Parachevant la « trilogie mosellane » ouverte avec Party Girl et Petite nature, dont chaque cinéphile aura pu louer la grande sensibilité, le nouveau long-métrage de Samuel Theis, en prenant prétexte d’une convocation pour un jury d’assises, se donne pour dessein de questionner le sens de la peine, et pour méthode de respecter avec le dernier scrupule les règles judiciaires qui ont cours (souci dont se dispensent la quasi-totalité des films de fiction, fussent-ils les plus admirables). En électrisant davantage encore son cinéma toujours à vif, et non content de n’affecter en rien son intensité dramatique, ce souci d’observation et de justesse n’en finit pas d’aiguiser le saisissement que l’on éprouve devant chaque film de Samuel.
Si Je le jure ébranle le spectateur autant qu’il interroge le sens commun, s’il trouble nos préjugés autant qu’il questionne les mobiles de nos propres jugements, il montre surtout, non sans rage ni délicatesse, combien il peut être ardu pour celle ou celui qui ignore tout de ses codes, de ses protocoles et de sa langue, de rencontrer l’institution judiciaire. Se confronter aux exigences de la justice, à son statut comme à son idéal, conduit fatalement à une confrontation avec soi-même. Or comment peut-il, lui, Fabio, ce taiseux, ce type un peu paumé, un peu largué, un peu alcoolo, participer à l’œuvre de justice et décider de la vie d’un autre ? Nul ne sort jamais indemne d’une telle responsabilité, qui peut aller jusqu’à ébranler l’idée que l’on se fait de soi. Aussi ne peut-on que saluer le travail des acteurs, qu’ils soient professionnels (Marina Foïs, Sophie Guillemin, Louise Bourgoin, Micha Lescot, Emmanuel Salinger, Claude Aufaure, Saada Bentaïeb) ou pas (Julien Ernwein, Marie Masala, Souleymane Cissé), d’avoir su épouser le parti pris éthique et esthétique du film, jusqu’à lui conférer sa belle fébrilité, et son souffle souvent bouleversant.
Publié quelques semaines avant l’élection de Trump (donc lu avec un léger décalage), Coulée brune - Comment le fascisme inonde notre langue, petit bréviaire de la haine et de la destruction du logos démocratique, n’a rien perdu de son extrême urgence. L'auteur du très remarqué Traduire Hitlern’est pas connu pour se payer de mots. « Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire. Et nous nous y accoutumons », écrit-il en ouverture de ce petit livre effrayant – mais salutaire – qui se donne pour objet de décortiquer la « corruption du langage » et le « travail de sape lexical » entrepris par d’innombrables et protéiformes « mouvements fascisants ». Sa lucidité ne nous donne, hélas, guère de raisons d’espérer. Pour autant, Olivier Mannoni n'est pas Cassandre : il ne prédit pas la chute de Troie. Reste qu'il est devenu impérieux d'entendre son appel à un « retour aux Lumières ». Comme lui-même, du bout des lèvres, semble vouloir y croire : « il n'est pas encore trop tard. »
L’Art du dressage, en 2023,avait donné le ton : Christel Périssé-Nasr n’écrit pas pour cajoler le lecteur mais pour dessiller son regard. Cette exigence, cette éthique aussi, se retrouve décuplée dans Le Film du peuple, fresque implacable, désabusée, ironique parfois et superbement écrite qui, partant de l’histoire d’une petite bonne de la fin du Second Empire pour déployer ensuite sa descendance jusqu’aux années 2000, nous fait traverser un siècle de convulsions sociologiques et anthropologiques.
Le film (car c’est ainsi que, métaphoriquement, fonctionne le dispositif scénique du roman) commence donc au XIXe siècle. Fanette, qui officie comme domestique dans un château de campagne, doit endurer les affres de sa condition de fille-mère. Le discrédit est tel qu’il hantera la famille sur cinq générations, laquelle s’en accommodera au prix d’un tour de passe-passe qui permettra d’ériger le mythe fondateur : celui d’une hypothétique ascendance aristocratique. Chaque maillon de la chaîne générationnelle va ainsi cultiver le même et insatiable désir : celui de s’extraire de la gangue populaire et de prendre d’assaut la pyramide sociale. Autant d’ambitions et de destinées qui, on s’y attend, seront pour le moins contrastées – « Les arrivistes arrivent, mais combien restent ? », se demande, faux ingénu, Régis Debray dans Riens (Gallimard, 2025).
L’omniscience de la narration, assortie à cette manœuvre habile qui consiste à faire du lecteur un spectateur douillettement assis dans son sweethome cinema, ajoute à cette chronique de l’arrivisme une distance qui achève de glacer un récit dont le tour de force est d’être tout à la fois sec et lyrique. Impitoyable Chabrol, Christel Périssé-Nasr excelle à entrer, comme qui dirait en catimini, dans les plis épais de l’histoire, à en exhausser le temps long, à démonter la petite fabrique des déterminismes sociaux et à décortiquer la matrice de ce que nous croyons contemporain. Somme des récits dont les familles savent taire les secrets, les hontes et les reniments, le roman a quelque chose d’un arbre généalogique du mérite et de la soif d’embourgeoisement, avant d’aboutir à une dissection de l’individualisme contemporain et du caractère irraisonnable d’une certaine compétition sociale. Mais aussi âpre et rêche qu’il soit, Le Film du peuple bouscule sans jamais s’interdire d’émouvoir. C’est peu dire que j’éprouve une certaine fierté à avoir pu contribuer à l’édition de ce texte admirable.
EXTRAIT
C’est un confort relatif, celui qu’offrent deux bons salaires et quelques années d’université, qui fait croire à Catherine et Jacques qu’ils ne font plus partie du clan des manants. Pourtant, vu d’en haut – de tout en haut de la pyramide des gains et des puissances –, ce cirque est poilant. Même avec une caméra d’une sensibilité exceptionnelle, les différences de nature et de culture qui produisent en bas la segmentation qu’on connaît sont imperceptibles. On ne les distingue pas. Il n’y a aucune différence entre le chômeur et l’avocat, l’ouvrier et l’ingénieur, tout le monde est soumis aux mêmes lois, aux mêmes lasagnes à la cantine et aux mêmes horaires. On a seulement concédé une maison secondaire et une voiture neuve à l’ingénieur, et pas à l’ouvrier, pour qu’ils puissent continuer à se bouffer entre eux. Il y a entre eux tous et la corne d’abondance mille années d’un marathon truqué d’avance, mais le grand script leur distille ce conseil : à qui joue perso, il sera donné beaucoup. Alors c’est à l’âne qui les talonne, à celui qui trottine avec dix noisettes de moins dans la poche, qu’ils réservent leurs coups de sabots. Prends ça, merdeux. Prends ça, frère.
C’est un nom oublié, celui d’une femme qui pourtant inspira bien des grands esprits de son temps : Nietzsche (qui lui devra sa rencontre avec Lou Salomé), Wagner, Michelet, Liszt, Hippolyte Taine, Sully Prudhomme et tant d’autres. Parmi lesquels, donc, Romain Rolland. Elle, c’est Malwida von Meysenbug. La profonde et réciproque affection que tous deux se portent, nouée alors qu’il n’est encore qu’un tout jeune agrégé d’histoire, donnera lieu à d’innombrables rencontres, séjours et autres voyages, ainsi qu’à une correspondance très nourrie – plus de mille cinq lettres, dont un florilège fut publié après la mort du prix Nobel. Elle « me fut, écrira-t-il dans ses Mémoires, une seconde mère,qui m’a aimé, que j’ai aimée, d’une affection pleine et profonde. » Aristocrate en rupture de ban, actrice de la révolution de 1848, autrice notamment des Mémoires d’une idéaliste, Malwida von Meysenbug est de ces figures qui semblent personnifier le passage d’un monde à l’autre, cet entredeux qui vit s’effilocher le romantisme du dix-neuvième siècle et naître les révolutions du vingtième, entre aspirations démocratiques, essor du féminisme et effervescences artistiques. Habile à la maïeutique, elle attise chez le jeune homme épris de musique, balbutiant encore dans l’existence, ce qui germe en lui d’exigence esthétique et morale, qu’il déploiera sa vie durant sous la forme d’un idéal pacifiste et universaliste.
