicente Verdu, souvent présenté comme l’intellectuel le plus brillant de sa génération, et qui est un peu à l’Espagne ce qu’Alain Minc est à la France, l’euphorie libérale en moins. Le premier nous parle de ceux que l’on a dépossédés – de leur maison, de leur famille, de leur argent, de leur travail, de tout –, le second de la marche obstinée du monde vers un progrès qui n’en finit pas de nous laisser sur la désespérante impression d’une fuite en avant, et qui pourrait bien nous revenir à la figure comme l’instrument de destruction de l’humanisme classique – thème sloterdijkien par excellence. Il n’y a pas, formellement, d’accointance particulière entre les deux livres. L’un est écrit par un observateur empathique des misères ordinaires et romancier unanimement célébré, l’autre par un docteur ès lettres diplômé de Harvard, par ailleurs journaliste vedette d’El País. L’écrivain nous ferait plutôt penser à Dickens, ou à Zola, l’universitaire évoquera plutôt Barthes, ou Finkielkraut – mais un Finkielkraut libéré des tentations de l’âge d’or. Les deux pourtant nous livrent les clés d’un monde dans ce qu’il a de plus inique (pour Wilson) et de plus inepte (pour Verdu), le premier en s’obligeant à habiter l’individu concret, broyé, anonyme, le second en cherchant à embrasser la plus grande totalité possible. En résulte pour le lecteur une semblable consternation, faite d’effroi, de compassion et de rage chez Wilson, de terreur technoïde et civilisationnelle chez Verdu.

 

 

Robert McLiam Wilson et Donovan Wylie (dont on regrettera que les clichés très justes soient aussi médiocrement restitués) n’ont guère plus de vingt ans lorsque, à la naissance des années quatre-vingt dix, ils se lancent, stylo en poche et appareil photo en bandoulière, dans une vaste enquête sur la misère en Grande-Bretagne. Margaret Thatcher appliquait alors ses recettes à la lettre, et la mode occidentale profitait plus que jamais aux ultras du libéralisme. McLiam Wilson connaît la pauvreté pour l’avoir lui-même fréquentée de près. Mieux que d’autres, il sait qu’elle « est peut-être la seule expérience humaine, en dehors de la naissance et de la mort, que tout être humain est capable de partager. » Et en effet, « si nous continuons de nous intéresser à la pauvreté, c’est parce que bon nombre d’entre nous sentons qu’elle n’est pas très éloignée. » Ce contre quoi il se dresse finalement, en dehors de la misère elle-même et de ce mélange d’accoutumance et d’impuissance dans laquelle elle semble devoir nous plonger, c’est peut-être contre son abstraction grandissante, sa déréalisation : « Les innombrables discours musclés, l’idolâtrie de l’argent et l’autocélébration médiatique nous ont presque convaincus que la pauvreté n’est plus une situation humaine. Elle est devenue une idée, une notion anachronique. On ne la tient plus pour une entité qui écrase et détruit la vie des gens. La pauvreté a été annulée. » De fait (et le constat vaut pour la Grande-Bretagne de la fin du vingtième siècle comme pour la France du début du vingt-et-unième), les pauvres sont non seulement parqués, isolés, jetés aux périphéries ou directement en prison, mais de plus en plus ignorés, radiés, objets d’une idéologie statistique sans doute très utile aux grands équilibres mais dont la dimension symbolique (« quelques petits chiffres trapus, suivis du signe dodu et rassurant du pourcentage ») contribue largement à leur éviction du système – d’ailleurs, « du point de vue du système, tu n’existes pas », déclare l’un d’entre eux. À sa manière, Vicente Verdu, dans Le style du monde, ne dit pas autre chose quand il écrit qu’un « gouvernement peut se régénérer de nos jours à condition de s’assujettir au programme de blanchiment dicté » par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale « (programme composé très souvent de recettes économiques provoquant l’appauvrissement des plus pauvres et l’augmentation du pouvoir du capital) ».

