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Marc Villemain
25 novembre 2009

THEATRE : Octave Mirbeau - Les affaires sont les affaires

Paquien_350x252Il faisait très chaud, dans la salle bondée et mal aérée du Vieux-Colombier, pour la première de Les affaires sont les affaires, adaptée d'Octave Mirbeau par Marc Paquien. Plus de cent ans après la création de la pièce et sa première représentation, le 20 avril 1903, à la Comédie Française (qui suscita une phénoménale bataille rangée ardemment souhaitée par Mirbeau lui-même), il était intéressant de savoir ce qu'un metteur en scène en retiendrait aujourd'hui, et surtout ce qu'il ferait d'un sujet aux résonances si actuelles.

Vous voyez JR Ewing ? Bernard Tapie ? tel ou tel auxiliaire agioteur du sarkozysme neuilléen ? Eh bien, considérez Isidore Lechat : il est leur précurseur, leur moule, leur étalon - leur prophète. Un de ces hommes qui, comme lui, crient "Vive le peuple !", qui, même, peuvent malignement prendre la pose du socialisme, mais n'ont d'autre but dans l'existence que d'accumuler et faire fructifier leurs fortunes. Un cynique, donc,  un avide qu'enthousiasment les promesses de la modernité scientifique, industrielle, financière, capitaliste et démocratique. Un capitaine d'industrie exubérant, matérialiste en diable, excité comme un gamin devant la naissance de l'agronomie, aussi frénétique qu'Harpagon devant sa chère cassette. Quelque chose d'un maître du monde - ce qui lui permet de régner sur le sien avec toute l'autorité et la goujaterie que lui confère le pouvoir de l'argent. Qu'un tel portrait vitriolé suscite une levée de bouclier en 1903, on peut l'imaginer ; désormais, sa très concrète actualité, son réalisme, suscite tout au plus un haussement d'épaule railleur : après tout, on les connaît bien, ces gens-là, ils sont au Fouquet's, dans le gouvernement ou les affaires.

Mirbeau___Vieux_ColombierC'est donc un texte qui regorge de bien trop d'échos à nos marottes contemporaines pour être aussi simple qu'il y paraît à mettre en scène : sa modernité, assez affolante, est un piège absolu. Dont je ne suis pas certain que Marc Paquien, s'il l'a évidemment bien vu et compris, ait su le contourner avec un bonheur complet. Je dois dire que, pour des raisons personnelles, ma femme et moi avons dû nous éclipser, hélas, un peu avant la fin de la représentation - et je tiens naturellement compte de cet aléa pour exprimer mon impression générale, assez décevante en vérité.

L'ambition était pourtant bonne : alléger le décorum, filtrer la mise en scène, en ôter ses trop palpables référents d'époque, en un mot la détemporaliser pour l'universaliser, la déshabiller de son temps pour la rendre accessible au nôtre. Et charger la barque d'Isidore Lechat, joué ici par un Gérard Giroudon déchaîné, exemplaire, magnifique de verve et de cynisme, intarissable d'énergie et de gouaille, véritable aimant autour duquel tâchent d'exister quelques acteurs qui ne sont pas en reste (son épouse corsetée, matérialiste et bourgeoise, excellemment interprétée par Claude Mathieu, ou encore Michel Favory, qui joue à la fois le marquis de Porcelet, le jardinier et l'intendant.) Dès le lever de rideau pourtant, quelque chose ne prend pas. Les postures, les mouvements, les jeux du corps et les rictus, les artifices sonores ont quelque chose d'attendu, de convenu, de littéral. C'est là d'ailleurs mon reproche principal, cette littéralité dont Marc Paquien a pris le parti, cette lecture à la lettre d'un texte qui dit déjà tout, qui le crie, même, le plus souvent, et qui n'a de ce fait nul besoin d'être souligné ou secondé. On aurait même préféré le contraire : que, en lieu et place d'un plaisir un peu infantile à grossir les traits, il soit entrepris de les sonder. Alors, certes, le propos de Mirbeau ne souffre pas d'ambiguïté, et il ne s'agit ni de le travestir, ni de l'affadir. Mais l'accentuation de ce qui est déjà criant fait courir le risque de la caricature, ce à quoi le texte de Mirbeau n'invitait sans doute qu'en partie. Moyennant quoi, on se cantonne à mettre les rieurs de son côté ; c'est assurément plaisant, mais pas suffisant : il nous manque l'effroi.

Ma réserve tient donc essentiellement à la mise en scène - à l'instar de ce que peuvent en écrire Nathalie Simon, mais aussi Armelle Héliot, dans Le Figaro). Je répète que je comprends bien, et partage, l'intention de Marc Paquien ("inventer un monde imaginaire qui puisse se rapprocher de nous"). Mon problème est que je n'ai guère perçu l'imaginaire, mais seulement l'ultra-contemporanéité du propos. Et il me semble que cela tient à l'épure un peu maladroite de la mise en scène, dont le minimalisme renvoie aux codes de notre temps ; or le minimalisme n'induit en soi ni l'atemporalité, ni l'universalité. S'ajoute à cela le jeu un peu outrancier de Françoise Gillard (qui tient le rôle de Germaine, la fille-adolescente-rebelle d'Isidore Lechat) et excessivement zazou de Clément Hervieu-Léger (le fils), que l'on croirait tout droit sorti d'un café Costes (mais on me dira que c'était peut-être volontaire.) Dommage, donc. On peut toutefois faire le déplacement, pour Gérard Giroudon. Et pour ce plaisir  toujours jouissif de rire aux dépends des autres, quand ils croient gouverner le monde du seul fait de leur naissance et de leur heureuse fortune.

