dimanche 2 septembre 2012

Le Salon Littéraire / L'Anagnoste

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andis que l'Anagnoste fait peau neuve en ouvrant ses portes à l'écrivain Romain Verger, qui dès lors officiera aux côtés d'Eric Bonnargent et moi-même, Joseph Vebret, qui a donc mis fin à l'aventure du Magazine des Livres après six années d'existence, lance un nouveau magazine, en ligne cette fois-ci, mais tout aussi voire plus ambitieux encore : Le Salon Littéraire.

Encore largement en construction, son panier n'en est pas moins déjà joliment garni : allez donc y jeter un oeil...


- Ici, l'adresse du Salon.

- , celle du blog personnel de Romain Verger.

- enfin, mais vous la connaissez, celle de l'Anagnoste.

 

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vendredi 13 avril 2012

Entretien avec Lionel-Edouard Martin

A l'occasion de la parution de son 10ème roman, Anaïs ou les Gravières (aujourd'hui même, aux éditions du Sonneur), voici l'entretien que m'a accordé Lionel-Edouard Martin, tel qu'il parut dans Le Magazine des Livres n° 34 (février/avril 2012).

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LEM octobre 2011 5Styliste incomparable, auteur d’une œuvre romanesque et poétique à la fois classique et déroutante, résolument tournée vers la tradition et d’une liberté de forme et de ton où l’on entrevoit le meilleur de la modernité, Lionel-Édouard Martin peut se prévaloir, après une vingtaine d’ouvrages, de la fidélité d’un lectorat passionné qui, s’il grossit livre après livre, n’en reste pas moins constitué de happy few. Moyennant quoi, il est sans doute, de nos grands écrivains vivants, le plus méconnu.

Aussi, alors que les éditions du Vampire Actif (où parut déjà ce roman très beau et très singulier qu’est La Vieille au buisson de roses) viennent de publier un recueil de proses poétiques (Brueghel en mes domaines), ai-je voulu profiter de l’occasion pour le faire mieux connaître des lecteurs.

Je ne me souviens pas en vertu de quel détour ou aléa j’en suis arrivé à le lire, il y a de cela quelques années. Le fait est que j’ai commencé à en parler autour de moi, à offrir ses livres, à les recenser ici ou là, avant que la chance ne me soit donnée de le rencontrer. De cette première rencontre naquit une deuxième, laquelle en engendra d’autres, qui elles-mêmes aboutirent à l’envie de mêler nos pas. Ainsi, de lecteur à critique puis ami, j’ai dorénavant la chance de compter au nombre de ses éditeurs – Couverture Anais - 1re GRANDEau Sonneur, donc, où paraît le magistral Anaïs ou les Gravières. Je dis tout cela afin de lever toute ambiguïté quant au statut du texte qui suit, fruit d’un échange à bâtons rompus plutôt que classique entretien.

Du fait de sa réserve naturelle et d’une réticence à l’exposition, du fait aussi de la relative confidentialité où les grands médias littéraires le cantonnent, nous ne savions jusqu’alors que bien peu de chose de Lionel-Édouard Martin, de cette voix singulière et de cet esprit intempestif. Cela rend son propos ici plus précieux encore.

Entretien avec Lionel-Édouard Martin

Marc Villemain. Vous souvenez-vous, pas nécessairement de votre premier livre, ni même de vos premières lectures, mais de votre premier contact avec la chose écrite ?

Lionel-Édouard Martin. Un peu comme Charles Foster Kane, dans Citizen Kane, meurt avec à la bouche son fameux « Rosebud », peut-être passerai-je l’arme à gauche en murmurant dans mon ultime souffle « la pipe du papa de Pipo. » Cette phrase, mon premier contact avec la chose écrite ? Sans doute pas, j’avais dû, bien avant mes six ans, tâter du journal, déchiffrer vaille que vaille avec ma mère des enseignes d’épicerie, ânonner du papier d’emballage. Mais le véritable apprentissage de la lecture, il est passé, à l’école communale, par cette méthode syllabique où s’apprenait pas à pas la correspondance, complexe en français, des sons et des lettres. Il dut y en avoir bien d’autres avant – la découverte des voyelles, il me semble, avant celle des consonnes – mais encore aujourd’hui j’ai cette phrase qui « dans ma cervelle se promène / Ainsi qu’en son appartement », tel le chat de Baudelaire, et qui « Me remplit comme un vers nombreux. » C’est que, dans son principe, elle fonde ce que je crois être devenue mon écriture, à tout le moins mon écriture poétique : une scansion par les sonorités, une exploration des mondes possibles par les mots générés par les sons. Personne autour de moi ne s’appelait bien évidemment « Pipo », mon père ne fumait pas : cette espèce d’écholalie suggérait qu’il existait quelque part un Pipo dont le papa fumait la pipe, et dont je ne savais rien. C’était plonger dans un imaginaire d’autant plus fertile que, si j’ai bon souvenir, la phrase était illustrée de dessins : on nous montrait Pipo, on nous montrait son père, on nous montrait la pipe de ce dernier, et tout cela, parfaitement discontinu dans ses représentations graphiques, formait, uni par le langage, cette phrase où les « p » se déployaient comme autant de points de soutènement pour constituer ce pont, cette phrase presque octosyllabique, « la pipe du papa de Pipo », jetée comme une voûte sur l’espacement des êtres et des choses. De cette expérience, j’ai gardé cette conviction que la langue est ce qui relie, qu’elle est là pour mettre en rapports. Je n’ai certes pas le talent d’un Leiris pour tâcher de cerner au plus près toutes les implications de ce premier contact avec des éléments graphiques, mais j’ai la presque certitude qu’il a fondé mon engagement, très précoce, dans la littérature.

Marc Villemain. La langue est ce qui relie, dites-vous – question religieuse par étymologie, si ce n’est par excellence. Il n’est d’ailleurs pas un de vos romans qui ne fasse état de ce quasi impératif catégorique, pas un de vos personnages qui n’éprouve le besoin de se caractériser, de se singulariser par la langue : cette vision du monde requiert une diction du monde. Pourtant, ces personnages ne passent guère pour liants, ils sont plutôt bourrus, taiseux, peu ou prou asociaux. Ils se gardent d’une société qui les accable, en vertu peut-être d’une pudeur, d’une humilité, d’une éthique de l’effacement. Est-ce à dire qu’ils optent pour un lien détourné d’avec le monde ? que la langue leur permet de continuer à se sentir membres de la communauté des hommes sans avoir à en souffrir le commerce ?

Lionel-Édouard Martin. Mes personnages vivent en effet dans un autre monde que le nôtre – « le nôtre » au sens de celui d’aujourd’hui, j’aurais garde de nous inclure, vous et moi, dans ce collectif. D’une part, leurs histoires se déroulent assez souvent dans des époques antérieures où le « vivre ensemble » était peut-être plus facile ; d’autre part, quand leurs itinérances sont contemporaines, ils sont coupés, ou se sont volontairement coupés, d’un univers qui leur pèse et dans lequel ils ne se reconnaissent pas. C’est qu’ils sont tous, plutôt plus que moins, « conservateurs » – j’emploie le terme sans aucun dessein politique –, et qu’ils n’acceptent pas, ou qu’ils acceptent mal, les évolutions d’une société meurtrie par la modernité, voire par ce qu’on appelle « mondialisation », et dont les valeurs traditionnelles ont été battues en brèche. La plupart ont préféré se murer dans le silence et dans la solitude plutôt que d’affronter le fracas du monde et la foule qui le propage ; parce qu’aussi presque tous, si modestes soient-ils, se sentent investis d’une parole intérieure, essentielle, différente de celle du commun, et qui les marginalise pour les mener, sous des modalités diverses, à la littérature, soit qu’ils écrivent eux-mêmes, soit qu’ils confèrent à autrui la possibilité de transcrire littérairement leur destin – dans mes textes narratifs, il y a constamment, qui traîne, accroché à leurs basques, un écrivain dont ils sont les doubles et les métaphores. Cet écrivain, il s’exprime toujours à la première personne du singulier, au point qu’on pourrait assimiler, n’en déplaise à Proust, le narrateur à l’auteur : j’assume quant à moi pleinement cette identification, et je ne fais que consigner, en tant qu’auteur, ce que je ressens d’une société qui n’est plus celle de mon enfance et où je peine à trouver ma place. Ces propos – qu’on pourra juger pessimistes – n’ont toutefois rien de vraiment original : un Jean Clair, un Richard Millet, un Jack-Alain Léger pourraient aussi bien les tenir, comme les ont aussi tenus les romantiques de 1830 ou les pamphlétaires des années 1900.

DSC_0159Marc Villemain. Si vous prenez soin de prévenir que votre propos est « sans aucun dessein politique », vous n’en arrivez pas moins, non sans esprit de suite, à tancer la « modernité » et la « mondialisation », allant jusqu’à vous référer à une catégorie d’écrivains qui, même en usant d’un nuancier assez élastique, ont souvent donné une traduction explicitement politique à leur conservatisme. Mon intention n’est en aucun cas de vous acculer à une profession de foi d’un tel ordre, mais pensez-vous qu’il soit possible de se sentir aussi peu à l’aise dans son temps sans en tirer de conséquence politique ? Autrement dit : est-il possible, en littérature, de célébrer le passé sans charrier tout un panel d’attitudes ou de jugements politiques ?

Lionel-Édouard Martin. À dire vrai, je m’attendais à cette question – sans pour autant la souhaiter, le chemin risquant d’être d’autant plus ardu que j’éprouve une forte estime, dans leurs expressions littéraires, pour les auteurs cités. Conservatisme, oui, le maître-mot a été dit, mais sans doute convient-il de lui donner le sens que je lui prête. Permettez-moi, pour ce faire, de m’essayer à une pirouette : une des meilleures marques de rillettes qui soit, professant une honnêteté de recette « à l’ancienne », sans adjonction d’aucune matière étrangère à la brave race porcine, si ce n’est quelques épices, appuie son credo gastronomique sur ce slogan : « Nous n’avons pas les mêmes valeurs ». Cela revient à dire que le bon, voire l’excellent, relèverait d’autres temps où la fringale se régalait d’une authenticité de nos jours perdue, et frelatée par divers ingrédients dont la nécessité reste à prouver : une épaisse couche de graisse est un conservateur très efficace, et qui n’a rien d’artificiel. Que je me fasse bien comprendre au travers de cette image quelque peu tarabiscotée : je me sens, comme beaucoup d’autres, l’héritier d’une époque où, me semble-t-il, on ne nous faisait pas prendre des vessies pour des lanternes, et c’est cet héritage qui me garde l’œil ouvert et l’oreille attentive. Je vois, j’entends, je juge, avec mes valeurs, qu’il s’agisse d’expressions artistiques contemporaines ou d’évolutions de la société, et je me sens proche de ceux qui participent de ma vision des choses. Ces derniers, où sont-ils ? – puisque j’ai l’impression que vous m’attendez sur ce terrain : tantôt d’un bord, tantôt d’un autre, il n’y a rien d’absolu dans leur localisation. En ce qui me concerne, il ne serait pas inapproprié de parler d’éclectisme politique, d’où toutefois seraient exclues toutes formes d’extrémisme. Mais je n’ai garde, vous le savez, d’aborder dans mes livres ces questions sous l’angle d’un quelconque engagement de ma part, ne désirant pas empreindre mon esthétique de considérations polémiques qui, à mon sens, n’ont pas leur place dans des romans où c’est l’imaginaire qui doit primer.

Marc Villemain. Je confesse avoir été un peu fourbe, au moins facétieux, en vous entraînant sur un terrain disons plus social, voire politique, que celui auquel vous avez habitué vos lecteurs… Mais je ne pensais pas vous y voir entrer avec un tel entrain ! Comprenez que je ne m’intéresse pas tant à l’éventuelle traduction politique de votre écriture, en effet exempte d’une telle ambition, qu’à ses inévitables corollaires dans l’esprit du contemporain. Car l’ensemble de votre œuvre a quelque chose d’élégiaque : le temps que vous chantez est un temps mort, en tout cas moribond, et, sauf à considérer que la littérature n’aurait sur les esprits d’autres effets qu’abstraits ou esthétiques, on ne peut guère refermer vos livres sans qu’affleure une méditation sur ce que le monde perd en avançant (je ne dis pas en progressant), sur ce qu’il défait dans sa marche même. Je me demandais simplement si vous en aviez conscience, et jusqu’à quel point vous assumiez cette relative asocialité. Ce qui me conduit à interroger cet « imaginaire » que vous invoquez. Vos livres en effet sont de chair et de terre : on y éprouve les duretés de la vie et les injustices de l’existence, les caprices du corps, du vieillissement, du climat, on y souffre (toujours en silence), on y mange (beaucoup) et y boit (presque autant) dans une joie mêlée de solitude, on s’y émeut pour les vieilles pierres et le fragile immuable de la nature, on y commémore la terre ancestrale, celle des aïeux, celle du village ou de la petite communauté. Que pouvez-vous nous dire de cet imaginaire somme toute très tellurique, où ce que nous éprouvons surtout, c’est la densité d’une mémoire ? Bref : comment définiriez-vous l’imaginaire ?