 

Ce qu’il y a de poignant dans le livre de McLiam Wilson, qui transforme son enquête sociologique initiale en expérience littéraire, c’est la qualité instinctive de son empathie pour celles et ceux qu’il rencontre. Car il s’agit bien du livre d’un écrivain, pour lequel « l’empathie nécessaire du roman constitue peut-être l’une des seules voies d’accès à la compréhension d’un tel phénomène. » Peut-être est-ce, en effet, ce qui donne toute sa force à ce livre, autrement plus puissant dans ses conséquences que n’importe quelle expertise sociologique. Mais il fallut pour y parvenir que McLiam Wilson fasse fi de toute idéologie, y compris d’un bourdivisme d’ambiance, qu’il bouscule quelques idées reçues, se fasse violence, témoigne des autres tout autant que de lui-même, et accepte de laisser parler ses ambiguïtés, ses peurs, ce que lui-même nomme souvent sa « honte ». Aussi le voit-on à un certain moment rebrousser chemin, n’ayant plus « ni la force émotionnelle ni la force morale indispensables pour témoigner des souffrances et des épreuves », et laisser le photographe poursuivre seul l’enquête à Glasgow. Cette sincérité devant l’épreuve empêche le livre de tomber à aucun moment dans l’affectation ou la sensiblerie : Wilson n’est pas dupe, pas plus qu’aucun des dépossédés qu’il rencontre. « Mon attitude mitigée a d’abord choqué légèrement Donovan, comme s’il fallait aimer tous les pauvres. Une telle idée relève de la sentimentalité bourgeoise de la pire espèce. » Il n’empêche : chaque être rencontré est extraordinaire de combativité, d’abnégation, de stoïcisme et de générosité. Tout ce que le bourgeois prend pour un vice dès lors qu’il est pratiqué par plus pauvre que lui (l’alcool, le jeu, la résignation, l’inactivité, la fertilité excessive, les heures accumulées devant un écran de télévision…) apparaît ici comme le trait distinctif de tout être qui aurait chuté, condamné dès lors à se débattre entre une société dont la machine judiciaire et administrative se fait chaque jour plus oppressante, les rêves qu’il fomente pour ses enfants, et une survie ordinaire dans des conditions que peu d’entre nous pourraient ne serait-ce que concevoir. Ainsi cette femme, dont le mari dépense trop au jeu – mais « trop », ici, est déjà très peu – et qui ne peut se résoudre à lui en vouloir, quelles que soient les difficultés (gravissimes) du foyer : elle sait et comprend en effet que, « dès qu’il dépense de l’argent, il se convainc qu’il n’est pas pauvre. » Il faut être dépossédé comme elle l’est pour cultiver pareille sagesse, et ne pas sombrer dans le moralisme sécuritaire autour duquel se dessinent souvent les programmes politiques de notre temps – et sans doute des temps à venir.

 

 

Lorsque Vicente Verdu, s’appuyant sur le Rapport annuel des Nations Unies de 1998, souligne que « les dépenses annuelles en parfums aux États-Unis et en Europe seraient suffisantes pour apporter une solution définitive aux problèmes de santé et d’alimentation sur toute la planète », et que « les achats de crèmes glacées en Europe dépassent le budget nécessaire pour couvrir les besoins sanitaires et d’eau sur terre », l’on ne peut s’empêcher de songer aux dépossédés de Robert McLiam Wilson. Car la terminologie compte : on ne parle pas ici de pauvres, mais de dépossédés, autrement dit de gens qui ont possédé et qui se sont vus peu à peu presque entièrement dépouillés. Le fait est, et Brice Matthieussent a raison d’y insister dans sa postface, que nous avons affaire à un « processus », et que Wilson aussi a raison lorsqu’il refuse la terminologie du « pauvre » et « s’insurge contre une telle naturalisation de la précarité. » Autrement dit, la foule immense des pauvres s’étend du fait de la déréliction planétaire économique, sociale et culturelle, rarement de son propre chef. C’est ici que, incidemment, Vicente Verdu vient non seulement corroborer mais étayer l’intégralité du constat dressé par Robert McLiam Wilson. Son sujet n’est pas la misère, mais le monde désormais tout entier lové au cœur du « capitalisme de fiction », ce capitalisme qui « ne pose plus comme objectif suprême la production des biens mais l’invention d’un état de choses conforme à nos désirs. » D’une écriture à la limpidité et la suggestivité exemplaires, Vicente Verdu remonte le fil de nos marottes, et tire aussi haut que possible le rideau qui nous masque la vraie scène contemporaine : nous nous croyons maîtres incontestés de nos désirs, seuls instigateurs de notre réalité, entrepreneurs raisonnables du futur, mais nous continuons pourtant d’être le produit de ce qui nous dépasse, le fruit putrescible d’un arbre dont nous ne voyons plus ni les racines, ni la cime. Tel est d’ailleurs le dessein véritable de ce nouveau capitalisme : il s’agit bien de « produire une nouvelle réalité présentée comme ultime », « une réalité de fiction ». 