Les affaires sont les affaires, d'Octave Mirbeau - Mise en scène de Marc Paquien
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris 6ème - Jusqu'au 3 janvier 2010.

24 octobre 2009

THEATRE : Simplement compliqué - Thomas Bernhard

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De deux choses, l'une. Soit Georges Wilson, en se saisissant d'un texte et d'un répertoire qui lui sont proches (il dit se retrouver "et dans l'écrivain lui-même et dans le personnage qui parle"), a choisi, si l'on peut dire, la "facilité", soit, pour les mêmes et strictes raisons, il a fait, en s'affrontant lui-même, un choix courageux. A quoi bon poser une telle question ?, me fera-t-on peut-être remarquer, nul n'ayant jamais accès aux arcanes du cerveau, du désir et des bien nommées affres de la création. C'est que Georges Wilson représente à la fois une tradition et un pan entier (et quel pan !) de l'histoire du théâtre français : aussi l'on ne peut faire comme si ses choix n'étaient pas, non seulement mûrement réfléchis, mais sérieusement intériorisés.

Nous n'irons donc pas contre le concert de louanges qui lui sont adressées. Wilson est un maître, un immense professionnel. Non seulement il est chez lui sur les planches, mais il y recouvre d'emblée un corps, une énergie, un regard, parfois une facétie qui confine au cabotinage. Du reste, coup de grâce, il peut bien rester assis, il peut bien être fatigué, ou mal luné, ratatiné dans son fauteuil ou chaussé de charentaises, il n'en est pas moins majestueux. Nul besoin pour lui de se couvrir le chef de la couronne de Richard III, comme s'y autorise son personnage en souvenir du grand rôle de sa vie : avec ou sans diadème, Georges Wilson est un colosse hiératique, un souverain qui n'a plus même à se soucier de l'Histoire — il en est un acteur parmi les plus émérites. Autant le dire, donc : cette pièce a quelque chose du petit bijou, on ne s'y ennuie jamais, on y sourit souvent, on s'attendrit parfois ; quant au rendez-vous hebdomadaire du vieil homme avec la petite fille, qui n'était pas sans receler quelques pièges, il fonctionne très bien, et non sans grâce. La rencontre entre ces deux êtres, si elle ne constitue pas, théâtralement, le moment le plus abouti de la pièce, n'en demeure pas moins dotée d'un évident pouvoir d'évocation, d'émotion, et d'étrangeté. Cette enfant, dont Georges Wilson pourrait être l'arrière grand-père, sera d'ailleurs, peut-être, dans soixante ou soixante-dix ans, une des très rares, voire la seule, à pouvoir revendiquer le privilège d'avoir joué avec le monstre sacré.

Pourquoi donc ferions-nous la fine bouche ? Nous avons assisté à une petite leçon de théâtre, quelque chose d'aussi léger que profond, d'aussi distrayant qu'intelligent, servi par un texte  sans faille ni manières, vif, habile, tendre et percutant, et jamais ni l'intérêt ni le plaisir n'ont manqué, ni même l'émotion parfois. Mais c'est cette émotion, précisément, qu'il faut interroger. Et l'on ne peut alors manquer de se demander si elle émane du théâtre, ou de cet acteur qui n'en est plus tout à fait un tant il ressemble au personnage qu'il est censé incarner — et dont chaque spectateur, au passage, ne peut pas se dire que c'est sans doute la dernière fois, ou l'une des toutes dernières, qu'il le verra. Que George Wilson revendique et assume cette correspondance n'interdit évidemment pas de poser la question. Ce personnage d'acteur, donc, ce vieux misanthrope esseulé, ronchon et caustique, poétique et dépossédé, a tous les traits de son interprète, dont on sait le sourire rare et l'exigence totale. Aussi, jusqu'à quel point Georges Wilson joue-t-il, ce soir ? Qu'il ait choisi ce texte en dit évidemment long sur ses dispositions personnelles, sur la façon dont il se voit et dont il contemple sa trajectoire, sur le regard mêlé de tendresse, de rouerie et de lassitude qu'il porte sur la vie, les êtres et le monde. En choisissant ce texte, sans doute profite-t-il de la seule chose qu'il sache faire (son métier, et à la perfection) pour poursuivre son introspection et approfondir les pensées dont son existence est sans doute emplie. Rien de mal à cela, cela va de soi, et ce n'est pas pour rien dans le plaisir et l'émotion de le voir jouer et s'approprier cette pièce, mais une interrogation persistante, tout de même, sur ce qui est au cœur même du métier d'acteur : l'interprétation. Alors, Georges Wilson aurait-il pu interpréter ce texte différemment ? Sans doute pas : personnage et acteur y sont trop semblables, ou trop ressemblants. S'il s'était agi de littérature, nous aurions peut-être, de loin en loin, évoqué l'autofiction. Mais ici, bien sûr, dans la meilleure de ses acceptions. 

