Larqué, Rocheteau, Christian Bobin et la démocratie
Sixième chronique moratoire aujourd'hui sur Le Salon Littéraire, entre choses fort graves et facétie - n'allons pas toujours chercher un sens à tout : il arrive qu'il se dérobe à moi-même...
Larqué, Rocheteau, Christian Bobin et la démocratie
Lorsqu’on se prend de passion pour la littérature, on est, en général, assez jeune ; certains font même preuve d’une belle précocité, tombant dedans à cet âge où, personnellement, je m’enflammais surtout pour les coups-francs de Jean-Michel Larqué et les dégagements sur l’aile droite de Dominique Rocheteau. Nonobstant, que la chose se produisit lors de notre prime enfance ou un peu plus tard, nul d’entre nous ne connaîtra plus jamais la fièvre de ces lectures originelles, n’éprouvera plus tout à fait cette même et exacte sensation d’abandon qui nous tirait hors des rails, nous calfeutrait du monde autant qu’elle nous y jetait, nous enfonçait en nous-mêmes en nous procurant la sensation d’une sorte d’allègement intérieur – une fièvre, oui, qui d’ailleurs n’est pas tant liée à la qualité du livre que nous lisions qu’à la révélation d’un monde à part, monde légèrement parallèle à l’instant, légèrement abstrait du présent. Science-fiction ou roman réaliste, qu’importe : découvrir les livres, c’est toujours – et pour toujours – changer sa vie. Ce dont on pourrait d’ailleurs inférer que, quel que soit son âge, un lecteur est toujours un être pour qui exister au monde ne saurait à soi seul suffire.
Je me souviens d’un mot de Christian Bobin, lu il y a fort longtemps – c’est tiré de La folle allure : « Je passe toujours du lit à l’encre, c’est pareil, cela donne même repos. » Le repos : c’est bien en quoi consiste aussi la lecture : non pas au sens d’une indolence, d’un ensommeillement ou d’une veille qui désarme, mais au sens d’un repos du monde, lequel monde il s’agit bien, alors, d’exiler un peu. Mais pourquoi, demandera l’innocent, vouloir exiler le monde ? Et comment, surrenchérira le moraliste, peut-on seulement le vouloir ? À cela j’apporte toujours l’immuable réponse, immuable comme le sont le halo irisé de la lune et le mouvement des astres : nul homme ne peut aimer les hommes si ceux-là ne lui laissent pas de répit solitaire, nul homme ne peut aimer le monde s’il ne lui laisse pas aussi la possibilité d’un refuge – un asile pour sa psyché, une oasis pour sa pensée contemplative. Autant dire : le luxe. Il n’empêche. Des acteurs, des volontaires, des obstinés, des sisyphes, des mercenaires même, le monde n’en manque pas. Presque, on en viendrait à se dire qu’il y en a trop : trop de candidats, trop d’impétrants, trop d’aspirants à — et sommes-nous seulement bien certains que le monde ait grand-chose à gagner à faire de chacun l’auxiliaire de son mouvement ? Tenez, c’est une question posée aux démocrates, quelque chose comme :
- « Que diriez-vous si l’on prouvait que la démocratie induisait le développement exponentiel du chaos : resteriez-vous démocrates ?
- Si vous en apportez la preuve, faut voir », pourraient-il alors répondre car le démocrate est honnête.
- « La preuve ? Vous l’avez sous les yeux : regardez le monde. »
Cela dit, Jean-Michel Larqué et Dominique Rocheteau, eux aussi, ont fini par écrire des livres. Non mais.