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Marc Villemain

18 janvier 2025

Claro - Des milliers de ronds dans l'eau

 

 

Fou, furieux, luxuriant, inextinguible, insatiable, engagé, grinçant, tendre et rageur, cérébral mais viscéral, hanté, halluciné, chamanique, bref : un livre de Claro. Dont je ne suis pas certain d’avoir pu ou su saisir toutes les subtilités – mais je m’y fais : la chose se produit plus ou moins avec chacun de ses livres. Peu importe : c’est dans l’errance du poète (qui n’en finit plus de s’exhausser en lui), dans cette odyssée du temps et de la ressouvenance qui confine à l’égarement, ainsi que dans l’incessant remuement de son écriture que l’on dirait par moments quasi logorrhéique, j’oserai même dire douloureuse, en tout cas inapaisable (ce qui n’est assurément pas la moins mauvaise manière de tendre un miroir au tumulte de nos fuyantes mémoires), qu’il importe de se glisser.

 

Mais il y a ici une nouveauté (au-delà de son éloignement revendiqué, et assez radical de l’art du roman) : c’est sur lui que Claro se retourne. Sur lui ou disons plutôt sur un moi partiellement fantasmatique, malléable, refabriqué, fait d’une quantité d’autres, un moi qu’il semble considérer avec un certain sentiment de curiosité, d’étrangeté pourquoi pas, de déception peut-être (n’oublions pas que son moteur repose sur la notion d’échec), et qui ne l’intéresse que tant qu’il le ramène à l’écriture, c’est-à-dire « rien d’autre qu’une insomnie d’un genre particulier. » Il y a là quelque chose d’un atavisme dont il tente à sa manière de remonter le germe ou l’ascendance, comme le récit de sa propre fondation. Ce pourquoi sans doute la mort est omniprésente dans ce texte dont on ne tardera pas à éprouver combien il est touchant – « même si mourir – je l’apprendrai un jour – est parfois la seule façon d'affirmer qu'on a plus ou moins tenté d'exister. » Combien aussi l’écriture est le motif et le mobile ultimes d’un écart vital d’avec un monde « torché à la va-vite dans le noir éternel, dans le trou du cul de la grande sorgue, [qui] ne perdure que grâce à nos préjugés et nos fictions qui l’imaginent rond et méthodique, conçu et façonné afin que chacun y ait sa place et sa tombe. » Comme il le déclara quelque part, Claro aime, veut que le lecteur lise du langage. Ce pourquoi son écriture a toujours partie liée avec l’expérimentation. Je ne suis pas toujours sensible, même s'il m’arrive d’en percevoir l’intention, à ses trouvailles formelles (les deux-points multipliés en un triplé de deux-points, le point final troqué contre un point-virgule, etc.), mais il n’en reste pas moins que ses volumes laissent toujours le lecteur sur un sentiment assez démesuré d’ivresse, de débordements, d’intelligence et d’aventure ; autrement dit de liberté. Ce qui n’est pas la moindre des louanges que l’on puisse adresser à un écrivain. 

 

Claro, Des milliers de ronds dans l'eau - Éditions Actes Sud

7 janvier 2025

Éric Chevillard : L'Autofictif travaille son dribble en forêt

 

 

Ce n’est un secret pour personne : Éric Chevillard est un de nos auteurs les mieux dotés en esprit. Ses triades quotidiennes d’axiomes, aphorismes et autres pensées profondes (fidèlement et loyalement publiées par les éditions de l’Arbre vengeur depuis 2009) en sont la preuve tantôt mordante, tantôt brillante, tantôt dépitée mais toujours ironique (et parfois tordante), et ne déçoivent jamais. Pour ma part, mais ça vaut ce que ça vaut, j’ai toujours cru pouvoir distinguer chez lui une sorte de vague affliction que, pour ainsi dire classiquement, il sublimerait dans un mouvement d’ironie lasse ou de joyeux accablement. « Un cœur sensible est toujours misanthrope un peu », disait Alain dans Ses Propos sur le bonheur : voilà une proposition à laquelle il me semble que Chevillard pourrait souscrire  avec grande élégance.

 

Tous, nous devrions disposer ses Autofictifs à portée de main de notre oreiller et nous endormir avec une de ces saillies dont il est le maître : au petit matin, nous nous réveillerions assurément (un peu) plus éveillés et (un peu) moins barbares.

 

Quelques morceaux choisis pour le plaisir et surtout pour donner envie :

 

  • Je longe la piscine de l’hôtel pour gagner la plage et la mer juste derrière avec le sentiment de m’arracher triomphalement aux conforts factices et émollients de la civilisation pour embrasser la vie sauvage.
     
  • Cette bourgeoise porte un long manteau de velours côtelé. Affligeant spectacle. Combien de vieux poètes et érudits folkloristes a-t-il fallu abattre dans leurs tanières pour confectionner un tel vêtement ? On ne veut plus voir ça.
     
  • Le loup module sa plainte, la tête levée vers le ciel, la nuit, sur fond de lune ronde ; l’homme geint, avachi dans son canapé et publie de loin en loin le recueil de ses lamentations.
     
  • Tandis que nous nous décomposons horriblement dans la terre ou brûlons dans les flammes du crématorium, le lapin mijote à feu doux avec des cuisses de clémentines et des citrons confits au creux d’une cocotte rouge en fonte émaillée. C’est tout ce que je peux dire en faveur de notre alimentation carnée.
     
  • Les hommes vieillissent mieux que les femmes. Ils meurent.
     
  • J’ai pour voisin un autre ermite dont je convoite les arpents de solitude afin d’agrandir mon domaine.
     
  • Car parfois nous nous demandons quelle est cette douce émotion qui nous visite quand nous pensons à la mort, et pourquoi il nous semble l’avoir déjà éprouvée, mais oui, voilà, c’était dans l’enfance, quand approchaient les grandes vacances.
     
  • Plusieurs scénarios possibles pour l’Apocalypse, le plus probable à ce jour restant tout de même celui de ma seule mort, suffisante pour tout abolir.
     
  • Je me demande quelle tête peut bien avoir le singe sous son masque d’homme.
     

Sur le site des Éditions de l'Arbre vengeur 

5 janvier 2025

Théâtre : Changer l'eau des fleurs

 

 

Violette Toussaint est gardienne de cimetière après avoir été garde-barrière. C’est là un des innombrables traits d’humour qui parsèment « Changer l’eau des fleurs », le best-seller de Valérie Perrin adapté par Caroline Rochefort et Michael Chirinian, lequel, assisté de Salomé Lelouch, met donc en scène cette pièce pleine de radieuse et touchante humanité. Triomphe presque équivalent à celui du roman, elle se joue sans discontinuer ou presque depuis 2021 (au théâtre Lepic d’abord, puis à Avignon, ensuite au théâtre du Chêne noir, avant de rentrer à la maison Lepic).