Lionel-Édouard Martin. Je ferais d’abord un distinguo entre l’imaginaire et l’imagination. Si c’est, l’imagination, la capacité de créer des univers, des personnages, ex nihilo, sans la ressource d’un vécu personnel, alors je n’ai aucune imagination – ce que parfois je regrette, même si je doute qu’il y ait tant d’écrivains doués de cette faculté démiurgique : on puise pour écrire toujours un peu de soi-même, du moins me semble-t-il, sans doute à des degrés divers mais à des degrés bien réels. L’imaginaire, à mes yeux, relève d’une autre alchimie : c’est l’aptitude à susciter des souvenirs pour en tisser les fils, les combiner suivant des motifs dont la survenue m’échappe, mais qui ont trait sans doute à l’organisation neuronale de la mémoire. Une image surgit, tirée de je ne sais où, sollicitée par quel inconscient ? qui entraîne des mots qui entraînent des images et des mots, comme un fleuve se gonfle d’alluvions, et toute cette matière va se fondre dans un creuset de thèmes dont, vous avez raison, certains sont récurrents pour ne pas dire obsessionnels – vous les avez clairement identifiés. C’est peut-être cette façon d’en appeler à l’imaginaire, de le tramer, de le résoudre, qui rend aux yeux de mes lecteurs mon « œuvre » (permettez-moi les guillemets) si « cohérente » (de nouveau, oui, s’il vous plait), qu’il s’agisse de prose ou de poésie : on peut, pour les résumer, ramener ces constantes à une relation particulière de la langue au corps, puisque je n’établis guère de différence entre le plaisir des mots et le plaisir des chairs, la bouche étant sans doute, dans mes écrits, l’organe le plus (ré)actif, qu’il s’agisse de parler, de boire ou de manger – jamais d’aimer, vous l’aurez remarqué –, ces trois verbes se confondant, se fondant, dans un rapport charnel au monde, non exempt de volupté, même si mes personnages sont en effet des solitaires hantés par un mal-vivre ou un mal-être. Si tous, à leur manière, peuvent s’identifier à des jouisseurs, à des êtres de désir(s) quelle que soit la façon dont ils habitent leur univers, il n’est pas impossible qu’ils soient tous une projection de moi-même…

Marc Villemain. Je n’ai pas souvenir d’avoir croisé tant de jouisseurs dans vos livres. L’idée de jouissance induit aussi, je dis bien aussi, la recherche d’un plaisir ramassé sur lui-même, dont l’objet même serait d’être consommé, un plaisir pour ainsi dire « gratuit ». N’était la volupté sensuelle, beaucoup de vos personnages ont un mode de relation au vivant que je qualifierai assez aisément de rabelaisien. C’est vrai de leur rapport à la langue, celle qu’ils parlent et dont en effet ils donnent l’impression qu’ils la mâchonnent et la recrachent afin d’en éprouver le suc et d’en jauger les tanins ; et c’est vrai bien sûr de leur rapport aux nourritures terrestres, dont on pourrait presque dire qu’ils les investissent d’un caractère quasi sacré. Or, niché au cœur de leurs plaisirs, persiste un vieux fond de désespérance : si bien que leur plaisir ressemble parfois à un pis-aller. Aussi me suis-je souvent fait la remarque, en vous lisant, que quelque chose en eux se refusait à ce plaisir : qu’ils le prenaient, l’éprouvaient, éventuellement en jouissaient, mais qu’ils le faisaient sans se leurrer, sans se duper eux-mêmes : en s’en sentant vaguement, lointainement coupables. Arrêtez-moi si je me trompe…

LEM octobre 2011 4Lionel-Édouard Martin. Vous arrêter ? Certainement pas, vous dites mieux que je ne ferais, faute de distance critique, le ressenti de mes personnages. Permettez-moi toutefois de rebondir sur vos analyses : comme il y a, ou comme il y a eu, des gauchers contrariés, peut-être mes « êtres de mots » (j’aime bien les appeler de la sorte) sont-ils des « jouisseurs contrariés », de ces êtres qu’on n’a pas laissé jouir à leur guise et à leur aise de ce qu’ils aiment, au nom de je ne sais quelle nouvelle norme imposée par la société : aussi se sentent-ils gauches, maladroits dans leur vie, coupables (en effet) de leur a-normalité, au point de se révéler asociaux, de refuser de coexister avec leurs semblables. Ils fuient, chacun à leur manière, pour trouver refuge où ils subsisteront mieux. C’est le plus souvent loin du monde, dans une réclusion volontaire, à moins qu’ils ne s’engoncent dans un caractère bourru qui les rend peu perméables aux autres – c’est le cas du marquis de Cruid, dans La Vieille au buisson de roses ; d’autres fois, c’est en fin de compte la mort qu’ils iront habiter, comme Jeanlou dans Jeanlou dans l’arbre, ou comme l’Ernestine de Deuil à Chailly. Vous dites rabelaisiens ? Certains sans doute le sont, tel, dans Vers la Muette, Jean-Bernard Lhermite le bien nommé, ou Lucian, qui ne pensent guère qu’à faire ripaille, mais qui entretiennent avec les nourritures tant liquides que solides un rapport tout intellectuel, très codifié – un rapport de culture – bien loin de celui, plus immédiat, moins chichiteux, d’un Pantagruel ou d’un Gargantua : comme si boire et manger relevaient d’un écœurement si ces deux activités bien complémentaires ne respectaient le cérémonial de la table, et plus généralement ce que jadis on nommait politesse. Métaphore à lire, dans ces attitudes, d’une désespérance – vous n’avez pas tort – face à une société française en cours de déritualisation (alors qu’elle se caractérisait naguère encore par l’abondance de ses rites), où la vulgarité, le sans-gêne, prennent le pas sur l’attention portée à autrui ? Il n’est, au final, pourrait dire plus d’un de mes personnages, de plaisir que dans un certain raffinement, dans des façons d’être, dont la raréfaction contemporaine incite à l’échappée vers la thébaïde…

Marc Villemain. Précisément, j’allais relever chez vous ce que je nommerai, sans intention railleuse aucune, une sorte de ritualisme, à tout le moins un goût certain pour tout ce qui peut participer d’une forme de liturgie. Ce pourrait même être une marque symptomatique de vos personnages : leurs gestes, leurs actions, leurs intentions, sont toujours codifiés, soucieux d’honorer une appartenance, une affiliation, une transmission. Persiste dans le moindre recoin de leur existence une sorte de tentation de la gravité. Comme si chaque geste ou chaque parole les engageait. C’est d’ailleurs ce qui les rend si touchants, cet alliage d’émerveillement devant ce que la vie peut avoir de fragile ou de miraculeux, et de prescience de la vacuité de tout. Cette combinaison de gravité ontologique quasi spontanée et de relative nonchalance, voire d’apathie sociale, pourrait éclairer, en partie au moins, cette disposition au rituel, lequel permet d’enrober de sens nos moindres actions. Aussi, j’aimerais vous demander à quoi vous attribuez ce tropisme, à quelle origine, à quelle part de votre vie vous pourriez le rattacher.

Lionel-Édouard Martin. Vous avouerai-je que j’espérais que vous en viendriez à cette question ? – je vous ai certes un peu tendu la perche, mais je suis heureux que vous la saisissiez. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle me paraît fondamentale – la question, pas la perche ! – pour tâcher de comprendre dans quel contexte ontologique, pour reprendre votre terme, j’écris, ou tâche d’écrire. Même si j’ai beaucoup bourlingué dans ma vie – mais pas autant que le cher Cendrars… –, je crois être, fondamentalement, viscéralement un provincial, comme ont pu l’être à leur manière un Mauriac ou un Giono, un provincial ancré dans sa terre, dans une ruralité qui de nos jours n’existe plus, balayée par le remembrement et l’agriculture intensive. Je suis né dans un « pays » très pauvre – il faut lire les descriptions géographiques et touristiques de Montmorillonnais du XIXe siècle, qui en font un désert couvert de brandes impénétrables où paissent au mieux quelques moutons. Dans un tel contexte, on n’a guère d’histoire, les envahisseurs passent – quand ils passent – en se gardant bien, pas folle la guêpe !, de s’arrêter. C’est ainsi qu’on devient, en 1956, usufruitier d’un patrimoine inaltéré, ou presque, sur lequel le temps n’a guère eu de prise. J’ai vécu toute mon enfance comme on devait vivre autour de l’an mil – quelques automobiles, bien sûr, dans le panorama, pour prendre le pas sur les attelages, mais j’ai connu les chars à bancs, à défaut des calèches, et les chevaux tirant l’araire dans les labours. Cette existence était, comme elle l’était au Moyen Âge, scandée par des rites païens autant que catholiques – des fêtes, des foires, des assemblées –, par une gestuelle de haute antiquité – on en trouve l’illustration dans les miniatures des Très Riches Heures du duc de Berry qui datent de 1410. C’était ainsi de toute éternité, il n’y avait pas lieu d’y rien changer. Les années 1960, 1970 sont venues bouleverser, à tort ou à raison, cet ordre invétéré où tout s’accomplissait suivant une routine fermement établie, mais j’ai vécu toute mon enfance, j’y insiste, dans cette continuité des âges qui rythmait les jours, les semaines, les mois et les saisons, où le dimanche on allait à la messe – à celle d’avant Vatican II – moins pour la messe elle-même que peut-être pour le faste qui l’entourait, balancements d’encensoirs, grandes orgues, flopées d’enfants de chœur en aube et de séminaristes. La messe en latin, langue de rituels s’il en est, où je m’égosillais parfois – mon arrière-grand-tante était choriste, et je l’accompagnais à la tribune pour piailler avec elle de ces chants auxquels personne ne comprenait rien sans doute, ou pas grand-chose, mais qui, venus du fond des siècles, travaillaient en profondeur cet imaginaire dont je vous ai parlé, et qui le travaillent encore aujourd’hui. Sans compter tout le reste, les travaux des champs, en particulier, où les paumes s’engageaient dans des techniques vieilles comme le monde, où les corps épousaient des attitudes immémoriales, où tout était conservé, et comme sacralisé par ce conservatisme. Ce sont là, je crois, les origines de ce tropisme que vous évoquez, dont je suis bien incapable actuellement de me défaire – et dont possiblement je ne souhaite pas non plus me défaire.

Marc Villemain. Vous mêlez dans votre littérature une mémoire propre, intime, celle de ce Haut-Poitou qui vous a vu grandir, celle de vos communautés d’appartenance, et celle, finalement, d’un humain sans âge, immémorial, un humain, si j’ose dire, prototypique. Ce qui, en effet, vous accointe à l’humanisme, au souci conjoint d’honorer la part immuable de l’homme et de saluer son irréductible particularité. De là sans doute découle que vous vous acharniez à dépeindre des mondes, si ce n’est perdus, du moins oubliés. Vous parapheriez, sans déplaisir je pense, ce mot d’André Blanchard : « Si se souvenir n’est pas souffrir, n’écrivez pas. Il y a la vie pour ça. » Sur un plan strictement littéraire, toutefois, et alors que vous avez écrit déjà une vingtaine de livres, vous arrive-t-il d’éprouver le besoin, l’envie, la curiosité, de lâcher un peu de lest ? de laisser au passé le soin de rejoindre l’histoire ? d’aller chercher ailleurs qu’en votre mémoire l’occasion ou le ferment d’une autre littérature ? Je le dis sans spécialement l’attendre ou l’espérer, mais en m’interrogeant sur ce que pourrait être l’œuvre à venir de Lionel-Édouard Martin : poursuivra-t-elle, par principe ou nécessité, ce travail d’excavation, de ressassement de la mémoire intime, ou prendra-t-elle la clé des champs, s’aventurera-t-elle sur des terres qui vous seraient moins familières, moins familiales, sur des terrains de jeux autres que ceux de votre enfance… ?

Lionel-Édouard Martin. Jacques Josse, dans un article qu’il a bien voulu consacrer à mon Dire migrateur, écrit en substance que si mes romans sont ancrés dans mon terrain natal, ma poésie vogue le plus souvent sous d’autres cieux : rien sans doute n’est plus vrai – même si quelques-uns de mes textes narratifs – Corps de pierre, Vers la Muette, sans parler bien sûr du Tremblement – mènent aussi le lecteur au Brésil et dans cette Caraïbe insulaire où j’ai pris mes quartiers depuis une grosse dizaine d’années. On pourrait s’interroger sur cette partition géographique – et j’ajouterai historique – des genres auxquels je me prête, et j’ai peut-être une piste : le poème, du fait de sa relative brièveté, n’a pas lieu de susciter autant que le roman cet imaginaire que j’ai tenté de définir plus haut – même si, d’évidence, il obéit aux mêmes principes d’écriture, fondés sur la dynamique de la scansion ; mais, le plus fréquemment, le poème s’arc-boute sur la chose vue, rencontrée, dans un mouvement de l’œil qui la saisit dans son instant, dans l’émotion du moment présent : ce qui compte alors, c’est le lieu, c’est le temps de la vision, de la captation sensorielle dont les mots vont jaillir : or je vis dix mois sur douze en Caraïbe, loin de ces lieux d’enfance où je ne retourne guère qu’en été. Dès lors : oui, cette (ré)partition s’explique et prend du sens

Maintenant : m’est-il possible de m’appuyer sur mon environnement actuel pour écrire non plus des poèmes mais des textes narratifs ? Comme je l’ai dit ci-dessus, je l’ai fait dans certains de mes romans, mais toujours, au final, dans le souci de relier par le langage mes deux mondes, l’ancien et le nouveau, de les abouter vaille que vaille par l’entremise d’un narrateur ressortissant aux deux rives, et dans un esprit de continuité spatio-temporelle. Dire, alors, « il », moi l’îlien, pour couper le cordon ombilical ? Mais suis-je assez étranglé, pendu, pour vouloir le faire ? Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui j’ai l’impression d’être parvenu au bout d’un système – le mien –, et qu’il me faut me renouveler sous peine de ne plus écrire. Aller vers quoi ? Peut-être des textes plus réflexifs, plus en prise avec notre époque, des sortes d’essais poétiques ou un journal au jour le jour – dont mon Brueghel en mes domaines pourrait bien se révéler la première déclinaison (rosa, rosa, rosam…).

