Claro - Des milliers de ronds dans l'eau
Fou, furieux, luxuriant, inextinguible, insatiable, engagé, grinçant, tendre et rageur, cérébral mais viscéral, hanté, halluciné, chamanique, bref : un livre de Claro. Dont je ne suis pas certain d’avoir pu ou su saisir toutes les subtilités – mais je m’y fais : la chose se produit plus ou moins avec chacun de ses livres. Peu importe : c’est dans l’errance du poète (qui n’en finit plus de s’exhausser en lui), dans cette odyssée du temps et de la ressouvenance qui confine à l’égarement, ainsi que dans l’incessant remuement de son écriture que l’on dirait par moments quasi logorrhéique, j’oserai même dire douloureuse, en tout cas inapaisable (ce qui n’est assurément pas la moins mauvaise manière de tendre un miroir au tumulte de nos fuyantes mémoires), qu’il importe de se glisser.
Mais il y a ici une nouveauté (au-delà de son éloignement revendiqué, et assez radical de l’art du roman) : c’est sur lui que Claro se retourne. Sur lui ou disons plutôt sur un moi partiellement fantasmatique, malléable, refabriqué, fait d’une quantité d’autres, un moi qu’il semble considérer avec un certain sentiment de curiosité, d’étrangeté pourquoi pas, de déception peut-être (n’oublions pas que son moteur repose sur la notion d’échec), et qui ne l’intéresse que tant qu’il le ramène à l’écriture, c’est-à-dire « rien d’autre qu’une insomnie d’un genre particulier. » Il y a là quelque chose d’un atavisme dont il tente à sa manière de remonter le germe ou l’ascendance, comme le récit de sa propre fondation. Ce pourquoi sans doute la mort est omniprésente dans ce texte dont on ne tardera pas à éprouver combien il est touchant – « même si mourir – je l’apprendrai un jour – est parfois la seule façon d'affirmer qu'on a plus ou moins tenté d'exister. » Combien aussi l’écriture est le motif et le mobile ultimes d’un écart vital d’avec un monde « torché à la va-vite dans le noir éternel, dans le trou du cul de la grande sorgue, [qui] ne perdure que grâce à nos préjugés et nos fictions qui l’imaginent rond et méthodique, conçu et façonné afin que chacun y ait sa place et sa tombe. » Comme il le déclara quelque part, Claro aime, veut que le lecteur lise du langage. Ce pourquoi son écriture a toujours partie liée avec l’expérimentation. Je ne suis pas toujours sensible, même s'il m’arrive d’en percevoir l’intention, à ses trouvailles formelles (les deux-points multipliés en un triplé de deux-points, le point final troqué contre un point-virgule, etc.), mais il n’en reste pas moins que ses volumes laissent toujours le lecteur sur un sentiment assez démesuré d’ivresse, de débordements, d’intelligence et d’aventure ; autrement dit de liberté. Ce qui n’est pas la moindre des louanges que l’on puisse adresser à un écrivain.
Claro, Des milliers de ronds dans l'eau - Éditions Actes Sud