Du moins est-ce ainsi que nous le restitue la pièce de Michel Mollard, dans la mise en scène sobre et savamment surannée de François Michonneau (qui avait déjà œuvré à « Dernières notes », relatant la dernière soirée – beethovénienne – de Romain Rolland). Sur la petite scène du Studio Hébertot, se matérialise ainsi la rencontre de ces deux êtres que tant de choses semblent opposer – à commencer par les cinquante années qui les séparent. À la demande de Gabriel Monod (Benoît Dugas), qui fut à l’origine de leur rencontre, le jeune Romain Rolland (Ilyès Bouyenzar) y interprète une cantate de Bach devant – et pour – cette femme dont il ignore encore jusqu’au nom. Le charme prend aussitôt, inspirant à Malwida une foultitude de digressions et de pensées tantôt nostalgiques, tantôt existentielles, toujours ardentes : sous nos yeux naît une amitié. Mais le charme prend aussi dans la salle, troublée par l’expressivité, la candeur et la pétulance de Bérengère Dautun, quatre-vingt-cinq ans et soixante ans de théâtre. C’est bien simple : elle est, sur ces planches, la plus jeune de tous. Tour à tour grave et facétieuse, enthousiaste et pénétrante, clairvoyante et passionnée, l’actrice imprime à la pièce ce qu’il lui faut d’humeur et de mouvement, esquivant ainsi les pièges d’un texte très tenu, héraut d’idéaux dont une bonne partie ont fini par s’absenter du monde. La vigueur de Bérangère Dautun fait d’autant plus contagion que, comme en contrepoint, la belle voix (off) de Jean-Claude Drouot vient nous en faire entendre une autre, dont on finit par se persuader qu’elle pourrait être celle du vieux Romain Rolland lui-même !, et qui achève de nimber la pièce d'un beau halo de gravité.
Malwida, de Michel Mollard - Reprise au Studio Hébertot jusqu'au 16 mars
Les deux pièces de Michel Mollard, Malwida et Dernières notes, sont publiées aux éditions Le Condottière.
Elle allume la radio pour attendre les actualités, sort dans le jardin et s’approche de la corde à linge, contemplant les arbres nimbés de lumière rosée, c’est peut-être vrai, ce que l’on raconte, les arbres ressentent les choses et communiquent leur terreur à travers le sol, prévenant leurs congénères de l’arrivée du péril, de ce qui craque dans le ciel comme un feu dévorant dont la gueule mâcherait du bois.
Les temps sont bilieux. Le brun kaki, qui jubile depuis quelques années déjà, prend peu à peu le dessus. Et moi qui me suis toujours obstiné à me tenir (assez) rigoureusement informé, nonobstant une certaine lassitude, quand ce n’est pas un certain découragement devant les grésillements et autres jeux de pantomime de l’actualité mondiale, j’en viens à m’étonner de continuer à écrire des pièces à tendance intimiste ou des romans à tendance délicate et parfois facétieuse, peut-être pas trop balourds mais finalement assez accessoires. Possiblement s’agit-il, dans ma psyché d’Européen sceptique mais non pessimiste, pour parler comme Valéry, de prolonger trompeusement quelque âge d’or, voire de me donner l’illusion de contenir la survenue de tragédies qui, quand elles ne sont pas déjà là, s’annoncent à grands coups de clairons fascistoïdes. Ce débat très ancien n’en finit plus de convoquer et de tracer une ligne de partage (parfois un peu grossière, il faut bien le dire) entre les écrivains témoins, prosateurs concernés et spectateurs engagés d’un monde que, non sans abnégation, ils s’acharnent à croire encore réformable, et ceux, appelons-les irrésolus, qui se sentent requis d’abord par quelque imaginaire métaphysique ou idéal esthétique – et qui, de toute façon, s’avèrent généralement inaptes au combat frontal et à la harangue idéologique. Or ce débat, qui me requiert depuis mes vingt ans, je ne l’ai toujours pas, au fond, tranché. Je ne suis pas pour rien, par ma mère, d’extraction normande : le cul coincé entre deux sièges, naviguant à vue entre l’insubordination et l’acceptation, la dissidence et le renoncement, l’élan vers le dehors et le repli sur soi.
C’est là que déboule Le Chant du prophète. Le romancier Paul Lynch y signale en effet que nous n’aurons pas le choix – que nous n’avons sans doute jamais le choix : quand l’Histoire se présente à nous, c’est sans que l’on s’en aperçoive, du moins sans que nous ayons eu l’acuité suffisante pour y faire face en temps voulu et utile. Il montre dans ce grand roman (dont il situe naturellement l’action en Irlande, mais l’extrapolation vers l’étranger proche est aisée) combien l’Histoire s’impose toujours brutalement aux individus, et y décrit par le menu tout ce qui nous fait peur, à nous autres, occidentaux – et que vivent déjà tant de peuples : l’irruption de la dictature, le retour des grands malheurs, la dépossession de soi, la fin de toute vie que l’on dit quotidienne, le déchirement de tout espoir, l’anxiété pour sa propre survie, notre devenir-migrant et la mort sur le palier.
Afin de permettre l’élargissement du propos et de le rendre aussi universel que possible, Lynch décide de se défaire de toute digression idéologique, de toute propension à l’édification comme de toute tentation thésarde. Il se saisit au contraire du plus petit bout de la lorgnette et regarde le chaos qui prend forme à très courte distance focale : celui d’un individu esseulé. En l’occurrence une femme, Eilish, mère de trois enfants qui, un beau matin, voit son mari partir pour ne plus revenir ; on le suppose enlevé, torturé par les forces gouvernementales, mais nul ne sait exactement ce qui lui est arrivé. Et il faut vivre avec ça. Sans cesser d’espérer ni d’assumer ses responsabilités d’épouse et de mère. « Et puis je me suis réveillée et j’ai commencé à saisir ce qu’ils nous font, c’est tellement intelligent, comme méthode, ils te prennent quelque chose et ils le remplacent par le silence, […], ils te laissent vaguement espérer que ce qui te manque te sera un jour rendu », lui dit une autre femme, Carole, à qui on a également pris son mari. Eilish, qui doit bientôt surmonter l’angoisse de perdre son fils parti rejoindre les rebelles, s’y refuse de manière acharnée, pathétique : « Tant qu’il reste une part d’incertitude on ne peut pas désespérer, avec l’incertitude l’espoir est toujours possible. » Terrible, tragique, cette obstination à se persuader qu’il y a toujours une réponse à tout, toujours un moyen de s’en sortir, même quand on a le visage enfoncé dans la boue des hommes. L’individu se trouve alors condamné à refaire le récit de sa vie, à se demander ce qu’il a raté, ce à côté de quoi est passé, tout ce qu’il a négligé, ainsi que tout ce à quoi sa folle espérance d’un monde meilleur l’ont conduit. Car, cruellement, l’espoir d’un avenir est ce qu’il reste quand il n’y a plus rien : « C’est vers lui qu’on doit se tourner, n’êtes-vous pas d’accord, c’est peut-être la seule liberté qu’il nous reste, se projeter dans l’avenir. » Ainsi Eilish en vient à comprendre que « le bonheur se niche dans ce qui relève de l’ordinaire, qu’il réside dans les mouvements quotidiens comme s’il devait rester invisible, telle une note qui demeure inaudible tant qu’elle ne résonne pas depuis le passé. »
Inévitablement, en tournant ces pages parfois terribles, le lecteur songera à certaines tragédies passées (la Bosnie) ou en cours (l’Ukraine). Surtout, il aura bien du mal à ne pas penser que ce qui arrive à Eilish ne lui pend pas au nez. Car tout ici est crédible, vécu à hauteur d’homme (« croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre »), et plus encore dans le flux permanent d’une conscience individuelle incessamment bousculée. C’est probablement, de ce roman, ce qui en fait une des forces les plus vives.