 

Aussi la multiplication des clapiers identitaires (au mieux folkloriques, au pire terrorisants) ne doit pas faire illusion : c’est bien à l’homogénéisation du monde que besogne le capitalisme global. Sans doute la Chine observe-t-elle nos effritements en cours avec quelque gourmandise : il n’en demeure pas moins que les deux émissions de télévision préférées des Chinois en 2002 furent « X Files » et les « Teletubbies », et qu’il se boit chaque heure dans le monde pas moins d’un million de bouteilles de Coca-Cola. Le désappointement au cœur de la réflexion de Vicente Verdu, dût-il parfois sembler expéditif, n’en est pas moins stimulant. Car une chose est la course du monde, une autre est ce qui le fait courir. Et si l’interrogation est permise dès lors qu’il s’agit de discerner ce qui nous attend réellement, la crudité du regard jeté sur les motifs, les fantasmes, les croyances et les ambitions du monde, touche souvent très juste. Ainsi, quand Verdu écrit que « la bataille en faveur des miséreux ne peut pas se passer de la vente aux enchères de manteaux d’actrices », ou encore que « jadis, les villes pouvaient être paralysées par les grèves générales ; aujourd’hui ce sont les matchs de football qui en sont responsables », nous ne sommes pas loin des Dépossédés de McLiam Wilson. Un peu à la manière d’un Slavoj Zizek, dont le Plaidoyer en faveur de l’intolérance pourrait faire figure de manifeste post-marxien, Le style du monde nous plonge dans une forme de mélancolie que vient teinter la nostalgie impossible, l’espoir déçu et l’impuissance militante. L’idiosyncrasie de la modernité – fût-elle post-moderne – n’en finit pas de charrier le pire en prêchant le meilleur : la démocratisation, la transparence, le métissage, l’art, tout ce qui aurait pu constituer le terreau, voire le fer de lance, d’une (re)politisation prometteuse n’en finit pas de s’essouffler et de mourir par inadvertance, indifférence, indolence. Nous détournons nous-mêmes de ses voies et de sa puissance tout ce qui pouvait nourrir le renouveau de la pensée politique. Il faut dire qu’il y a de la religiosité dans les fondements mêmes de nos croyances démocratiques, précisément parce que les fondements nous indiffèrent et que seules les croyances nous emplissent d’aise. Aussi la démocratisation ne réside-t-elle plus que dans « le droit de satisfaire le désir de devenir soi-même un événement », et ce faisant ne fait qu’apprêter son déclin en se condamnant au clinquant, au faux, au double, à l’esthétisation, au recyclage, à l’écologie comme ersatz de l’humanisme. C’est le mérite de ce livre de dire les choses sans ambages, sans souci de complaire aux progressistes vertueux, et tant pis si nous restons finalement un peu sur notre faim, à l’issue d’une exploration qui s’accommode parfois un peu vite de son diagnostic. 

 

De l’optimisme comme du pessimisme, nous savons depuis longtemps ce qu’il faut penser : projection d’une complexion individuelle, manifestation exorbitante d’une psychologie singulière balayant de ses tourments l’image du monde, ils sont impuissants à en rendre compte. La rage, elle, est autrement plus fonctionnelle. Impuissante aussi, souvent, sans doute, mais suffisamment dérangeante pour contraindre le monde à la réaction. C’est là ce que ces deux livres ont en partage, celui de Robert McLiam Wilson, que taraude une rage immédiate et charnelle, celui de Vicente Verdu, que corrode une forme de désolation exaspérée. On dira peut-être que (le sentiment de) l’impuissance est toujours au bout du chemin. Mais c’est aussi à cela que tient la justesse de ces livres : à la pureté de leur inconsolable affliction.

 

Les Dépossédés, de Robert McLiam Wilson et Donovan Wylie - Christian Bourgois
Le style du monde, de Vicente Verdu - Stock

Article paru dans la News des Livres de la Fondation Jean-Jaurès, novembre 2005

7 juillet 2017

Lionel-Edouard Martin - La Vieille au buisson de roses

 

 

Matière active

 

Ainsi donc, le plus grand texte en prose de Lionel-Édouard Martin aura (presque) partout essuyé des refus : l’histoire, c’est connu, est pleine d’ironie. Tant mieux, au fond : ce sera, c’est, déjà, l’honneur et la fierté du Vampire Actif, jeune maison qui s’était distinguée en exhumant Pétrus Borel le lycanthrope, d’avoir couru le risque de ce texte magnifique et supérieur. La vieille au buisson de roses est une œuvre tellement aboutie, tellement nécessaire, tellement viscérale aussi, où se joue, non une vision mais « une diction du monde », qu’on ne s’explique décemment pas qu’elle ait dû franchir tant d’années avant de trouver preneur, et qu’aucun éditeur n’ait jusque-là jugé bon de faire entrer dans l’histoire cette authentique leçon de littérature.