 

« C’est un beau roman, c’est une belle histoire », pourrait-on chanter. Mais en guise de chansons, c’est à Charles Trénet qu’il revient de tendre le fil rouge généreusement et poétiquement désuet de cette pièce, qui ne prétend à rien d’autre que célébrer une certaine humanité faite de bienveillance, de pudeur et de sincérité, mais lointainement nourrie de mélancolie. Toutes choses qui, aussi aimables qu’elles fussent, ne suffisent à expliquer un tel succès – les bons sentiments, c’est connu, ne sont que rarement un gage de valeur. Pour donner de la consistance à cette sorte de romance, encore faut-il, en plus d’une mise en scène qui exalte une délicate impression de féérie, des comédiens qui savent se glisser entre les lignes d’un texte. C’est le cas ici avec Frédéric Chevaux dans le rôle ingrat du mufle (dont on comprendra plus tard la motivation), de l’excellent et malin Jean-Paul Bezzina dans le rôle du commissaire venu enquêter sur la déconcertante dispersion des cendres de sa mère sur la tombe d’un inconnu, et bien entendu de Caroline Rochefort (Molière de la révélation féminine), dont la palette de jeu a de quoi impressionner : vive dans l’échange, rentrée dans l’introspection, émouvante dans le ressouvenir, provocante dans le badinage et pétillante dans la bagatelle, c’est autour d’elle bien sûr que viennent s’aimanter les projections et les émotions du spectateur. Dans le décor du très joli théâtre Lepic, tout cela constitue une manière bienfaisante d’entrer dans la nouvelle année.

 

Informations et réservations sur le site du théâtre Lepic.

31 décembre 2024

Andrew O'Hagan - Les Éphémères

 

 

Ç'aura donc été ma dernière lecture de l'an 2024. Je me découvre chaque fois très sensible aux romans d'Andrew O'Hagan, dont la délicatesse profonde est toujours teintée d'un humour pudique et léger. Ce roman-ci, dont le gros de l'action se situe au beau milieu des années Thatcher, met en scène un groupe de jeunes Écossais de la classe ouvrière fous de musique rock et punk, et notamment le plus charismatique d'entre eux, un certain Tully. Il suffira de tourner une page pour passer de l'été 1986 à l'automne 2017 — pour passer, en somme, d'un monde à l'autre. Les uns et les autres se sont assagis, mariés, ont fait leur chemin sans rien oublier de ce qu'ils furent. Mais voilà Tully rattrapé par la maladie. C'est le temps des vraies et grandes questions, de celles qui raniment tout ce qui fait le sel des amitiés de jeunesse. Et c'est très beau.

 

 

Andrew O'Hagan, Les Éphémères - ​​​​Éditions Métailié

29 décembre 2024

Cinéma : Oh, Canada, de Paul Schrader

 

 

Marqué par la lecture du livre de Russell Banks à sa sortie en 2022, j’étais naturellement curieux de ce que Paul Schrader avait bien pu faire de Oh, Canada, intéressé de savoir comment il avait pu recréer le caractère singulier de cet écrit ultime d’un écrivain déterminé à regarder en face la mort qui venait, soucieux de dire sans détours ce que furent les vérités de son existence et de montrer le trépas en acte – comme écrit de l’intérieur. Banks décéda d’un cancer un peu moins de deux années après la sortie du livre aux États-Unis, à 82 ans, et l’on peut aisément imaginer dans quelles dispositions d’esprit Paul Schrader, 78 ans, a abordé cette adaptation. Dont on peut dire, je veux le croire, que Russell Banks aurait été heureux.

 

Car au-delà des péripéties biographiques, au-delà des séquences délibérément effleurées ou de celles au contraire sur lesquelles il a décidé de s’arrêter, Paul Schrader a su réaliser un film qui trouble et qui fascine sans jamais chercher à se rendre aimable ou complaisant, dans une esthétique qui aspire à une certaine sécheresse. En cela, il se montre fidèle à ce que l’on peut supposer avoir été l’intention de Banks. On ne peut dire ou montrer le lent crépuscule de la vie qu’en se délestant autant que faire se peut de tout marqueur voué à une trop rapide obsolescence. À commencer par la tentation de la linéarité, grande lorsqu’il s’agit de retracer une existence. La vie biologique est linéaire, c’est entendu. L’existence, elle, ne l’est jamais : au mieux est-elle une succession de dérapages que nous nous efforçons de contrôler, d’accidents que nous tentons d’accueillir au mieux afin d’accumuler ce que nous espérons être de l’expérience, de l’endurance, pourquoi pas de la résilience. Et sans doute tout cela confère-il à la vie sa valeur d’aventure. On pourrait dire que toute vie est nécessairement un peu foutraque, décousue, indifférente à nos velléités de maîtrise ou de contrôle, et c’est ce que Paul Schrader restitue très bien en alternant sèchement les périodes d’une histoire individuelle reconstruite et en jouant du visage entremêlé de lassitude agacée et d’attendrissements navrés d’un Richard Gere magistral.

 

Le personnage que celui-ci incarne, le documentariste star Leonard Fife, consent mollement à ce que d’anciens élèves tournent un film à sa mémoire. Or, plutôt que de se livrer à l’exercice d’auto-congratulation que l’on attend de toute personnalité satisfaite d’elle-même, Fife entreprend de débarrasser méthodiquement son personnage de tout fard et de ne rien taire des impostures qu’occulte toute fabrication d’icône. L’acte est courageux, mais déroutant. Spécialement pour sa dernière épouse, Emma (la très convaincante Uma Thurman). Cette confession, dont il est loisible de penser qu’elle entremêle des faits avérés et d’autres un peu moins, éclaire une partie de ce qu’est ou de ce que fut une certaine Amérique, celle d’hommes qui, quoique progressistes et adversaires revendiqués du machisme, cochaient tout de même quelques cases de la masculinité telle qu’on la vécut dans les décennies qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale : des individus réfractaires à l’ordre nouveau, rétifs au conservatisme, engagés mais jouisseurs, libres de tout, autrement dit jamais bien loin d’un certain libertarisme culturel – et tant pis si cela occasionnait un peu de casse. Mais ce que l’on pourrait percevoir ici comme l’impétueuse confession d’un lâche se trouve fortement et magnifiquement nuancé par une soif de réel, un désir viscéral de vérité à l’aube de la mort. Moyennant quoi, Five/Gere n’en sort pas spécialement grandi, mais infiniment plus fragile, troublant, juste et vrai. On pourrait même penser, si le personnage était cynique (mais il ne l’est pas), qu’il aurait pu considérer ce documentaire à venir comme un moyen commode (et malin) d’étayer sa légende, le film étant d’autant plus beau qu’il serait débarrassé de ses paillettes et montrerait ce qui est, non ce que la doxa voulait croire.