« S’il faut de tout pour faire un monde, il faut des riens pour faire une vie », écrit Régis Debray dans Riens, le petit livre qu’il vient de faire paraître chez Gallimard. C’est à ces petits riens qu’Eilish en viendra finalement à s’accrocher pour accepter de survivre, le regard dessillé par le réel et bien consciente que, dorénavant, « il n’y aura même pas de paix dans le noir de ses paupières closes. »
Paul Lynch, Le Chant du prophète - Éditions Albin Michel
Je suis né six ans avant Thomas Morales. Ce qui me donne sur lui un avantage incommensurable : celui d’avoir amassé plus de madeleines de Proust. Sa mère n’était plus très loin de la délivrance quand j’étais déjà assis avec mes trois sœurs sur la banquette arrière d’une 504 d’un vert profond, cul de bouteille on va dire, ma mère occupant comme il convient ce qu’on appelait encore « la place du mort », mon père ne quittant pas la route des yeux sans que ceux-là, je l’observais dans le rétroviseur intérieur, n’y perdissent rien de leur malice. Je crois bien que nous regagnions notre bourg médiéval et viennois, celui où le cardinal de Richelieu lança d’antan sa chasse aux « possédées », après une courte semaine de vacances sur les plages bétonnées de la Costa del Sol. Mon père roulait trop vite. Pour cause : nous étions le 19 mai 1974 et nous ne tarderions plus à savoir si François Mitterrand avait ou pas renversé la table – finalement non, il dut attendre un septennat encore. De ce que j’en percevais, l’homme du congrès d’Épinay n’avait pas les faveurs de mon père qui, pied au plancher, faisait tout son possible pour que puissions être à vingt heures pétantes devant le téléviseur familial – un hippopotamesque Philips dont il contrôlait la trappe donnant accès aux commandes en la verrouillant avec une petite clé.
Ce type de souvenir, même s’il m’est personnel, émaille le dernier livre de Thomas Morales, qu’il m’est impossible de ne pas encenser tant sa nostalgie, « terre d’accueil et d’exil », tantôt joyeuse, tantôt frondeuse, tantôt épuisée, lui offre des moments d’écriture absolument divins – et par certains aspects rencontre ce que j’ai pu moi-même écrire dans Il y avait des rivières infranchissables. Morales est fatigué (qui ne le serait pas ?) de la France. Disons d’une certaine France. Oublieuse de ses vieilles solidarités, de sa civilité prudente, de sa rusticité radieuse et de ses sobres plaisirs, cette France qui plonge tête la première dans le grand bain de la coercition administrative et morale, d’une normativité travestie en humanisme deux-point-zéro et se pâme devant les sirènes du temps. Si bien que l’on se prend à rêver avec lui à cette « sorte de concorde, au-delà des classes sociales et des identités tapageuses, un bon sens populaire qui n’était pas encore sujet de railleries ou de bassesses électorales », d’une époque où « lorsque vous vous arrêtiez à la station-service, on vous servait, vérifiait les niveaux d’huile et nettoyait votre pare-brise », bref à une « communauté d’esprit » révolue.
Bien sûr, le sens et le goût du bon mot peut emporter l’écrivain, tout le monde connaît ça. Je ne le disputerai pas sur ce terrain : telle opinion de circonstance, telle appréciation à visée vaguement politique ou sociale doit pouvoir s’effacer devant la beauté de ces pages mêlées de désarroi et de bonheurs ressuscités. Vraiment, il faut embarquer avec Morales, monter sur le porte-bagage de sa 103 SP ou s’asseoir sur le siège arrière de sa 404 et goûter à l’« anachronisme buissonnier » de cette Peugeot « avenante et démodée, donc intensément intemporelle. » Car oui, de bout en bout, tendre est cette province qui « nous oblige à penser notre pays dans sa durée et sa profondeur » (c’est dire si la chose peut paraître grotesque aujourd’hui), ce « désert français » où « les fureurs contemporaines sont perçues comme des éclaboussures. »
On pourra penser que Morales enjolive. Mais non, pas tant que cela. Il n’est pas dupe. Il sait les rudesses, les préjugés, les bévues des temps anciens, les limites aussi d’un « bon sens » qui n’échappe jamais aux approximations, aux illusions, à la crédulité. Mais disons qu’à tout prendre, il préfère encore ça. Il préfère ça à nos rodomontades technocratiques, bureaucratiques, inquisitrices, abêtissantes, et il est bien difficile de lui donner tort. « Aujourd’hui, à votre gueule, à votre cravate, à votre accent, à votre métier, à votre corbeille de papier, à vos brouillons, à vos incertitudes, on vous catégorise et vous déshumanise, plus aucune place ne sera laissée au paradoxe et au doute, à la dissidence et à l’humour, au dilettantisme et aux vieilles structures. Toute objection, toute nuance, toute pondération, toute critique même à la marge, même infime, est la preuve flagrante de notre, de votre culpabilité », écrit-il dans un de ces moments aux accents colériques. Qui ne dénaturent en rien ce qui domine ce beau texte : la joie palpable, sensible, de recouvrer des sensations anciennes et disparues, le petit bonheur de la ressouvenance, l’enchantement aussi de se savoir d’un temps qui s’effiloche, assurément, mais auquel on se sent heureux et privilégié d’avoir appartenu.
Thomas Morales - Tendre est la province - Éditions des Équateurs
Que le personnage agace ou charme, que sa malice ou ses provocations fassent ou pas sourire, que l’on soit ou pas sensible à sa littérature, Frédéric Beigbeder, après avoir été ce « jeune homme dérangé » de la bourgeoise béarnaise qui jadis anima le potache, nihiliste et très décadent « Caca’s Club » (Club des Analphabètes Cons mais Attachants, sic), n’en est pas moins un représentant chevronné d’une espèce singulière d’écrivains, ceux d’une « génération X » dont Bret Easton Ellis demeure la plus brillante et incontestable figure. De manière moins cryptée, j’ai toujours surtout vu en « Beig » un grand échalas timide et réfractaire à l’âge adulte, un adolescent à vie comme nos parents en ont tant engendrés après la Seconde Guerre mondiale, un incurable romantique égaré dans des temps toujours plus insensés mais auxquels, précisément parce qu’il en percevait spontanément l’ineptie, il voulait ardemment contribuer, mais à sa manière : échevelée, romanesque et solipsiste – ce dernier qualificatif revenant régulièrement sous sa plume lorsqu’il évoque son père.