Marc Villemain. Ce qui nous ramène à votre écriture, à votre style. Lequel parvient à résoudre une équation qui n’est pas loin, pour un écrivain, de représenter le Graal (j’en sais quelque chose.) Je m’explique. Par bien des aspects, l’on pourrait vous apparenter à un « classique. »  Votre écriture, très tenue, poncée, dont le moindre détail est poli, d’un lustre que l’on dirait presque maniaque, atteste un sérieux digne de la grande littérature, sans même parler, si vous me passez cette allitération, d’un luxuriant lexique, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il prend l’air du temps à rebrousse-poil. Qui plus est, vous êtes latiniste, ce qui ne gâche rien. Pourtant, il suffit de vous lire sur quelques lignes pour observer combien cette écriture se règle aussi sur une énergie très mobile, une syntaxe et une ponctuation rétives à toute linéarité, pour ne pas dire allergiques à un certain impératif de lisibilité, votre phrasé engageant un rythme interne qui pourrait évoquer le contretemps tel qu’on le pratique dans le jazz – je songe là un jazz écorché, accidenté, en partie imprévisible, à l’image d’un chorus de Coltrane, du jeu très ponctué d’un Ahmad Jamal ou, plus proche de nous, d’un Portal. Bref, pour le dire d’un mot, votre classicisme est travaillé, taraudé, sali par une construction bien plus moderne qu’il n’y paraît. Ce n’est pas par hasard que j’évoquais Rabelais, dont vous me semblez aussi être un lointain héritier – et j’ignore, disant cela, si la chose vous agrée. Pas seulement parce qu’on ripaille dans vos textes, et goulûment, c’est bien la moindre des choses, mais parce que, comme lui, vous mêlez, dans un même mouvement, l’érudition et le parler populaire, la révérence aux anciens et le plaisir potache au dialecte et à l’argot, enfin bien sûr parce que vous nous ramenez sans cesse à quelque chose d’organique.

Lionel-Édouard Martin. Classique ? Encore faudrait-il s’entendre sur le terme, qui se réfère à la petite bande du XVIIe – vous savez ? « la Corneille, perchée sur la Racine de La Bruyère, Boileau de la Fontaine Molière » – aussi bien qu’à son esthétique en rupture de baroque, et à l’accord des préceptes stylistiques de Malherbe. On a été sévère avec ce vieux bonhomme, au motif qu’il a voulu dégasconniser la langue française, la débarrasser de toutes les turbulences dialectales du XVIe siècle, et sans doute peut-on lui en vouloir, oui, de ces excès tracassant le lexique. Mais c’est oublier ses autres exigences, qui touchent à la musicalité du vers et de la phrase (entre autres la condamnation de l’hiatus et des cacophonies, l’interdiction dans la prose des structures rythmiques du vers) – qui concernent le dressage, donc, de l’oreille. Si mon écriture est « classique » pour partie, c’est bien, me semble-t-il et en toute humilité, parce qu’elle s’efforce d’appliquer ces règles d’harmonie qui sont de mise dans toutes les grandes œuvres françaises et qui traversent, jusqu’à une époque récente, le style de tous nos « meilleurs » écrivains – on ne lit plus guère (et on a bien tort car c’est un livre magistral), Le Travail du style, d’Antoine Albalat, qui le montre avec pertinence. Il y a donc ce parti pris, que je développe, à rebours de nombre de nos contemporains, dans des phrases plutôt longues, qui ne vont pas sans faire achopper le lecteur, vous avez raison – mais ce serait trop facile, aussi bien, de le faire gambader sur de la cendrée : le cross country se révèle plus spectaculaire et sollicite les muscles plus hasardeusement qu’une course bien lisse, bien nette, sur du plat. Si j’aime le propre du classicisme, j’aime aussi la boue soudaine, moi, la flaque intruse, l’obstacle imprévu, le mélange des genres – la salissure, oui, déboulant sur la page candide, l’inopinée maculation : ce qu’on appelle le burlesque, cet avatar littéraire du baroque, qui prend à contretemps l’attendu, qui botte en touche quand on se figure le voir tirer au but. À mon sens, l’agrément d’un style, c’est l’inouï, la surprise, qui stoppe la marche pépère, méduse l’œil, l’oreille, à un moment de leur parcours : en musique, l’appogiature, cette note fortement accentuée qui appuie, dissonante, narquoise, sur la tête de l’accord dont elle retarde l’émergence convenue, produisant un effet de syncope – comme si on était, d’un coup, à côté du rythme, comme si, d’un coup, le rythme suffoquait (ce rythme marqué, en écriture, par la ponctuation, qui joue, vous avez raison, dans ma prose un assez grand rôle en lui imposant une scansion particulière). Vous faites référence au jazz ; c’est une référence très à propos, même si je n’en écoute, à tort probablement, plus guère aujourd’hui : mais je me sens proche, sans vouloir pour autant les imiter, des écrivains qui s’en réclament, de Céline, de Christian Gailly, de Jean-Marie Dallet, d’Aziz Chouaki (dans son théâtre) – beaucoup plus proche de ces écharpilleurs de rythme que de ces auteurs à la prose sans relief, englués dans la seule narration quand à mes yeux – et à mes oreilles – la littérature, c’est une affaire, avant tout, de style, c'est-à-dire, pour en donner ma propre définition, d’irruptions de brisures dans une continuité.

Marc Villemain. Ce qui achève, n’est-ce pas, de vous installer dans le camp des classiques… Mais venons-en maintenant, si vous l’acceptez, à des considérations plus immédiates. Ceux qui vous croisent emportent avec eux une image de vous, pardonnez-moi l’expression, un peu vieille France. Je veux dire par là que ne sera guère surpris de vous rencontrer celui qui vous lit : en sus de vos inclinations littéraires et artistiques, vous avez les manières de vos personnages – une certaine façon de vivre à côté du temps, une certaine désuétude narquoise, ce même goût du travail bien fait, cette expression tout à la fois érudite et joviale, cette réserve aussi. Et pourtant. La réalité est aussi, vous l’avez rappelé, que vous avez voyagé, bourlingué, que le terroir, s’il est l’humus où s’irrigue votre œuvre, relève plus d’une mémoire sensorielle et spirituelle que d’une fréquentation quotidienne, enfin que, si vous connaissez le latin d’église, vous n’en êtes pas moins pratiquant de l’ultra-moderne solitude, comme dirait l’autre, je veux parler de l’Internet littéraire ou des réseaux sociaux de type Facebook. Il ne s’agit pas ici de discuter les commodités de la chose, les possibilités qu’elle offre à un écrivain (mais aussi à un éditeur, à un libraire, à tout autre acteur) de diffuser ses travaux ou de se faire connaître, mais d’en profiter pour interroger le fonctionnement, les us et coutumes, l’évolution du milieu littéraire. Tout cela constitue-t-il, selon vous et pour aller vite, un simple outil (de type promotionnel, par exemple), ou pensez-vous que s’y redéfinit l’antique répartition des forces, ou a contrario que de nouveaux académismes pourraient s’y faire jour et supplanter les anciens, bref que s’y élabore aussi, nolens volens, un certain avenir pour la critique, l’édition, la culture littéraire ?

Lionel-Édouard Martin. Moi, vieille France ? Allons donc, il m’arrive, l’été, de tomber le blazer et de porter des polos col déboutonné – c’est dire ! Et je vous certifie que je ne roule pas en Juvaquatre décapotable, comme le marquis de Cruid dans la Vieille au buisson de roses, vous confessant toutefois que je rêve depuis toujours de conduire une Traction avant – mon côté chef de gang, mettons. Mais rangeons-nous des voitures, puisque vous voulez me faire parler des TIC et spécifiquement de l’Internet. De ce dernier, j’ai l’usage de tout un chacun, banal, auquel s’ajoutent ceux des écrivains dont nous sommes, vous et moi, comme pas mal d’autres. Instrument de promotion, bien entendu – même si je laisse à mes éditeurs, pudiquement, le soin de ce travail : j’y répugne, je ne sais pas faire, j’ai l’impression d’embêter les autres comme on m’embête à m’appeler au téléphone dans l’alléchant dessein de me vendre des fenêtres à double vitrage ou des contrats d’assurance-vie. Et ils y réussissent, mes éditeurs – je pense en particulier à Tarabuste, à Soc & Foc, au Vampire Actif –, et à bon compte, commercialisant directement leurs titres, sans intermédiaire, et en retirant de suffisants profits ; ce qui leur permet de procéder à de tout petits tirages, mais fortement rémunérateurs, et de disposer d’assez de capitaux pour publier, non pas ce qui se vend beaucoup, mais ce qui leur plaît et qui relève de leur niveau d’exigence. C’est un point nodal, j’en suis convaincu : de même que l’avenir d’une certaine agriculture, extensive et de qualité, respectueuse du consommateur, passera par la vente en direct de sa production, de même l’avenir de la littérature, d’une certaine littérature, artisanale, longue en bouche, de haute graisse, passera-t-elle par les mêmes circuits de distribution que l’Internet favorise grandement.

Là, je parle des livres de papier, fleurant bon la cellulose, pesant leur poids de Centaure Ivoire ou d’Olin Smooth. Le livre électronique (tel que l’édite et le promeut publie.net, par exemple) relève quant à lui d’un tout autre sujet, puisqu’il touche au concept-même du livre, appelé à développer d’autres formes que celles actuelles, par le tissage de liens, de renvois à des sites, qui rendront peut-être un jour caduque la description – c’était, dès 1928, peu ou prou le projet de Nadja, par le recours à la photographie ; cela au profit d’autres choses encore à définir, qui, probablement, relativiseront la notion d’auteur en agrégeant à l’écrivain principal d’autres créateurs – en constituant des galaxies d’écriture, en aménageant des espaces de collaboration. Dans cet avenir tel que je le considère, la critique, quelle que soit la nature, réelle ou virtuelle, des livres recensés, jouera comme aujourd’hui le rôle déterminant du prescripteur, auquel s’ajoutera celui, de nos jours presque inexistant dans la presse « papier », dévolu au bouche à oreille et à l’interactivité.

Tout cela – édition, diffusion, critique… – me persuade que l’on avance à grands pas vers l’établissement de communautés littéraires d’un genre nouveau. Faut-il s’en plaindre ? Je pourrais mitiger ma réponse, du froid, du chaud, du oui, du non ; mais le système actuel a suffisamment dégradé, me semble-t-il, la littérature pour qu’on ne puisse espérer qu’en retirer du mieux.

Marc Villemain. Permettez que je termine sur une note un peu plus personnelle, libre à vous de la commenter : un soir que nous dînions, vous avez eu un mot pour regretter qu’aucun critique n’ait jamais relevé que vous, « enfant de Marie », étiez aussi un « écrivain catholique. »

Lionel-Édouard Martin. Quelle belle mule du pape vous faites ! Quelle mémoire, et quelle adresse à décocher le coup de pied traître ! – Il est vrai que, sauf respect, nous sommes, vous et moi, deux baudets du Poitou… Un « enfant de Marie », c’est un enfant qui, pour diverses raisons, a été consacré à la Vierge. Je l’ai été dès mes deux ans – et je le suis toujours, n’ayant pas abjuré : une vilaine primo-infection qui m’avait pris les poumons – « le poumon, le poumon, vous dis-je ! », possiblement à jouer parmi les crachats d’un vieux tuberculeux de nos voisins, c’est du moins ce qu’on suppose dans la mémoire de ma famille. Médecins, spécialistes de tout poil, bien sûr, appelés à mon chevet ; mais deux précautions valant mieux qu’une, un recours à la protection mariale ne risquait pas de nuire à mon rétablissement. Donc : consécration à la mère de Jésus, laquelle, dans ma sous-préfecture d’enfance, a censément accompli quelques jolis miracles, levant en particulier les crues de la Gartempe, notre cours d’eau local aussi capricieux que les biquettes de ma grand-mère. Intercession divine ? Efficacité du traitement ? Toujours est-il que je m’en suis sorti – sans doute pour avoir le plaisir, aujourd’hui, de gentiment converser avec vous…

« Écrivain catholique », me demandez-vous ? Cela mérite une mise au point, et j’ai peut-être été rapide, le bourgogne aidant lors de ce fameux dîner – et fameux –, dans la formulation de ma pensée. Dans aucun de mes livres je n’ai fait l’apologie de la religion, ni même n’en ai développé les aspects sous forme de théorie : sans doute n’en éprouvé-je pas la nécessité, eu égard à l’économie de mes « romans » (appelons-les comme ça),  même si je ne répugnerais pas à le faire, quitte à ce que les « bien pensants » crient haro sur le… baudet et à marginaliser encore un peu plus la vieille bête. Toutefois : mes textes sont imprégnés de ce que j’appelle la « mythologie christique », de références aux épisodes à mes yeux les plus saillants et les plus poignants des Évangiles, tels que celui de la Pentecôte – c’est très évident dans La Vieille au buisson de roses, dont une des scènes principales est directement inspirée par l’avènement du « don des langues » –, tel que celui du chemin de croix, tel que celui de la résurrection. Maintenant, je vous sens titillé par la question du « pourquoi ? » – à moins que ne me trompe ? Non ? Je m’en doutais bien ! Comme je vous l’ai dit plus haut, mon enfance a été corsetée par une éducation catholique – assez lâche, malgré tout, et tempérée dans ses resserrements par l’agnosticisme goguenard de mes deux grands-pères. Du côté de mes « femmes » – j’ai vécu toute ma prime jeunesse entouré de femmes, ma mère, mon arrière-grand-tante, ma grand-mère maternelle, une de mes tantes… –, il en allait différemment, et à demeurer dans leurs jupons – vous pensez, un enfant maladif et malade ! –, je me suis empreint de leur foi souvent naïve et de ces rituels évoqués ci-dessus – qui m’ont, dans leur magnificence, profondément marqué. Ceci – je dis : cette imprégnation lyrique de la chose religieuse – sans doute explique cela. Il paraît qu’ « on ne guérit pas de son enfance » : à cette aune, je dois être un souffreteux, un valétudinaire-né, traînant mon infirmité congénitale jusque dans mon âge adulte… Mais rassurez-vous, si jamais vous vous inquiétez : je me porte comme un charme, et la maladie qui m’affecte est cette « maladie d’amour » dont on sait, quoi que l’on pense de la chansonnette, qu’« elle court dans le cœur des enfants de sept à soixante-dix-sept ans. » Simplement, j’ai commencé plus jeune, comme enfant de Marie – et voilà bouclée la boucle…

Couverture Anais - 1re MOYENNE

Couverture Brueghel

Couverture_la-vieille

 

 

 

 

 

 

mardi 24 janvier 2012

Le Magazine des Livres, n° 34 - Janvier/février 2012

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Autant vous le dire, je suis tout spécialement attaché au trente-quatrième numéro du Magazine des Livres, qui paraît aujourd'hui.