 

Cela, je l’ai senti dès la première phrase – ces choses d’abord se sentent. J’ai commencé à souligner ; trop : je n’allais tout de même pas souligner le livre. Alors je l’ai ourlé – des grandes barres verticales décochées dans ses marges ; mais je n’allais pas non plus l’encadrer. C’est qu’il n’est pas une phrase qui n’y soit singulière, travaillée au poinçon ou rudoyée au grattoir, et toujours polie de cet éclat que le temps, l’expérience et le talent savent donner aux choses. Pas une phrase qui ne nous fasse extasier – et qui, ô sublime cruauté, ne nous accule à notre irrévocable modestie. Laisser tomber le stylo donc, et l’ourlet, et le soulignement. Et lire.

 

Et s’incliner devant l’humaine trinité que forment cette vieille, donc, qui va « dans le noir à la messe, avec pas grand monde », ce « Monsieur de Cruid, marquis de », et le chien, « Diurc » comme dit la vieille en lieu et place de « Duc », à cause que l’accent du coin « insuffle au français l’empreint de son argile. » Devant ces terres dont Lionel-Édouard Martin ne se défait pas et dont il fore, livre après livre, l’obsédant pourtour où s’enveloppent Montmorillon et sa Gartempe, là où la modernité s’obstine à résonner comme un mot creux, une coquetterie de « personnes de qualité ». Cette vieille n’est pas bien différente des autres, qui trimballent leur vie dans des tabliers où « s’ouvre une poche au niveau du nombril » ; d’ailleurs « leurs enfants sont de complexion sphérique ou tranchante, comme de vrais enfants, bons ou méchants, lesquels viennent aussi par le ventre – mais celui de la vieille femme n’a servi qu’aux autres fonctions, il a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles : mais vierge il est de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué, n’ayant supporté de poids que celui des draps et des couvertures, et de l’édredon les nuits d’hiver. » Tout Martin est ici. Dans ce mot, non seulement juste, ça n’est même plus le sujet, mais réintroduit dans son rythme, dans sa chair et sa croûte, dans son odeur, son sang et sa généalogie. Tous ses livres parlent de ça, s’obsèdent de cette adéquation exemplaire, physiologique, du mot et de la chose, perpétuent ces mondes oubliés qui ont toujours en commun de n’être jamais oublieux de rien : mondes de mémoire, totale, envahissante sûrement ; d’autant plus douloureux peut-être qu’ils s’ébrouent dans un monde autrement vaste qui, lui, a fait de l’oubli et de l’effacement un combustible nécessaire à son désir, pas moins obsessionnel, d’avancer. 

 

Dans le monde de Martin il n’y a que des petites gens, souvent exemplaires, et quand elles ne le sont pas, leur vie est si peu moderne finalement, si peu rieuse, si peu causante, qu’elles en apparaissent toujours plus riches d’un certain courage à vivre. C’est le monde d’une abnégation qui n’est pas seulement matérielle, et où « on a peu l’occasion de parler : aussi, quand il le faut, toute la personne doit-elle s’atteler à la phrase, tirer à hue, à dia, pour la débourber de la chair » – quand d’autres s’embourbent « dans les mots grumeleux de consonnes. » C’est en qualifiant leur langue que Lionel-Édouard Martin campe ses personnages. A cette aune, la vieille, avec « sa propension à diéser le français », produit une langue qui n’est pas moins précieuse et délicieuse que celle de Monsieur de Cruid, marquis de, linguiste éclairé. Sa langue est parlée parce qu’elle ne peut autrement se concevoir. Alors, certes, on écrit, mais « en absence d’autrui, dans une solitude sans écho, tandis que remontent les paroles de l’enfance et le constant soliloque avec les choses évidemment sans réplique, si tragiquement muettes qu’on leur prête un dire et se donne l’illusion de ne pas murmurer dans le vide. » Car c’est toujours un risque de passer par l’écriture : elle n’est acceptable que dans le secret, ou sous la chasteté du voile –  « c’est que dans les demeures, l’ombre écoute, ce n’est pas douteux. » 

 

J’essaie de comprendre en quoi ce livre-ci atteint des sommets plus élevés encore selon moi que les précédents. En quoi il creuse l’écart – non tant dans l’acception sportive de la formule qu’en songeant au firmament, qui sépare les eaux supérieures des autres.