Et puis Beigbeder a changé. Je ne dirai pas « mûri », le mot lui déplairait, mais le succès, les excès (et l’avancée dans l’âge…) l’ont éloigné de Paris, des orgies et des rails de coke sur les capots de voitures. Tant et si bien qu’il en vient désormais à citer Saint-Paul et son Épître aux Romains en exergue de son nouveau livre : « Car je ne fais pas le bien que je veux ; Mais je fais le mal que je ne veux pas. » Reclus dans son domaine à l’orée du Pays basque, l’homme tient désormais davantage du gentleman farmer, entre châtelain affable et père de famille idéal, que du trublion branché. Le fil rouge entre le néo-punk fashion, l’ambianceur des soirées chics, l’agent publicitaire et l’homme rangé des bagnoles, nostalgique et pondéré qu’il est devenu ? La sincérité. « J’ai mis quarante ans à comprendre que je n’en avais plus dix-sept », écrit-il joliment, et il y a peut-être bien dans cette seule phrase comme l’aveu lourd, massif de ce que furent nombre d’hommes nés au mitan des sixties, qui explique aujourd’hui leur inaptitude à saisir le réel ou, c’est selon, leur goinfrerie à s’en pourlécher. La sincérité, donc. Qui est, je crois, la principale disposition qui anime Frédéric Beigbeder dans chacun de ses livres. On le croyait malin, roublard, intrigant, et sans doute était-ce vrai mais, tout en l’étant, il n’en demeurait pas moins sincère. Sincère dans ses gamineries, ses élucubrations, son auto-dérision, son indifférence aussi aux commérages ou à la rumeur – autant d’indices d’une enviable liberté. À quoi j’ajouterai sa lucidité sur lui-même, dont il aura fait l’une de ses marques de fabrique autant qu’une façon rouée de fabriquer son aura, mais qui, dans Un homme seul, a des accents désarmants, parfois même assez déchirants. Car il est question du père, bien entendu. Jean-Michel Beigbeder, faiseur de rois, star incontesté des « chasseurs de têtes », pionnier du genre et possible agent de la CIA, décédé le 23 septembre 2023 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans et avec lequel, conséquemment, le fils peut enfin « faire connaissance ». « Jamais je n’aurais osé écrire de son vivant », clame d’ailleurs d’emblée l’écrivain, qui ne voyait en lui « qu’un petit garçon qui [faisait] semblant d’être grand. » On croirait lire un autoportrait de Frédéric.
Il faut dire que ce père est un drôle de gonze. Dont l’enfance dorée fut interrompue lorsque, âgé de huit ans, on le fit entrer à l’ascétique pensionnat bénédictin de Sorèze, inoubliable maison de dressage, avant d’être renversé par un train deux ans plus tard. Jean-Michel Beigbeder est de ces pères dont l’absence tient étrangement lieu de présence. Digne représentant de ces années où le patriarcat n’était pas vraiment malmené, il vivait comme un homme d’alors entendait vivre : sans contrainte aucune. Ces quelques scènes où on le voit, à l’été 1976 lors de vacances avec ses deux fils en Indonésie, laisser le petit Charles et le petit Frédéric en plan au zinc de l’hôtel et s’esquiver, de jour comme de nuit, avec une (ou deux) jeunes femmes, sont à la fois déconcertantes et typiques d’une certaine « masculinité jamesbondienne », mais elles sont aussi formatrices. Car là naît l’écriture : cinquante ans plus tard, retrouvant le journal dans lequel il consignait alors ses impressions de voyage, Frédéric Beigbeder découvrira que là se fabriqua son « style arrogant, blasé et cynique. »
Si, comme chacun sait, l’humour est « la politesse du désespoir » (Chris Marker), l’autodérision beigbedérienne pourrait bien être la courtoisie du solipsiste hypersensible. Il faut dire qu’il a connu et accompagné la fin, le déclin et la sénescence du père, ce qui autorise et justifie une certaine mise à distance (« Les soins palliatifs sont le Chronopost du subclaquant. ») Dans ce texte qui ressemble moins à un hommage traditionnel qu’à l’adieu à un père énigmatique, clandestin, fuyant et insoupçonné, sourd tout du long une forme de tendresse que Beigbeder lui-même semble parfois avoir du mal à circonscrire. Demeure sans doute chez lui quelque chose de la pudeur de l’enfant qui éprouve quelque gêne à exprimer le sentiment juste. Ce qui, devant la concession familiale où lui-même prévoit d’être enterré, lui inspire ce mot : « Je passerai toute ma mort avec l’homme que j’ai fui toute ma vie. » Ou encore, dans les dernier jours : « Un des moments les plus émouvants de ma vie a été de voir l’aide-soignante sangloter à sa mort, alors que je n’y parvenais pas encore. J’ai eu l’impression que cette dame le connaissait et l’aimait mieux que moi. »
Ne vous attendez pas à un florilège de pensées profondes, puissantes, spirituelles et définitives sur la vie et la mort. Un homme seul est l’expression singulière, sensible et littéraire d’un chagrin, d’une mélancolie, d’une nostalgie aussi, mais mâtinée ou sublimée, c’est selon, par une autodérision aussi tendre que cruelle. L’expression aussi d’une projection de soi dans le temps, y compris dans le temps à venir, ce qui est naturellement source d’un certain désarroi : « Nous n’avons pas vu le siècle passer. Nous sommes désormais incompréhensibles et inaudibles. […] Je n’admets pas d’avoir pris cinq décennies dans la gueule. » Et vous pourrez le lire, ce florilège, en vous passant l’Andante de la sonate n° 16 de Mozart, qui à Beigbeder « rappellera toujours mon père amaigri regardant les oiseaux et les roses par la fenêtre. »
Frédéric Beigbeder, Un homme seul - Éditions Grasset
Fou, furieux, luxuriant, inextinguible, insatiable, engagé, grinçant, tendre et rageur, cérébral mais viscéral, hanté, halluciné, chamanique, bref : un livre de Claro. Dont je ne suis pas certain d’avoir pu ou su saisir toutes les subtilités – mais je m’y fais : la chose se produit plus ou moins avec chacun de ses livres. Peu importe : c’est dans l’errance du poète (qui n’en finit plus de s’exhausser en lui), dans cette odyssée du temps et de la ressouvenance qui confine à l’égarement, ainsi que dans l’incessant remuement de son écriture que l’on dirait par moments quasi logorrhéique, j’oserai même dire douloureuse, en tout cas inapaisable (ce qui n’est assurément pas la moins mauvaise manière de tendre un miroir au tumulte de nos fuyantes mémoires), qu’il importe de se glisser.
Mais il y a ici une nouveauté (au-delà de son éloignement revendiqué, et assez radical de l’art du roman) : c’est sur lui que Claro se retourne. Sur lui ou disons plutôt sur un moi partiellement fantasmatique, malléable, refabriqué, fait d’une quantité d’autres, un moi qu’il semble considérer avec un certain sentiment de curiosité, d’étrangeté pourquoi pas, de déception peut-être (n’oublions pas que son moteur repose sur la notion d’échec), et qui ne l’intéresse que tant qu’il le ramène à l’écriture, c’est-à-dire « rien d’autre qu’une insomnie d’un genre particulier. » Il y a là quelque chose d’un atavisme dont il tente à sa manière de remonter le germe ou l’ascendance, comme le récit de sa propre fondation. Ce pourquoi sans doute la mort est omniprésente dans ce texte dont on ne tardera pas à éprouver combien il est touchant – « même si mourir – je l’apprendrai un jour – est parfois la seule façon d'affirmer qu'on a plus ou moins tenté d'exister. » Combien aussi l’écriture est le motif et le mobile ultimes d’un écart vital d’avec un monde « torché à la va-vite dans le noir éternel, dans le trou du cul de la grande sorgue, [qui] ne perdure que grâce à nos préjugés et nos fictions qui l’imaginent rond et méthodique, conçu et façonné afin que chacun y ait sa place et sa tombe. » Comme il le déclara quelque part, Claro aime, veut que le lecteur lise du langage. Ce pourquoi son écriture a toujours partie liée avec l’expérimentation. Je ne suis pas toujours sensible, même s'il m’arrive d’en percevoir l’intention, à ses trouvailles formelles (les deux-points multipliés en un triplé de deux-points, le point final troqué contre un point-virgule, etc.), mais il n’en reste pas moins que ses volumes laissent toujours le lecteur sur un sentiment assez démesuré d’ivresse, de débordements, d’intelligence et d’aventure ; autrement dit de liberté. Ce qui n’est pas la moindre des louanges que l’on puisse adresser à un écrivain.