- Tout d'abord, je m'y entretiens longuement avec Lionel-Edouard Martin, alors que son nouveau roman, Anaïs ou les Gravières, dont j'ai donc l'honneur d'être l'éditeur, paraît le 14 avril prochain aux éditions du Sonneur. Ceux qui me lisent savent l'admiration que je porte à son oeuvre, et, ce faisant, peuvent imaginer la joie que j'ai de pouvoir contribuer à faire connaître cet écrivain encore si méconnu. Si Lionel-Edouard Martin parle avec la pudeur et l'humour qu'on lui connaît, la conversation très libre que lui et moi avons eue donne une idée assez complète, et en vérité assez inédite, de son rapport au monde et à l'écriture.

- Ensuite, je suis très heureux que Carte blanche ait été donnée à Valérie Millet, fondatrice et directrice des éditions du Sonneur - où j'officie donc depuis quelques mois. Revenant sur la création de cette maison il y a un peu plus de six ans, elle revient, dans un article intitulé Ceux qui passent, ce qui passe, sur un certain nombre d'idées reçues, et interroge utilement quelques-uns des poncifs de la modernité éditoriale. Du Sonneur, j'aurai naturellement bien des occasions de reparler sur ce blog.

Les lecteurs trouveront enfin mes recensions des ouvrages de Tibor Déry (Derrière le mur de briques, éditions de La Dernière Goutte), de Joseph Vebret (Menteries, éditions Jean Picollec), et de Fabrice Lardreau (Un certain Pétrovitch, éditions Léo Scheer).

Je vous laisse découvrir ici le reste du sommaire, particulièrement riche.

mardi 20 septembre 2011

Le Magazine des Livres, n° 32

Le Magazine des Livres, 32


L
e Magazine des Livres
, qui n'en finit pas de peaufiner et d'améliorer sa formule, vient de paraître.

J'y recense deux romans que l'on attendait beaucoup lors de cette rentrée littéraire : celui de David Vann, Désolations, paru chez Gallmeister, et celui d'Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution, chez Gallimard.

Le numéro étant comme toujours très riche, il ne s'agit pas de s'intéresser à tout. Je recommanderai de prêter attention aux entretiens réalisés avec Stéphane Audeguy, Eric Bonnargent, Antoni Casas Ros et Georges Flipo. La carte blanche de Pierre Jourde attisera vraisemblablement quelques commentaires. Mention spéciale enfin aux articles de Jean-François Foulon sur Dostoïevski et de Frédéric Saenen sur Fritz Zorn.

 

 

 

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samedi 16 juillet 2011

Entretien avec Joseph Vebret - Le Magazine des Livres


Le Magazine des Livre, n° 31, juillet/août 2011
Entretien avec Marc Villemain - Propos recueillis par Joseph Vebret

 

"L'écriture est souveraine"

Dans son quatrième livre, Le Pourceau, le Diable et la Putain, Marc Villemain met en scène un misanthrope mourant à travers un monologue où chacun en prend pour son grade. Réjouissant. Une belle écriture, assurément.


 

Le Magazine des Livres, 31 - Juillet-août 2011

Où avez-vous puisé votre inspiration pour ce nouveau roman, Le Pourceau, le diable et la putain, l’idée, le thème, le fil conducteur ?

Dans l’agonie d’un cloporte : je ne sais donc pas si cela mérite qu’on parle d’inspiration… ! Devant moi, donc, cette bête, les pattes à moitié brisées, cloporte éclopé. C’est ici que la conscience humaine (humaniste, allez savoir) entre en jeu : mon devoir était-il d'abréger son existence en l’écrasant d’un viril coup de talon ? ou était-il plus convenable que je prolonge une vie qui, selon toute probabilité, ne serait plus que d’impotence ? J’ai décidé de laisser faire la nature. Mais, en même temps que je voyais l’animal se dépatouiller, si vous me passez ce terrible jeu de mots, je commençai à écrire ce qui se déroulait, là, sous mes yeux. Et qui, pour en revenir à mon livre, ne sera finalement que de bien faible rapport avec lui ; c’est aussi ce que j’aime, dans l’écriture : qu’elle m’entraîne, qu’elle érige elle-même les conditions de son empire, moissonne de son propre chef la terre que j’irai sillonner. Elle est souveraine, et je lui laisse le plus volontiers du monde la jouissance de ce pouvoir sur moi.

Vos deux dernières productions proposent des formats courts, des nouvelles pour Et que mort s’ensuivent, moins de 100 pages pour ce nouveau roman. Est-ce un hasard ou le choix de vous orienter dans cette direction ?

Je ne décide pas plus du format de mes livres que de leur destination ; tout au plus me donné-je une orientation générale. Je ne peux en constater, comme vous, que le relatif laconisme. Ce qui ne va pas sans m’intriguer, soit dit en passant. La seule explication qui puisse parfois s’esquisser, et qui vaut ce qu’elle vaut, me plaît bien : ayant, à l’âge de dix-huit ans, subi une opération de chirurgie qui m’a privé d’un poumon, j’aime parfois me dire que la brièveté de mes livres serait comme le pendant, la conséquence peut-être, d’un souffle court. Je suis assez séduit, et amusé, par cette correspondance, assurément hypothétique, mais plausible, entre l’esprit et le corps.

Une part d’autobiographie ?

Le personnage principal de ce roman a quatre-vingts ans, il a été professeur d’université, il est mourant et hait son fils par-dessus tout. Accordez-moi au moins cela : j’ai la moitié de son âge, je n’ai connu l’université que de très loin et sur le tard, je n’ai pas trop à me plaindre de ma santé, et je ne suis pas avare d’amour envers mon fils. Non, sérieusement, les péripéties de mon existence ne justifieraient pas à elles seules que je me hasarde en littérature. En revanche, oui, bien sûr, on trouve toujours autour de soi mille et une petites choses dont il peut-être stimulant, enivrant, parfois nécessaire, de faire juter le suc qui, peut-être, irriguera l’œuvre. Dans mon cas, c’est assez secondaire : il s’agit surtout de paysages, de figures, de diverses perceptions, mentales, rétiniennes, de faits très menus et autres circonstances sans importance. Je ne m’en sers que pour fabriquer un décor sur lequel je pourrai asseoir une sensation, une tonalité, où je pourrai dessiner les contours d’un monde nouveau où j’accepterais et aurais envie de me sentir projeté.

Dans un roman, il y a le sujet apparent, l’histoire, qui n’est parfois qu’un prétexte, et le sujet profond, subliminal : qu’avez-vous voulu dire ou faire passer ?

Rien. Je ne veux rien dire, rien faire passer. Je ne suis pas un directeur de conscience, je cohabite avec le dubitatif. Et suis bien trop intimidé par le seul fait de vivre pour me sentir seulement autorisé à dire son fait au monde. Cela dit, il n’aura échappé à personne que je suis un humain, une carne gratifiée d’un vecteur de jugement. Même lorsqu’on ne veut pas regarder le monde, ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour, on ne peut jamais empêcher le monde de venir à soi. Il a pour cela mille moyens à sa disposition, des intrusions publicitaires aux innombrables modalités du commerce entre les hommes, des bribes de parole recueillies dans la rue aux fréquentations obligées, de l’incrustation de lumière sur le capot d’une voiture au reflet du soleil sur la roche. Je suis ce qu’il convient d’appeler un contemplatif – celui qui considère par la pensée : je ne dis rien : j’éponge, je recrache.

Parallèlement à votre activité d’écrivain, vous vous orientez vers l’édition de fiction. Comment jugez-vous la littérature contemporaine ?

Ce qui m’intéresse dans la littérature est ce qui, chez elle, n’est pas explicitement contemporain – fût-elle, donc, contemporaine. Si l’on entend par littérature contemporaine celle qui intègre, donc officialise, homologue, les réflexes du temps, son lexique, qui donne à son impensé l’apparence d’une substance, éventuellement d’une essence, alors celle-là, en effet, ne m’intéresse pas – ce qui n’induit pas que sa qualité en soit nécessairement mauvaise, cela va sans dire. Ce qui m’intéresse, qui me touche ou m’emporte, c’est quelque chose qui pourrait avoir trait à de l’intemporel, quelque chose dont on pourrait dire, demain, que la part éventuellement contemporaine n’affecte pas l’actualité. C’est, en fait, la possibilité de lire un de mes contemporains en me disant qu’il pourrait être, qu’il sera peut-être, ce que l’on appelait naguère un classique. Tout le sel de cette appréciation induisant que nous soyons capables d’imaginer, non seulement la culture, mais les déterminants, les obsessions, le lexique, disons l’habitus, de nos successeurs et descendants : chose évidemment impossible, mais distrayante, excitante, et peut-être pas aussi vaine qu’il y paraît. Voilà donc un peu ce j’aimerais faire, et réussir comme éditeur : non repérer les classiques de demain, je ne suis pas fou !, mais affûter mon acuité, mon audace, et donner à lire des écrivains dont je sais qu’ils ne seront peut-être pas entendus de nos contemporains, mais dont je pressens, avec la colossale marge d’erreur de rigueur, qu’ils font déjà partie de l’épopée littéraire, d’un temps presque sans borne et sans détermination.

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Et l’écriture de la nouvelle génération ? Parleriez-vous de diversité ou de normalisation ? Le style est-il encore une priorité ? Qu’en est-il de la langue ?

Comment le dire ? Sur quels critères fonder notre jugement ? Tant de livres paraissent, que je n’ai pas lus et ne lirai jamais. Alors, bien sûr, je ne voudrais pas pécher par excès de prudence ou d’attentisme, j’ai des yeux pour voir : action, émotion, tension narrative, sensiblerie ou complaisance dans l’abjection (c’est selon), alignement du champ lexical sur le tout-venant, etc… Mais cela ne vaut que pour les livres qui rencontrent le succès, autrement dit une infime poignée, et ne saurait résumer à soi seul la littérature qui se fait, et que je crois, moi, très vivante. Je ne saurais dire si, en France, elle traverse une zone de basse pression. Nous savons juste que son rayonnement est plutôt en berne, ce qui n’a rien à voir avec sa qualité. Est-ce dû, donc, à la littérature en tant que telle, ou à la crise de ce que l’on croyait il n’y a pas si longtemps encore impérissable : le génie national ? à un environnement éditorial, médiatique, financier, dont l’intérêt presque exclusif est de réaliser des bénéfices donnant à ses investissements un avant-goût de paradis fiscal ? Vous voyez qu’il m’est difficile de répondre à votre question autrement que par une intuition. Si j’en fais état avec honnêteté, alors je dirai, oui, que l’eau où baigne notre langage est plutôt, appréciez l’oxymore, terne par excès de transparence ; moite par excès de contraste ; sirupeuse, davantage que rafraîchissante. Une littérature libérée, mais pas nécessairement libre.

Nos contemporains perçoivent peut-être un peu moins qu’auparavant combien la langue charrie le monde, combien il est impossible de créer le moindre univers qui n’ait pas l’obsession du style. Ceux-là ont peut-être le tort de trop vouloir dire, exprimer, manifester, qui n’est pas, selon moi, la principale fonction de la littérature. D’autant que le monde n’a jamais façonné et possédé autant de supports et d’occasions d’exprimer la singularité et l’individualité. La littérature doit, autant que faire se peut, évacuer cette obsession de l’expression, elle n’est pas et n’a pas à être une modalité de la démocratie ; elle n’est pas ou ne peut pas être définie comme l’occasion ou l’instance d’une prise de parole. Ce qui prend la parole, en littérature, est une singularité qui doit à la fois s’exhausser et s’oublier, se sanctuariser et se diluer.

De même, comment jugez-vous la critique littéraire ? Vous avez été vivement attaqué par une journaliste vous reprochant d’utiliser « trop de mots » et trop de subjonctifs…

Y a-t-il vraiment lieu de s’en étonner ? Pourquoi la critique échapperait-elle à l’air du temps ? Vous connaissez la remarque fameuse que l’on prête à l’empereur Joseph II, lequel, à l’issue de la première représentation de L’Enlèvement au Sérail, aurait lancé à Mozart : « trop de notes ! ». Comme il a bien dû se trouver, à une autre époque, quelques critiques en vogue pour s’émouvoir d’une ponctuation célinienne à tout le moins hétérodoxe, voire d’un usage complaisant des « gros mots ». Cela étant dit, soyez bien certain que j’ai toujours trouvé à me réjouir d’une critique qui ne manquât (pardon, un subjonctif) jamais d’exigence, de rudesse pourquoi pas. Pour peu, donc, qu’elle ne s’enivrât pas d’elle-même et n’oubliât rien de sa raison d’être : donner à voir d’une œuvre ce qu’une lecture moins professionnelle ou moins avertie pourrait éventuellement ne pas y distinguer. Et quand bien même mon ego très sensible s’affecterait de quelques froideurs péremptoires, l’accueil fait à mon dernier roman suffirait à m’en consoler, Le Pourceau, le Diable et la Putain ayant suscité de plus nets éloges qu’aucun de mes précédents livres.

