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Marc Villemain

22 octobre 2025

Vincent Delerm à La Cigale

 

Delerm et d’ombres

 

Naturellement, comme ce n’est pas la première fois que nous voyons le beau Vincent sur scène, nous voilà privés de l’effet de surprise. Et en même temps, depuis 2002, on ne peut pas vraiment considérer Vincent Delerm comme faisant partie de ces artistes qui se plaisent à surprendre leur public. C’est même, vous me voyez venir, l’exact contraire : Delerm est un ressasseur. De jeunesse, pour être précis. Il est même assez déconcertant de songer que ses huit albums studio n’en finissent plus de ressasser des souvenirs intimes qui, s’ils ne sont pas toujours et strictement les mêmes, semblent jamais n’être que des variations, comme disait l’autre, sur le même t’aime. Là est son choix d’artiste, qui non seulement est incontestable mais qui a toutes les bonnes raisons d’être, et constitue assurément l’une des explications de la fidélité de son public : sa fidélité, précisément, non à la vedette qu’il est devenu, mais à l’homme et plus encore à l’enfant qu’il demeure.

 

Pas d’effet de surprise, donc. Même plutôt l’impression de se retrouver assis à peu près sur le même fauteuil que quelques années plus tôt, dans la même salle ou peu ou prou, devant le même humain bonhomme, faussement timide, faussement hésitant, concomitamment mélancolique et facétieux, adepte du second degré mais sensible au premier, chantant doux et badinant ironique, égocentrique par nature et généreux par tempérament, anti-héros grisonnant attentif au séducteur qui ne dort jamais tout à fait en lui, sachant d’où il vient et ce qu’il doit aux uns et aux autres : Delerm est un troufion de « l’armée des ombres fragiles ». On ne l’écoute ni ne va l’écouter pour le découvrir, on sait tout de lui : il nous a déjà tout dit. Même quand il n’en a pas (encore) fait de chanson. Mais on s’en fiche : on l’écoute et on va l'écouter pour éprouver le plaisir de le voir prendre du plaisir. Et c’est ainsi que l’on se sent vieillir : en se satisfaisant pleinement d’un moment chaleureux, hors du temps, étranger au cours du monde – le monde, de toute façon, s’est arrêté de tourner il y a longtemps. Aller voir Delerm, c’est mettre le chaos cosmique entre parenthèses, s'extraire de la frénésie et, pour deux heures de temps, se donner l’illusion qu’hier est encore un peu aujourd’hui.

 

Et tant pis si on le trouve, c’est mon cas, un peu moins inspiré, si on a le sentiment, c’est mon cas, que certaines chansons pourraient être fabriquées sur les chutes d’un précédent album, si on s’agace un peu, c’est mon cas, de le voir enrober son art de la miniature de toujours plus d’images, de clips, de vidéos, de samplers et de son pré-enregistrés, si on aurait envie, c’est mon cas, de le revoir accompagné de quelques amis musiciens, ne serait-ce que pour ne pas avoir le sentiment de n’applaudir que le seul Vincent, parce qu’il ne peut pas être une idole et que nous-mêmes ne le voulons pas. On se dit aussi, par moments, qu’il pousse un peu. Que même le minimalisme a ses limites. Qu’avoir du talent, du désir, des facilités, et surtout le savoir, voilà qui devrait l’inciter à ne pas baisser la garde, à se défier des recettes éprouvées, à entretenir le souci, non du renouvellement de soi-même, c’est impossible, mais au moins des expressions de soi dans le champ artistique. Et à ne pas présumer de ses forces : il n’est pas si simple de faire fredonner le public sur des chansons qui n’ont plus tout à fait la même fantaisie, la même inventivité, la même nouveauté que les anciennes.

 

Ce ne sont pas là des critiques mais des attentes – or on n'a d’attentes qu’envers celui dont on sait qu’il a tous les talents pour y répondre. Car pour le reste, on a beau dire, il faut reconnaître que tant de délicatesse, de mélancolie sereine, de bienveillance, d’humilité non feinte et d’humour, par les temps qui courent, ça fait du bien.

 

21 octobre 2025

La fRance dans les rues (du 16ème)

 

 

Il y a quelque chose de déroutant et, je dois bien le dire, d’assez navrant, dans l’image de cette poignée de Français éplorés agitant leurs mouchoirs immaculés pour Nicolas Sarkozy, ex-président de la République, au moment de son départ pour la prison de la Santé. N’ayez crainte, braves gens, ce ne sera pas sa dernière demeure, tant s’en faut : il ouvrira lui-même ses petits cadeaux au pied du sapin de son luxueux enclos de la villa Montmorency. Que l’on m’entende bien : je ne me réjouis jamais – jamais – d’un emprisonnement. Tout emprisonnement est le signe d’un échec. Et je ne me réjouis pas davantage, pour la France mais plus encore pour la bonne santé de nos sociétés démocratiques, qu’un chef d’État, dût-il appartenir au passé, ait commis un certain nombre d’actes ou se soit mis dans un certain nombre de situations qui, en raison, a conduit la Justice à le condamner. Je ne peux y voir qu’un indice parmi tant d’autres du relatif délitement de ce qui fait notre commun civilisationnel. Que l’on me pardonne cette emphase, manière comme une autre de me mettre au diapason de l’émoi que suscite un événement qui ne devrait pas en être un.

 

Je rappelle toutefois, et sans mauvais esprit polémique, que Nicolas Sarkozy ne serait aujourd’hui très probablement pas en prison si la droite, dont il a considérablement contribué à durcir le discours répressif (pas seulement depuis son passage à l’Élysée mais dès qu’il fut en poste à l’hôtel de Beauvau) avait su, pu ou voulu résister à l’air du temps et n’avait pas sombré dans son tropisme ultra-sécuritaire. Au point de créer les textes de lois qui, précisément, permettent aujourd’hui à la Justice d’incarcérer Nicolas Sarkozy.

 

Pour rappel, 84 311 personnes sont à ce jour écrouées dans les prisons françaises. Parmi elles, 22 364 sont en détention provisoire, en attente de leur jugement et, de ce fait, toutes présumées innocentes.

 

17 octobre 2025

Théâtre : La Jalousie – Sacha Guitry & Michel Fau

 

 

 

Nous nous réjouissions tant de voir Michel Fau, qui par le passé nous fit tant rire et dont nous ne rations quasiment rien, reprendre du Sacha Guitry — que nous idolâtrons en toute raison. Las ! Michel Fau a décidé, comme il semble s’y complaire ces toutes dernières années, non seulement de faire du Michel Fau, mais de tirer Guitry uniquement vers ce qui, dans ses pièces, le fait (malicieusement) voisiner avec le théâtre de boulevard. Théâtre contre lequel je n’ai absolument rien : outre que je suis « très bon public », comme Fau lui-même je suis de ceux qui ont été nourris Au théâtre ce soir (pour les plus jeunes : l’émission de Pierre Sabbagh sur TF1 jusqu’au milieu des années 1980). Mais Michel Fau n’en a retenu que cela. Il se contente d’appuyer sur ce qui déclenche les rires les plus conventionnels, eux-mêmes excités par les gags, les grimaces, les situations triviales ou attendues. Alors ça rit, oui, à la Michodière, pour ça on peut dire que ça rit, ça rit même trop fort, ça rit emprunté, ça rit fabriqué – ça rit bêtement. Quel dommage de faire de cette pièce (que, il est vrai et à sa décharge, je suis très loin de considérer comme sa meilleure) une lecture aussi littérale. Michel Fau avait tout pour jouer Guitry : la malice, la duplicité, l'intelligence, la spiritualité, la sournoiserie, le sens de la provocation, l’ambiguïté. Il n'y a rien de tout cela ici, ou si peu, et de manière tellement fugace. Et cela ne tient en rien au talent de Michel Fau, qui est immense, mais à ses seuls choix. Ce qui constitue une raison supplémentaire de sortir déçu de cette première.

 

7 octobre 2025

Théâtre : Hamlet/Fantômes - Kirill Serebrennikov

 

Hamlet et les fantômes du siècle

 

Spectaculairement, c’est sans doute un des moments les plus aboutis et les plus mémorables auxquels j’aurai eu la chance (grâces en soient rendues à mon neveu) de pouvoir assister. C’était, ce lundi 6 octobre, soir de Générale pour « Hamlet/Fantômes », sorte de sublimation de Shakespeare écrite et mise en scène par Kirill Serebrennikov. Trop conscient de mes lacunes pour me risquer à la moindre critique argumentée, je me contenterai de dire ma ferveur devant ce hardi objet dramatique qui semble avoir assimilé non seulement toute l’histoire de la création scénique, mais celle aussi de l’aventure humaine – « évidemment » allais-je dire, puisqu’il s’agit de Shakespeare. Tout ici est inventif, tout est mouvement, tout est intemporellement moderne, tout est musique, tout est cris et chuchotements, tout s’impose, tout peut faire clin d’œil (de Sarah Bernhardt à Antonin Artaud, de Beckett à Radiohead) et tout sert une intention, bref : tout est justifié. Il y a décidément tout dans Shakespeare, on y revient toujours : voilà la première réflexion qui m’est venue en sortant du théâtre du Châtelet après ces trois heures fantastiquement, intensément et par moments joyeusement tragiques. « Nous sommes l'engendrement de la folie. Nous sommes les ombres d'Hamlet. Ses fantômes. Voilà pourquoi cette pièce parle de nous », écrit Kirill Serebrennikov. Le chaos éternel auquel notre monde n’en finit plus de survivre a trouvé ici, auprès de ces comédiens habités et dans ce décor sublime de bout en bout, matière à personnifier nos temps de sombre mélancolie, saturés par les idéologies de la vengeance et du pouvoir, et livrés sans possibilité de retour aux ambitions les plus funestement tordues.