 

Aucune agonie n’est jamais belle, nulle fin de vie n’obéit jamais à ce que nous pouvions nous représenter ou méditer. Quand bien même l’on pourra déceler une certaine beauté dans le déclin du jour, dans la lente érosion de la vie et dans le repos que donne aussi la mort. À cette aune, les quelques paysages que l’on croise dans Oh, Canada, ces quelques étendues mythiques de l’Amérique que sublime une bande originale aux lisières de la musique folk et de la country, achèvent d’illustrer le lyrisme tragique et chancelant d’un certain cheminement vers la mort.

 

Oh, Canada, de Paul Schrader
Avec Richard Gere, Uma Thurman, Michael Imperioli

27 décembre 2024

Cinéma : My Sunshine, d'Hiroshi Okuyama

 

 

My Sunshine se passe aisément des grandes envolées justicières dont un certain cinéma français, soucieux de critique sociale et prompt à condamner, se regorge. Sans sociologisme épais ni jugements de valeur, mais avec beaucoup de poésie et de tendresse pour ses personnages, Hiroshi Okuyama met ses pas dans ceux du grand Kore-eda. Prenant le temps de sonder les regards, les embarras, les sensations, les troubles, il décrypte la solitude profonde qui est notre lot commun et ces empêchements intimes et culturels (ici, l'homophobie réflexe d'une gamine) qui, parfois, font basculer un destin - et celui des autres. On se laisse emporter, bercer par l'atmosphère amortie de ce Japon neigeux et conventionnel, captiver par l'intériorité de ces deux enfants communiant dans le patinage et par ce que leur coach perçoit et distingue en eux. Ajoutons que, sur la glace, Debussy fait merveille. Vraiment un très joli film.

 

My Sunshine, d'Hiroshi Okuyama
Avec Sosuke Ikematsu, Keitatsu Koshiyama et Kiara Nakanishi

21 novembre 2024

Cinéma : Le Royaume, de Julien Colonna

 

 

Voilà donc deux films français consécutifs sur la Corse et ses troubles séculaires : après « À son image », de Thierry de Peretti (dont j’ai parlé ici), voici « Le Royaume », premier film de Julien Colonna, fils de Jean-Jérôme, parrain présumé de la Corse-du-Sud qui trouva la mort en 2006 dans un accident de la route (ce que le film, prenant ses libertés, ne montre pas vraiment), événement qui entraîna de facto toute une série de règlements de comptes sur l’Île de Beauté. Si le film de Peretti sortait déjà du lot, tout en péchant selon moi par un excès de sophistications et de menues complaisances, celui de Julien Colonna, qui ébranle plus profondément, fait montre d’une remarquable maturité.

 

Sans doute cela tient-il au fait que le réalisateur se tient résolument à son parti (au prix peut-être d’une certaine ambiguïté quant aux faits et plus encore aux méfaits du Colonna réel, auquel aucun spectateur ne peut s’empêcher de songer) : celui de montrer la fabrique progressive, méthodique d’un lien puissant entre un « bandit d’honneur » et sa fille qui, devenue adolescente, n’accepte plus d’être tenue à l’écart de ce qu’elle devine, surprend ou comprend, de même que les chemins que peut emprunter (pour le meilleur et pour le pire) la transmission d’un héritage familial implacable. Cette relation filiale est donc le thème revendiqué du film de Julien Colonna, et c’est bien là sa liberté ; la chose s’entend d’ailleurs parfaitement eu égard à sa propre expérience, quand bien même il aime à insister sur la part fictionnelle du film. Reste que cette relation, qui ne va pas de soi, est splendide tant elle est absolue et magnifiquement incarnée par deux comédiens non-professionnels : Saveriu Santucci (berger et guide de montagne dans la « vraie » vie), incroyablement crédible dans son rôle de père aimant et de chef de clan froid et mystérieux, et Ghjuvanna Benedetti (étudiante infirmière et pompier volontaire à la ville), incandescente dans le rôle de sa fille, Lesia. La toile de fond est violente, on s’y attend, mais tout passe par les yeux de cette adolescente emplie de désirs et de doutes, et par ceux de ce père dont chaque trait s’adoucit en sa présence. Julien Colonna filme avec autant de brio les scènes d’action, peu nombreuses mais taillées à l’os, qu’une certaine idée de la Corse, tantôt sèche et nerveuse, tantôt alanguie sous ses moiteurs. Jusqu’à égrener au cœur d’un récit très tendu, très épuré dans son intention, un je-ne-sais-quoi de langoureux. Probablement un des films français les plus saisissants de l’année 2024.

 

 

13 novembre 2024

Ostinato (un mot sur)


On dira peut-être que je suis de parti pris, plus gentiment que je manque d’objectivité (« La neutralité érigée en vertu morale ! », s’agace le père dans la pièce), au pire que je pèche par vanité. Comme il n’est rien de plus difficile (et pénible…) de chercher à convaincre quiconque de ne pas penser ce qu’il pense, ma foi, tant pis.

 

J’ai seulement envie de dire, après avoir assisté à une petite vingtaine de représentations d’« Ostinato », combien je me sens fier de cette pièce et combien elle peut être merveilleuse. Du moins je sais qu’elle l’est devenue. Je le sais, non parce que je l’aurais écrite (en vérité, je ne suis que médiocrement content de mon travail), mais parce que je vois les comédiens y déployer peu à peu tout ce qu’ils ont de désir, de plaisir à jouer, je vois leurs envies d’émotions, de sensations, de justesse, et parce que j’ai cette chance, ce tout petit plaisir de pouvoir observer le public et la tension qui s’imprime sur les visages, les regards et les corps. Car chaque fois, le public m’apparaît singulièrement concentré. Non que le public de théâtre le serait en soi ou par vertu, mais parce que les comédiens, adossés à une superbe mise en scène de l’épure, les conduisent à cette sorte de recueillement. Et lorsque le noir finit par se faire sur la scène, je me fais souvent la remarque que nul ne bouge, nul, même, n’ose applaudir, comme si l’auditoire cherchait à méditer son émotion, à prolonger cette latence, cette incertitude, et finalement à grapiller quelques instants de son soliloque intérieur, de ce silence qui converse en lui. Et je dois dire que ce moment est bien beau. Or rien de tout cela n’aurait été possible sans le travail exceptionnel qu’a réalisé Dimitri Rataud, metteur en scène et directeur d’acteurs brillant, exigeant et passionné, ni sans ce qu’Hélène Cohen, Ludovic Baude et Claude Aufaure jettent d’eux-mêmes chaque soir sur scène, cette sorte de conversation que, une heure et quart durant, ils semblent avoir entre eux. Pour tout cela, merci.