Bref, il y a deux sortes de critiques, pour aller vite. Ceux qui s’acharnent à servir de paratonnerre aux lubies, aux platitudes de leur temps, et ceux qui revendiquent, pour le coup, l’ultra-contemporanéité de leur opinion, dont ils ne peuvent hélas pas voir qu’elle est l’indicateur même de leur insignifiance dans le champ de la pensée et de la littérature. Vous admettrez avec moi que se revendiquer d’une instance critique pour regretter qu’un roman contienne « trop de mots » (sous-entendu : trop de mots compliqués) constitue l’occasion d’une farce dont il ne fait pas de doute qu’un Molière ou un Guitry auraient su faire leur beurre. Je m’en tiens ici à l’enseignement très simple d’un Maurice Nadeau : le critique doit s’effacer, se mettre à la place de l’auteur, ne pas renverser les rôles, vivre avec l’humilité chevillée au cœur, et, mieux que cela : éprouvant le plaisir ou la curiosité de l’autre, prendre goût à cette humilité. Être, comme Nadeau l’a écrit, un « serviteur ». Ce qui, mécaniquement, exclut de ce champ les innombrables Cassandre qui ne font, ni plus ni moins, que mettre les rieurs de leur côté. Ce qu’en d’autres lieux on appellera le populisme.

Faut-il y voir un phénomène d’époque ?

à tout le moins, disons que celle-ci ne rend pas la fonction sociale de critique très aisée. De plus en plus, il me semble qu’on attend d’eux qu’ils fassent le spectacle, qu’ils créent l’événement, l’inventent au besoin. Or, l’événement, dans une société qui n’en finit pas d’abdiquer et la lettre du sentiment démocratique, et l’esprit de la conversation, l’événement, disais-je, repose en bonne part sur la possibilité de créer, non plus de la disputatio, mais du pugilat. Michel Polac le comprit très vite, avant que Zemmour et Naulleau poussent leur talent au maximum afin de complaire à un public qui ne demande jamais mieux que de tourner le pouce vers le bas. C’est un autre sujet, car ce qui s’y joue dépasse la littérature : c’est, peut-être pas le devenir, disons au moins le cheminement que suit, poursuit, notre civilisation. Or, à trop vouloir en gratter le vernis, sous prétexte de transparence et autres authenticités, on finit par en dévoiler la part consubstantiellement et inexorablement avariée, pourrie.

Selon vous, où va la littérature ? Son salut viendra-t-il des petits éditeurs indépendants et courageux ?

Entendons-nous. Non seulement les humains éprouveront toujours la nécessité de décortiquer le sens, s’il en est un, de leur  passage sur terre, non seulement leur esprit a partie liée, dans sa plus inexpugnable intimité, avec l’art et la création, mais nous serons morts depuis des lustres lorsque verront le jour des œuvres inouïes, magnifiques, aptes à dire la petitesse autant que la souveraineté de l’homme, sa part de misère propre autant que sa gloire particulière. De cela il ne faut pas douter, non parce qu’une volonté au forceps nous obligerait à l’optimisme, lequel n’a jamais été ma sensation nourricière, mais parce que c’est le tropisme même de l’esprit humain que de passer son existence et le monde au tamis de ses rêves et de sa raison créatrice. Ne croyez pas que j’esquive votre question, tout au contraire : je veux dire que la littérature n’attend rien d’un salut, elle n’a besoin d’aucune instance salvatrice. Nous avons l’impression de vivre un temps unique, inédit, comparable à aucun autre, notre impression très spontanée nous pousse toujours à croire que c’est toujours sur notre tête à nous que le ciel tombe : mais il n’est pas une génération qui nous ait précédés qui n’ait éprouvé ou ressassé une telle idée. Le monde avance en tâtonnant, le secteur de l’édition est le reflet de ce tâtonnement. L’édition est aussi un commerce, que cela plaise ou non. On y trouve des gens plus ou moins cyniques, plus ou moins sincèrement convaincus de l’importance de ce qui se joue, et il est dans la logique des choses économiques que les marchands, gros ou petits, prennent le dessus. Certains vendent des livres, mais il ne fait pas de doute qu’ils pourraient tout aussi bien vendre autre chose. La force de ce que l’on appelle les gros éditeurs n’est plus aujourd’hui qu’une force économique – celle qui, incontestablement, domine notre monde. Celle des plus modestes réside dans l’obligation qui leur est faite de se distinguer, de rechercher l’excellence, d’emmener le lecteur sur des terrains moins balisés, moins flatteurs, de creuser toujours et inlassablement le sillon d’une littérature qui, sans chercher à s’y opposer, perturbe, contrarie, fasse violence à ce que l’on croit être le « goût du public. » C’est donc à la fois une question de survie autant que d’audace. Ce qui revient à dire que, dans les faits, oui, sans doute, le meilleur de la littérature est à attendre d’éditeurs plus modestes : mais je ne peux avancer cette assertion qu’à la condition de ne pas en faire un système, une opinion systématique.

Travaillez-vous à un nouveau roman ? Dans la même veine ?

Je travaille toujours. A un roman ou à autre chose, en tout cas à la possibilité de transmettre un monde par l’écrit, à la transposition de certains de ses pans dans l’écriture. À certains moments, j’y travaille de la façon la plus pratique qui soit – feuille, stylo, ordinateur. À d’autres, j’y travaille en laissant mon cerveau décider de prendre en note ce qui lui vient, de consigner ce que je n’attendais pas et qui pourtant se présente à lui. J’ai plusieurs textes en cours, bien sûr. Certains semblent dormir dans un tiroir, mais je sais bien, moi, qu’ils font semblant. Ils attendent que j’aille les chercher, sans doute, mais j’attends aussi d’eux qu’ils viennent me trouver. La latitude, la liberté laissée au temps m’est décisive. Le plus grand travers, le plus grand piège, c’est la précipitation. Une écriture a besoin de beaucoup de repos, de beaucoup de silence et d’épreuves nocturnes. J’écris, je laisse reposer, et ce repos peut durer une journée, un an, dix ans. Ce n’est pas en sommeil, c’est en veille. Ne pensons jamais qu’il ne se passe rien lorsque le temps s’écoule. On le croit vide, mort, mais il poursuit son incessant travail d’accumulation/épuration. Je peux toutefois répondre simplement à ceux que cela pourrait éventuellement intéresser : oui, je travaille à un nouveau roman. Il sera bref, donc, et d’une veine en effet très différente, presque opposée au précédent.

Le magazine des livres

 


mardi 7 juin 2011

Une critique de Gerald Messadié (Le Magazine des Livres)

Recension de Gerald Messadié : Le Pourceau, le Diable et la Putain.
La Presse Littéraire - N° 1, juin 2011

Monologue

La Presse Littéraire

Sec comme un coup de trique et guère plus amène, le plus récent Marc Villemain est le monologue d'un misanthrope mourant. De la première à la dernière ligne, rien de réjouissant. Tout le monde en prend pour son grade. J'assume ici la responsabilité de ma présomption : Flaubert se fût régalé de cette agression contre les Bouvard et les Pécuchet qui tiennet le haut du pavé, non, du trottoir contemporain. Est-il dégoûté de la vie, ce Villemain ? On en doute à lire ses évocations du corps féminin, de la petite gitane qui troubla son enfance - je veux dire celle du misanthrope - à l'énigmatique Géraldine. Serait-il alors privé du sens de l'humour, cette autodérision qui enseigne l'indulgence aux plus hargneux ? Point : la description du premier orgasme féminin qu'il entendit jamais serait de ces morceaux qu'il faudrait enseigner aux écoliers, bien que... euh... Bref. "Il faut savoir rire", écrit-il lui-même.

Et l'on rit, comme on ne rit plus depuis la disparition de Pierre Desproges. Témoin ce passage : "Au fond, l'inconvénient principal de l'université est l'excessive jeunesse de sa population. Une société idéale, ou simplement digne de ce nom, devrait y envoyer la totalité de ses membres. Ce qui aurait pour avantage d'épargner aux enseignants la bêtise pleine de ressort d'une seule et même classe d'âge...". Dommage que le héros meure à la fin.

Pourquoi Villemain n'est-il alors pas notre Grand Ecrivain ? Car chaque République qui se respecte se doit d'avoir en permanence son Grand Ecrivain. Voyez les Etats-Unis, par exemple, après Norman Mailer, ils vienennt de désigner Philip Roth, futur récipiendaire du Nobel (oui, oui !) pour ses descriptions de séances de paluche, et les Polonais se tordent les mains de désespoir, parce qu'ils n'ont pas désigné un seul Grand Ecrivain depuis Czeslaw Milosz, autre Nobel (un peu oublié, je le crains.) Peut-être parce que la République n'a pas besoin de rieurs. Ou que Villemain n'a rien à en cirer ; le poste est d'ailleurs occupé par un turlupin lauré dont chacun sait les très relatifs mérites. Ou peut-être parce que Villemain écrit en français. Vous avez bien lu : écrire un français correct, avec le respect de la concordance des temps et un riche vocabulaire, est un trait dirimant (allez donc au dictionnaire, ignare !) pour un écrivain. Dans un pays où l'on annonce à la radio qu'"un nouveau soldat français est mort hier en Afghanistan" (un "nouveau", hein, pas un ancien ou un vieux) et surtout pas "un autre" ou "un de plus", il faut écrire "voilà" toutes les cinq lignes, "meuf" toutes les six et "sublime" toutes les sept. Et prendre bien soin de saupoudrer ses textes de maladresses.

La littérature est devenue l'équivalent de la télé-réalité : faut faire direct, mec, simple, vrai !Faut que le premier gusse venu, y puisse te comprendre ! Alors tes mots latins et tes mots savants, "anachorète", "ontologique", "afflictions", tu te les carres où je pense. Regarde Musso... Bon, je me laisse aller.

Donc Villemain, c'est réservé pour vous et moi, par pour les nostalgiques de "Carré VIP". Et leurs héditeurs.

Gerald Messadié

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dimanche 9 janvier 2011

NAISSANCE DE L'ANAGNOSTE

Chers amis et lecteurs,

Le statut de ce blog change à compter de ce jour. Éric Bonnargent et moi-même lançons une nouvelle initiative baptisée L'ANAGNOSTE. C'est sur ce nouveau blog, exclusivement littéraire, que vous pourrez dorénavant suivre mes différents travaux critiques.

Je continuerai toutefois d'alimenter mon blog personnel, suivant les circonstances, mon bon plaisir ou mes lubies, éventuellement mon actualité éditoriale.

Banni_re_Anagnoste

Cliquer sur l'image pour découvrir L'Anagnoste.

 

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mardi 17 novembre 2009

Un texte de Paméla Ramos

Le texte qui suit est un peu particulier. Il est signé Paméla Ramos, libraire et auteur d'un blog remarquable et singulier. Plusieurs semaines durant, j'ai noué avec Eric Bonnargent, alias Bartleby, un dialogue plein de curiosité et de complicité, au prétexte de converser sur la littérature et sur Internet. Ce dialogue, vous le retrouverez dans son intégralité en suivant ce lien (fichier pdf) : Dialogue

Sa publication suscite quelques débats assez passionnants, notamment sur le blog de Stéphane Beau, qui coordonne la revue Le Grognard. Mais il a aussi agacé quelques bloggeurs en vue, notamment Clarabel, qui trouva élégant d'y contribuer en déposant sur son blog une chanson à la mode intitulée Fuck you (sic), avant d'effacer finalement toute allusion à cet échange, et après que Joseph Vebret, directeur du Magazine des Livres, l'invita à faire valoir son point de vue. Il va de soi pourtant que notre intention, à Bartleby et à moi-même, ne fut jamais de blesser quiconque ; simplement, la notion même de débat induit parfois de trancher, de distinguer, de séparer. Mais, tout comme il peut y avoir des écrits caricaturaux, il peut y avoir des lectures caricaturales. Et précisément, réduire ce long entretien à un différend qui n'occupe pas même deux lignes d'un texte de près de trente pages, c'est tout de même un peu attristant ; quelles que soient par ailleurs les qualités des uns et des autres.

Et puis, hier, Eric "Bartleby" Bonnargent a reçu de Paméla Ramos le texte qui suit. C'est un texte dru, pressant, nerveux, et sa qualité nous a conduits, Eric et moi-même, à lui demander l'autorisation de le publier sur nos blogs respectifs. C'est chose faite désormais, et nous l'en remercions.

Jerome_Bosch_ 

Je savais qu’ils étaient impuissants.
Roger Nimier, Les épées.

C’est cette maladie, ce fléau des âmes, cette entière subversion de probité et d’honneur que Scipion redoutait pour vous, quand il s’opposait aux théâtres ; quand il prévoyait quelle facilité l’heureuse fortune aurait à vous corrompre et à vous perdre […], car il ne croyait pas à la félicité d’une ville où les murailles sont debout et les mœurs en ruine.
Saint-Augustin, La cité de Dieu.

We think we’re important, but we’re not.
Un internaute, sur Myspace. 

Et je te le dis, moi, Bartleby, in fine, tous ces démontreurs de talent, ces bateleurs du dimanche, je n’aime pas trop leur ton.

Je lis, cher Bartleby aux yeux si ouverts, cet entretien pharamineux qui tu me glisses innocemment dans la boîte aux lettres avant de le publier sur le site du Magazine des Livres, et sur ton blog propre dont je n’ai pas à répéter le bien que j’en pense, même si tout dessus ne m’intéresse pas. Tu me demandes, donc, mon avis (j’aurais pu te vouvoyer encore longtemps, car le respect se marque aussi par cette distance langagière, et le snobisme des lettrés de se taper dans le dos à la moindre occasion pour prouver leur décontraction me déroute quelque peu). Je vais te répondre par ce biais, il me permettra par la même occasion de dérouler une bonne fois ce que j’ai à en dire, de ce merveilleux monde des blogs littéraires ou de la littérature électronique (quelle horreur ! de voir ces mots accolés, mon cœur, échaudé mais toujours romantique, s’arrête). Ce que je pense d’écrire, dans une fausse simplicité, sur la Toile, ce théâtre des insanités, cachot des médiocres où l’on tabasse sans vergogne. S’il est vrai que nous ne nous faisons plus bouffer par les lions sous les rires de la populace, il faut se demander dans quelle mesure les violences psychologiques qu’engendrent les effusions écrites, et soi-disant virtuelles des uns et des autres ne sont pas tout aussi mortifères. Et diablement révélatrices de l’état de nos mœurs.