 

Mise en scène, texte, scénographie et costumes : Kirill Serebrennikov

Musique (commande du Théâtre du Châtelet) : Blaise Ubaldini.
Avec un extrait de la S
onate pour piano n° 2 en si mineur, opus 64 de Dmitri Chostakovitch.

Avec : Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Judith Chemla, August Diehl, Nikita Kukushkin, Kristián Mensa, Shalva Nikvashvili, Daniil Orlov, Frol Podlesnyi, Bertrand de Roffignac.

Avec : les solistes de l'Ensemble intercontemporain

 

Théâtre du Châtelet - Du 7 au 19 octobre 2025

 

1 octobre 2025

Anniversaire 💍

 

Certes, je suis fait d’un bois tendre, un peu roseau consentant à plier, et je n'ai rien d'un homme de fer, ni de ceux-là qui savent rester de marbre : je serais plutôt vitrail, et légèrement dépoli, ou verre à pied d’argile – mais levé plutôt que brisé.

 

L'avenir derrière son rideau grenat me demeure opaque : aurore ou crépuscule ? Las ! aucune boule de cristal ne m'est d'aucun secours. Mais, sans abondance de pierreries ni profusion de passementerie, je peux au moins marquer le bel aujourd’hui d’une pierre blanche : c’est noces de porcelaine.

 

29 septembre 2025

Antonio Muñoz Molina - Je ne te verrai pas mourir

 

 

L’amour, ce deuil qu’on ne fait pas

 

« Tu ne m’aimais pas comme tu le pensais,
ou tu n’étais pas amoureux de la femme
que j’étais, non. ​​​Tu étais amoureux
de ton amour pour moi.
 »

 

Faites l’essai : lisez les pages politiques de votre quotidien national préféré ou, si vous avez des tendances masochistes, allez vous enquérir dix minutes des pensées profondes qui champignonnent sur les réseaux sociaux. Ensuite, une fois que vous aurez pris votre dose de bastringue obscurantiste, millénariste, nationaliste, trumpiste et populiste, bouchez-vous les esgourdes et ouvrez Je ne te verrai pas mourir : laissez-vous glisser dans l’onde lente de la délicatesse et recouvrez le bonheur d’éprouver des impressions et des sensations dont vous auriez tôt ou tard fini par penser qu’elles n’avaient plus cours.

 

Ce 16 mai 1967, Gabriel Aristu referme la porte de l’appartement d’Adriana Zuber. Par éducation, par docilité à ce père « qui lui faisait porter sans s’en apercevoir tout le poids de l’infortune et de l’angoisse de la vie, qui lui avait transmis, inoculé son ambition d’être cultivé, civilisé, dépourvu de brutalité et incapable de mal se comporter », par pusillanimité et complexion personnelle aussi, il s’apprête à gagner les États-Unis (qu’on aimait encore appeler « l’Amérique ») pour y mener brillante carrière. Quarante-sept ans de silence – et de rêves nocturnes – plus tard, vieillis, malades, ils se retrouvent. Elle aurait dû être son grand amour, mais elle a su au moment précis où il avait refermé cette porte qu’elle ne le serait pas. Quant à lui, espagnol en Amérique et américain en Espagne, il n’aura pas de trop de ses décennies américaines pour comprendre combien il s’était fourvoyé. La longue première phrase (soixante-dix pages), splendide écheveau de souvenirs qui saillent comme un flux ininterrompu de conscience, dit tout des nœuds de la mémoire et du réel, tout d’une existence que nul, hélas ! ne peut jamais réformer, de ce qui subrepticement façonne une identité, une manière de s’enfoncer dans la vie ou de se laisser mener par elle, de cet embrouillamini de regrets, de remords et de mélancolie qui, implacable, nous confronte à notre jeunesse.

 

Les lecteurs d’Antonio Muñoz Molina ne seront pas surpris de ce qu’il a si magnifiquement écrit ici. Tant il est vrai qu’il est, parmi les grands écrivains vivants, l’un des plus délicats, attentifs et minutieux. Et l’un des plus magistraux lorsqu’il s’agit de percer à jour les intimités, d’en dévoiler posément mais aussi tragiquement et sensuellement les arcanes. Tout en s’autorisant mille et une digressions, non pour le plaisir (toujours tendant lorsqu’on est écrivain) de digresser, mais parce qu’il ne saurait être d’individu hors d’une temporalité, d’un milieu, d’un contexte. Si bien que le roman évoque de manière à la fois très fine et très impressionniste le substrat du tempérament américain – et de manière plus diffuse le modus vivendi occidental.

 

Mais Je ne te verrai pas mourir est surtout le très grand roman d’un amour devenu impossible, non par la force des choses mais du fait d’un homme que la vie a fait ou rendu timoré, rétif à l’aventure, empêché à lui-même, « toujours un peu distrait quand il se tournait vers le réel », et qui, au bout du compte, ne pourra qu’en souffrir. Pas une romance, donc, tant s’en faut : plutôt le grand roman d’un amour mort-né, d’un deuil qu'on ne fait pas.

 

Antonio Muñoz Molina, Je ne te verrai pas mourir - Éditions du Seuil

Traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon

26 septembre 2025

Théâtre - Ostinato : la pièce sur YouTube

Ostinato, Théâtre, YouTube, Marc Villemain, Claude Aufaure, Dimitri Rataud
OSTINATO

 

 

Voilà un an jour pour jour, le 26 septembre 2024, que ma première pièce, du moins ma première pièce montée, 𝗢𝗦𝗧𝗜𝗡𝗔𝗧𝗢, voyait le jour au théâtre de la Huchette. La mise en scène est signée Dimitri Rataud, assisté d'Emmanuelle Jauffret, et le décor Esthel Eghnart. La pièce est interprétée par Claude Aufaure, Ludovic Baude et Hélène Cohen.

 

Nous avions (très) envie que ces trois mois de bonheur essaiment un peu plus loin que dans nos seuls coeurs. Aussi la pièce est-elle désormais visible par tous sur YouTube : il suffit de cliquer sur l'affiche, ou de suivre ce lien.

 

Merci à Cédric Bolusset (Héroïne Prod) d'en avoir réalisé la captation (à huis clos). Et à Franck Desmedt et l'équipe de la Huchette, (Gonzague Phélip, Yves Thuillier, Thomas Baudeau) de nous avoir accueillis tout le temps de ces longues et belles semaines. 

 

L'aventure théâtrale ne s'arrête pas là. À suivre... 

23 septembre 2025

Théâtre : Les Justes, Albert Camus

 

 

 

Réflexions sur la pièce carcérale

 

Stepan - C’est tuer pour rien, parfois, que de ne pas tuer assez.

 

Dora - Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des Justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. Ah ! pitié pour les Justes !

 

Skouratov - On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police.

 

 

Je dois avouer que, d’Albert Camus, ce n’est pas le théâtre que ma mémoire a conservé et conservera. Sans évoquer la chose politique (quoiqu’en m’autorisant tout de même à affirmer que sa lucidité, son souci de la justesse, son attachement viscéral à la justice – une justice humaniste, précision utile – et, appelons-la ainsi, sa tempérance radicale, font rudement défaut à ce premier quart du vingt-et-unième siècle), il me semble que son œuvre, du fait de sa délicatesse et de son exigence, trouve son expression la plus sensible et marquante dans les textes, romans ou essais, qui lui laissent le loisir et le temps de la complexité – jusqu’à ce très beau et posthume et inachevé Premier homme, où sa passion pour le théâtre n’est d’ailleurs pas en reste. Bref, que je n’éprouve pas pour le théâtre de Camus davantage d’allant me laisse moi-même sur un sentiment un peu chagrin, n’ayant pas oublié que lui-même considérait cet art comme « le genre littéraire le plus haut ». Mais voilà, et cela vaut spécialement pour « Les Justes », un certain théâtre d’idée ne tarde jamais à me rebuter. L’on me dira que cette pièce n’est pas que cela, que précisément elle s’acharne à décrypter les limites de l’idée et les limites aussi que tout homme doit y mettre, que l’abstraction idéelle peut mener au pire et que seul l’amour concret (d’une idée ? de Dieu ? de l’autre ?) a le pouvoir d’y glisser un grain de sable, il n’en demeure pas moins que « Les Justes » se montre parfois un tantinet didactique.

