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Marc Villemain
7 avril 2014

Christophe - Intime au théâtre Antoine

 

Ma femme me faisait récemment remarquer que je paraissais enclin, au fil des ans, à des formes de minimalisme que j'aurais volontiers, jusqu'à présent, plutôt négligées, voire rejetées. J'ai naturellement pris avec force humour cette très affectueuse observation relative à ce qui m'arrive et qui, en effet, est assez inexorable (à savoir, que, oui, je vieillis – un peu...). Puis j'ai volontiers reconnu que, tombant jusqu'alors et plutôt facilement dans les pièges du symphonisme le plus tonitruant, j'avais, ces derniers temps, fini par en rabattre un peu. Il n'y pas si longtemps, je suis d'ailleurs allé applaudir Vincent Delerm, chose qui, il y a quelques années à peine, m'eût probablement conduit à me planquer dans une grotte pour ne plus en sortir (et puis finalement, bien sûr, ce fut très bien, et même mieux que cela.)

 

Avec Christophe, c'est encore autre chose : là, j'ai clairement franchi un palier. De l'accusation de bobo, voilà que j'encoure désormais celle de ringard (tendance rococo). Car Christophe, pour ceux de ma génération, ce n'était tout au plus qu'Aline (ce truc vieux comme le monde dont se servaient quelques grisonnants à tempes lustrées pour, les soirs de 14 juillet, taquiner la jeunesse — et les jeunettes.) Mais il faut être juste : le problème n'était pas Aline. Le problème, c'était la forme que prenait l'engouement suscité par Aline, on n’en pouvait plus, d'elle, elle était ici, elle était là, elle était partout, et toujours cette façon un peu allumeuse de nous ramener du côté des surprise-parties. Non, Aline n'y est pour rien, la pauvre, Aline est belle, toutes les chansons d’ailleurs le sont, ou toutes peuvent l'être : ce n'est, le plus souvent, qu'une question d'implication et d'interprétation. Et puis Christophe a changé : lui aussi, c'est heureux, a vieilli. On a fini par comprendre que le faiseur de tubes n'en était pas un, qu'il valait bien mieux que cela. Du reste, je ne connais pas d'autres exemples de blondinet à midinettes qui ait, de son vivant, fini par devenir un artiste culte, une de nos grandes figures parallèles.

 

C'est peu dire, donc, qu’on ne va plus écouter Christophe de la même manière. Naguère, on y allait avec l'envie de donner un peu de corps à ces airs qui nous taraudaient l'oreille (Aline, justement, mais aussi Les marionnettes, Les mots bleus, Le paradis perdu, Petite fille du soleil, La dolce vita, autant de chansons que Christophe a radicalement revisitées, épurées, leur trame harmonique ne tenant plus guère qu'à cette manière si particulière qu'il a de les chanter, de les ralentir, de les sussurer en dehors du temps - je pense parfois, en l'écoutant, en écoutant le Christophe d'aujourd'hui, aux figures molles d'un Salvador Dali.) Bref, dorénavant, on va le voir parce que l'histoire a montré un autre personnage, un être à part, fragile, décalé, d'une grande liberté d'attitude, évoluant dans des univers qui n'appartiennent guère qu'à lui, nébuleux, en partie inaccessibles - d'où, sans doute, et au-delà de leur relation personnelle, le lien avec Bashung. Tout, visuellement, est déjà inscrit : dans un décor qui pourrait faire penser à celui d'une discothèque des années 80 autant qu'à une scène de jazz d'avant-garde, Christophe, verres teintés, bas du jean's enfoncé dans les santiags, tignasse de chanteur de glam-rock suédois et veste de représentant de commerce, lève son verre de whisky et trinque à la santé du public - on l'imagine bien, tiens, poser sa voix sur tel ou tel vers de Houellebecq : ce faisant, je n'ai pas le moindre doute quant à la leçon d'esthétique qu'il donnerait à un Jean-Louis Aubert. Ses gestes, comme son débit, sont secs, brisés, hachés, intempestifs - son petit côté Françoise Sagan. Il ressemble autant à un pilier de comptoir de nos dancings d'antan qu'à un de ces vieux bluesmen qui écument les routes. Un côté roots, c'est ça ; mais tout en douceur et sentiments. Car c'est un sentimental, Christophe, ça oui, pas collectionneur pour rien. Il parle de lui, souvent, dans ses chansons, dans ce qu'il dit entre ses chansons, mais c'est toujours avec une espèce d'ironie fatiguée, mélange d'orgueil et de dépréciation de soi, d'àquoibonisme et d'humour potache. On sent chez lui quelque chose qui a toujours trait à la maladresse, et c'est cette fragilité, dont certainement il est le premier conscient, qui lui fait chanter si bien ces ritournelles que tant d'autres gâcheraient à trop vouloir en tirer le suint. Christophe n'est pas un instrumentiste (même s'il touche à tout : piano, synthés, guitare, harmonica...), c'est un artiste. Autrement dit et d'abord, une personnalité sensible au timbre et à la sonorité des choses, et d'abord à celles qu'il porte en lui, qui le tirent vers une espèce de bonheur gris ; c'est de là qu'il tire le caractère atmosphérique, presque psychédélique par moments, qui prédomine aujourd'hui dans sa musique.

 

 

Je ne crois pas que l'on puisse dire de Christophe qu'il est un nostalgique : pour l'être, il faut avoir enterré le passé. Or il paraît tout vivre au présent, ce qui fut hier ne lui semblant pas moins actuel - il parle d'ailleurs du blues des années trente comme de quelque chose qui lui est extrêmement contemporain. Et comme il n'a pas d'oeillères, comme il sait qu'être un homme de goût consiste à s'ouvrir à tous les goûts, les ambiances en lui s'empilent et se chevauchent ; il procède par collages et lignes directrices - lignes rouges même, lignes d'obsession, si bien que la transe n'est jamais bien loin : ce ne sont jamais que diverses manières d'aller puiser et dire les mêmes choses. Ambiance synthétiseur, réverbérations et lumières roses ; ambiance guitare électrique années 60 (sur laquelle il donne une interprétation de La non-demande en mariage - Brassens - qui cesse d'être déroutante dès lors qu'on perçoit combien elle lui est propre) ; ambiance piano enfin, bien sûr, où il me semble trouver son équilibre le plus touchant, son entière harmonie ; où il montre que c'est précisément sa fragilité qui lui donne toute sa puissance.

 

La terre a donc penché, ce soir au théâtre Antoine - dommage, soit dit en passant, que les lumières aient été sitôt rallumées, que les spectateurs eux-mêmes, la musique se dispersant comme par volutes, aient considéré que c'était fini puisque Christophe n'était plus là, abandonnant la scène aux synthétiseurs et la laissant dans une ambiance de fin du monde. Enfin, rien de grave, puisque le dernier des Bevilacqua l'a annoncé hier soir : en janvier 2015, chez Capitol, paraîtront quinze nouvelles chansons - ce sera une chouette manière de lever le coude et de trinquer à ses soixante-dix ans. 

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