Il y a une raison, peut-être, qui pourrait ne point plaire au poète : ce livre porte une manière d’intrigue (derrière laquelle il ne court pourtant pas) et suscite une authentique et étrange attente romanesque : la vieille et le marquis, leurs deux mondes, vont-ils se rencontrer ? que va-t-elle devenir, elle, dans sa misère et sa folie ? et lui, dans son vieux manoir d’anachorète ? Diurc va-t-il retrouver un maître ? ou restera-t-il ce chien « sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de l’existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurs de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. » ?

 

Mais il y a, plus que tout, ce personnage central – entendez la langue. Nous y sommes, avec Martin, bien habitués déjà. Mais on dirait qu’elle a ici plus de corps encore : elle est une matière agitée, active, étonnamment polymorphe, jamais aussi près de saisir l’éclosion de toute pensée, avec ses ramifications spontanées, ses images concentriques, ces chemins imprévus qui ramènent toujours aux mêmes nœuds de l’existence, ceux de l’enfance, de ses sensations fugaces et fondatrices, de tout ce qu’il y a d’immémorial et d’incertain dans la souvenance. « La vieille se surprit à penser, comme jeune fille elle faisait, liant en écholalies les mots, cyclamen, quand l’archiprêtre lui déposa sur la langue l’hostie telle une fleur blanche qui lui serait poussée dans les entrailles, dans le creux de la faim, petite fleur dense, riche de paroles, éclose sur ses lèvres en motet Renaissance, comme, au printemps, donne à siffloter la tige de folle-avoine mâchonnée dans les prairies. » La langue de Lionel-Édouard Martin redonne de la matière au monde. Mais pas seulement. Elle lui réaffecte aussi une sensibilité que, par nos faubourgs urbains et technophiles, l’on dirait éteinte. Elle fait mieux que ressusciter les choses : elle les actualise. Avec ce texte, son plus magistral, son plus touchant aussi, l’écrivain est peut-être bien plus moderne qu’il ne le pense.

 

Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de rose, Éditions du Vampire Actif
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

4 juillet 2017

Lionel-Édouard Martin - Vers la muette

 

 

Les origines d’un homme

 

S’il est un écrivain dont on peut dire qu’il creuse son sillon, dans l’acception la plus pleine du terme, c’est bien Lionel-Édouard Martin. Ce pourquoi je l’ai toujours plus ou moins accointé à Richard Millet, André Blanchard, Pierre Michon et quelques autres, tous écrivains parce que terriens, tous poètes parce qu’hommes d’un sol qu’ils n’ont de cesse d’enraciner, autant d’ailleurs pour l’enfouir toujours plus profond en eux que pour l’exhausser et le régénérer ailleurs. Et quand bien même il se sait, lui, ce gars du Poitou, et « définitivement », de ces « gens de vagues bastions, de mauvaises barcasses et de chèvres lentes » ; et quand bien même cette « vieille terre, maculée de grisaille, ne vous tend d’autres perchoirs que les canons sciés de ses branchages. »

 

Lionel-Édouard Martin est de ces écrivains qui n’ont jamais eu besoin d’une histoire pour en écrire. Et quant à savoir ce qu’il pense de ce moderne roman où le lecteur est tenu en otage parfois autant qu’en haleine, ma foi je n’y mettrai pas ma main à couper. Il ne s’agit pas en effet de créer un nouveau monde, mais de perpétuellement apprendre à habiter l’ancien, celui d’où l’on vient, où nos premiers pas ont moulé leurs empreintes, et qui meurt bien sûr, qui meurt comme ceux de là-bas, de Montmorillon ou d’ailleurs – « quand il faut bien, porteur de tant d’années, qu’on trébuche et s’affaisse sous leur poids, ou à l’improviste, au cours d’une conversation devant quelque boutique ou dans son verger, levant le bras pour une poignée de cerises. » L’histoire n’est jamais dans le vaste monde, mais nichée en soi. Le traverser, ce monde, comme a pu ou peut le faire Lionel-Edouard Martin, ne nourrit guère son horizon d’écrivain qu’à l’extrême marge de son dessein, tout au plus lui permet de varier un peu le décor. Et s’il part, il y a moins d’objets usuels dans ses valises que de lui-même, moins de guides touristiques que de traités des origines. 