 

D’ailleurs, aveu pour aveu, ce n’est ni pour Camus ni pour « Les Justes » que, ce soir-là, j’emmenai ma femme au théâtre de Poche-Montparnasse (elle qui conservait de sa lecture adolescente un souvenir particulièrement vif), mais pour… Maxime d’Aboville. Dont je n’oublierai jamais l’interprétation absolument prodigieuse qu’il fit du personnage de Robespierre dans « Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes » (mise en scène par Thierry Harcourt au théâtre Hébertot et à propos de laquelle je n’ai pu écrire qu’un trop bref billet). Mais un Maxime d’Aboville qui, ici et pour la première fois, se prête au jeu – et au risque – de la mise en scène. Et c’est un déchirement pour moi que de n'avoir pas été entièrement convaincu, ni emporté…

 

Sans doute est-ce lié au champ lexical à la fois marqué et daté de la pièce (dans le magazine « Théâtral », d’Aboville reconnait que certaines répliques, même « magnifiques » frisent « l’explicatif »), mais aussi à la lecture finalement assez littérale qui en est faite. La soixante-dizaine d’années qui séparent sa création à Hébertot en 1949 (avec notamment Michel Bouquet et Maria Casarès) et la résurgence du terrorisme en France, sans même parler des affres dans lesquelles notre époque est plongée, offraient peut-être la possibilité d’un certain pas de côté, d’une certaine prise de distance. J’allais dire de « jeu ». Car c’est par le jeu, et par le jeu seul, qu’un texte d’une telle austérité revendiquée peut espérer trouver une incarnation spectaculaire. Or si les comédiens sont loin de démériter, leur prosodie sonne parfois de manière un peu attendue, comme pétrifiée peut-être par la gravité légèrement emphatique du texte : on aimerait que leur expression, leurs mouvements se débrident, gagnent en ampleur, en liberté ; on aimerait, en somme, que la cérébralité du texte s’écorche à quelque chose de plus brut. Sans doute ce souci de reproduire l’archétype attendu d’une parole politique rugueuse est-il délibéré, après tout il s’agit bien aussi d’incarner la sévérité d’une certaine folie idéologique et psychologique, mais il n’en demeure pas moins que la question de la représentation d’une telle pièce demeure posée – car elle se posa et fut posée dès sa création. Bien sûr il y a les nobles soupirs de Dora et de La grande duchesse (Marie Wauquier), bien sûr il y a l’enjouement fébrile de Kaliayev (Oscar Voisin), la sécheresse brutale de Stepan et l’onctueuse rouerie de Skouratov (Arthur Cachia), sans parler du métier d’Étienne Ménard incarnant Annenkov et Foka, et il est patent que quelque chose dans ce texte a saisi et troublé chacun de ces comédiens. Mais cela a beau être un huis clos, cela a beau être écrit pour que nous en éprouvions une sorte d’étouffement, cela a beau vouloir, aussi, nous édifier, mon impression – toute personnelle – est que l’ensemble pâtit d’être un peu trop pensé. Reste que le projet est, au bas mot, pertinent et bienvenu, et que nous emportons avec nous le désir patent des comédiens d’être imprégné de la gravité de ce qui se joue là. Disons seulement que le rideau de fer qui fait office de décor aurait peut-être pu trembler davantage.

 

Les Justes - Mise en scène : Maxime d'Aboville - Théâtre de Poche-Montparnasse
Avec : Arthur Cachia, Étienne 
Menard, Oscar Voisin et Marie Wauquier

14 septembre 2025

Théâtre : Franck Desmedt - Saint-Exupéry

 

De Saint-Ex à Desmedt,
ou les rêveurs hyperactifs

 

De Saint-Exupéry je n’ai, comme d’autres sans doute ce soir-là au Lucernaire, qu’une idée assez générale, pour ne pas dire sommaire. Je n’étais pas, enfant, spécialement passionné par Le Petit Prince, que j’avais aimé lire, sans doute, mais pas au point d’en être durablement ébranlé – contrairement à ma femme, encore capable de le déclamer intégralement par cœur et les yeux fermés. Quant à la relecture que j’en fis à l’âge adulte, le plaisir qu’elle me procura fut certain, mais, là encore, pas d’ébranlement durable. En revanche, je me souviens très bien de Vol de nuit (préface d’André Gide), dévoré avec transport autour de mes vingt ans. Il est vrai que je découvrais à cette époque des écrivains tels qu’André Malraux ou Ernest Hemingway : l’on peut aisément deviner le point de contact entre ces trois-là, et incidemment ce que je pouvais alors rechercher dans mes lectures : de l’aventure, de la grande histoire, du frisson, de l’héroïsme, une certaine envie de résister au cours implacable du monde, un certain dépassement de soi et, sans en être plus conscient que cela, quelque chose qui avait trait à une certaine masculinité. Toutes choses auxquelles Franck Desmedt n’est de toute évidence pas insensible. Sept ans après son « seul en scène » remarqué autour du Voyage au bout de la nuit, quatre ans après le beau spectacle qu’il consacra à Romain Gary, et alors qu’il reprend au théâtre de la Bruyère à partir du 9 octobre l’aventure « Kessel / La liberté à tout prix » (j’en ai parlé ici), le voilà qui convoque cet autre paladin au destin hors du commun : Antoine de Saint-Exupéry.

 

Desmedt a du métier, beaucoup de métier. C’est la première chose à laquelle j’ai songé après que le rideau rouge du Lucernaire se fut ouvert. Sa diction, ses intonations, ses accentuations, sa vivacité, son aisance à basculer d’une atmosphère à une autre, d’un registre à un autre sont notables. Surtout, il a le sens du récit. Aussi ne tombe-t-il jamais dans l’écueil documentaire, lui qui connaît pourtant si bien ses sujets. C’est donc avec intelligence qu’on le voit égrener, l’air de rien, les jalons biographiques de ses « héros », et avec grand naturel qu’il esquive l’austère tentation du biographe. Pour cause : ce n’est pas ce qui l’intéresse. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas tant les scènes mille fois rebattues qui ont fait ces légendes que leur complexion personnelle, leur irréductibilité, et la poésie, pour ne pas dire la mystique à laquelle ces écrivains voyageurs allaient nourrir leur existence – j’allais dire sustenter leurs âmes. C’est leur part sensible, leur part lyrique et spirituelle qu’il explore, non leur être social.

 

À cela s’ajoute une certaine exigence. Littéraire, d’abord. Desmedt ne va pas chercher dans leurs textes les seuls fragments passés à la postérité. Ce qui lui permet de nourrir une seconde exigence, que l’on va dire éthique. Car il va puiser dans leurs écrits ce qui lui permet d’affirmer sa propre vision du monde. Une vision qui, malgré ce qui les distingue, conduit autant Saint-Exupéry que Gary et Kessel à éprouver l’angoisse d’un certain appauvrissement de la civilisation. C’est une perspective que l’on retrouve dans chacun des « seuls en scène » de Franck Desmedt : une désolation devant le tarissement de l’humanisme classique et l’emprise sur nos vies ordinaires du matérialisme le plus étriqué. D’où ces beaux moments que réserve chacun de ses spectacles, par exemple lorsqu’il met l’accent sur le devoir de camaraderie chez Saint-Exupéry, la prégnance de la passion maternelle chez Gary, ou encore le goût, voire la fascination de la mort chez Kessel.

 

L’on sait, dans le petit milieu du théâtre, combien Franck Desmedt peut être hyperactif. De fait, il a toujours plusieurs projets au feu – quand il ne les mène pas tous de front. Mais ce boulimique insatiable, comme put l’être Saint-Exupéry qui ne tenait pas en place, n’en cohabite pas moins avec une part que, par commodité, l’on dira d’enfance, et qui n’est autre que la part du rêveur. Aussi je ne m’étonne guère qu’il ait été sensible à l’auteur du Petit prince, lui pour qui (attention, citations éculées !) « toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants [mais] peu d’entre elles s’en souviennent », et qui bien sûr affirmait qu’« on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel [étant] invisible pour les yeux. » Ces leitmotivs du rêveur, conjugués à l’idéal humaniste qui irrigue Terre des hommes, sont constitutifs de l’intention artistique de Franck Desmedt. Qui, ce soir encore, aura régalé son public.

 

Saint-Exupéry, le commandeur des oiseaux
Avec : Franck Desmedt / De : Mathieu Rannou / Mise en scène : Benoît Lavigne
Le Lucernaire, Paris 6ème

26 août 2025

Vanessa Schneider - La peau dure

 

 

Les Pères terribles

 

À chaque rentrée littéraire son cru de prédilection : celle de septembre 2025 semble avoir jeté son dévolu sur la galaxie parentale, notamment dans ses nuances maternelles, source d’inspiration aussi inépuisable que l’amour (ou la haine). On pourra juger le filon commode, voire un peu compulsif, mais quel écrivain pourrait prétendre n’avoir jamais éprouvé la tentation, l’envie ou la nécessité de partir à l’assaut de ses propres hordes primitives ? D’autant que là aussi réside une matière dont la littérature mondiale a pu tirer les plus incontestables de ses œuvres – ou ses plus insignifiantes, la chose est entendue.