 

Au théâtre de la Huchette jusqu'au 7 décembre 2024
Mise en scène : Dimitri Rataud, assistée d'Emmanuelle Jauffret
Avec : Hélène Cohen (Mado), Ludovic Baude (le fils), Claude Aufaure (le père)

9 novembre 2024

Ostinato : la critique de Pierre François (Holybuzz)

 

 

 

Mystère familial

 

Pour « Ostinato », c’est très simple : même au moment du salut, on voit encore les personnages et pas encore les comédiens, tellement ces derniers les incarnent à la perfection ! Et c’est dès le premier instant qu’on est saisi, d’abord par l’atmosphère du lieu – pendant le jeu muet – puis par la véracité et le mystère des protagonistes lorsque arrive le fils.


Immédiatement aussi, on sent qu’il y a un mystère entre les deux hommes. Qui ne se révèle que peu à peu, par petites touches, grâce aussi à cette femme – épouse, compagne, amie ? – qui sait trouver les quelques mots qui manquent à chacun.

 

On est littéralement embarqué dans cette histoire, suspendu aux lèvres de ce trio dont on se demande parfois s’il déroule le fil de ce cocon dans le sens de la révélation ou de l’enveloppement. La musique, qui joue un rôle éminent – cf. le titre – dans cette pièce, participe pleinement à la construction de l’atmosphère. Elle fait plus que relier les deux hommes, elle les fait vivre. Le décor est toujours aussi magnifiquement étudié, qui donne une impression d’immensité dans ce lieu exigu. Ce spectacle, par la grande humanité qu’il dégage, touche à l’universel.

 

Pierre François, à lire sur Holybuzz

7 novembre 2024

Cinéma : Juré n°2, de Clint Eastwood

 

 

On aura beau dire qu’il est (trop) ceci ou (trop) cela, entendez l’archétype de l’éternel mâle blanc américain rugueux et individualiste trimballant son lot de clichés plus faciles qu’une gâchette, Clint Eastwood n’en finit plus de produire des films qui marquent – et qui pour certains ont déjà marqué l’histoire du septième art. Certains esprits avertis le perçurent d’ailleurs dès sa première réalisation (« Un frisson dans la nuit », 1971), et plus encore après sa deuxième (« L’homme des hautes plaines », 1973) : sans jamais esquisser le moindre pas vers un psychologisme de comptoir, Eastwood filmait déjà avec une densité, une âpreté, un tranchant et un souci de la caractérisation des personnages qui tenaient du grand cinéaste. Tout, par la suite, ne fut certes pas inoubliable, mais depuis « La route de Madison » en 1995 (auquel, par appétence personnelle, j’ajouterai « Bird » en 1988), le moins que l’on puisse dire est qu’il est dorénavant fermement installé sur les plus hautes marches d’un cinéma qui sait être tout à la fois populaire – voire commercial – et très subtil, aigu, profond et délibérément indiscipliné. Autant dire un cinéma assez rare.

 

« Juré n°2 » vient très largement conforter ce jugement – dont j’admets, fût-ce de mauvais gré, qu’il ne soit pas absolument partagé… Le prétexte du film, simplissime et génial, ou génial parce que simplissime, ne vient certes pas de lui. Ainsi peut-on en trouver une occurrence de belle qualité chez Georges Lautner qui, en 1962, adapta « Le septième juré » de Francis Didelot, dans lequel un criminel était déjà l’un des jurés de son propre crime. Mais c’est bien entendu aux « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet que l’on ne peut s’empêcher de songer, et à ce juré esseulé (Henry Fonda) s’acharnant à convaincre ses coreligionnaires de l’innocence de celui que tout accusait – pour des raisons éminemment vertueuses, ce qui est loin d’être le cas ici. On connait la très libertarienne défiance d’Eastwood à l’égard de tout ce qui peut ressembler à une injonction sociale ou sociétale, attitude qui le conduit, dans chacun de ses films comme dans ses quelques déclarations publiques, à vouloir systématiquement mettre l’individu devant ses responsabilités. Ce pourquoi un ressort taciturne et splendidement tragique parcourt chacun de ses films – cela vaut aussi pour ses quelques nanars.

 

« Juré n°2 » a tout d’une ode au doute raisonnable et à la complexité – j’allais dire à la présomption d’innocence. La chose n’était pas à ce point prévisible. J’irai même plus loin : c’est un film progressiste. Tout, en effet, va à l’encontre de l’actuelle et redoutable polarisation de nos sociétés, comme de ce réflexe immémorial qui consiste à se satisfaire des explications les plus commodes et les plus immédiates. Il est tout de même singulier (symptomatique ?) que ce film, réalisé par un cinéaste dont il serait facile pour tout trumpiste fanatique (pléonasme) de se revendiquer, ne soit sorti aux États-Unis que sur trente-cinq écrans (trente-cinq écrans !). Qu’Eastwood suggère de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, autrement dit que le coupable, même involontaire, d’un crime qu’il va s’acharner à faire porter sur un autre, soit un bon père de famille aimant, travailleur, honnête et dévoué, voilà qui n’est peut-être pas étranger à l’ostracisme américain à son égard.

Reste la très brève scène finale, sur laquelle il serait loisible d’épiloguer sans fin et qui sans doute relève davantage d’un choix moral que cinématographique. C’est que le cinéaste, in fine et conformément à ce que l’on pouvait attendre de lui, choisit de faire coïncider vérité factuelle et vérité judiciaire.

 

À près de quatre-vingt-quinze ans (je ne sais pas si l’on se rend compte de ce que cela induit), Clint Eastwood nous éblouit une nouvelle fois avec un film sans esbroufe ni coup d’éclat, un film d’une épure exemplaire, sans grand-chose d’autre que le souci de la justesse et le goût du trait décisif : bref, un film avec beaucoup de cinéma.

3 novembre 2024

(Sous la direction de) Franck Médioni - Les mots de la musique

 

 

Vient de paraître, sous la direction de Franck Médioni, cette sorte d'anthologie réunissant les textes de 222 écrivains, tous épris de musique, quelle qu'elle soit (on y trouve aussi bien des textes sur AC/DC que sur Arvö Part, sur Whitney Houston que sur Noir Désir).

L'idée est bonne, l'objet est beau, et il est heureux que chaque auteur soit aussi sensible aux mots qu'à la musique.

 

J'ai pour ma part eu le plaisir de commettre une variation autour de la vie d'un petit juif du Bronx retiré et hypersensible, Stanley Gayetzsky — alias, bien sûr, Stan Getz.

 

Les mots de la musique - 222 musiciens du XXe siècle par 222 écrivains
Sous la direction de Franck Médioni
Éditions Fayard

2 novembre 2024

Ostinato : la critique de Frédéric Bonfils (Foud'Art)

Ostinato : la critique de Frédéric Bonfils (Foud'Art)

 

Ostinato :

La mélodie des relations inachevées

 

Marc Villemain, connu pour ses romans subtils et déroutants, fait ses premiers pas sur scène avec « Ostinato », une pièce qui explore les thèmes de l’amour, du pardon et de la réconciliation entre un père et son fils. À travers un récit qui oscille entre intimité familiale et thriller psychologique, Villemain continue à creuser les profondeurs des relations humaines, où les non-dits et les mensonges façonnent les destinées.