Qu’est-ce que je te disais, Bartleby, si Platon constate qu’il ne faudrait jamais écrire, je te le dis, moi, nous ne devrions jamais publier ! Où sont les Bartleby de la Toile, perclus dans leur silence, qui donc peut encore résister aux sirènes ?

Ils sont tous affolés par le sang qu’un bon mot répand dans leur arène moderne, ils s’arrachent l’os, fous et dangereux, l’os qui leur donne raison, sans aucun recul jamais, si prompts à faire entendre leur clameur indigne. Ils n’ont jamais assez travaillé, ni lu assez, et les voilà, pourfendeurs de la Sphère, fiers et crânes, empêchés dans leur cotte de maille tissée de leurs volontés sous-jacentes de pouvoir et de reconnaissance. Nos néo-Ridicules.

Je ne fais aucun commentaire, nulle part, sur cet entretien, même si certains m’échauffent considérablement. J’écris cette réponse. Je ne répondrais à aucun commentaire qu’un imprudent tentera ici de faire. J’exigerais une réponse.

J’ai versé, il a quelques années, mon sang et celui des autres dans ces échanges stériles des sites de réseaux sociaux, leurs névroses centrifuges, leur caractère sexuel palpable, et cette finalité générale : l’accès si fascinant aux immenses cabines de peep-show mal dissimulées derrière des profils « innocents ». On n’apprend jamais mieux que de ses erreurs. L’insanité, l’incurie éclaboussent nos écrans, la nausée, le dégoût sont partout, les blessures jamais à même de se refermer tranquillement. On m’opposera que j’ai eu des expériences malheureuses, et indignes. On jettera alors la première pierre. Je sais qu’ici déjà, Bartleby, nos opinions diffèrent.

Mon exigence première, à présent, est de travailler ce que je régurgite sur un blog que je n’impose à personne, que je ne promeus nulle part. Pour mieux voir évoluer ma pensée et mes goûts, comme exercice littéraire libérateur et peut-être même salvateur. Ma deuxième exigence est de ne lire que ceux et de ne répondre qu’à ceux qui s’expriment bien.

Si cette exigence est prétentieuse, si cette exigence est élitiste, si cette exigence est fasciste, c’est parce que nos bons réactionnaires d’internautes ne prennent plus leur dictionnaire avant de libérer des mots en commentaires qui, malheureusement et quoi qu’on en dise, restent.

Erwin_Olaf___SARAHJe suis libraire depuis plus d’un an maintenant, bibliophile à mes heures, je côtoie l’édition de bien près, même si ma connaissance des pratiques réelles reste parcellaire puisque tout, encore une fois, ne m’intéresse pas dans ces champs de mines, mais surtout, surtout, unique et farouche fierté dans tous ces étalages : je lis. Je n’arrête jamais de lire, sauf quand il faut frapper quelques mots malhabiles sur ce clavier maudit.

Je prends la discussion en cours, j’en conviens. Entre deux portes, je t’arrache par la manche pour que tu m’expliques mieux. J’écoute. Je n’opine pas toujours, et me sens violemment concernée, alors voici ma modeste réponse. Modeste, en vrai, elle ne l’est pas, car c’est tout entière qu’elle me mobilise, et me définit. Infâme réponse, en tout cas, dans le sens réel, étymologique du terme.

Il est des personnes qui s’accomplissent en se donnant, d’autres en s’érigeant en leaders, pour ma part j’aime soutenir, forte, rageuse ou patiente, mais en dessous. Les livres, de leur poids symboliques et réels s’empilent sur mes épaules, je ne crains pas d’en rajouter, non plus que d’en dégager violemment les indésirables, les imposteurs, les injustes, car après tout, les forces ne sont pas inépuisables. Il en va de même pour certains individus, qui n’ont certes pas toujours besoin de soutien, mais qu’il me plaît, à mon niveau, d’encourager et d’applaudir. Des individus comme toi, par exemple, en ce moment-même. Je n’ai aucune difficulté à choisir mes camps, et à camper des positions parfois intenables, puisque avant même d’être raisonnées, ces positions sont viscérales. Leur degré de cohérence générale m’indiffère. Je ne crois de toute façon ni être terminée et construite parfaitement en systèmes indéboulonnables, ni le souhaiter parfaitement.

Je commence à voir fleurir ça et là des « réactions » à tes propos. Je crois que je les déteste plus encore qu’un mauvais livre, qui lui, a été écrit, quoiqu’on en dise. Je n’aime rien de moins que cette possibilité, donnée par la Toile et la Toile seule, aux médiocres, car ils existent et se reconnaissent, de venir empoisonner et perquisitionner sans relâche chez les meilleurs, car ils existent et se reconnaissent, avec une volonté mal assumée d’attirer l’attention sur leurs vociférations de ménagères. Et donc d’encourager, tout en pensant la fustiger, la prolifération de la médiocrité ambiante et des idées réactionnaires.

Donner à tous la possibilité de donner leur avis sur tout, tout le temps, est une farce macabre qui nous entretue plus ou moins lentement, nous assèche, nous vide, dans des polémiques creuses et des débats improbables entre un individu qui ne connait que sa sagesse populaire et s’en munit comme d’un cadeau spontané et véritable des dieux et celui qui dégaine ses auteurs morts pour légitimer ses propos. Cette agitation est une honte. La moindre des choses alors, pour aller au bout du procédé, serait que chacun prenne un blog, et je veux dire vraiment, qu’il connaisse la solitude de lire et d’écrire en se regardant faire, avec ses doutes et l’humilité première de comprendre, un peu plus longuement que dans trois lignes de commentaire, ce qu’il en coûte d’écrire et d’être lu, puis critiqué à son tour.

Je fais donc, par soutien, ce que tu viens de faire : je me dévoile un peu, et tente de montrer mon jeu sur une table déjà bien encombrée par une multitude de cartes.

Tu jugeras sur pièces.

 

magritte

 

CHRONOPHAGIE FRENETIQUE

Il y a tout d’abord dans votre échange prolixe un facteur qui n’est jamais cité, celui à mon sens d’où dérive la sinistre condition de scribe moderne pour peu qu’il ait mis un doigt sur la Sphère : le facteur chronophage. Cette frénésie des interactions, qui nous bouffe tout le temps que nous devrions prendre à réfléchir, loin de la réaction inféconde, qui se veut immédiate comme si c’était un argument de sa valeur, comme si d’asséner le dernier mot devait nous protéger d’avoir tort. Il est difficile, après labeur et réflexion de donner à lire n’importe quel texte qui se tienne et quel qu’en soit le sujet. Mais alors renouveler l’exploit plusieurs fois par semaines, ou même par mois pour les plus rares, c’est une folie douce ! Nous sommes tous pris dans l’engrenage d’en donner toujours plus, quitte à sacrifier à la qualité ou la relecture, et la rareté dont tu fais preuve t’honore mais te décale dans un même temps de la partition. Ce n’est pas une mince affaire de se tenir, borné, à l’écart des standards, et de publier peu, mais bien et longuement. Gageons que sans même toujours que tu le saches, la cadence générale du net accélère ton pas en te talonnant ferme.

Je n’ai donc jamais cru que le texte destiné à être livré sur la Toile, par les vecteurs du site ou du blog, des commentaires ou même de simples mails ne constituait autre chose que du bavardage. Ensuite alors, il y a ceux qui s’expriment bien, clairement et à renfort d’expérience ou d’érudition, et ceux qui pépient ou jacassent, polluant nos rétines, volant tout notre temps de leur voix inutile. Si l’on avait du moins la modestie de lever le dernier tabou autour du texte, et d’assumer clairement que nous pouvons très bien parler de ce que nous ne connaissons pas, de ce que nous n’avons pas lu et ne lirons pas, ou pas intégralement, alors ce facteur chronophage serait moins dangereux. Je ne passerais pas mon temps à collecter ici et là des indices et même preuves de l’imposture démocratique de nous faire croire que nous pouvons tous écrire (mais de cela j’en suis convaincue) et publier (et alors là, je m’étrangle), que chaque voix est importante. Non, elle ne l’est pas. Vois par toi-même la rage qu’il en coûte d’avoir perdu ses heures dans les salons virtuels d’imbéciles prétentieux, dont tu penseras peut-être à juste titre que je fais partie. Ils étouffent et condamnent l’accès aux voix intelligentes, comme celle de ce Marc Villemain, cet interlocuteur digne et précis que tu choisis à merveille, et dont j’aurais préféré mille fois connaître les écrits avant ceux de bien d’autres (je ne diffamerai pas ici, excusez ma lâcheté, mes heures sont encore trop précieuses pour répondre aux affligés).

Si la littérature est bien un art lent et le dernier probablement, alors elle ne peut pas longtemps résister aux assauts de la Toile. Voyez comme il faut la nourrir, la Cybèle insolente ! Alors déjà, je me dissocie de toute mythologie consistant à nous assurer qu’il existe, sur cette Toile, une littérature. Quand bien même, accidentellement, le miracle de la création pouvait se dérouler sous nos yeux ébahis, le support même ne se prête guère à une possession jalouse et secrète de l’objet-livre, dont je me pose éternellement comme gardienne, bien qu’inquiète vraiment car ces cons-là vont bien finir arriver à nous le faire disparaître, avec leur apologie systématique et sans recul des nouvelles technologies, des nouveaux – mot à la mode, « supports ».

Erwin_Olaf___MARIE_ANTOINETTE__1793Je vais te dire, maintenant, après une brève réponse aux attaques d’élitisme dont tu commences à souffrir, ce que je sais, moi, de ces miroirs du monde du livre, si ma parole a une chance, et une seule d’avoir un peu d’intérêt pour toi, et d’autres.

Tu me disais récemment « Attention, les gens n’aiment pas la vérité. » Je réponds très crânement que je n’aime pas « les gens », anonymes inconnus, que je me soucie peu de leur avis, confère ci-dessus. Ils n’existent pas en tant que tels. « Les gens », « la masse », « les autres » sont des appellations que nous autres individus paranoïaques, aimons à entretenir, mais sincèrement, aucun de ces flous regroupements ne s’incarne jamais véritablement. Sur la Toile, toujours, j’entends. L’avis d’individus que je connais par ailleurs, oui, me touchera et m’affligera ou me rendra plus forte. Ceux-là n’attendent pas après une note postée ici pour savoir depuis longtemps ce que je pense et y répondre. Je sais que tu parlais de ceux-là, mais j’en profite pour éclairer quelque peu la scène sur laquelle je prétends m’avancer, ce jour.

ELITISME vs POPULAIRE

On te dit élitiste ? Et alors ? Le bas peuple – je m’amuse donc, tu l’auras compris, de cette appellation, ne lit pas les blogs littéraires. Il lit les classements d’Amazon, et les suggestions croisées de lecture des robots du site de la Fnac (« ceux qui ont acheté tel ouvrage ont aussi acheté celui-là » Super, merci.)

Quand il les lit, c’est pour cette « vérification de lui-même » dont vous parlez fort bien dans l’entretien, jamais pour entrer en véritable collision et grandir par ce biais. Il veut vérifier qu’il lit bien les bons livres. Ceux dont on parle simplement et avec bonhomie, avec la certitude édénique et béate de se faire du bien. Mais grands dieux, doit-on toujours écrire pour tout le monde ? Pour ce peuple dont je doute, confère à nouveau ci-dessus, qu’il existe ?

Je te rejoins dans la volonté un peu austère de transpirer sur un livre, et d’y trouver la satisfaction intellectuelle de l’avoir, illusoirement, vaincu.

Et enfin, sur le fait qu’il existe, oui, des livres de divertissements, et des livres de génie. Steiner a aimé Harry Potter ? Mais grand bien lui fasse, je doute pourtant qu’Harry Potter ait réellement besoin du soutien qu’il lui porte. Je rejoins toujours Rivarol lorsqu’il affirme non sans provocation « Un livre qu’on soutient est un livre qui tombe ». Faut-il produire des communiqués démagogiques de soutien à ce qui ne tombe de toute façon pas, afin de rassurer ceux qui par souci constant et exclusif de bien-être assument (mal, sinon les réactions seraient moins hostiles) de ne rien lire de difficile, voire de perturbant ?

Question ouverte, mais enfin, on pourrait peut-être passer aux choses et attaques sérieuses.

Je reviendrai plus bas sur cette impérieuse vocation que se trouvent trop de scribes de la Toile d’éduquer les lecteurs, et de souhaiter propulser certains auteurs hors des rangs de l’anonymat. Là réside probablement et la plus grande illusion idéaliste, et la plus déraisonnable voire inconcevable entreprise.

L'ANGÉLIQUE LIBRAIRE ET LE DÉMONIAQUE ÉDITEUR

L’attaque élitiste a donc bon dos, vraiment et dissimule souvent son vrai visage : l’aigreur de n’être pas aussi intelligent que celui qu’on lit, et supporter mal de constater ses défaillances intellectuelles. C’est bien normal, car c’est désagréable, et ce qui est désagréable est nauséabond, tout effrayés que nous sommes d’être suspectés de collaboration à d’obscurs cultes sinistres si nous osons défendre l’inconfort.

Une critique fondée que te fait Marc Villemain, et que relaient, tout heureux de te trouver des faiblesses, toi qui commences à vraiment trop dépasser, nos chers internautes qui n’ont pas une fois envisagé, eux, de se coltiner le sale boulot de parler de ce qui fâche : un idéalisme certain de la chaîne du livre. Et pour une fois, je sais un peu de quoi je parle ici.

Faisons vite, car Villemain te répond assez sur ce point, et tu conviens toi-même à quelques reprises de l’étroitesse de tes à-priori.

La mythologie du libraire est tenace, et c’est agréable de nous voir ainsi investis de la mission divine de trier les ouvrages et de les transmettre à des clients avides de nos lumières. Agréable, mais pas honnête. Il existe des libraires heureux, et j’en fais partie, sans pour autant que cela soit pour les raisons que l’on pense. Je sonde mes collègues, mes amis de la même profession, mais ne me fais en aucun cas la porte-parole de cette congrégation, puisque ne croyant pas à ces regroupements hasardeux. Je parlerai alors uniquement de ma stricte connaissance de ce métier, et de ce que j’en entends par le peu de libraires que je connais personnellement.