 

Le miracle, c’est qu’on ne trouvera jamais chez lui la moindre complaisance ruraliste, jamais le moindre éloge d’une terre sans vices ni mensonges. La terre chérie trouve toujours sa sublimation dans un humanisme renaissant, et c’est cet humanisme peut-être qui le rend si curieux de ce qu’il n’est pas ou ne peut être : urbain, moderne, cosmopolite. Et pourtant. S’il sait mieux que quiconque redonner souffle, vie et allant à ce que la langue française a de plus désirable et de plus immémorial, on le voit ici se connecter à l’univers, manœuvrer l’ordinateur et tripoter les sms avec une évidence qui n’est sans doute que le pendant de sa profonde indifférence au support. Car tout n’est jamais question que de langue et de langage, de chair et de matière. Aussi, s’il dresse ici une scène pittoresque, enjouée, souvent drolatique mais parfois grave, si nous n’avons aucun mal à l’imaginer, là-bas, sur ces terres haïtiennes auxquelles il a rendu tout récemment le plus beau des hommages (Le Tremblement – Haïti 12 janvier 2010, également chez Arléa), c’est au fond et toujours de cette « bonne chair francophone » qu’on se délecte. De lui, c’est en tout cas ce que je retiens toujours. Plus encore peut-être dans ce livre-ci, son « histoire », pour le coup, m’ayant peut-être un peu moins séduit, et peu importe, j’y reviens, quand de toute façon tout n’est jamais qu’un prétexte supplémentaire à dire l’impérieux du langage et à lui clamer son amour. J’aime chez Martin cet incessant et souverain retour aux dernières choses de la vie, ou aux premières  allez savoir, à sa vieille tante Guite par exemple, grâce à laquelle, dans « cette église Notre-Dame où, avec d’autres choristes, elle piaillait la messe à la tribune », il s’imprégna de « ce grégorien qui, sur les partitions grumeleuses de neumes, étirait les mots comme de la pâte à tarte », communiant avec ces vieilles qui « ressortaient de la messe soûles comme des grives de ces paroles qui leur prenaient le sang, leur tambourinaient dans les mâchoires et tout le corps, transformant leur vieille chair en de longues phrases psalmodiées. » Cette pauvre tante, oui, « pauvre diable, sans doute, la petite retraite, sans flambeaux ni pétards. Et bête, la vieille chatte pour laquelle on se prive, achetant des boîtes, cuisant pour elle chaque vendredi que Dieu fait le chinchard qu’on désarête, tandis qu’on mange soi-même une sardine fraîche avec des haricots. » Alors il peut bien, après, nous rapporter ses aventures en Haïti, avec les tordants Jean-Bernard et Lucian, il peut bien nous faire nous esclaffer à la verve de leurs dialogues charnus, spirituels et souvent vinifiés, il peut, même, nous rendre de sa mère, qui chaque matin lui téléphone parce que « seule mon absence alors la touche », un de ces portraits que seul un fils sans doute peut brosser, c’est à cela que l’on revient toujours, et qui suffit amplement à le lire et à le faire lire : à l’obsession d’une langue qu’il écluse comme d’autres les gargotes, tandis que nous prenons au passage une bien belle leçon de style, et de vie.

 

Lionel-Édouard Martin, Vers la muette – Éditions Arléa
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010

30 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Jours d'été dans le Sud-Ouest

 

 

Lionel-Édouard Martin
ou le cantique des antiques

 

J’avais laissé Lionel-Édouard Martin à Chailly, où il était déjà (plus ou moins) question de deuil - Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007. Et d’orphelins du moderne, et de mondes qui s’éteignent, ou que l’époque brutalise d’indifférence, maintient dans ses marges, un peu comme ces animaux retrouvés morts sur les bords des routes – de préférence départementales. Eh bien nous y replongeons, dans ces univers un peu clos, épais d’une histoire qui se transmet sans qu’on sache toujours très bien ni pourquoi, ni comment, l’air de rien, par petits bouts de ficelle, et cela dès la première phrase de ce récit, où la locution « de nos jours » en dit long sur la source où Lionel-Édouard Martin va puiser sa poésie, et sur son obstination à perpétuer ou à ressusciter l’ancien, les anciens parlers, les anciens mangers, les anciennes manières, tout ce qui apparaîtrait aujourd’hui au commun comme une désuétude sympathique mais tout de même un peu folklorique. N’allez pas croire pourtant que Martin soit un mélancolique. Diantre non ! que nenni !, aurait-il pu faire s’exclamer un de ses personnages. C’est ce qui est intéressant, et fécond, ici : non l’irréductible opposition entre des temps et des mœurs, à la manière, si l’on veut, d’un choc des civilisations, mais la possibilité d’une coexistence pacifique entre des mondes qui certes n’iront sûrement pas jusqu’à se mélanger mais qui auraient l’un et l’autre tort de s’obstiner à ne pas voir ce qui, parfois, les réunit. La mort, notamment. 