 

Dans « Ostinato », tout commence par des retrouvailles. Un fils revient vers son père, ancien musicien de jazz, après des années de silence. La maison de bord de mer, théâtre de leur confrontation, devient le témoin d’une vérité longtemps enfouie. À l’image de l’ostinato en musique – cette répétition rythmique qui, sans cesse, évolue tout en demeurant identique – les échanges entre les deux hommes, au départ sobres et prudents, prennent peu à peu des airs de confession. Les secrets du passé refont surface, les émotions autrefois contenues éclatent, et le spectateur se retrouve pris dans un drame familial où chaque geste, chaque silence, semble chargé de significations profondes.

 

Cette première pièce de Marc Villemain s’inscrit dans la continuité de son roman Il faut croire au printemps. Déjà dans ce livre, l’auteur déployait une relation complexe entre un père et son fils, où le non-dit régnait en maître. Mais sur scène, la magie opère autrement : l’écriture se fait chair, et les personnages, joués par des acteurs investis, révèlent toute leur humanité. Villemain parvient à saisir l’essence même des relations filiales, souvent marquées par une pudeur et une douleur impossibles à formuler.

 

La mise en scène, signée Dimitri Rataud, souligne avec finesse les nuances de cette relation. Pour Rataud, « Ostinato » est avant tout une pièce sur l’amour : celui qui unit un père et son fils malgré les épreuves, celui d’un couple qui perdure au-delà des conflits, et celui des artistes, qu’ils soient sur scène ou dans les coulisses, qui font vivre cette histoire. Les acteurs, Claude Aufaure et Ludovic Baude, apportent une dimension palpable à cette pièce, où chaque regard et chaque silence portent un poids émotionnel considérable. Hélène Cohen, en tant que médiatrice entre ces deux hommes, complète ce trio avec une élégance discrète, tout en ancrant l’histoire dans une vérité universelle.

 

Ce drame, à la fois intime et universel, se joue sur une scène minimaliste, où l’essentiel est dans les mots, les gestes et les regards. Comme l’exprime Dimitri Rataud dans sa note de mise en scène, « Ostinato » est une pièce sur l’inexprimable, où l’amour se dit souvent dans ce qui n’est pas prononcé, dans les silences qui séparent un père et un fils, un mari et une femme. Le décor, épuré mais évocateurs, renforcent cette impression de huis clos où chaque détail compte.

 

« Ostinato » est une pièce qui, à l’image d’un motif musical, se répète et évolue au gré des scènes, offrant au spectateur un aperçu de la fragile beauté des relations humaines. Elle explore l’ambiguïté des émotions, la complexité des individus et la douleur liée à l’amour. Toujours inattendue, cette œuvre surprend à chaque instant, là où on ne l’attend jamais.

 

Frédéric Bonfils

Article à lire sur Foud'Art

30 octobre 2024

Théâtre : Le Suicidé, de Nicolaï Erdman (Comédie française)

Théâtre : Le Suicidé, de Nicolaï Erdman (Comédie française)

 

 

Pour m’en tenir au seul champ littéraire et théâtral, je dirai volontiers que « Le Suicidé », pièce que le Politburo étouffa dans l’œuf en 1932 et que son auteur ne verra jamais montée, apporte une énième démonstration que, lorsqu’il s’agit de discréditer ou de nuire à un régime politique, rien n’égale la farce et la satire. En regard, les harangues des prêcheurs de doctrines et autres discoureurs exaltés font pâle figure et, surtout, ne convainquent jamais que ceux qui n’ont plus besoin d’être convaincus. À cela aussi tient la modernité, à travers l’histoire, des grands textes que déterminent concurremment un idéal artistique et un réquisitoire contre l’annihilation des droits individuels au profit d’une utopie totalitaire : en faisant un pas de côté et en se refusant à la tentation sentencieuse ou édifiante, ils montrent que rire d’un régime est pour celui-ci autrement déstabilisant que d’en dresser l’inventaire des manquements, des fautes ou des trahisons. L’Union soviétique de Staline ne s’y trompa d’ailleurs pas, et il faudra attendre la Perestroïka pour que le « Suicidé » de Nicolaï Erdman (arrêté, relégué en Sibérie puis assigné à résidence) recouvre quelque gloire.

 

L’histoire se déroule en 1928, année d’écriture de la pièce, soit à mi-chemin entre la révolution de 1917 et les grandes purges de 1936 (mais il sera difficile, tout du long, de ne pas songer à une autre Russie, celle bien sûr de Vladimir Poutine). Le peuple a faim, cause fréquente de toute révolution, et le pain manque. De même que le saucisson. Prétexte évidemment grotesque à une histoire qui n’épargnera personne, ni le coursier de la police militaire, lequel n’a que « les masses » à la bouche, ni le pope, ni le bourgeois, ni l’intellectuel (Serge Bagdassarian, pour lequel j’ai toujours eu un faible), ni l’artiste, ni le petit commerçant, ni la demi-mondaine. Car c’est quelque chose comme la nature humaine que Nicolaï Erdman se faire fort de disséquer (et on s’y attend, ce n’est pas très joli à voir.) Persuadés que Sémione Simionovitch Podsékalnikov (mention spéciale à l’infatigable Jérémy Lopez), chômeur humilié d’avoir à vivre aux crochets de sa femme (la toujours formidable Adeline d’Hermy), est décidé à se suicider, tous ces braves gens vont l’encourager dans ses velléités pour en faire le martyr de leurs propres causes. Mais le pauvre Sémione, ballotté par les vents contraires, pur instrument aux mains des profiteurs et des propagandistes du temps, commence à se demander si toute ces (plus ou moins) belles causes valent la peine de mourir…

 

Le rideau s’ouvre sur un décor superbe, en l’espèce un appartement communautaire sombre, malpropre et vétuste, un de ces kommounalka comme il en existe encore à Moscou. La mise en scène, signée Stéphane Varupenne, est formidable de créativité et d’espièglerie, pour ne rien dire de la partition musicale inspirée de Chostakovitch : disons-le, tout est assez magistral dans cette ouverture qui impose d’emblée sa gravité cocasse. Tout le restera d’ailleurs pendant les deux tiers au moins de la pièce. Et j’y inclus la tordante sublimation de Bohemian Rhapsody (Queen), ainsi que cette saillie drolatique du sbire soviétique (le toujours formidable – bis – Clément Hervieu-Léger) dont la résonance très contemporaine ne trompera personne : « La révolution, c’est moi ! ». Mais si nous rions beaucoup, vient le moment où l’on rit un peu trop… Où le trop-plein de spectacle, de drôlerie et de turlupinades, où l’incessant enchaînement des tableaux (on s’y perd tant que le public en vient à applaudir alors que la pièce n’est pas terminée), en poussant non pas trop loin mais un peu trop longtemps la bouffonnerie, finissent par épuiser. D’où ce regret, malgré notre envie, notre plaisir incontestable et notre admiration pour ces acteurs truffés de talent : que le vaudeville emporte la mise, d’abord au détriment de la troublante portée métaphysique de la pièce, ensuite de ce qu’elle recèle d’absolument effroyable et que cette seule tirade, en plus de suffire à justifier une excommunication manu militari, résume parfaitement : « Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire. »