 

Avec La peau dure, Vanessa Schneider, bien connue comme grand reporter au Monde et très remarquée lorsque parut Tu t’appelais Maria Schneider (adapté au cinéma par Jessica Palud), s’échine à arpenter les rugueuses cordillères de l’Everest paternel, trois ans après que l’écrivain, haut-fonctionnaire et psychanalyste Michel Schneider a trouvé la mort, tout au bout d’un long combat contre un cancer des voies biliaires. Poussée par les circonstances, Vanessa Schneider avait dressé dans Le Monde un tableau sans concessions des carences du système hospitalier. Elle y revient ici avec un serrement de coeur dont le lecteur comprend que le passage du temps ne suffit pas tout à fait à l'adoucir.

 

Michel Schneider. Ce patronyme qui n’aurait pas dû être le sien, en vertu d’une histoire personnelle qui ne le laissa pas indemne, résonne bien sûr aux oreilles de l’élite intellectuelle que l’on affuble volontiers de l’étiquette – infamante ou attendrie, c’est selon – de « baby-boomeuse ». Ces enfants nés dans l’immédiat après-guerre auxquels, de sa phrase sèche et sensée, Vanessa Schneider délivre moult coups de griffes, brocardant ceux qui « crurent en une révolution possible avant de se raviser et de s’ériger en grands gagnants des décennies de prospérité. » Où l’on retrouve cette manière d’écrire – donc de penser – dont témoignent ses articles de presse toujours nets, fermes, soucieux d’une distance où se devine le caractère délibéré du geste qui, précisément, permet de mettre à distance. « Pour les siens, boomers turbulents et transgressifs, l’aventure collective pouvait enfin laisser place à l’épanouissement des destins individuels. Le 10 mai 1981 leur avait donné l’opportunité historique de se lancer en toute décontraction et sans culpabilité à l’assaut des marches du pouvoir. Une aubaine. » Le livre regorge de charges de cet acabit, talentueuses toujours, acerbes le plus souvent. Les souvenirs d’enfance s’égrènent : « Avec l’arrivée de la communauté asiatique dans notre quartier du 13ème arrondissement, nous nous sommes rendus […] régulièrement dans des cantines vietnamiennes ou chinoises tenues par des familles ayant fui les régimes que mon père avait si vivement soutenus. » Mais si la critique est âpre et les notations mordantes, je les crois surtout désolées. Vanessa Schneider connait trop bien son monde, elle a bien trop vu, enfant, de ces militants révolutionnaires enfumer les banquettes du HLM familial, pour ne pas savoir combien, s’ils cultivaient l’espoir – proprement insensé – de faire table rase du monde et de son passé, ils jouaient d’abord l’idée qu’ils se faisaient de leur propre existence. Je dois d’ailleurs confesser n’avoir pas grande appétence pour la sonorité un peu dédaigneuse du suffixe « soixante-huitard », quand bien même, par facilité de langage, il peut m’arriver de l’employer. Je ne saurai le dire autrement, et l’on pourra bien me le reprocher : j’éprouve toujours quelque réticence à mépriser trop rudement ceux dont les aveuglements furent symptomatiques d’une époque ou d’un milieu, et dont les intentions eurent au moins pour elles d’être sincères ou louables – jusqu’à un certain stade, cela va sans dire mais toujours mieux en le disant.

 

Mais si les boomers animent le décor de La peau dure, c’est d’abord pour ancrer le père dans une histoire qui, comme toute fresque, dépasse l’individu. Donc pour permettre à l’humain de revenir. Si Vanessa Schneider prend soin de rappeler que son père fut « l’un des acteurs et des parangons » de l’homérique épopée adolescente et post-adolescente des années 1960/70 (cette « émeute de souris dans un fromage », comme la qualifiait méchamment Romain Gary), c’est d’abord qu’elle doit s’approprier ce donné historique pour exhausser librement son amour très résilient pour le père. Et pour l’aimer en dépit de tout : de l’intransigeance révolutionnaire qui régnait dans le foyer familial, de ses « explosion[s] de fureur » et de la charge patriarcale qu’il faisait peser sur les siens. Car entre deux potacheries, accès d’irrésistibles drôleries, initiatives rocambolesques et réflexes d’amour viscéral quand des garçons embêtent son adolescente de fille (« tu serais capable de tuer pour moi »), le portrait s’avère parfois terrible. Peut-être même plus terrible encore pour le lecteur que Vanessa Schneider ne se l’imagine, elle dont le dessein n’est assurément pas de dépeindre tout du long son père sous des traits qui font parfois frémir. C’est sur cette ligne de crête qu’elle se tient, non sans panache ni crânerie : de leurs conflits, de leurs colères, de leurs incompréhensions, il s’agit bien d’exhausser l’amour. Et si elle manifeste naturellement son refus délibéré de tout larmoiement et de toute complaisance, je crois qu’il s’agit surtout d’une manière de trouver la voie qui permette d’écrire au plus juste de cette relation au père, relation faite, on l’a compris, d’autant d’admiration et d’amour inconditionnel que d’adversité, de découragement et d’abattement.

 

On se demande, en refermant ces deux cents et quelques pages, ce que Vanessa Schneider a pu faire de tout cela. De ce temps de la vie qui la rendit farouche, isolée, sauvage. « Je développais au fil des années une timidité et une phobie sociale tenace. [] Je n’étais pas "populaire", les groupes et les bandes m’effrayaient. Je m’en tenais à l’écart et mon air farouche était perçu comme l’expression d’une arrogance. » À l’école, ça dégringole. « "Tu pourras toujours être mannequin chez Olida" (une marque de saucisses sous-vide) me craches-tu, l’œil mauvais. […] Nous sommes décidément "complètement débiles" comme notre mère, des "imbéciles", des "gogols" ». Avec la mère de Vanessa (et plus tard avec Vanessa elle-même lorsqu’elle se mettra en tête, quelle folie ! d’écrire), il entretient une relation de compétition malsaine teintée de mépris social : il se voulait plus intelligent, plus cultivé, plus fin, plus tout. Lorsque la mère se rebelle, décide de rattraper le temps perdu, de s’instruire, « il ne reconnaît plus celle qu’il a aimée, docile et craintive, admirative et soumise. » C’était l’époque, sans doute, et à cette époque, fût-ce chez les plus éclairés et les plus notoirement progressistes, « l’égalité restait un slogan scandé dans les assemblées générales » : la révolution était « une affaire d’hommes ».

 

Lorsqu’on rencontre Vanessa Schneider, on ne peut qu’être troublé devant ce qui émane de sa personne. Elle est souriante, vive, affable, pourtant l’on ne peut (du moins, je ne peux) m’empêcher de déceler en elle un je ne sais quoi d’énigmatique, de réservé ou de suspendu. Comme un pas de côté. Ou une porte que l’on veillerait à ne tenir qu’entrouverte. Une main tendue qui craindrait de passer pour trop familière. Je me demande si l’on ne peut déceler là quelque rémanence de l’adolescente effarouchée qu’elle semble avoir été, quelque stigmate de l’ombre géante qui lui couvrait la vue, l’ombre de ce père qui, de ce que j’en perçois, son mal de vivre, ses joies fragiles, ses engouements secrets, son amour du soleil et sa mélomanie extatique, ses douleurs terminales enfin, mesurait avec une acuité assez tragique ce qu’était l’existence, et envers lequel, quels que furent ses travers, ses vanités, ses erreurs et ses fautes, je ne peux, à la fin de ce livre très touchant, m’empêcher d’éprouver un certain sentiment de mélancolie fraternelle.

 

Vanessa Schneider, La peau dure - Sur le site des Éditions Flammarion

 

19 août 2025

Laurent Nunez - Tout ira bien

 

 

O Fortuna Imperatrix Mundi

 

J’ai souvenir d’avoir lu des livres de Laurent Nunez qui requéraient de ses lecteurs (de moi en tout cas) qu’ils mobilisassent (eh oui) une certaine dose de culture et de matière grise. Son premier, par exemple, Les écrivains contre la littérature, paru il y a presque vingt ans chez Corti. Et je sais, pour connaître un peu l’homme, l’étendue de son érudition (littéraire, mais pas que). Nous l’avions d’ailleurs laissé en Mode avion (Actes Sud, 2021), qui narrait les pérégrinations de deux zigues un peu braques et férus de linguistique, petit roman épatant, roboratif et radieux dans les interstices duquel s’esquissaient parfois déjà quelques motifs à visée personnelle. Avec Tout ira bien (Rivages), la chose est entendue : cela tient bien moins du roman (je dois dire que la mention en quatrième de couverture m’a un peu décontenancé) que du récit intime et familial.