Que nous ayons 20, 30 ou 60 ans, nous n’avons jamais lu les livres que nous vendons.

Je gère pour ma part plus de 11 000 références, et ma boutique est fort petite, et spécialisée majoritairement en histoire. Mais ce serait, malgré un nombre de lectures à mon actif dont je n’ai pas à rougir, exactement le cas dans une librairie de littérature générale.

Nous passons notre temps à répondre «  Je ne sais pas », si nous sommes honnêtes, et si nous ne le sommes pas, la sentence ne tarde pas à tomber.

La triste vérité, c’est que nous ne savons pas, nous ne pouvons plus savoir ce que contiennent les livres que nous vendons. Une moyenne de 60 000 ouvrages paraît chaque année, en France. Si ce chiffre inclut les réimpressions, les nouvelles éditions et les parutions en poche, il n’empêche qu’il reste démesuré. Rien qu’en Sciences Humaines, la partie qui me concerne plus particulièrement, les publications oscillent en 3000 et 5000 nouveautés. Il existe actuellement plus de trois millions d’ouvrages disponibles, donc de « fonds » dans le jargon, les spécialistes me pardonneront cette précision. Je rappelle que d’en lire la simple liste prendrait 15 ans de notre existence. Ceci, pour dresser le contexte effrayant et ô combien humiliant dans lequel nous évoluons. Nous sommes les seuls commerçants, avec les pharmaciens, à devoir brasser un nombre aussi vertigineux de références. Et le seul domaine général (je parle ici du livre, pas de la simple librairie qui ne fabrique pas ces produits), tous confondus, à répondre à la folie furieuse de la surproduction par… la folie furieuse de la surproduction.

Nous ne savons plus rien, ce que nous savons de ces livres se noyant sans aucune chance de survie dans ce que nous ne savons pas.

Si, dans la journée, j’ai la chance ultime de répondre à un client sur le contenu d’un livre, qu’il m’écoute, l’achète, reparte satisfait, je peux considérer que ma mission est accomplie. Un client ! Deux, allez trois soyons fous. Par jour. Pas plus. Jamais !

La plupart du temps je lui dresse une bibliographie que je m’efforce de donner la plus complète possible, je lui indique où se trouve celui qu’il cherche, et lui donne des pistes de lectures sachant que je peux totalement me tromper, dans un équilibre terrifiant, car, et je ne leur en veux pas, c’est encore un scandale pour beaucoup que nous n’ayons pas lu les 11 000 titres qui se trouvent dans les lieux, quand ce n’est pas un miracle pour les autres, condescendants, que nous en ayons lus quelques uns et que nous osions alors porter dessus un avis toujours contestable.

Et l’œil le plus inquiet que nous portons est encore celui qui regarde le chiffre d’affaire. Une bonne librairie est d’abord une librairie ouverte, convenons-en une bonne fois pour toutes. Nous sommes tous tenus, plus ou moins certes, mais tous, à des impératifs économiques, et donc tous, et là à mon sens sans aucune distinction quantitative, corrompus par le fait même de vivre dans les cadres de la société telle qu’elle est tant que nous ne décidons pas de la renverser. Je ne vois personne renverser personne, présentement, mais je regarde peut-être mal.

Là encore, élevons le débat, par pitié. Je sais que tu as modéré tes propos sur l’économie du livre, mais je sais aussi par d’autres sources que beaucoup ne veulent toujours pas en convenir et cette mauvaise foi m’assomme.

dali_filmEt j’en viens maintenant à l’édition. Je crois tout à fait idéaliste d’opposer les majors aux indépendants. Et souhaiterais rappeler qu’il n’existe dans le paysage français, en littérature j’entends et à proprement parler, aucune indépendance de l’édition, puisqu’en remontant dans les concentrations et les rachats nous n’arrivons guère qu’à deux monopoles. Si l’éditeur est indépendant, encore faut-il qu’il soit distribué et là réside quelque problème. Je ne vais pas tenir ici un cours de politique éditorial qui serait grossier et trop rapide. Je t’engage si cela t’intéresse, à lire le numéro de la revue Esprit intitulé « Malaise dans l’édition », pour un exemple parmi d’autres.

Seulement, excuse-moi, Bartleby, mais si nous jouissons de si diverses et innombrables parutions, c’est peut-être, sans vouloir me faire l’avocat du Diable qui se débrouille très bien tout seul, parce que ces fameux « méchants » industriels sont avant tout des amoureux du livre, ou en tout cas du prestige qu’il continue à engendrer, que tu le croies ou non, aux yeux des anonymes. Alors amoureux des mêmes Lettres que toi ou moi, certes pas toujours, mais l’intention, si elle n’est pas suffisante, est déjà un miracle.

Et tu sais la meilleure preuve ? Le secteur de l’édition littéraire ne rapporte rien ou si peu, c’est pour les grands groupes un boulet absolument peu rentable malgré les Lévy et consorts. Chaque maison, pour celui qui en tient le portefeuille, est une danseuse. Et l’équipe qui doit la faire tourner n’est jamais mue par autre chose que le désir de faire rayonner les livres qu’elle aime, tant les salaires sont bas et les horaires contraignants tout en sachant que d’un claquement des doigts du mécène amoureux, ils disparaissent et leurs livres aussi. 2% des salariés de l’édition jouissent de salaires prestigieux, quand les 98 % se débattent avec leurs titres honorifiques soit, mais peu lucratifs.

Parmi ces 2%, certains déshonorent leur profession, oui, mais plus par leur mauvais goût et leur copinage galopant. Les prix littéraires en sont un parfait exemple, qui plus est, et bien plus détestable que le simple fait de publier de pâles plumes sans saveur et sans poids. Les distinguer, les congratuler publiquement, est une mascarade autrement plus désobligeante envers le lecteur lambda.

Il faudrait parler de plus des profils de ces acteurs de la chaîne du livre. Où sont les véritables érudits, les véritables filtres ? Ils enseignent, au pire ou au mieux, et tu ne le sais que trop bien. Ils ne pensent pas une seconde qu’au lieu d’écrire un millionième roman faible ou essai rabâché, ils pourraient venir se salir les mains à trier ceux de ces prétendus petits auteurs incompris et inconnus qui déferlent depuis qu’on leur a dit qu’ils avaient plus de substances que les gros vendeurs, ce qui reste à mon strict avis à démontrer plus fermement que par une note sur un blog. Qu’ils viennent les corriger, les fabriquer, les vendre. Comme leurs idéaux en prendraient un coup, alors qu’ils seraient pourtant bienvenus !

Un petit éditeur n’a pas plus de mérite qu’un grand. Au même titre qu’un pauvre n’est pas plus vertueux qu’un riche. Il développe même souvent un esprit revanchard qui n’aide pas l’intelligence générale. Etre un éditeur de gauche, de plus, ne donne en rien une caution sur la qualité des textes publiés. Un nombre incalculable de génies sont de droite, et si c’est un scandale, alors il faudrait peut-être arrêter de se prétendre lecteur, car vraiment, il est absolument ridicule de se définir culturellement et intelligiblement façonné d’un même bloc, et bien malin celui qui me dira quel bord est le bon.

Je rappelle le fonds hallucinant que possède Gallimard, et les parutions audacieuses et pointues qu’il propose dans des collections comme l’Imaginaire, et ce, malgré les prises d’otages auxquelles cette maison participe en tardant à publier ou republier les œuvres dont ils achètent les droits à tour de bras pour les entasser dans leurs caves. Cher Gallimard si vous m’entendez, T.S. Eliot, par exemple, c’est quand vous voulez. Je ne citerai pas le nom de quelques maisons dites petites qui ne travaillent qu’avec des stagiaires tenus de chercher partout tous les textes gratuits disponibles pour enrichir à moindre frais leur catalogue, et là encore, nous aurions beau jeu de les en blâmer.

En vérité, grâce à ces pratiques toutes aussi douteuses les unes que les autres, les conséquences sont heureuses pour le lecteur : il peut trouver, en cherchant un peu, tout ce qu’il veut lire. Plus catastrophiques pour l’acteur de la chaîne du livre : il a trop de références à correctement gérer. Nous publions trop, mais tous autant que nous sommes. Et les Français, immodestes et aveugles, devraient lire plus et écrire moins d’inutiles ouvrages qui encombrent l’accès aux précieux. Un peu d’autodiscipline, de part et d’autres, serait bienvenue.

PRESCRIPTION

Et alors nous voici devant le problème du tri.

Je ne m’attarderai pas sur la presse traditionnelle, que je n’ai personnellement jamais consultée pour savoir quoi lire, et tu sais comme je perçois le métier de libraire. Humainement, ce sont des voix, directes, et fiables, qui me font lire. Mais surtout, ce sont les livres eux-mêmes, qui en contiennent toujours mille autres, s’ils sont toutefois bons. Ces voix, il arrive que je les trouve sur internet oui, mais encore c’est assez rare. Puisqu’il est appréciable de s’interroger sur nos diverses pratiques, je me demande exactement pourquoi cette volonté de vouloir pousser en avant des auteurs qui ne le sont pas ? Au contraire, moi je ne veux pas que tout le monde lise ce que je lis. Quelle horreur ! Je veux jalousement me les garder, oui ! Je me fous bien, libraire, de vendre les auteurs que j’aime, oui tu m’as bien lue. Je conçois mon professionnalisme comme de donner au lecteur ce qu’il veut lire, après interrogatoire en règle, pas de l’éduquer, le contraindre à mes choix ô combien subjectifs. S’il me demande mon avis je lui donne, en lui précisant ma personnalité, car il est bien sûr que s’il en est à l’opposé, il n’aimera donc pas mes lectures.

Ces fameux blogs prescripteurs, de même, me font doucement rire, surtout lorsqu’ils affichent une pseudo neutralité. Mais après tout c’est peut-être la réalité, les lecteurs majoritaires sont peut-être tout bonnement neutres, bien que je ne le croie nullement. Un bon blog littéraire, alors, c’est quoi ? Toi tu dis que tu n’aimes pas les blogs de lectures, mais de critiques. Je te réponds que je serais bien en peine de faire la distinction. Et je t’avoue que ma seule distinction, à moi, se situe, blog ou presse traditionnelle, entre la critique et la réclame.

Ils ont ensuite le bon ou le mauvais ton.

Il existe des tons, des personnalités, des voix de lecteurs, et c’est à mon sens ce qui est primordial. Disséquer avec brio, d’accord, mais seulement si l’on comprend rapidement dans quel but cela est fait, et si nous allons rapidement adhérer. Si je me sens sombre, rageuse, avec l’envie d’en découdre, je vais prêter attention aux lectures de celui qui écrit dans ces humeurs. Si j’ai envie de rire, et de trouver un esprit libre et impertinent, je sais où cliquer. Si j’ai besoin d’une dose de pittoresque, d’atypique, tu sais où je vais aller. Mais la plupart du temps, ce n’est pas véritablement pour savoir quoi acheter ou lire. C’est pour le plaisir de lire la prose de celui ou celle qui compose autour de l’ouvrage d’un autre. Prendre des cours de style, ou encore, attention gros mot, me divertir justement, puisque la Toile n’offre pas grand-chose de meilleur que cela.

Mais elle l’offre, c’est un fait, et permet l’émergence de personnalités semblables et rassurantes, ou dissemblables et intéressantes. Seulement le miracle n’est pas au tournant de chaque clic, et il est aussi rare que de trouver un bon livre dans cent mille. Et si la profusion de blogs peut sembler détestable, elle l’est bien moins à mes yeux que la possibilité d’entrer en interaction systématique avec chacun. Cette foire des possibles, au risque de me répéter, est inféconde, et terreau de tous les désespoirs, névroses et schizophrénies que nos bons psychiatres essayent parallèlement d’enrayer. Un monde malade ne me dérange pas, et reflète après tout ce que je pense fondamentalement de chaque être humain. Mais un monde malade dont on doit sans cesse entendre toutes les voix précipite largement sa fin, et j’aimerais autant que cette hystérie évite de se répandre dans mon salon à moi.

 

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TENIR UN BLOG

Et alors je termine sur cette pratique délicate et malade qui consiste à avoir la prétention, la vanité de tenir un blog.

Moi-même lorsque je mets un livre en avant ici-bas, je me fous bien qu’on l’achète ou le lise, je veux qu’on me lise, moi, et que cela soit une lecture enrichissante pour quelqu’un qui se reconnaîtrait dans mes humeurs, ou aurait la curiosité de savoir quelles elles sont. J’entends retrouver la pureté de lire qui est celle de tisser son monde autour du livre qui nous parle, qu’il soit best-seller ou non. Je veux témoigner d’une expérience parfois mystique, cette expérience qui est la seule définition du plaisir de lire que je puisse trouver, de se mouvoir dans les limbes d’un autre, abolissant le temps et l’espace avec un peu plus de classe que ne le propose la Toile, d’avoir cette violente confrontation avec des mots qui parfois, miraculeusement, éclairent en quelques pages les obscurs pressentiments préhistoriques de nos consciences fragiles de nous-mêmes et des autres. Lire les bons, et tenter de les retenir en écrivant autour d’eux ses propres mots pour achever de les tisser très fort à notre monde et qu’ils n’en partent plus, aide cette compréhension de soi et des autres, pour la finalité que je me fais de me cultiver : vivre toujours mieux avec les autres, ceux qui sont proches, mais sans autre souci de communauté que de passer correctement les quelques heures que nous avons à passer ensemble. Pour les autres, je préfère les passer seule qu’avec de pénibles interlocuteurs.