 

Le Suicidé, de Nicolaï Erdman
Mise en scène : Stéphane Varupenne

Jusqu'au 2 février 2025 à la Comédie française

30 octobre 2024

Ostinato : la critique de Sophie Trommelen

Ostinato : la critique de Sophie Trommelen

Désireux de renouer avec les personnages de son roman, Il faut croire au printemps, Marc Villemain choisit l'écriture théâtrale pour donner un souffle nouveau à son second opus. Reprenant la thématique chère à l'auteur de la relation filiale, Ostinato s'attache à cet instant des retrouvailles entre un père et son fils que les non-dits et les frustrations ont inexorablement éloignés.

 

De l'intrigue aux allures de thriller, Dimitri Rataud s'attache à mettre en scène l'atmosphère. L’intérieur chaleureux aux meubles boisés, aux tapis confortables et au feu qui crépite dans le poêle à bois, contraste avec la perspective qui, en fond de scène, s'ouvre à perte de vue sur les falaises. Surplombant l'immensité de l'océan, le salon figure alors le huis clos d'une histoire familiale dans lequel sont inextricablement enfermés les personnages. Le décor d'Esthel Eghnart installe les personnages dans un cocon personnel, où chaque objet, chaque détail, renvoient à des bribes de souvenirs qui peu à peu dessinent le fil du récit.

 

Le rythme de la représentation entrecoupée d’intermèdes musicaux prend le temps d'installer les caractères, qui s'expriment à travers une écriture précise, dépouillée de tout discours superflu. Claude Aufaure et Ludovic Baude se donnent la réplique et explorent la complexité de ces personnages troublants dans ce qu'ils disent de leurs tourments, de leur pudeur et de leur culpabilité. Hélène Cohen incarne toute la douceur du personnage féminin qui tente de reconstituer ce lien fragile entre le bouillonnement d'un fils avide de vérité et la colère d'un père acculé.

 

En filigrane, Marc Villemain dessine le portrait touchant d'un père et d'un fils, d'une relation filiale écorchée par le secret que Claude Aufaure, Ludovic Baude et Hélène Cohen interprètent avec une authenticité et un réalisme prégnants.

 

Sophie Trommelen
À lire sur Arts Mouvants

26 octobre 2024

Cinéma : Miséricorde, d'Alain Guiraudie

 

 

Les films d’Alain Guiraudie étant ordinairement un peu inconfortables, on sait toujours, peu ou prou, ce que l’on va y trouver, voire y chercher : un certain type de réalisme rugueux qui frise parfois le conte noir (c’est le cas ici), l'occasion de s'écarter des canons esthétiques et moraux, bref, autre chose que le tout-venant. C’est un cinéma dont il m’arrive de penser qu’il aime à ne pas se rendre aimable, et sans doute est-ce aussi cela qui peut (parfois) le rendre captivant.

 

À l’occasion de l’enterrement de son ancien patron boulanger, Jérémie (le troublant Félix Kysyl) revient dans son village. Ce retour lui étant plutôt agréable, il éprouve bientôt l’envie de prolonger son séjour et s’installe chez Martine, la veuve : le film et les problèmes peuvent commencer.

 

« Miséricorde », il faut le dire d’emblée, est un excellent film, ce qu’atteste une critique quasi unanime. Son meilleur, disent certains de ses exégètes – dont je ne suis pas. Ce qui est certain, et qui pourrait d’ailleurs suffire à en souligner la réussite, c’est qu’il s’agit d’un film dont on ne peut sortir que troublé, et troublé à divers titres.

D'abord en raison de son atmosphère. Ce village mourant que l’on sent pourtant vivre, fût-ce chichement, mais où l’on ne croise jamais personne à l’exception des protagonistes du film. Le conte noir commence là, dans cette impression assez saisissante – et j’ai songé à un roman qui, hélas, ne rencontra pas le moindre début de succès malgré sa beauté rude et somptueuse, Dernière station, d’Ollivier Curel, paru en 2012). À quoi il faut ajouter l’ambiance d’un certain Aveyron ancestral, pour ainsi dire moyenâgeux : forêts, champignons, bâtisses délabrées, cimetière lugubre, personnages globalement assez laids, etc.

Il y a ensuite ce pari constant de l’ambiguïté. À commencer par celle du désir, spécialement du désir sexuel – ce qui ne surprendra pas les connaisseurs de la filmographie de Guiraudie. Songeons seulement à Martine (Catherine Frot), à qui tout interdit ce type d’ambiguïté, qu’elle réprime d'ailleurs avec une certaine tenue, mais dont tout indique qu’il la prend en tenaille. Mais cette ambiguïté travaille et va jusqu’à déterminer chaque personnage, leurs manières de masquer leurs intentions, de cacher leur jeu, de ne jamais dire totalement ce qu’ils savent, veulent ou pensent. Tout cela contribue à faire monter un sentiment de culpabilité diffus, concomitamment à celui de l’angoisse et de l’obsession.

Enfin, l’on ne peut taire plus longtemps une certaine satisfaction à voir un cinéaste prendre habilement l’air du temps à contre-pied. Car, assez étonnamment d’ailleurs lorsqu’on connaît certains engagements de Guiraudie, c’est dans la bouche du curé du village (excellent et déconcertant Jacques Develay) qu’il va mettre les mots les plus forts et les plus définitifs. En effet, sans avoir rien de notoirement gauchiste, ce curé-là pourrait en remontrer à une certaine gauche plus soucieuse de répression, y compris de répression par anticipation, que d’élaboration d’un entendement raisonnable et commun sur certains sujets sensibles. Foin ici d'une propagande pénale qui a toujours plus ou moins partie liée avec la pensée magique, le religieux tient un discours de raison, mû par sa connaissance des hommes et de l’histoire : « À quoi ça sert de punir un assassin ? Est-ce que ça le fera revenir ? Tout le monde s’arrange avec sa conscience, on fait tous ça, etc. ». Où viennent se nicher la fameuse miséricorde et une définition quasi biblique de l’Amour. Au demeurant, ce curé qui en agacera tant tient sur le désir sexuel, la souveraineté et l’imprévisibilité du désir (lui qui l’éprouve plus souvent qu’à son tour) un discours d’une transparence hautement lucide, sereine et non exempte de dignité. Le regard contemporain sur ces questions est devenu tel qu’il ne faut pas se priver ici de souligner cette façon qu’a Guiraudie de déplacer la focale et de se refuser à monter tout de go dans le train de l’impétueuse vindicte populaire.