 

Tous, peu ou prou, nous avons le sentiment – souvent avéré – d’avoir des familles un peu foldingues, dont les mystères, énigmes et autres secrets (mal) enfouis traversent plus ou moins fidèlement les générations. Mais à la lecture du livre de Laurent Nunez, on comprend que, nanti d’un tel matériau, il ait éprouvé le désir d’en tirer quelque chose. Surtout lui, qu’a toujours intéressé la question de l’émancipation/extraction (il n’est guère sensible au vocable fameux, « transfuge », que certains se délectent de porter en bandoulière, et je dois dire que cela me convient très bien). Si sociologiquement, pour user d’un adverbe un peu fourre-tout, le destin de la famille Nunez ressemble en partie à celui de beaucoup d’autres (mère née à Casablanca, père citoyen espagnol né à Tanger, installation en France au début des années 1970), la lignée a nourri au fil du temps une certaine disposition insolite à même de sustenter tout écrivain : la superstition. Et l’on ne parle pas ici du genre de superstition (qui n’en est pas vraiment une) invitant à contourner une échelle flageolant sur le trottoir, mais bien de superstition totale, celle qu’au sens strict l’on pourrait qualifier de totalitaire tant elle ordonne et détermine tous les pans de l’existence. Étant entendu que, chez les Nunez comme partout ailleurs, c’est d’abord et avant des innombrables divinités de la Fortune et de la Prospérité que l’on espère quelque manifestation sonnante et trébuchante. Je vous épargne ici l’inventaire des croyances et autres fétichismes de la famille Nunez : leur découverte ne vous en sera que plus désarçonnante – et réjouissante.

 

Reste que Laurent Nunez est un garçon d’aujourd’hui. Un peu poète sur les bords, tout écrivain se doit bien de l’être un peu, mais parfaitement rationnel, plutôt à l’aise dans son époque et sans doute volontiers voltairien. Éprouvant le léger hiatus entre ce qu’est devenue sa vie et ce que fut celle des siens, l’on comprend bien la mesure, la mansuétude, l’humilité, ce « pêle-mêle sentimental, fait d’un peu d’agacement, de pas mal de tristesse et de beaucoup d’amour » qui se manifeste dans Tout ira bien. À quoi se greffe l’indécision bienveillante de l’auteur quant au bien-fondé des petites marottes familiales, comme un écho à la prudence qui l’habite face aux insondables mystères de l’invisible. D’où ce texte d’une belle sincérité, qui, s’il ne ménage pas les occasions d’étonner ou de faire sourire, laisse au bout du compte sur une jolie impression de justesse, d’humour et de nécessité, comme baignée d’un clair-obscur occulte que l’auteur ne peut, in fine, que consentir à reconnaître comme une part, même infime, même réfrénée, de lui-même.

 

Laurent Nunez, Tout ira bien - Sur le site des Éditions Rivages

5 août 2025

Laurine Roux - Trois fois la colère

 

 

Réparer l’histoire

 

Roman après roman, Laurine Roux n’a de cesse de renouveler ses univers sans jamais se départir de son écriture identifiable entre toutes, rigoureuse et lyrique, exigeante et sensuelle, merveilleuse et picaresque. Nous l’avions laissée entourée d’une dynastie de chats philosophes traversant le XXe siècle (Sur l’épaule des géants, prix Alexandre-Vialatte), nous la retrouvons en plein cœur du Moyen Âge, aux confins des Alpes, quand les Croisades cuirassaient le cœur des hommes et rudoyaient le corps des femmes. À des siècles de distance, en des époques et des circonstances dont on aimerait croire qu’elles appartiennent au passé, il ne fallait pas trop du talent de cette écrivaine désormais confirmée pour que ce récit, tour à tour brutal et lumineux, nous atteigne dans notre modernité.

 

Tout en remontant la généalogie d’une drôle d’histoire d’amour et de haine et en exploitant chaque ressort d’une terrible vengeance, Trois fois la colère s’empare, tantôt de front, tantôt de manière allusive, de quelques-uns des motifs de controverses qui travaillent notre époque : le hiatus entre la justice et la vengeance, la domination masculine et la réification de femmes soumises au bon vouloir d’hommes volontiers lubriques et va-t-en-guerre, la prégnance d’un cléricalisme indifférent à l’homo spiritus, le devenir impossible des « migrants », les tensions entre l’empire du passé et des identités qui n’ont de cesse de se réinventer. À quoi l’on adjoindra ce personnage cardinal dans l’œuvre de Laurine Roux : la nature. Cette nature souveraine, promesse de refuge, immuable symbole de l’amour et de la révolte qui, dans chacun de ses romans, ne la conduit pas tant à un éloge du bon sauvage qu’à l’expression renouvelée d’un désir de ré-ensauvagement.

 

Je disais en exorde que l’écriture de Laurine Roux était reconnaissable entre mille ; le propos était incomplet : il faut ajouter qu’elle a beaucoup gagné en liberté. Cette belle et enviable disposition irriguait déjà son premier roman (Une immense sensation de calme, 2018, prix Révélation de la SGDL), mais l’on a tôt fait de constater, sept ans plus tard, combien Laurine Roux est devenue maîtresse de sa technique, de son habileté et de ses effets. Un tel savoir-faire aurait bien pu – la chose ne serait pas inédite – conduire à un certain assèchement, à une certaine dévitalisation. C’est bien loin d’être le cas, comme si chaque nouveau roman ne faisait que l’émanciper du précédent et l’autorisait à pousser plus avant sa curiosité et son goût de l’exploration. D’où cette écriture plus luxuriante encore, tantôt brusque, tantôt passionnée, tantôt légèrement précieuse, qui achève d’imprimer à ce cinquième roman aux Éditions du Sonneur, dont j’ai à nouveau l’honneur d’être l’éditeur, son cachet si particulier.

 

Laurine Roux, Trois fois la colère - Sur le site des Éditions du Sonneur

14 avril 2025

Mario Vargas Llosa

 

Mario Vargas Llosa s'est éteint le 13 avril à Lima, il avait 89 ans.

 

Mon premier souvenir de Mario Vargas Llosa est lascif et subversif, et remonte à mes vingt ans. De mémoire, Éloge de la marâtre sera d'ailleurs le seul livre à dessein ou à tentation érotique (ou presque : j'ajoute aussitôt L'orgie, la neige de Patrick Grainville) qui m'aura jamais bousculé. Comme Vargas Llosa lui-même, la littérature qui se veut expressément érotique m'a toujours sérieusement emmerdé, je déteste ses figures obligées, son lexique embrouillé, ses langueurs lourdes, bref je ne lui ai jamais trouvé aucun attrait ni intérêt ; en revanche, que de sublimes moments d'érotisme, érotisme latent ou cathartique, innocent ou coupable, traversent les plus grandes oeuvres littéraires, voilà ce que je crois et éprouve. Il est difficile (et d'ailleurs peu souhaitable) de chercher à réduire la vie et l'œuvre d'un écrivain à quelques traits caractéristiques, à quelques instants biographiques ou schémas trop commodes. Je n'ai plus lu Vargas depuis des années, mais ce que j'en conserverai, intimement, c'est la multiplicité de son génie, qui lui permit d'explorer tous les domaines, de mêler tous les genres et tous les registres avec une égale exigence, en un mot son inextinguible liberté - ce mot qu'assurément il plaçait au-dessus de tous les autres. Tante Julia devait être bien fière de son Scribouillard.

 

18 mars 2025

Cinéma : Je le jure, de Samuel Theis

 

Parachevant la « trilogie mosellane » ouverte avec Party Girl et Petite nature, dont chaque cinéphile aura pu louer la grande sensibilité, le nouveau long-métrage de Samuel Theis, en prenant prétexte d’une convocation pour un jury d’assises, se donne pour dessein de questionner le sens de la peine, et pour méthode de respecter avec le dernier scrupule les règles judiciaires qui ont cours (souci dont se dispensent la quasi-totalité des films de fiction, fussent-ils les plus admirables). En électrisant davantage encore son cinéma toujours à vif, et non content de n’affecter en rien son intensité dramatique, ce souci d’observation et de justesse n’en finit pas d’aiguiser le saisissement que l’on éprouve devant chaque film de Samuel.

 

Si Je le jure ébranle le spectateur autant qu’il interroge le sens commun, s’il trouble nos préjugés autant qu’il questionne les mobiles de nos propres jugements, il montre surtout, non sans rage ni délicatesse, combien il peut être ardu pour celle ou celui qui ignore tout de ses codes, de ses protocoles et de sa langue, de rencontrer l’institution judiciaire. Se confronter aux exigences de la justice, à son statut comme à son idéal, conduit fatalement à une confrontation avec soi-même. Or comment peut-il, lui, Fabio, ce taiseux, ce type un peu paumé, un peu largué, un peu alcoolo, participer à l’œuvre de justice et décider de la vie d’un autre ? Nul ne sort jamais indemne d’une telle responsabilité, qui peut aller jusqu’à ébranler l’idée que l’on se fait de soi. Aussi ne peut-on que saluer le travail des acteurs, qu’ils soient professionnels (Marina Foïs, Sophie Guillemin, Louise Bourgoin, Micha Lescot, Emmanuel Salinger, Claude Aufaure, Saada Bentaïeb) ou pas (Julien Ernwein, Marie Masala, Souleymane Cissé), d’avoir su épouser le parti pris éthique et esthétique du film, jusqu’à lui conférer sa belle fébrilité, et son souffle souvent bouleversant.