Claro, Des milliers de ronds dans l'eau - Éditions Actes Sud
Ce n’est un secret pour personne : Éric Chevillard est un de nos auteurs les mieux dotés en esprit. Ses triades quotidiennes d’axiomes, aphorismes et autres pensées profondes (fidèlement et loyalement publiées par les éditions de l’Arbre vengeur depuis 2009) en sont la preuve tantôt mordante, tantôt brillante, tantôt dépitée mais toujours ironique (et parfois tordante), et ne déçoivent jamais. Pour ma part, mais ça vaut ce que ça vaut, j’ai toujours cru pouvoir distinguer chez lui une sorte de vague affliction que, pour ainsi dire classiquement, il sublimerait dans un mouvement d’ironie lasse ou de joyeux accablement. « Un cœur sensible est toujours misanthrope un peu », disait Alain dans Ses Propos sur le bonheur : voilà une proposition à laquelle il me semble que Chevillard pourrait souscrire avec grande élégance.
Tous, nous devrions disposer ses Autofictifs à portée de main de notre oreiller et nous endormir avec une de ces saillies dont il est le maître : au petit matin, nous nous réveillerions assurément (un peu) plus éveillés et (un peu) moins barbares.
Quelques morceaux choisis pour le plaisir et surtout pour donner envie :
Je longe la piscine de l’hôtel pour gagner la plage et la mer juste derrière avec le sentiment de m’arracher triomphalement aux conforts factices et émollients de la civilisation pour embrasser la vie sauvage.
Cette bourgeoise porte un long manteau de velours côtelé. Affligeant spectacle. Combien de vieux poètes et érudits folkloristes a-t-il fallu abattre dans leurs tanières pour confectionner un tel vêtement ? On ne veut plus voir ça.
Le loup module sa plainte, la tête levée vers le ciel, la nuit, sur fond de lune ronde ; l’homme geint, avachi dans son canapé et publie de loin en loin le recueil de ses lamentations.
Tandis que nous nous décomposons horriblement dans la terre ou brûlons dans les flammes du crématorium, le lapin mijote à feu doux avec des cuisses de clémentines et des citrons confits au creux d’une cocotte rouge en fonte émaillée. C’est tout ce que je peux dire en faveur de notre alimentation carnée.
Les hommes vieillissent mieux que les femmes. Ils meurent.
J’ai pour voisin un autre ermite dont je convoite les arpents de solitude afin d’agrandir mon domaine.
Car parfois nous nous demandons quelle est cette douce émotion qui nous visite quand nous pensons à la mort, et pourquoi il nous semble l’avoir déjà éprouvée, mais oui, voilà, c’était dans l’enfance, quand approchaient les grandes vacances.
Plusieurs scénarios possibles pour l’Apocalypse, le plus probable à ce jour restant tout de même celui de ma seule mort, suffisante pour tout abolir.
Je me demande quelle tête peut bien avoir le singe sous son masque d’homme.
Violette Toussaint est gardienne de cimetière après avoir été garde-barrière. C’est là un des innombrables traits d’humour qui parsèment « Changer l’eau des fleurs », le best-seller de Valérie Perrin adapté par Caroline Rochefort et Michael Chirinian, lequel, assisté de Salomé Lelouch, met donc en scène cette pièce pleine de radieuse et touchante humanité. Triomphe presque équivalent à celui du roman, elle se joue sans discontinuer ou presque depuis 2021 (au théâtre Lepic d’abord, puis à Avignon, ensuite au théâtre du Chêne noir, avant de rentrer à la maison Lepic).
« C’est un beau roman, c’est une belle histoire », pourrait-on chanter. Mais en guise de chansons, c’est à Charles Trénet qu’il revient de tendre le fil rouge généreusement et poétiquement désuet de cette pièce, qui ne prétend à rien d’autre que célébrer une certaine humanité faite de bienveillance, de pudeur et de sincérité, mais lointainement nourrie de mélancolie. Toutes choses qui, aussi aimables qu’elles fussent, ne suffisent à expliquer un tel succès – les bons sentiments, c’est connu, ne sont que rarement un gage de valeur. Pour donner de la consistance à cette sorte de romance, encore faut-il, en plus d’une mise en scène qui exalte une délicate impression de féérie, des comédiens qui savent se glisser entre les lignes d’un texte. C’est le cas ici avec Frédéric Chevaux dans le rôle ingrat du mufle (dont on comprendra plus tard la motivation), de l’excellent et malin Jean-Paul Bezzina dans le rôle du commissaire venu enquêter sur la déconcertante dispersion des cendres de sa mère sur la tombe d’un inconnu, et bien entendu de Caroline Rochefort (Molière de la révélation féminine), dont la palette de jeu a de quoi impressionner : vive dans l’échange, rentrée dans l’introspection, émouvante dans le ressouvenir, provocante dans le badinage et pétillante dans la bagatelle, c’est autour d’elle bien sûr que viennent s’aimanter les projections et les émotions du spectateur. Dans le décor du très joli théâtre Lepic, tout cela constitue une manière bienfaisante d’entrer dans la nouvelle année.
Ç'aura donc été ma dernière lecture de l'an 2024. Je me découvre chaque fois très sensible aux romans d'Andrew O'Hagan, dont la délicatesse profonde est toujours teintée d'un humour pudique et léger. Ce roman-ci, dont le gros de l'action se situe au beau milieu des années Thatcher, met en scène un groupe de jeunes Écossais de la classe ouvrière fous de musique rock et punk, et notamment le plus charismatique d'entre eux, un certain Tully. Il suffira de tourner une page pour passer de l'été 1986 à l'automne 2017 — pour passer, en somme, d'un monde à l'autre. Les uns et les autres se sont assagis, mariés, ont fait leur chemin sans rien oublier de ce qu'ils furent. Mais voilà Tully rattrapé par la maladie. C'est le temps des vraies et grandes questions, de celles qui raniment tout ce qui fait le sel des amitiés de jeunesse. Et c'est très beau.
Andrew O'Hagan, Les Éphémères - Éditions Métailié
Marqué par la lecture du livre de Russell Banks à sa sortie en 2022, j’étais naturellement curieux de ce que Paul Schrader avait bien pu faire de Oh, Canada, intéressé de savoir comment il avait pu recréer le caractère singulier de cet écrit ultime d’un écrivain déterminé à regarder en face la mort qui venait, soucieux de dire sans détours ce que furent les vérités de son existence et de montrer le trépas en acte – comme écrit de l’intérieur. Banks décéda d’un cancer un peu moins de deux années après la sortie du livre aux États-Unis, à 82 ans, et l’on peut aisément imaginer dans quelles dispositions d’esprit Paul Schrader, 78 ans, a abordé cette adaptation. Dont on peut dire, je veux le croire, que Russell Banks aurait été heureux.