 

Quelques scènes remarquables (celle du confessionnal, bascule et accélérateur du film, celle encore du curé tenant à Jérémy un discours de vérité sur la vie et la mort), enfin le travail des comédiens (citons la figure patibulaire de Jean-Baptiste Durand, connu pour avoir réalisé « Le Chien de la casse », ou encore le colosse David Ayala) achèvent d’emporter notre adhésion. À quelques réserves près, mais mineures. Ainsi peut-on trouver étrange, ou systématique, que chaque protagoniste éprouve quelque chose de l’ordre de l’homosexualité (le héros, le curé, le fils, le copain), ou regretter que deux ou trois scènes se terminent un peu abruptement (un échange interrompu ou non suivi d’effet, ce genre de chose), enfin ce qui, chez Guiraudie, ressemble parfois à un peu de complaisance à déplaire ou à mettre mal à l’aise. Rien de grave, rien de significatif, rien en tout cas qui suffise à nous retenir d’applaudir à ce beau film sombre, tellurique, d’une mélancolie parfois teintée de truculence, quand ce n'est pas d'une certaine bouffonnerie, et porté par quelque chose d’étonnamment métaphysique – métaphysique du désir, assurément, mais aussi du pardon.

 

Alain Guiraudie, Miséricorde.
Avec notamment : Félix Kysyl, Catherine Frot, David Ayala,
Jean-Baptiste Durand, Jacques Develay

25 octobre 2024

Ostinato : la critique de Patrick Adler

 

 

 

Dans cette première pièce du romancier Marc Villemain, nous avons une partition pour un quatuor dont le quatrième élément ne joue pas mais, comme un "ostinato", revient systématiquement. L'absence est la clef de voûte de ce thriller doux-amer où Claude Aufaure, mué en Falstaff triste, rongé par la maladie et la culpabilité, nous offre, entre colères et moments de tendresse, un moment de théâtre époustouflant. 

 

 

Q uand le fils réapparait quatorze ans plus tard dans la maison, "rien n'a changé, pas même l'odeur" (sic). Son vieux bougon de père, en promenant entre deux toux violentes sa lourde carcasse de vieillard malade, est toujours aussi peu enclin aux civilités d'usage, encore moins aux explications. Retranché face à la mer dans sa solitude et ses rituels avec l'amertume générée par le temps qui passe et la maladie, il dit, désabusé, "passer son temps à regarder les goélands en attendant la mort". Avec Madeleine, sa compagne, sa confidente, sa planche de salut. Son fils, trop souvent absent, est devenu un grand critique musical. Le grand musicien de jazz qu'il fut pourrait s'enorgueillir de cette transmission réussie. Las ! La relation prend vite un tour orageux quand, venu fêter l'anniversaire de son père avec un cadeau - que ce dernier refuse d'ouvrir - il évoque le mystère de la disparition de sa mère, pointant du doigt les mensonges paternels qui ont pour effet de raviver sa colère. Comme dans un dernier tour de piste où l'un attendrait la vérité et l'autre la mort, l'échange, certes violent, laisse aussi transparaître beaucoup de tendresse de part et d'autre. Et l'on en viendrait presque à excuser le vieillard quand il dit en manière d'excuse "Je me suis tu pour qu'il continue à grandir". Il l'a élevé seul - ou presque - ce fils, car Mado n'est jamais loin. C'est même la courroie de transmission entre les deux hommes, celle qui dévoilera ce que le fils a toujours su (ce que le père ne sait pas). En ouvrant elle-même le cadeau - un livre très documenté sur Etretat, ses falaises, la vie et la maison d'avant et, fatalement, un rapport au mensonge originel - en libérant sa parole, elle réfute le sempiternel adage de son compagnon taiseux "Celui qui ne parle que de lui rétrécit le monde". Dans cet univers de non-dits, de communication impossible, elle est cette vérité qui éclate, ce dialogue retrouvé, cette poésie des âmes.

 

Face à la puissance de jeu du génial Claude Aufaure, il fallait l'autorité et la subtilité d'un Ludovic Baude pour camper ce fils pugnace, cet adulte accompli qui attend des aveux et la douceur de la - toujours - délicate Hélène Cohen. Ce huis-clos, magistralement mis en scène par Dimitri Rataud, assisté de d'Emmanuelle Jauffret, est fait de délicatesse et d'émotions et servi par un décor marin en trompe l'œil qui nous invite à la rêverie. Encore une pépite produite par l'excellent directeur du théâtre: Franck Desmedt, que vous pouvez encore et toujours applaudir dans "Kessel" au Théâtre Rive Gauche.

 

Patrick Adler

À lire directement sur le site Tatouvu/StarterPlus 

23 octobre 2024

Ostinato : les 3 T de TÉLÉRAMA

 

Le titre désigne la répétition d’un même élément (rythme ou mélodie) d’une musique. C’est ce qu’a reproché précisément, il y a des années, un critique musical à son propre père. alors musicien de jazz, pour un morceau qu’il venait de sortir. Quatorze ans ont passé sans que les deux hommes se parlent, mais le père n’a jamais oublié les critiques de son fils et ne s’en cache pas lors de leurs retrouvailles. Face à eux s’offre une vue dégagée sur les falaises d’Étretat et… sur leurs secrets inavoués. En une heure bien menée, le génial Claude Aufaure ce père dur et aigri qui résiste à l’amour de son fils (Ludovic Baude). À leurs côtés, la belle-mère (Hélène Cohen) apporte ce qu’il faut de douceur pour qu’enfin les langues se délient. Touchante histoire. 

 

21 octobre 2024

Ostinato : Sarah Franck sur Archipels.fr

Après une très longue absence, un fils revient au domicile paternel. Mais loin des fêtes de retrouvailles du retour du fils prodigue, l’atmosphère est à la tension…

 

Nous sommes quelque part au bord de la mer, changeante comme les heures du jour et de la nuit qui passent dans ce refuge qu’a choisi un vieil homme, ancien contrebassiste de jazz, pour y achever son parcours de vie. Un homme, la cinquantaine, débarque sans y avoir vraiment été invité. Quatorze ans d’absence dont on devine qu’elle cache un motif désagréable, que la pièce dévoilera au fil des dialogues. Il est le fils, et pas le bienvenu. L’atmosphère est à l’aigre et leur querelle est musicale. Parce que le père était musicien et le fils critique, et que certain ostinato, répété à la contrebasse et trop appuyé, avait été souligné par un texte du fils au grand dam du père. Mais derrière la partie émergée de l’iceberg, une plus terrible histoire se cache, que la pièce révélera progressivement.