D’ailleurs quand je dis « je veux qu’on me lise » je ne suis pas exacte. Je veux que ceux qui me connaissent me lisent, car je leur dis par ce biais toutes les choses que je ne sais pas leur dire autrement, étant bien mauvaise à l’oral, car m’emportant trop vite, et concluant trop rapidement. S’il existe sur mon blog des lecteurs inconnus, j’imagine que certains textes les aident à y voir clair dans leurs propres systèmes, je ne saurais pas comprendre autrement qu’ils le fassent. Mais si je vois, statistiquement, que des anonymes déferlent sur ce blog, je n’ai aucune illusion sur le fait qu’ils me lisent peu, et n’y restent pas, et c’est bien normal, ce n’est pas toujours à eux que je m’adresse, et jamais dans une volonté systématique de plaire à la majorité.

Je voudrais répondre à ce que tu dis de la légitimité que t’ont donné certains acteurs médiatiques tels Ariel Wizman. Cette célébrité relative me fait penser, comme je te l’ai écrit, au « Et maintenant ? » de la fin de La confrérie des mutilés d’Evenson. C’est une célébrité vaine, de communauté réduite, et je le dis sans volonté d’être désagréable parce que si je pensais que certains puissent mériter d’être « célèbres », tu ferais peut-être partie de la liste, mais je ne le pense pas. Etre reconnu tranquillement par tes pairs, me semble autrement plus honorable. Avoir du succès pourrait te donner une meilleure confiance en toi car tu en manques, comme tu l’avoues et c’est bien dommage pour toi. Et encore…

Tu dis avoir espéré, en commençant ton blog, être sollicité. Tu l’as été. Et maintenant, Bartleby, les choses changent-elles, en dehors de plus de bruit, de plus de clameurs toujours inutiles, qui te volent et ton temps et ton calme ?

Si je publie, moi, sur un blog, c’est que j’ai cherché de nombreux moyens d’expressions et n’en ai pas trouvé de meilleurs. J’aime écrire, suis contente d’être parfois lue, cela semble bien maigre mais est amplement suffisant. Des gens comme toi m’encouragent, et je ne dis pas qu’à cette occasion, je constate que certains anonymes, en se présentant, peuvent devenir de riches interlocuteurs. Le danger serait de considérer que chaque internaute qui vient flatter ton égo en t’assurant qu’il t’aime est un interlocuteur digne et enrichissant.

Et qu’il fait de toi un grand auteur, digne de rejoindre les piles de papier des libraires et lecteurs apoplectiques.

Cher Bartleby, je frôle la rupture d’anévrisme en concluant enfin ce texte tentaculaire et insensé, et je te remercie si, à ce stade, tu ne t’es pas endormi ou englué dans mes phrases pesantes.

Pour achever le tableau, tu me demandais quand j’aurais terminé d’écrire sur Le dégoût d’Horacio Castellanos Moya, que tu me fis lire. Je crois que je viens de le faire.

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samedi 30 mai 2009

Entretien avec Joseph Vebret

MDL 15Lorsque le noir devient couleur - Entretien avec Joseph Vebret
Le Magazine des LivresNuméro 15, avril/mai 2009

Une écriture au scalpel qui dissèque la noirceur, ce que l’oeil du romancier est seul capable de discerner derrière les bons sentiments. Un pessimisme, qui n’est peut-être que de façade, un recul indéniable, un cynisme qui, finalement, s’il est partagé par le lecteur, donne à rire des travers de la nature humaine.

Comment l’envie d’écrire vous est-elle venue ?

Sait-on jamais comment elle nous vient… ? De manière générale, je ne crois guère aux événements fondateurs, mais bien davantage aux trajectoires, aux très lentes impulsions, à ce que l’existence dépose en nous, sous forme d’alluvions ou de sédiments. Bien sûr, je ne peux pas ne pas considérer ce qui a constitué le monde de mon enfance : mes parents étaient professeurs de lettres classiques (quoique je n’ai pas souvenir d’une quelconque injonction parentale à la lecture), et mon grand-père, Pierre Villemain, que je n’ai pas connu, était écrivain. Peut-être m’aveuglé-je en jugeant que tout cela n’est pas absolument décisif. Ce que je crois, c’est que lorsque j’ai écrit mes premiers textes, autour de mes vingt ans, il s’agissait déjà de combler un sentiment d’incomplétude. De fouiller ce qui me faisait sentir en relative inadéquation avec le monde, de creuser mon terrier, d’apprendre à habiter ma tanière. Et, je le dis sans impudeur ni affectation aucune, de m’émanciper, de mon père d’abord, de sa mort ensuite, et ce faisant de conquérir une dimension de la vie qui fût entièrement mienne. L’écriture devenant, non seulement le seul espace, mais le seul lieu où je pouvais et où je peux continuer de me sentir entier dans la solitude.

Pourquoi avoir choisi cette forme d’écriture, la nouvelle ?

Précisément, mes tout premiers textes furent des nouvelles – jamais publiées, cela va de soi. Mais j’en garde un souvenir incroyablement euphorique. Comme si j’avais enfin réussi quelque chose, quelque chose dont je prouvais, fût-ce avec une infinie maladresse, qu’elle m’appartenait en propre. S’agissant de la forme elle-même, j’avoue ne pas savoir ce qui m’y a conduit. Je pourrais, pêle-mêle, invoquer la peur du roman, mon rapport assez spasmodique à l’écriture, un certain goût pour ce que la sensation recèle de fugitif ou de provisoire, sans parler d’une certaine indolence personnelle… Ce que je sais en revanche, c’est que l’écriture des nouvelles qui viennent de paraître fut source d’une joie infiniment plus intense, et d’une certaine manière plus vraie, que mes deux précédents livres.

L’écriture est-elle chez vous une seconde peau ? Êtes-vous constamment en éveil, prenez-vous beaucoup de notes, vous astreignez-vous à une régularité ou est-ce par à-coups ?

Une seconde peau, sûrement pas ; cela serait sans doute très romantique, mais ce n’est pas le cas. Qui n’attend pas grand-chose de la vie peux bien vivre sans écrire. En revanche, je constate qu’il n’est pas une seconde, pas un instant de l’existence, que ne travaille la perspective ou la possibilité de l’écriture, pas un moment de l’existant que je ne songe à transformer en expression écrite. C’est peut-être cela, au fond, un écrivain, quelqu’un qui n’envisage et ne reçois l’existence qu’au tamis de l’écriture. Pour ce qui est de la méthode, il m’arrive de prendre des notes, oui, mais je ne m’en sers finalement que très peu. J’ai toujours sur moi le fameux petit carnet de moleskine noire, mais vous seriez bien déçu d’y découvrir tout ce qui y figure : entre deux fulgurances littéraires, vous y trouveriez la liste des courses ou le calcul de mes impôts…

Êtes-vous un grand lecteur ? Considérez-vous que la lecture doit nécessairement précéder l’écriture ?

Non aux deux questions, mais avec des nuances. J’ai toujours une lecture en cours, y compris lorsque je suis moi-même dans un temps d’écriture, mais je lis très lentement, non sans une certaine impression de labeur, presque avec un sentiment de devoir. Si je lis trois livres dans le mois, ce mois-là sera à marquer d’une pierre blanche. Surtout, et comme nombre d’auteurs sans doute, je me désole parfois de ne plus pouvoir lire avec la même innocence ravie que naguère. Bien que m’en défendant, je ne parviens plus à lire les autres sans chercher à les percer à jour, à digérer leurs formes, sans me transformer en vampire. En revanche, j’entreprends toujours de les lire avec un élan de ferveur, une forme instantanée, instinctive, d’estime et de sympathie. Je trouve toujours quelque chose à sauver dans un livre, c’est plus fort que moi. Je n’ai aucun goût, et moins encore de légitimité, pour la descente en flammes telle qu’elle se pratique en France, non sans quelque excessive gourmandise. Maintenant, quant à savoir si la lecture doit précéder l’écriture... En raison, je vous répondrai que oui, sans doute : c’est dans les musées qu’on apprend à peindre ; il n’en est pas moins vrai, si vous me permettez de poursuivre sur cette lancée, que c’est aussi en forgeant qu’on devient forgeron… Aussi, pour résumer avec autant d’exactitude que possible, disons que j’ai dû venir à l’écriture en lisant, mais que je n’écris plus guère qu’en écrivant.

Quels sont les auteurs qui vous ont façonnés ?

Vous me pardonnerez cette réponse peut-être démagogique : tous. Mieux – ou pire : tout ce qui est écrit me façonne. La lecture d’une notice pharmaceutique peut me procurer, non seulement des idées, mais des ingrédients stylistiques. Si je réponds à votre question avec toutes les références requises, je serai aussi honteusement incomplet que formidablement ennuyeux : je citerai tous ceux que, décemment, l’on ne peut pas ne pas considérer comme d’immenses maîtres, les grands génies de ce monde, inaccessibles à toute esbroufe critique. Ceux que, de manière assez désinvolte, l’on se contente de qualifier de « classiques. » Maintenant, je veux bien essayer d’affiner un peu, même si je cultive le vice et la vertu de l’hétéroclite. Pour m’en tenir à mes contemporains français, j’ai une admiration littéraire sans borne quoique idéologiquement raisonnée pour Richard Millet ; pour ne rien dire de Christian Gailly, Alain Fleischer ou André Blanchard, injustement négligé. Quelque chose me touche beaucoup dans le découragement de Michel Houellebecq, un sentiment de reconnaissance immédiate, de complicité animale, qu’il doit peut-être veiller à ne pas gâcher. Beaucoup d’autres encore, quelqu’un comme Jack-Alain Léger par exemple, que je regrette de n’avoir connu que sur le tard, grâce à ma femme. Tous, à leur manière, par d’insondables voies, me ramènent à moi, et peut-être à ce qui demeure en moi d’irrémédiablement français. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est sortir de ce qui m'affaire. Moyennant quoi, je prends toujours quelques leçons désespérantes et définitives avec Juan Manuel de Prada, Richard Powers, Antonio Munoz Molina, José Saramago, Paula Fox, J.G. Ballard, Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Donald Westlake, jusqu’à Jeffrey Deaver ou Stephen King. Je me demande juste ce que je fais de ces lectures. Ou ce qu’elles font de moi.

Avez-vous commencé un nouveau roman ?

Oui, et davantage encore. Mais c’est long, imprévisible, et jamais satisfaisant. Pour tout vous dire, j’ai pratiquement terminé un roman, deux autres font semblant de dormir sur l’établi, quelques idées macèrent dans leur coin, et j’attends un peu avant de faire paraître une réflexion sur le travail d’écriture. J’attends, en fait, d’être au point avec moi-même sur ce sujet tellement galvaudé…

Vos nouvelles sont noires, sombres, tragiques. Votre écriture mêle humour et regard anthropométrique sur les individus et la société. Une forme de pessimisme ou une façon de faire passer la pilule ?

Je ne les crois pas si noires que cela. Mais il est vrai qu’elles ne feront rire qu’à la condition de partager avec le narrateur un regard aimablement amer sur l’épopée humaine et individuelle. Je ne m’attache pas spécialement à exhumer le petit tas d’immondices et de secrets dont l’humain est aussi fait, je me borne à enregistrer notre perpétuelle tentation maléfique. Voyez-vous, je crois davantage au Diable qu’à Dieu, même si l’assertion est théologiquement irrecevable... Si le Diable a ce visage éminemment sympathique, ce n’est pas seulement en ce qu’il représente la tentation, ça c’est un truc pour la catéchèse ou les ligues de vertu, mais parce qu’il impose un retournement des certitudes, des lieux communs, du socle moral un peu stupidement collectif qui nous constitue. Jésus fut révolutionnaire, le Diable ne cesse jamais de l’être. Je suis sans doute infiniment plus français que J.G. Ballard, mais je me retrouve beaucoup dans ce que je perçois de lui. Lisant Sauvagerie, récemment, je me suis senti en très étroite communauté d’intention avec lui, avec cette espèce de gravité sociologique autour de laquelle il fait tourner ses angoisses mâtinées de drolatique et d’abattement. Ce n’est pas du cynisme, plutôt un accablement qu’il s’agit à chaque instant de dominer, et de dépasser. Maintenant, je crois en effet que je suis habité par une forme très ancienne de pessimisme historique, dont, chacun à leur manière, mes livres précédents témoignaient déjà. Pessimisme qui exprime tout autant la forme irréfléchie de mon rapport au monde qu’une méthode un peu naïve pour contourner ou ajourner le désappointement ou le malheur. J’en ignore l’origine. Cela dit, je ne souhaite en aucun cas l’identifier.

Comment traitez-vous le matériau que représente votre propre expérience, votre vécu, lorsque vous écrivez ?

Etrangement, ce recueil constitue sans doute le plus autobiographique de mes livres. Etrangement, parce que, sur le papier, Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, mais plus encore Monsieur Lévy, était hantés par mon expérience, ils s’y nourrissaient expressément. Mais la joie évoquée plus haut à propos de ces nouvelles tient sans doute au fait que je crois avoir réussi, quasiinconsciemment, à faire du matériau biographique intime une pure matière à création. Pour autant, rien de ce qui a pu ou peut être fondamental dans ma vie n’apparaît ici ; à l’exception notoire, revendiquée, de l’histoire de ce jeune homme hospitalisé, pour ne rien dire évidemment de la déclaration d’amour qui clôt le recueil… En revanche, ont remonté à la surface de ma mémoire d’innombrables détails, anecdotes, paysages, caractères, qui apparaissent donc ici entièrement fondus, dégorgés, si je puis dire, dans la centrifugeuse à recréation.

Un personnage revient dans chacune de vos nouvelles, sous des traits toujours différents, celui de Géraldine Bouvier. Qui est-elle ?

Je ne sais pas. Un horizon, un indice, une allégorie, une obsession, un gimmick, que sais-je encore. Peut-être incarne-t-elle ce lecteur inaccessible dont j’ai besoin pour écrire, cette âme qui accompagne sans juger. Un témoin, en quelque sorte.

dimanche 8 mars 2009

Et que mort s'ensuivent : Gerald Messadié dans Le Magazine des Livres

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érald Messadié, dans la dernière livraison du Magazine des Livres, s'attaque donc à Et que morts s'ensuivent. Il y a trouvé, dit-il, un poison fatal.

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