Car au-delà des péripéties biographiques, au-delà des séquences délibérément effleurées ou de celles au contraire sur lesquelles il a décidé de s’arrêter, Paul Schrader a su réaliser un film qui trouble et qui fascine sans jamais chercher à se rendre aimable ou complaisant, dans une esthétique qui aspire à une certaine sécheresse. En cela, il se montre fidèle à ce que l’on peut supposer avoir été l’intention de Banks. On ne peut dire ou montrer le lent crépuscule de la vie qu’en se délestant autant que faire se peut de tout marqueur voué à une trop rapide obsolescence. À commencer par la tentation de la linéarité, grande lorsqu’il s’agit de retracer une existence. La vie biologique est linéaire, c’est entendu. L’existence, elle, ne l’est jamais : au mieux est-elle une succession de dérapages que nous nous efforçons de contrôler, d’accidents que nous tentons d’accueillir au mieux afin d’accumuler ce que nous espérons être de l’expérience, de l’endurance, pourquoi pas de la résilience. Et sans doute tout cela confère-il à la vie sa valeur d’aventure. On pourrait dire que toute vie est nécessairement un peu foutraque, décousue, indifférente à nos velléités de maîtrise ou de contrôle, et c’est ce que Paul Schrader restitue très bien en alternant sèchement les périodes d’une histoire individuelle reconstruite et en jouant du visage entremêlé de lassitude agacée et d’attendrissements navrés d’un Richard Gere magistral.
Le personnage que celui-ci incarne, le documentariste star Leonard Fife, consent mollement à ce que d’anciens élèves tournent un film à sa mémoire. Or, plutôt que de se livrer à l’exercice d’auto-congratulation que l’on attend de toute personnalité satisfaite d’elle-même, Fife entreprend de débarrasser méthodiquement son personnage de tout fard et de ne rien taire des impostures qu’occulte toute fabrication d’icône. L’acte est courageux, mais déroutant. Spécialement pour sa dernière épouse, Emma (la très convaincante Uma Thurman). Cette confession, dont il est loisible de penser qu’elle entremêle des faits avérés et d’autres un peu moins, éclaire une partie de ce qu’est ou de ce que fut une certaine Amérique, celle d’hommes qui, quoique progressistes et adversaires revendiqués du machisme, cochaient tout de même quelques cases de la masculinité telle qu’on la vécut dans les décennies qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale : des individus réfractaires à l’ordre nouveau, rétifs au conservatisme, engagés mais jouisseurs, libres de tout, autrement dit jamais bien loin d’un certain libertarisme culturel – et tant pis si cela occasionnait un peu de casse. Mais ce que l’on pourrait percevoir ici comme l’impétueuse confession d’un lâche se trouve fortement et magnifiquement nuancé par une soif de réel, un désir viscéral de vérité à l’aube de la mort. Moyennant quoi, Five/Gere n’en sort pas spécialement grandi, mais infiniment plus fragile, troublant, juste et vrai. On pourrait même penser, si le personnage était cynique (mais il ne l’est pas), qu’il aurait pu considérer ce documentaire à venir comme un moyen commode (et malin) d’étayer sa légende, le film étant d’autant plus beau qu’il serait débarrassé de ses paillettes et montrerait ce qui est, non ce que la doxa voulait croire.
Aucune agonie n’est jamais belle, nulle fin de vie n’obéit jamais à ce que nous pouvions nous représenter ou méditer. Quand bien même l’on pourra déceler une certaine beauté dans le déclin du jour, dans la lente érosion de la vie et dans le repos que donne aussi la mort. À cette aune, les quelques paysages que l’on croise dans Oh, Canada, ces quelques étendues mythiques de l’Amérique que sublime une bande originale aux lisières de la musique folk et de la country, achèvent d’illustrer le lyrisme tragique et chancelant d’un certain cheminement vers la mort.
Oh, Canada, de Paul Schrader Avec Richard Gere, Uma Thurman, Michael Imperioli
My Sunshinese passe aisément des grandes envolées justicières dont un certain cinéma français, soucieux de critique sociale et prompt à condamner, se regorge. Sans sociologisme épais ni jugements de valeur, mais avec beaucoup de poésie et de tendresse pour ses personnages, Hiroshi Okuyama met ses pas dans ceux du grand Kore-eda. Prenant le temps de sonder les regards, les embarras, les sensations, les troubles, il décrypte la solitude profonde qui est notre lot commun et ces empêchements intimes et culturels (ici, l'homophobie réflexe d'une gamine) qui, parfois, font basculer un destin - et celui des autres. On se laisse emporter, bercer par l'atmosphère amortie de ce Japon neigeux et conventionnel, captiver par l'intériorité de ces deux enfants communiant dans le patinage et par ce que leur coach perçoit et distingue en eux. Ajoutons que, sur la glace, Debussy fait merveille. Vraiment un très joli film.
My Sunshine, d'Hiroshi Okuyama AvecSosuke Ikematsu, Keitatsu Koshiyama et Kiara Nakanishi
Voilà donc deux films français consécutifs sur la Corse et ses troubles séculaires : après « À son image », de Thierry de Peretti (dont j’ai parlé ici), voici « Le Royaume », premier film de Julien Colonna, fils de Jean-Jérôme, parrain présumé de la Corse-du-Sud qui trouva la mort en 2006 dans un accident de la route (ce que le film, prenant ses libertés, ne montre pas vraiment), événement qui entraîna de facto toute une série de règlements de comptes sur l’Île de Beauté. Si le film de Peretti sortait déjà du lot, tout en péchant selon moi par un excès de sophistications et de menues complaisances, celui de Julien Colonna, qui ébranle plus profondément, fait montre d’une remarquable maturité.
Sans doute cela tient-il au fait que le réalisateur se tient résolument à son parti (au prix peut-être d’une certaine ambiguïté quant aux faits et plus encore aux méfaits du Colonna réel, auquel aucun spectateur ne peut s’empêcher de songer) : celui de montrer la fabrique progressive, méthodique d’un lien puissant entre un « bandit d’honneur » et sa fille qui, devenue adolescente, n’accepte plus d’être tenue à l’écart de ce qu’elle devine, surprend ou comprend, de même que les chemins que peut emprunter (pour le meilleur et pour le pire) la transmission d’un héritage familial implacable. Cette relation filiale est donc le thème revendiqué du film de Julien Colonna, et c’est bien là sa liberté ; la chose s’entend d’ailleurs parfaitement eu égard à sa propre expérience, quand bien même il aime à insister sur la part fictionnelle du film. Reste que cette relation, qui ne va pas de soi, est splendide tant elle est absolue et magnifiquement incarnée par deux comédiens non-professionnels : Saveriu Santucci (berger et guide de montagne dans la « vraie » vie), incroyablement crédible dans son rôle de père aimant et de chef de clan froid et mystérieux, et Ghjuvanna Benedetti (étudiante infirmière et pompier volontaire à la ville), incandescente dans le rôle de sa fille, Lesia. La toile de fond est violente, on s’y attend, mais tout passe par les yeux de cette adolescente emplie de désirs et de doutes, et par ceux de ce père dont chaque trait s’adoucit en sa présence. Julien Colonna filme avec autant de brio les scènes d’action, peu nombreuses mais taillées à l’os, qu’une certaine idée de la Corse, tantôt sèche et nerveuse, tantôt alanguie sous ses moiteurs. Jusqu’à égrener au cœur d’un récit très tendu, très épuré dans son intention, un je-ne-sais-quoi de langoureux. Probablement un des films français les plus saisissants de l’année 2024.