10 mars 2025

Olivier Mannoni - Coulée brune

 

 

Publié quelques semaines avant l’élection de Trump (donc lu avec un léger décalage), Coulée brune - Comment le fascisme inonde notre langue, petit bréviaire de la haine et de la destruction du logos démocratique, n’a rien perdu de son extrême urgence. L'auteur du très remarqué Traduire Hitler n’est pas connu pour se payer de mots. « Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire. Et nous nous y accoutumons », écrit-il en ouverture de ce petit livre effrayant – mais salutaire – qui se donne pour objet de décortiquer la « corruption du langage » et le « travail de sape lexical » entrepris par d’innombrables et protéiformes « mouvements fascisants ». Sa lucidité ne nous donne, hélas, guère de raisons d’espérer. Pour autant, Olivier Mannoni n'est pas Cassandre : il ne prédit pas la chute de Troie. Reste qu'il est devenu impérieux d'entendre son appel à un « retour aux Lumières ». Comme lui-même, du bout des lèvres, semble vouloir y croire : « il n'est pas encore trop tard. »

 

8 mars 2025

Christel Périssé-Nasr - Le Film du peuple

 

 

L’Art du dressage, en 2023, avait donné le ton : Christel Périssé-Nasr n’écrit pas pour cajoler le lecteur mais pour dessiller son regard. Cette exigence, cette éthique aussi, se retrouve décuplée dans Le Film du peuple, fresque implacable, désabusée, ironique parfois et superbement écrite qui, partant de l’histoire d’une petite bonne de la fin du Second Empire pour déployer ensuite sa descendance jusqu’aux années 2000, nous fait traverser un siècle de convulsions sociologiques et anthropologiques.

 

Le film (car c’est ainsi que, métaphoriquement, fonctionne le dispositif scénique du roman) commence donc au XIXe siècle. Fanette, qui officie comme domestique dans un château de campagne, doit endurer les affres de sa condition de fille-mère. Le discrédit est tel qu’il hantera la famille sur cinq générations, laquelle s’en accommodera au prix d’un tour de passe-passe qui permettra d’ériger le mythe fondateur : celui d’une hypothétique ascendance aristocratique. Chaque maillon de la chaîne générationnelle va ainsi cultiver le même et insatiable désir : celui de s’extraire de la gangue populaire et de prendre d’assaut la pyramide sociale. Autant d’ambitions et de destinées qui, on s’y attend, seront pour le moins contrastées – « Les arrivistes arrivent, mais combien restent ? », se demande, faux ingénu, Régis Debray dans Riens (Gallimard, 2025). 

 

L’omniscience de la narration, assortie à cette manœuvre habile qui consiste à faire du lecteur un spectateur douillettement assis dans son sweet home cinema, ajoute à cette chronique de l’arrivisme une distance qui achève de glacer un récit dont le tour de force est d’être tout à la fois sec et lyrique. Impitoyable Chabrol, Christel Périssé-Nasr excelle à entrer, comme qui dirait en catimini, dans les plis épais de l’histoire, à en exhausser le temps long, à démonter la petite fabrique des déterminismes sociaux et à décortiquer la matrice de ce que nous croyons contemporain. Somme des récits dont les familles savent taire les secrets, les hontes et les reniments, le roman a quelque chose d’un arbre généalogique du mérite et de la soif d’embourgeoisement, avant d’aboutir à une dissection de l’individualisme contemporain et du caractère irraisonnable d’une certaine compétition sociale. Mais aussi âpre et rêche qu’il soit, Le Film du peuple bouscule sans jamais s’interdire d’émouvoir. C’est peu dire que j’éprouve une certaine fierté à avoir pu contribuer à l’édition de ce texte admirable.

 

EXTRAIT

 

C’est un confort relatif, celui qu’offrent deux bons salaires et quelques années d’université, qui fait croire à Catherine et Jacques qu’ils ne font plus partie du clan des manants. Pourtant, vu d’en haut – de tout en haut de la pyramide des gains et des puissances –, ce cirque est poilant. Même avec une caméra d’une sensibilité exceptionnelle, les différences de nature et de culture qui produisent en bas la segmentation qu’on connaît sont imperceptibles. On ne les distingue pas. Il n’y a aucune différence entre le chômeur et l’avocat, l’ouvrier et l’ingénieur, tout le monde est soumis aux mêmes lois, aux mêmes lasagnes à la cantine et aux mêmes horaires. On a seulement concédé une maison secondaire et une voiture neuve à l’ingénieur, et pas à l’ouvrier, pour qu’ils puissent continuer à se bouffer entre eux. Il y a entre eux tous et la corne d’abondance mille années d’un marathon truqué d’avance, mais le grand script leur distille ce conseil : à qui joue perso, il sera donné beaucoup. Alors c’est à l’âne qui les talonne, à celui qui trottine avec dix noisettes de moins dans la poche, qu’ils réservent leurs coups de sabots. Prends ça, merdeux. Prends ça, frère.

 

Christel Périssé-Nasr, Le Film du peuple - Éditions du Sonneur

6 mars 2025

Théâtre : Malwida - Michel Mollard

 

 

C’est un nom oublié, celui d’une femme qui pourtant inspira bien des grands esprits de son temps : Nietzsche (qui lui devra sa rencontre avec Lou Salomé), Wagner, Michelet, Liszt, Hippolyte Taine, Sully Prudhomme et tant d’autres. Parmi lesquels, donc, Romain Rolland. Elle, c’est Malwida von Meysenbug. La profonde et réciproque affection que tous deux se portent, nouée alors qu’il n’est encore qu’un tout jeune agrégé d’histoire, donnera lieu à d’innombrables rencontres, séjours et autres voyages, ainsi qu’à une correspondance très nourrie – plus de mille cinq lettres, dont un florilège fut publié après la mort du prix Nobel. Elle « me fut, écrira-t-il dans ses Mémoires, une seconde mère, qui m’a aimé, que j’ai aimée, d’une affection pleine et profonde. » Aristocrate en rupture de ban, actrice de la révolution de 1848, autrice notamment des Mémoires d’une idéaliste, Malwida von Meysenbug est de ces figures qui semblent personnifier le passage d’un monde à l’autre, cet entredeux qui vit s’effilocher le romantisme du dix-neuvième siècle et naître les révolutions du vingtième, entre aspirations démocratiques, essor du féminisme et effervescences artistiques. Habile à la maïeutique, elle attise chez le jeune homme épris de musique, balbutiant encore dans l’existence, ce qui germe en lui d’exigence esthétique et morale, qu’il déploiera sa vie durant sous la forme d’un idéal pacifiste et universaliste.

 

Du moins est-ce ainsi que nous le restitue la pièce de Michel Mollard, dans la mise en scène sobre et savamment surannée de François Michonneau (qui avait déjà œuvré à « Dernières notes », relatant la dernière soirée – beethovénienne – de Romain Rolland). Sur la petite scène du Studio Hébertot, se matérialise ainsi la rencontre de ces deux êtres que tant de choses semblent opposer – à commencer par les cinquante années qui les séparent. À la demande de Gabriel Monod (Benoît Dugas), qui fut à l’origine de leur rencontre, le jeune Romain Rolland (Ilyès Bouyenzar) y interprète une cantate de Bach devant – et pour – cette femme dont il ignore encore jusqu’au nom. Le charme prend aussitôt, inspirant à Malwida une foultitude de digressions et de pensées tantôt nostalgiques, tantôt existentielles, toujours ardentes : sous nos yeux naît une amitié. Mais le charme prend aussi dans la salle, troublée par l’expressivité, la candeur et la pétulance de Bérengère Dautun, quatre-vingt-cinq ans et soixante ans de théâtre. C’est bien simple : elle est, sur ces planches, la plus jeune de tous. Tour à tour grave et facétieuse, enthousiaste et pénétrante, clairvoyante et passionnée, l’actrice imprime à la pièce ce qu’il lui faut d’humeur et de mouvement, esquivant ainsi les pièges d’un texte très tenu, héraut d’idéaux dont une bonne partie ont fini par s’absenter du monde. La vigueur de Bérangère Dautun fait d’autant plus contagion que, comme en contrepoint, la belle voix (off) de Jean-Claude Drouot vient nous en faire entendre une autre, dont on finit par se persuader qu’elle pourrait être celle du vieux Romain Rolland lui-même !, et qui achève de nimber la pièce d'un beau halo de gravité.

 

Malwida, de Michel Mollard - Reprise au Studio Hébertot jusqu'au 16 mars

 

18 février 2025

Paul Lynch - Le Chant du prophète

 

 

Elle allume la radio pour attendre les actualités, sort dans le jardin et s’approche de la corde à linge, contemplant les arbres nimbés de lumière rosée, c’est peut-être vrai, ce que l’on raconte, les arbres ressentent les choses et communiquent leur terreur à travers le sol, prévenant leurs congénères de l’arrivée du péril, de ce qui craque dans le ciel comme un feu dévorant dont la gueule mâcherait du bois.