 

Moyennant quoi, si j’avais pu, à propos de Deuil à Chailly, évoquer Michon ou Millet, c’est à André Blanchard que j’ai ici songé. Mais un André Blanchard qui aurait troqué ses humeurs grognonnes contre une douceur désabusée, qui aurait dompté ses colères et les aurait muées en humour distancié. Car on rit beaucoup, chez Lionel-Édouard Martin : on y est, finalement, très bon vivant. Ah, cette scène de crémation ! où le voisin, « le père Courcil », venu en ami, s’inquiète pour lui-même de ce qui ne tardera plus guère à lui arriver et s’enquiert de détails techniques auprès de l’opérateur, lequel lui explique que cela dure quatre-vingt dix minutes mais qu’il n’est pas obligé « de rester jusqu’à la fin », et lui de répondre, du tac au tac mais comme dans un mouvement un peu las : « Quatre-vingt dix minutes, c’est le temps de quoi ? Bœuf en daube, pot-au-feu ? C’est bien rien de nous, quand même !... » Et l’autre, hilare : « Pote au feu ! Ah, sacré monsieur Courcil, si vous n’existiez pas, il faudrait qu’on vous invente ! » On rit donc, oui, en vertu de deux qualités qui abondent chez cet écrivain : un sens des situations particulièrement drolatique, où le cocasse se niche dans le tragique ; et bien sûr cette langue, gouleyante, gourmande d’étymologie, pleine de jeu sémantique, d’une texture aussi légère qu’une eau-de-vie mais aussi épaisse en corps qu’une de ces bonnes vieilles liqueurs qui persistent en bouche, tout emplie d’arômes mêlés et de souvenirs. Allez, pour la route, et pour la perfection du trait, pour tout ce qui se cache entre ces lignes, goûtez-moi ça : « On mangeait du canard – tout ce qu’on peut, du canard, manger : non seulement des morceaux nobles, magrets, cuisses, mais le coeur gras en brochette, le cou farci, jusqu’à la carcasse dite "demoiselle", fracassée d’un coup de tranchoir, et qu’on rongeait à pleines paumes jusqu’à l’os – alors, à geste d’étrangleur, on vous nouait autour de la glotte, comme pour le homard ou la langouste, un vaste bavoir de bébé. C’étaient de grandes goulées un peu barbares, un retour à l’enfance muette, avec le gras sur les lèvres et le bonheur des tripes. »

 

Ça sent souvent la vieille ferme et la terre séculaire, chez Lionel-Édouard Martin, le commérage et les volets fermés, la vase de l’Atlantique et le vert-de-gris des petits matins, ce vieux terroir où l’on pend le jambon au plafond des cuisines et où la gamelle des chats traîne sur le pas de la porte, « et dans l’air proche on entend les viandes feuler sur les braises. » À coup sûr, tout cela n’aurait pas déplu à un Maupassant. Martin n’a guère besoin d’imaginer ses histoires : elles sont là, quotidiennes, sans doute en grande partie réelles, il lui suffit de les cueillir. Seulement voilà, peu d’écrivains semblent aussi à l’aise dans cette manière de poésie sensorielle, très en chair, odorante, qui enivre comme un cru du Haut-Poitou, peu savent aussi bien mêler ce qui, dans les sensations mêmes, l’est naturellement. Si bien qu’on sort de ces Jours d’été dans le Sud-Ouest avec une sensation qui peut se faire à la fois lénifiante, heureuse, presque légère, et pourtant grave, intérieure, réflexive. Cette manière qu’il a d’évoquer les figures disparues, d’aller visiter la tombe de Francis Jammes en famille, d’entrer dans les langueurs du corps (« on mâche l’aube comme un morceau de pain beurré »), de tout entrer dans la langue, et dans la bouche, de nous rappeler à l’enfance ou à l’antique de la vie, de faire de l’histoire une géographie où chaque nom propre résonnerait d’une signification commune, d’évoquer le temps, celui qui passe et qui ne peut plus rien promettre (« Les vieux hommes qui s’ennuient parlent, quand ils peuvent, avec une abondance intarissable. La parole comble un vide, comme, pelletée à pelletée, la terre jetée dans un trou – pour l’arbre ou la tombe »), de dire enfin le corps même de la mort, cette manière, donc, d’insuffler à chaque parole un quelque chose qui est à la fois physiologique et minéral, nous laisse, finalement, assez admiratifs. J’ai trouvé, parfois, étrangement, que quelques passages étaient presque trop efficaces, comme si l’auteur se laissait entraîner un peu trop loin dans le flux des scènes, les exposant à une modernité un tout petit peu excessive. Mais c’est là une réserve bien paradoxale, dont je mesure en partie l’inanité : c’est précisément parce que Lionel-Édouard Martin est un auteur contemporain, et sans doute plus moderne qu’il y paraît, que les registres se chevauchent dans l’écriture. Il est évident qu’il le sait, qu’il en joue, qu’il s’en amuse, sans jamais rien perdre de ce qui constitue le motif de son écriture.