On dira peut-être que je suis de parti pris, plus gentiment que je manque d’objectivité (« La neutralité érigée en vertu morale ! », s’agace le père dans la pièce), au pire que je pèche par vanité. Comme il n’est rien de plus difficile (et pénible…) de chercher à convaincre quiconque de ne pas penser ce qu’il pense, ma foi, tant pis.
J’ai seulement envie de dire, après avoir assisté à une petite vingtaine de représentations d’« Ostinato », combien je me sens fier de cette pièce et combien elle peut être merveilleuse. Du moins je sais qu’elle l’est devenue. Je le sais, non parce que je l’aurais écrite (en vérité, je ne suis que médiocrement content de mon travail), mais parce que je vois les comédiens y déployer peu à peu tout ce qu’ils ont de désir, de plaisir à jouer, je vois leurs envies d’émotions, de sensations, de justesse, et parce que j’ai cette chance, ce tout petit plaisir de pouvoir observer le public et la tension qui s’imprime sur les visages, les regards et les corps. Car chaque fois, le public m’apparaît singulièrement concentré. Non que le public de théâtre le serait en soi ou par vertu, mais parce que les comédiens, adossés à une superbe mise en scène de l’épure, les conduisent à cette sorte de recueillement. Et lorsque le noir finit par se faire sur la scène, je me fais souvent la remarque que nul ne bouge, nul, même, n’ose applaudir, comme si l’auditoire cherchait à méditer son émotion, à prolonger cette latence, cette incertitude, et finalement à grapiller quelques instants de son soliloque intérieur, de ce silence qui converse en lui. Et je dois dire que ce moment est bien beau. Or rien de tout cela n’aurait été possible sans le travail exceptionnel qu’a réalisé Dimitri Rataud, metteur en scène et directeur d’acteurs brillant, exigeant et passionné, ni sans ce qu’Hélène Cohen, Ludovic Baude et Claude Aufaure jettent d’eux-mêmes chaque soir sur scène, cette sorte de conversation que, une heure et quart durant, ils semblent avoir entre eux. Pour tout cela, merci.
Pour « Ostinato », c’est très simple : même au moment du salut, on voit encore les personnages et pas encore les comédiens, tellement ces derniers les incarnent à la perfection ! Et c’est dès le premier instant qu’on est saisi, d’abord par l’atmosphère du lieu – pendant le jeu muet – puis par la véracité et le mystère des protagonistes lorsque arrive le fils.
Immédiatement aussi, on sent qu’il y a un mystère entre les deux hommes. Qui ne se révèle que peu à peu, par petites touches, grâce aussi à cette femme – épouse, compagne, amie ? – qui sait trouver les quelques mots qui manquent à chacun.
On est littéralement embarqué dans cette histoire, suspendu aux lèvres de ce trio dont on se demande parfois s’il déroule le fil de ce cocon dans le sens de la révélation ou de l’enveloppement. La musique, qui joue un rôle éminent – cf. le titre – dans cette pièce, participe pleinement à la construction de l’atmosphère. Elle fait plus que relier les deux hommes, elle les fait vivre. Le décor est toujours aussi magnifiquement étudié, qui donne une impression d’immensité dans ce lieu exigu. Ce spectacle, par la grande humanité qu’il dégage, touche à l’universel.
On aura beau dire qu’il est (trop) ceci ou (trop) cela, entendez l’archétype de l’éternel mâle blanc américain rugueux et individualiste trimballant son lot de clichés plus faciles qu’une gâchette, Clint Eastwood n’en finit plus de produire des films qui marquent – et qui pour certains ont déjà marqué l’histoire du septième art. Certains esprits avertis le perçurent d’ailleurs dès sa première réalisation (« Un frisson dans la nuit », 1971), et plus encore après sa deuxième (« L’homme des hautes plaines », 1973) : sans jamais esquisser le moindre pas vers un psychologisme de comptoir, Eastwood filmait déjà avec une densité, une âpreté, un tranchant et un souci de la caractérisation des personnages qui tenaient du grand cinéaste. Tout, par la suite, ne fut certes pas inoubliable, mais depuis « La route de Madison » en 1995 (auquel, par appétence personnelle, j’ajouterai « Bird » en 1988), le moins que l’on puisse dire est qu’il est dorénavant fermement installé sur les plus hautes marches d’un cinéma qui sait être tout à la fois populaire – voire commercial – et très subtil, aigu, profond et délibérément indiscipliné. Autant dire un cinéma assez rare.
« Juré n°2 » vient très largement conforter ce jugement – dont j’admets, fût-ce de mauvais gré, qu’il ne soit pas absolument partagé… Le prétexte du film, simplissime et génial, ou génial parce que simplissime, ne vient certes pas de lui. Ainsi peut-on en trouver une occurrence de belle qualité chez Georges Lautner qui, en 1962, adapta « Le septième juré » de Francis Didelot, dans lequel un criminel était déjà l’un des jurés de son propre crime. Mais c’est bien entendu aux « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet que l’on ne peut s’empêcher de songer, et à ce juré esseulé (Henry Fonda) s’acharnant à convaincre ses coreligionnaires de l’innocence de celui que tout accusait – pour des raisons éminemment vertueuses, ce qui est loin d’être le cas ici. On connait la très libertarienne défiance d’Eastwood à l’égard de tout ce qui peut ressembler à une injonction sociale ou sociétale, attitude qui le conduit, dans chacun de ses films comme dans ses quelques déclarations publiques, à vouloir systématiquement mettre l’individu devant ses responsabilités. Ce pourquoi un ressort taciturne et splendidement tragique parcourt chacun de ses films – cela vaut aussi pour ses quelques nanars.
« Juré n°2 » a tout d’une ode au doute raisonnable et à la complexité – j’allais dire à la présomption d’innocence. La chose n’était pas à ce point prévisible. J’irai même plus loin : c’est un film progressiste. Tout, en effet, va à l’encontre de l’actuelle et redoutable polarisation de nos sociétés, comme de ce réflexe immémorial qui consiste à se satisfaire des explications les plus commodes et les plus immédiates. Il est tout de même singulier (symptomatique ?) que ce film, réalisé par un cinéaste dont il serait facile pour tout trumpiste fanatique (pléonasme) de se revendiquer, ne soit sorti aux États-Unis que sur trente-cinq écrans (trente-cinq écrans !). Qu’Eastwood suggère de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, autrement dit que le coupable, même involontaire, d’un crime qu’il va s’acharner à faire porter sur un autre, soit un bon père de famille aimant, travailleur, honnête et dévoué, voilà qui n’est peut-être pas étranger à l’ostracisme américain à son égard.
Reste la très brève scène finale, sur laquelle il serait loisible d’épiloguer sans fin et qui sans doute relève davantage d’un choix moral que cinématographique. C’est que le cinéaste, in fine et conformément à ce que l’on pouvait attendre de lui, choisit de faire coïncider vérité factuelle et vérité judiciaire.
À près de quatre-vingt-quinze ans (je ne sais pas si l’on se rend compte de ce que cela induit), Clint Eastwood nous éblouit une nouvelle fois avec un film sans esbroufe ni coup d’éclat, un film d’une épure exemplaire, sans grand-chose d’autre que le souci de la justesse et le goût du trait décisif : bref, un film avec beaucoup de cinéma.
Vient de paraître, sous la direction de Franck Médioni, cette sorte d'anthologie réunissant les textes de 222 écrivains, tous épris de musique, quelle qu'elle soit (on y trouve aussi bien des textes sur AC/DC que sur Arvö Part, sur Whitney Houston que sur Noir Désir).
L'idée est bonne, l'objet est beau, et il est heureux que chaque auteur soit aussi sensible aux mots qu'à la musique.