 

 

Les temps sont bilieux. Le brun kaki, qui jubile depuis quelques années déjà, prend peu à peu le dessus. Et moi qui me suis toujours obstiné à me tenir (assez) rigoureusement informé, nonobstant une certaine lassitude, quand ce n’est pas un certain découragement devant les grésillements et autres jeux de pantomime de l’actualité mondiale, j’en viens à m’étonner de continuer à écrire des pièces à tendance intimiste ou des romans à tendance délicate et parfois facétieuse, peut-être pas trop balourds mais finalement assez accessoires. Possiblement s’agit-il, dans ma psyché d’Européen sceptique mais non pessimiste, pour parler comme Valéry, de prolonger trompeusement quelque âge d’or, voire de me donner l’illusion de contenir la survenue de tragédies qui, quand elles ne sont pas déjà là, s’annoncent à grands coups de clairons fascistoïdes. Ce débat très ancien n’en finit plus de convoquer et de tracer une ligne de partage (parfois un peu grossière, il faut bien le dire) entre les écrivains témoins, prosateurs concernés et spectateurs engagés d’un monde que, non sans abnégation, ils s’acharnent à croire encore réformable, et ceux, appelons-les irrésolus, qui se sentent requis d’abord par quelque imaginaire métaphysique ou idéal esthétique – et qui, de toute façon, s’avèrent généralement inaptes au combat frontal et à la harangue idéologique. Or ce débat, qui me requiert depuis mes vingt ans, je ne l’ai toujours pas, au fond, tranché. Je ne suis pas pour rien, par ma mère, d’extraction normande : le cul coincé entre deux sièges, naviguant à vue entre l’insubordination et l’acceptation, la dissidence et le renoncement, l’élan vers le dehors et le repli sur soi.

 

C’est là que déboule Le Chant du prophète. Le romancier Paul Lynch y signale en effet que nous n’aurons pas le choix – que nous n’avons sans doute jamais le choix : quand l’Histoire se présente à nous, c’est sans que l’on s’en aperçoive, du moins sans que nous ayons eu l’acuité suffisante pour y faire face en temps voulu et utile. Il montre dans ce grand roman (dont il situe naturellement l’action en Irlande, mais l’extrapolation vers l’étranger proche est aisée) combien l’Histoire s’impose toujours brutalement aux individus, et y décrit par le menu tout ce qui nous fait peur, à nous autres, occidentaux – et que vivent déjà tant de peuples : l’irruption de la dictature, le retour des grands malheurs, la dépossession de soi, la fin de toute vie que l’on dit quotidienne, le déchirement de tout espoir, l’anxiété pour sa propre survie, notre devenir-migrant et la mort sur le palier.

Afin de permettre l’élargissement du propos et de le rendre aussi universel que possible, Lynch décide de se défaire de toute digression idéologique, de toute propension à l’édification comme de toute tentation thésarde. Il se saisit au contraire du plus petit bout de la lorgnette et regarde le chaos qui prend forme à très courte distance focale : celui d’un individu esseulé. En l’occurrence une femme, Eilish, mère de trois enfants qui, un beau matin, voit son mari partir pour ne plus revenir ; on le suppose enlevé, torturé par les forces gouvernementales, mais nul ne sait exactement ce qui lui est arrivé. Et il faut vivre avec ça. Sans cesser d’espérer ni d’assumer ses responsabilités d’épouse et de mère. « Et puis je me suis réveillée et j’ai commencé à saisir ce qu’ils nous font, c’est tellement intelligent, comme méthode, ils te prennent quelque chose et ils le remplacent par le silence, […], ils te laissent vaguement espérer que ce qui te manque te sera un jour rendu », lui dit une autre femme, Carole, à qui on a également pris son mari. Eilish, qui doit bientôt surmonter l’angoisse de perdre son fils parti rejoindre les rebelles, s’y refuse de manière acharnée, pathétique : « Tant qu’il reste une part d’incertitude on ne peut pas désespérer, avec l’incertitude l’espoir est toujours possible. » Terrible, tragique, cette obstination à se persuader qu’il y a toujours une réponse à tout, toujours un moyen de s’en sortir, même quand on a le visage enfoncé dans la boue des hommes. L’individu se trouve alors condamné à refaire le récit de sa vie, à se demander ce qu’il a raté, ce à côté de quoi est passé, tout ce qu’il a négligé, ainsi que tout ce à quoi sa folle espérance d’un monde meilleur l’ont conduit. Car, cruellement, l’espoir d’un avenir est ce qu’il reste quand il n’y a plus rien : « C’est vers lui qu’on doit se tourner, n’êtes-vous pas d’accord, c’est peut-être la seule liberté qu’il nous reste, se projeter dans l’avenir. » Ainsi Eilish en vient à comprendre que « le bonheur se niche dans ce qui relève de l’ordinaire, qu’il réside dans les mouvements quotidiens comme s’il devait rester invisible, telle une note qui demeure inaudible tant qu’elle ne résonne pas depuis le passé. »

 

Inévitablement, en tournant ces pages parfois terribles, le lecteur songera à certaines tragédies passées (la Bosnie) ou en cours (l’Ukraine). Surtout, il aura bien du mal à ne pas penser que ce qui arrive à Eilish ne lui pend pas au nez. Car tout ici est crédible, vécu à hauteur d’homme (« croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre »), et plus encore dans le flux permanent d’une conscience individuelle incessamment bousculée. C’est probablement, de ce roman, ce qui en fait une des forces les plus vives.

« S’il faut de tout pour faire un monde, il faut des riens pour faire une vie », écrit Régis Debray dans Riens, le petit livre qu’il vient de faire paraître chez Gallimard. C’est à ces petits riens qu’Eilish en viendra finalement à s’accrocher pour accepter de survivre, le regard dessillé par le réel et bien consciente que, dorénavant, « il n’y aura même pas de paix dans le noir de ses paupières closes. »

 

Paul Lynch, Le Chant du prophète - Éditions Albin Michel

Traduction : Marina Boraso

2 février 2025

Thomas Morales - Tendre est la province

 

 

Je suis né six ans avant Thomas Morales. Ce qui me donne sur lui un avantage incommensurable : celui d’avoir amassé plus de madeleines de Proust. Sa mère n’était plus très loin de la délivrance quand j’étais déjà assis avec mes trois sœurs sur la banquette arrière d’une 504 d’un vert profond, cul de bouteille on va dire, ma mère occupant comme il convient ce qu’on appelait encore « la place du mort », mon père ne quittant pas la route des yeux sans que ceux-là, je l’observais dans le rétroviseur intérieur, n’y perdissent rien de leur malice. Je crois bien que nous regagnions notre bourg médiéval et viennois, celui où le cardinal de Richelieu lança d’antan sa chasse aux « possédées », après une courte semaine de vacances sur les plages bétonnées de la Costa del Sol. Mon père roulait trop vite. Pour cause : nous étions le 19 mai 1974 et nous ne tarderions plus à savoir si François Mitterrand avait ou pas renversé la table – finalement non, il dut attendre un septennat encore. De ce que j’en percevais, l’homme du congrès d’Épinay n’avait pas les faveurs de mon père qui, pied au plancher, faisait tout son possible pour que puissions être à vingt heures pétantes devant le téléviseur familial – un hippopotamesque Philips dont il contrôlait la trappe donnant accès aux commandes en la verrouillant avec une petite clé.

 

Ce type de souvenir, même s’il m’est personnel, émaille le dernier livre de Thomas Morales, qu’il m’est impossible de ne pas encenser tant sa nostalgie, « terre d’accueil et d’exil », tantôt joyeuse, tantôt frondeuse, tantôt épuisée, lui offre des moments d’écriture absolument divins – et par certains aspects rencontre ce que j’ai pu moi-même écrire dans Il y avait des rivières infranchissables. Morales est fatigué (qui ne le serait pas ?) de la France. Disons d’une certaine France. Oublieuse de ses vieilles solidarités, de sa civilité prudente, de sa rusticité radieuse et de ses sobres plaisirs, cette France qui plonge tête la première dans le grand bain de la coercition administrative et morale, d’une normativité travestie en humanisme deux-point-zéro et se pâme devant les sirènes du temps. Si bien que l’on se prend à rêver avec lui à cette « sorte de concorde, au-delà des classes sociales et des identités tapageuses, un bon sens populaire qui n’était pas encore sujet de railleries ou de bassesses électorales », d’une époque où « lorsque vous vous arrêtiez à la station-service, on vous servait, vérifiait les niveaux d’huile et nettoyait votre pare-brise », bref à une « communauté d’esprit » révolue.