 

Lionel-Édouard Martin, Jours d’été dans le Sud-Ouest, Éditions Arléa
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

28 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Deuil à Chailly

 

Bien avant d'en devenir un des éditeurs et d'avoir le bonheur de pouvoir publier, aux Éditions du Sonneur, sa trilogie des jeunes filles (Anaïs ou les Gravières, Mousseline et ses Doubles, Icare au labyrinthe), j'ai longtemps été un lecteur de Lionel-Édouard Martin.C'est par ce petit texte-là, Deuil à Chailly, que je l'avais alors découvert. 
 

 

 

Mourir tantôt

 

J’ai toujours pensé, pour connaître un peu ces bonnes vieilles terres du Poitou, que la mort y avait toujours quelque affaire en cours. Aussi m’a t-il été facile (mais l’écriture de Lionel-Édouard Martin, aigre, raffinée, lourde en corps, n’y est évidemment pas pour rien) de reconnaître ce « monde de lenteur » où « la mort donne à causer. » L’auteur est d’ailleurs comme hanté par ces existences paysannes, dont on dirait qu’elles traversent les siècles sans jamais rien attendre d’autre que le rendement de la terre, sans considération apparente pour la grande histoire, sans autre souci que le baromètre, la qualité des labours ou la santé des volailles, et où « le tantôt dominical est consacré à la visite d’une parentèle nombreuse. » Ainsi de l’oncle Ernest, qui s’en va, donc, à quatre-vingt sept ans, et qui n’est pas sans me rappeler ces anciens que je croisais enfant, tôt le matin en attendant le bus, vidant leurs verres de blanc sec avant de partir à la chasse et sirotant eux aussi « le cassis dru. » Le vieil oncle, avec son « béret sur l’occiput comme la tuile faîtière sur le toit de la grange », n’aura donc jamais attiré autant de monde que pour son dernier spectacle au cimetière – davantage encore que lors des veillées villageoises, où on l’imagine sans peine, gouailleur, déclenchant l’hilarité des hommes, embrasant les joues de ces dames.

 

On pense à Pierre Michon, à Richard Millet – quoiqu’il en manque, ici, la puissance narrative : cette manière de ressusciter l’inerte, de faire sourdre l’émotion sous les mots et les gestes les plus prosaïques, de trouver l’humain là où ne semblent se manifester que l’instinctuel, le physiologique, l’archaïque, d’aller le chercher là où le secret, le persiflage et la bigoterie constituent le lot commun de la communauté ; cette manière d’émouvoir le plus ordinaire. Car la paysannerie est ainsi faite qu’elle ne livre rien d’elle-même : toute affectation est impudeur, toute franchise scandale, toute liberté impertinence. Et puis il y a du corps dans ce récit, beaucoup de corps, et ça fleure bon le laurier-sauce, et coulent le vin « tout juste supérieur » ou « la gnole bien sauvage, pas même domestiquée par la barrique en chêne, l’âpre pissot qui goutte au canon de l’alambic et sent le propre, le nettoyant à décrasser les vitres, à restaurer la lumière », et le fumet des labours ou du lapin qui mijote se déverse comme le cri des poules et des enfants, et à la grisaille du petit matin fait contrepoint le grand soleil de quatre heures, celui qui « brille à plein cuivres et ors. » C’est une région tellurique où les vivants ne le sont pas moins, et c’est à cette terre secrète et sans histoire que s’attache Lionel-Édouard Martin, dans un récit qui ravira ceux, peut-être moins nombreux aujourd’hui, qui goûtent davantage à un style, à un rapport à la langue plutôt qu’à une intrigue ; il faut dire que l’auteur est surtout connu pour être poète, et que l’intrigue, dans la poésie, est le langage même.

 

Lionel-Édouard Martin, Deuil à Chailly – Éditions Arléa
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007

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