J'ai pour ma part eu le plaisir de commettre une variation autour de la vie d'un petit juif du Bronx retiré et hypersensible, Stanley Gayetzsky — alias, bien sûr, Stan Getz.
Les mots de la musique - 222 musiciens du XXe siècle par 222 écrivains Sous la direction de Franck Médioni
Éditions Fayard
Marc Villemain, connu pour ses romans subtils et déroutants, fait ses premiers pas sur scène avec « Ostinato », une pièce qui explore les thèmes de l’amour, du pardon et de la réconciliation entre un père et son fils. À travers un récit qui oscille entre intimité familiale et thriller psychologique, Villemain continue à creuser les profondeurs des relations humaines, où les non-dits et les mensonges façonnent les destinées.
Dans « Ostinato », tout commence par des retrouvailles. Un fils revient vers son père, ancien musicien de jazz, après des années de silence. La maison de bord de mer, théâtre de leur confrontation, devient le témoin d’une vérité longtemps enfouie. À l’image de l’ostinato en musique – cette répétition rythmique qui, sans cesse, évolue tout en demeurant identique – les échanges entre les deux hommes, au départ sobres et prudents, prennent peu à peu des airs de confession. Les secrets du passé refont surface, les émotions autrefois contenues éclatent, et le spectateur se retrouve pris dans un drame familial où chaque geste, chaque silence, semble chargé de significations profondes.
Cette première pièce de Marc Villemain s’inscrit dans la continuité de son roman Il faut croire au printemps. Déjà dans ce livre, l’auteur déployait une relation complexe entre un père et son fils, où le non-dit régnait en maître. Mais sur scène, la magie opère autrement : l’écriture se fait chair, et les personnages, joués par des acteurs investis, révèlent toute leur humanité. Villemain parvient à saisir l’essence même des relations filiales, souvent marquées par une pudeur et une douleur impossibles à formuler.
La mise en scène, signée Dimitri Rataud, souligne avec finesse les nuances de cette relation. Pour Rataud, « Ostinato » est avant tout une pièce sur l’amour : celui qui unit un père et son fils malgré les épreuves, celui d’un couple qui perdure au-delà des conflits, et celui des artistes, qu’ils soient sur scène ou dans les coulisses, qui font vivre cette histoire. Les acteurs, Claude Aufaure et Ludovic Baude, apportent une dimension palpable à cette pièce, où chaque regard et chaque silence portent un poids émotionnel considérable. Hélène Cohen, en tant que médiatrice entre ces deux hommes, complète ce trio avec une élégance discrète, tout en ancrant l’histoire dans une vérité universelle.
Ce drame, à la fois intime et universel, se joue sur une scène minimaliste, où l’essentiel est dans les mots, les gestes et les regards. Comme l’exprime Dimitri Rataud dans sa note de mise en scène, « Ostinato » est une pièce sur l’inexprimable, où l’amour se dit souvent dans ce qui n’est pas prononcé, dans les silences qui séparent un père et un fils, un mari et une femme. Le décor, épuré mais évocateurs, renforcent cette impression de huis clos où chaque détail compte.
« Ostinato » est une pièce qui, à l’image d’un motif musical, se répète et évolue au gré des scènes, offrant au spectateur un aperçu de la fragile beauté des relations humaines. Elle explore l’ambiguïté des émotions, la complexité des individus et la douleur liée à l’amour. Toujours inattendue, cette œuvre surprend à chaque instant, là où on ne l’attend jamais.
Pour m’en tenir au seul champ littéraire et théâtral, je dirai volontiers que « Le Suicidé », pièce que le Politburo étouffa dans l’œuf en 1932 et que son auteur ne verra jamais montée, apporte une énième démonstration que, lorsqu’il s’agit de discréditer ou de nuire à un régime politique, rien n’égale la farce et la satire. En regard, les harangues des prêcheurs de doctrines et autres discoureurs exaltés font pâle figure et, surtout, ne convainquent jamais que ceux qui n’ont plus besoin d’être convaincus. À cela aussi tient la modernité, à travers l’histoire, des grands textes que déterminent concurremment un idéal artistique et un réquisitoire contre l’annihilation des droits individuels au profit d’une utopie totalitaire : en faisant un pas de côté et en se refusant à la tentation sentencieuse ou édifiante, ils montrent que rire d’un régime est pour celui-ci autrement déstabilisant que d’en dresser l’inventaire des manquements, des fautes ou des trahisons. L’Union soviétique de Staline ne s’y trompa d’ailleurs pas, et il faudra attendre la Perestroïka pour que le « Suicidé » de Nicolaï Erdman (arrêté, relégué en Sibérie puis assigné à résidence) recouvre quelque gloire.
L’histoire se déroule en 1928, année d’écriture de la pièce, soit à mi-chemin entre la révolution de 1917 et les grandes purges de 1936 (mais il sera difficile, tout du long, de ne pas songer à une autre Russie, celle bien sûr de Vladimir Poutine). Le peuple a faim, cause fréquente de toute révolution, et le pain manque. De même que le saucisson. Prétexte évidemment grotesque à une histoire qui n’épargnera personne, ni le coursier de la police militaire, lequel n’a que « les masses » à la bouche, ni le pope, ni le bourgeois, ni l’intellectuel (Serge Bagdassarian, pour lequel j’ai toujours eu un faible), ni l’artiste, ni le petit commerçant, ni la demi-mondaine. Car c’est quelque chose comme la nature humaine que Nicolaï Erdman se faire fort de disséquer (et on s’y attend, ce n’est pas très joli à voir.) Persuadés que Sémione Simionovitch Podsékalnikov (mention spéciale à l’infatigable Jérémy Lopez), chômeur humilié d’avoir à vivre aux crochets de sa femme (la toujours formidable Adeline d’Hermy), est décidé à se suicider, tous ces braves gens vont l’encourager dans ses velléités pour en faire le martyr de leurs propres causes. Mais le pauvre Sémione, ballotté par les vents contraires, pur instrument aux mains des profiteurs et des propagandistes du temps, commence à se demander si toute ces (plus ou moins) belles causes valent la peine de mourir…
Le rideau s’ouvre sur un décor superbe, en l’espèce un appartement communautaire sombre, malpropre et vétuste, un de ces kommounalka comme il en existe encore à Moscou. La mise en scène, signée Stéphane Varupenne, est formidable de créativité et d’espièglerie, pour ne rien dire de la partition musicale inspirée de Chostakovitch : disons-le, tout est assez magistral dans cette ouverture qui impose d’emblée sa gravité cocasse. Tout le restera d’ailleurs pendant les deux tiers au moins de la pièce. Et j’y inclus la tordante sublimation de Bohemian Rhapsody (Queen), ainsi que cette saillie drolatique du sbire soviétique (le toujours formidable – bis – Clément Hervieu-Léger) dont la résonance très contemporaine ne trompera personne : « La révolution, c’est moi ! ». Mais si nous rions beaucoup, vient le moment où l’on rit un peu trop… Où le trop-plein de spectacle, de drôlerie et de turlupinades, où l’incessant enchaînement des tableaux (on s’y perd tant que le public en vient à applaudir alors que la pièce n’est pas terminée), en poussant non pas trop loin mais un peu trop longtemps la bouffonnerie, finissent par épuiser. D’où ce regret, malgré notre envie, notre plaisir incontestable et notre admiration pour ces acteurs truffés de talent : que le vaudeville emporte la mise, d’abord au détriment de la troublante portée métaphysique de la pièce, ensuite de ce qu’elle recèle d’absolument effroyable et que cette seule tirade, en plus de suffire à justifier une excommunication manu militari, résume parfaitement : « Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire. »