 

Bien sûr, le sens et le goût du bon mot peut emporter l’écrivain, tout le monde connaît ça. Je ne le disputerai pas sur ce terrain : telle opinion de circonstance, telle appréciation à visée vaguement politique ou sociale doit pouvoir s’effacer devant la beauté de ces pages mêlées de désarroi et de bonheurs ressuscités. Vraiment, il faut embarquer avec Morales, monter sur le porte-bagage de sa 103 SP ou s’asseoir sur le siège arrière de sa 404 et goûter à l’« anachronisme buissonnier » de cette Peugeot « avenante et démodée, donc intensément intemporelle. » Car oui, de bout en bout, tendre est cette province qui « nous oblige à penser notre pays dans sa durée et sa profondeur » (c’est dire si la chose peut paraître grotesque aujourd’hui), ce « désert français » où « les fureurs contemporaines sont perçues comme des éclaboussures. »

 

On pourra penser que Morales enjolive. Mais non, pas tant que cela. Il n’est pas dupe. Il sait les rudesses, les préjugés, les bévues des temps anciens, les limites aussi d’un « bon sens » qui n’échappe jamais aux approximations, aux illusions, à la crédulité. Mais disons qu’à tout prendre, il préfère encore ça. Il préfère ça à nos rodomontades technocratiques, bureaucratiques, inquisitrices, abêtissantes, et il est bien difficile de lui donner tort. « Aujourd’hui, à votre gueule, à votre cravate, à votre accent, à votre métier, à votre corbeille de papier, à vos brouillons, à vos incertitudes, on vous catégorise et vous déshumanise, plus aucune place ne sera laissée au paradoxe et au doute, à la dissidence et à l’humour, au dilettantisme et aux vieilles structures. Toute objection, toute nuance, toute pondération, toute critique même à la marge, même infime, est la preuve flagrante de notre, de votre culpabilité », écrit-il dans un de ces moments aux accents colériques. Qui ne dénaturent en rien ce qui domine ce beau texte : la joie palpable, sensible, de recouvrer des sensations anciennes et disparues, le petit bonheur de la ressouvenance, l’enchantement aussi de se savoir d’un temps qui s’effiloche, assurément, mais auquel on se sent heureux et privilégié d’avoir appartenu.

 

Thomas Morales - Tendre est la province - Éditions des Équateurs 

30 janvier 2025

Frédéric Beigbeder - Un homme seul

 

 

Que le personnage agace ou charme, que sa malice ou ses provocations fassent ou pas sourire, que l’on soit ou pas sensible à sa littérature, Frédéric Beigbeder, après avoir été ce « jeune homme dérangé » de la bourgeoise béarnaise qui jadis anima le potache, nihiliste et très décadent « Caca’s Club » (Club des Analphabètes Cons mais Attachants, sic), n’en est pas moins un représentant chevronné d’une espèce singulière d’écrivains, ceux d’une « génération X » dont Bret Easton Ellis demeure la plus brillante et incontestable figure. De manière moins cryptée, j’ai toujours surtout vu en « Beig » un grand échalas timide et réfractaire à l’âge adulte, un adolescent à vie comme nos parents en ont tant engendrés après la Seconde Guerre mondiale, un incurable romantique égaré dans des temps toujours plus insensés mais auxquels, précisément parce qu’il en percevait spontanément l’ineptie, il voulait ardemment contribuer, mais à sa manière : échevelée, romanesque et solipsiste – ce dernier qualificatif revenant régulièrement sous sa plume lorsqu’il évoque son père.

 

Et puis Beigbeder a changé. Je ne dirai pas « mûri », le mot lui déplairait, mais le succès, les excès (et l’avancée dans l’âge…) l’ont éloigné de Paris, des orgies et des rails de coke sur les capots de voitures. Tant et si bien qu’il en vient désormais à citer Saint-Paul et son Épître aux Romains en exergue de son nouveau livre : « Car je ne fais pas le bien que je veux ; Mais je fais le mal que je ne veux pas. » Reclus dans son domaine à l’orée du Pays basque, l’homme tient désormais davantage du gentleman farmer, entre châtelain affable et père de famille idéal, que du trublion branché. Le fil rouge entre le néo-punk fashion, l’ambianceur des soirées chics, l’agent publicitaire et l’homme rangé des bagnoles, nostalgique et pondéré qu’il est devenu ? La sincérité. « J’ai mis quarante ans à comprendre que je n’en avais plus dix-sept », écrit-il joliment, et il y a peut-être bien dans cette seule phrase comme l’aveu lourd, massif de ce que furent nombre d’hommes nés au mitan des sixties, qui explique aujourd’hui leur inaptitude à saisir le réel ou, c’est selon, leur goinfrerie à s’en pourlécher. La sincérité, donc. Qui est, je crois, la principale disposition qui anime Frédéric Beigbeder dans chacun de ses livres. On le croyait malin, roublard, intrigant, et sans doute était-ce vrai mais, tout en l’étant, il n’en demeurait pas moins sincère. Sincère dans ses gamineries, ses élucubrations, son auto-dérision, son indifférence aussi aux commérages ou à la rumeur – autant d’indices d’une enviable liberté. À quoi j’ajouterai sa lucidité sur lui-même, dont il aura fait l’une de ses marques de fabrique autant qu’une façon rouée de fabriquer son aura, mais qui, dans Un homme seul, a des accents désarmants, parfois même assez déchirants. Car il est question du père, bien entendu. Jean-Michel Beigbeder, faiseur de rois, star incontesté des « chasseurs de têtes », pionnier du genre et possible agent de la CIA, décédé le 23 septembre 2023 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans et avec lequel, conséquemment, le fils peut enfin « faire connaissance ». « Jamais je n’aurais osé écrire de son vivant », clame d’ailleurs d’emblée l’écrivain, qui ne voyait en lui « qu’un petit garçon qui [faisait] semblant d’être grand. » On croirait lire un autoportrait de Frédéric.

 

Il faut dire que ce père est un drôle de gonze. Dont l’enfance dorée fut interrompue lorsque, âgé de huit ans, on le fit entrer à l’ascétique pensionnat bénédictin de Sorèze, inoubliable maison de dressage, avant d’être renversé par un train deux ans plus tard. Jean-Michel Beigbeder est de ces pères dont l’absence tient étrangement lieu de présence. Digne représentant de ces années où le patriarcat n’était pas vraiment malmené, il vivait comme un homme d’alors entendait vivre : sans contrainte aucune. Ces quelques scènes où on le voit, à l’été 1976 lors de vacances avec ses deux fils en Indonésie, laisser le petit Charles et le petit Frédéric en plan au zinc de l’hôtel et s’esquiver, de jour comme de nuit, avec une (ou deux) jeunes femmes, sont à la fois déconcertantes et typiques d’une certaine « masculinité jamesbondienne », mais elles sont aussi formatrices. Car là naît l’écriture : cinquante ans plus tard, retrouvant le journal dans lequel il consignait alors ses impressions de voyage, Frédéric Beigbeder découvrira que là se fabriqua son « style arrogant, blasé et cynique. »

 

Si, comme chacun sait, l’humour est « la politesse du désespoir » (Chris Marker), l’autodérision beigbedérienne pourrait bien être la courtoisie du solipsiste hypersensible. Il faut dire qu’il a connu et accompagné la fin, le déclin et la sénescence du père, ce qui autorise et justifie une certaine mise à distance (« Les soins palliatifs sont le Chronopost du subclaquant. ») Dans ce texte qui ressemble moins à un hommage traditionnel qu’à l’adieu à un père énigmatique, clandestin, fuyant et insoupçonné, sourd tout du long une forme de tendresse que Beigbeder lui-même semble parfois avoir du mal à circonscrire. Demeure sans doute chez lui quelque chose de la pudeur de l’enfant qui éprouve quelque gêne à exprimer le sentiment juste. Ce qui, devant la concession familiale où lui-même prévoit d’être enterré, lui inspire ce mot : « Je passerai toute ma mort avec l’homme que j’ai fui toute ma vie. » Ou encore, dans les dernier jours : « Un des moments les plus émouvants de ma vie a été de voir l’aide-soignante sangloter à sa mort, alors que je n’y parvenais pas encore. J’ai eu l’impression que cette dame le connaissait et l’aimait mieux que moi. »

 

Ne vous attendez pas à un florilège de pensées profondes, puissantes, spirituelles et définitives sur la vie et la mort. Un homme seul est l’expression singulière, sensible et littéraire d’un chagrin, d’une mélancolie, d’une nostalgie aussi, mais mâtinée ou sublimée, c’est selon, par une autodérision aussi tendre que cruelle. L’expression aussi d’une projection de soi dans le temps, y compris dans le temps à venir, ce qui est naturellement source d’un certain désarroi : « Nous n’avons pas vu le siècle passer. Nous sommes désormais incompréhensibles et inaudibles. […] Je n’admets pas d’avoir pris cinq décennies dans la gueule. » Et vous pourrez le lire, ce florilège, en vous passant l’Andante de la sonate n° 16 de Mozart, qui à Beigbeder « rappellera toujours mon père amaigri regardant les oiseaux et les roses par la fenêtre. »

 

Frédéric Beigbeder, Un homme seul - Éditions Grasset

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