 

Trois personnages pour un huis clos

 

Le troisième personnage est une femme. Pas la mère du critique, mais la compagne du musicien. Une longue histoire qui transportera avec elle son tissu de non-dits et de mensonges qui vont, à l’occasion de ces retrouvailles, refaire surface. La mère, elle a disparu un beau jour, sans crier gare et le fils ne sait d’elle que ce que son père lui a rapporté : son caractère difficile, sa violence, et les recherches infructueuses entreprises pour la retrouver. Si le fils a pour la compagne de son père une profonde affection, elle ne remplit pas le silence qui pèse sur l’absence de la mère.

 

©NatachaLamblin

 

Une pièce qui repose sur le jeu des acteurs

 

C’est dans un jeu subtil entre les trois comédiens que la vérité se dévoilera peu à peu. Une relation traversée de petits gestes d’affection ébauchés en même temps que de poussées d’hostilité, de difficultés à dire simplement qu’on aime, d’impossibilités à combler le temps des absences, à apprécier le temps des retrouvailles autour d’un bon vin ou d’un alcool, comme par le passé. Renouer des liens distendus quand chacun reste en arrêt, sur la défensive, avec au milieu, un secret tu depuis quarante ans. La compagne du musicien, placée entre les deux hommes et extérieure à la relation père-fils, sera la seule à pouvoir leur servir de trait d’union. C’est par elle que la vérité éclatera.

 

Mené ostinato, le thème de l’amour filial et paternel court sous la surface tandis que résonne la voix douce, mélancolique et sucrée de Chet Baker célébrant sa « Valentine », « [his] favorite work of art ». L’expression d’une tendresse cachée sous une carapace hérissée d’épines…

 

Sarah Franck

À lire directement sur le site archipels.fr

17 octobre 2024

Ostinato : Marie-Céline Nivière dans l'Oeil d'Olivier

En musique, ostinato signifie une répétition obstinée d’une formule rythmique, mélodique ou harmonique. Il y a quelque chose d’entêtant, comme dans les mélodies de Michel Legrand et comme dans la vie de ce musicien de jazz, qui cache un terrible secret. Allant de la tendresse aux colères épiques, jouant sans fausse note toute une gamme de sentiments, Claude Aufaure donne à ce personnage énigmatique une belle profondeur.

 

Un fils (épatant Ludovic Baude) rend visite à son père. À l’accueil de ce dernier, on pressent bien que celles-ci sont rares. Après les babillages d’usage, le ton va changer entre les deux hommes. Le fils veut comprendre pourquoi sa mère a disparu dès sa naissance ? Que s’est-il passé ? Pourquoi ne donne-t-elle toujours pas de signe de vie après toutes ses années ? Sous l’arbitrage de Mado, la compagne du père qui a élevé le fiston (délicieuse Hélène Cohen), la vérité va apparaître.

 

Le tout petit plateau du théâtre de la Huchette est surprenant. Il permet, par un jeu d’optique, de faire croire que le décor d’Esther Eghnart est immense. Cette pièce cosy, dont les fenêtres s’ouvrent sur des falaises, la mer et son infini, sert merveilleusement d’écrin à ce huis clos, mis en scène avec une belle adresse par Dimitri Rataud. C’est captivant.

 

Marie-Céline Nivière

Site du magazine L'Oeil d'Olivier

 

16 octobre 2024

Cinéma : The Apprentice, d'Ali Abbasi

 

Voici un « biopic », disons plutôt quelque chose tirant ou s’amusant avec l’idée de biopic, qui sort du lot. Fin des années 1970, fils de bonne famille et d’un florissant promoteur immobilier, un certain Donald Trump est bien décidé à conquérir le monde. Il y parviendra notamment en se faisant aider (avant de le manipuler) par l’avocat conservateur et entremetteur politique Roy Cohn (incarné par l’exceptionnel Jeremy Strong, révélation de la série « Succession »), celui-là même qui obtiendra la reconnaissance de culpabilité d’Ethel Rosenberg puis deviendra le « conseiller juridique » du sénateur McCarthy. Ce contempteur de l’homosexualité décédera finalement du sida en 1986 – et non du cancer de foie contre lequel il jurait se battre.

 

D’Ali Abbasi, cinéaste danois d’origine iranienne, je ne connaissais que le troublant et très percutant « Les nuits de Masshad », sorti en 2022 (basé sur des faits réels, le film, évidemment condamné par l’Iran, raconte l’assassinat, au début des années 2000 à Téhéran, de seize prostituées). Il revient donc à l’affiche porteur d’un tout autre projet et d’un tout autre univers : celui de l’arrivisme et d’un certain cynisme américains, ingrédients quasi constitutifs du capitalisme le plus crapuleux. Le grain est légèrement râpeux, poisseux, caractéristique d’une certaine esthétique des seventies, et forme un bien plaisant contraste avec la bande-son disco-clinquante de l’époque.

 

Plus subtil qu’il y paraît, bien plus élaboré aussi qu’une simple charge contre Donald Trump, qui n’était pas, en soi, le projet d’Abbasi, la grande réussite du film tient d’abord au fait qu’il ne court pas après la ressemblance absolue et esquive le piège du mimétisme formel, erreur de trop de films de cette catégorie. Il s’agit plutôt de fêler la coquille, de Trump sans doute mais plus généralement du trumpisme diffus qui imbibe l’Amérique en tapinois depuis quelques décennies. Et de s’en tenir à un propos qui pourra paraître simple (disons une sorte de généalogie du populisme dans tout ce qu’il peut avoir de retors et de crasse), mais dont on se convainc d’autant plus aisément qu’il constitue le fil rouge de la carrière du futur président américain que, précisément, il n’argue pas d’une véridicité absolue. Il échappe ainsi, ce faisant, au piège dans lequel attire tout commentaire académique, politique ou journalistique. En somme, Abbasi continue de faire du cinéma.

 

Mais à cette réussite, l’on ne peut évidemment pas ne pas associer Sebastian Stan, surtout connu jusqu’ici pour ses contributions à l’univers Marvel, qui incarne habilement le jeune Trump emprunté et finalement assez sage qui précède sa rencontre avec Roy Cohn, et qui, peu à peu, prend conscience de son appétence pour le pouvoir absolu. Enfin, j’y insiste, Jeremy Strong. Quel plaisir de le retrouver ici dans ce rôle, endossé avec la même morgue et la même hyper-sensibilité savamment tenue en bride qu’on lui connaissait dans son rôle de fils maudit de la série « Succession ». Cet acteur-là, je me le dis souvent, a quelque chose qui n'est pas sans évoquer le génie d’Al Pacino. Besoin d’un argument supplémentaire ? Donald Trump, le vrai Donald Trump est en rogne : « Faux et vulgaire », clame-t-il. Parole d’expert.

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