Simplement compliqué, de Thomas Bernhard (1986) — Théâtre des Bouffes du Nord.

6 octobre 2009

THEATRE : Michel Jonasz - Abraham

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J
e m'en voulais un peu d'avoir laissé libre cours à quelques réserves, la dernière fois que j'ai vu Michel Jonasz en concert. J'ai trop d'admiration pour lui, je connais trop de ses chansons par cœur pour ne pas m'être, alors, senti un peu injuste. D'insister sur quelques infimes imperfections - ou qui m'apparurent telles - du spectacle m'avait peut-être fait passer sous silence, sans évidemment le vouloir, ce qui fait de Jonasz l'un de nos plus admirables artistes  : avec le temps, ce n'est pas le génie qui s'amenuise, au contraire, mais peut-être la présence de cœur et d'esprit de celui qui en est témoin.

Abraham est donc venu faire taire ces quelques préventions. Le petit homme que l'on découvre sur la scène, trapu, moustachu, ramassé dans son complet gris, est le grand-père qui se déshabille une dernière fois et qui sait que « c'est pas pour la douche », et celui qui, autrefois, taquinait Yankel, le seul ami de toute une vie, « le meilleur tailleur du village ». Jonasz est ces deux hommes tout à la fois, qui n'en font qu'un et que l'histoire sépara sans jamais réussir à les disjoindre tout à fait. L'on aurait pu craindre, connaissant  (et appréciant) de Jonasz ce qu'il a de facétieux, de joueur (de blues), quelque gimmick propre au chansonnier, quelque roublardise incongrue. Eh bien, non. Jonasz ici n'est (presque) plus chanteur (et quand il chante, parfois en yiddish, c'est évidemment magnifique), il n'est plus le frontman pailleté qui survolte ou attendrit le public : le voici homme de théâtre - auteur, metteur en scène, interprète.

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Il y a mis du sien, donc. Au point que la pièce me donne parfois l'impression d'être un concentré de Jonasz, un moment un peu hors du temps où ses aspirations, ses valeurs, ses plaisirs aussi trouvent à s'exprimer, même si c'est mêlé, latent, tenu ; c'est comme l'éclairage d'une trajectoire familière, comme une manière de bilan. On imagine alors combien il a dû trembler, lors de la première représentation - et de toutes les autres d'ailleurs : quoi de plus difficile que d'aller là où non seulement nul ne vous attend, mais n'a pas même envie de vous attendre, quand on est auréolé d'une gloire acquise sur de tout autres scènes, devant de tout autres publics ? Défi dont on sait qu'il n'attire pas toujours la sympathie des critiques, parfois prompts à figer un talent dans sa pratique coutumière. Mais Jonasz est ici sans doute un peu plus que sur une scène de théâtre. S'il a écrit cette pièce, s'il a décidé de la mettre en scène et de l'interpréter, c'est sans doute parce qu'il savait qu'à partir de ce qu'il savait, de ce qu'il savait de son corps, de sa voix, du public, de lui-même et de la nécessité propre qui l'habitait, il trouverait la bonne manière d'être à la fois ce qu'il est et ce que le théâtre requiert. On dira qu'un registre lui est plus familier qu'un autre ; que les rires entendus mais non dénués de poésie des deux hommes sur le banc lui vont mieux que le monologue exténué de l'homme des camps à la mémoire brisée ; qu'il s'y éprouve avec davantage d'aisance ; que s'il excelle dans la drôlerie, dans la situation, dans l'humour de la tradition, il ne fait qu'être touchant et gracieux dans la dramaturgie. Bref, qu'un certain lyrisme lui va mieux qu'un autre. Et, de fait, nul ne pourra résister à la drôlerie, quand on pourra trouver telle déclamation ou tel geste du corps un peu emphatique, au moment où il s'agira de saisir le seul malheur de l'histoire. Ce serait, techniquement, sans doute assez juste. Mais Jonasz n'avance pas masqué. Il ne joue pas à l'acteur, tout au plus continue-t-il de jouer ce qu'il est, et qu'il a toujours réservé à certains instants de ses spectacles. Et la vérité est que l'ensemble se révèle d'une justesse et d'un équilibre qu'on nul n'aurait pu augurer, du moins pas à ce point.

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Donc, Michel Jonasz nous raconte l'histoire de son grand-père, Abraham l'épicier. Il lui redonne corps voix et âme en appui d'un texte malin, vif, viscéral, où les saillies débordent et où les temps morts sont des temps pleins, où les rires fusent et s'arrêtent là et exactement où il faut : juste avant que la bonne humeur, le comique et la joie ne fassent basculer la pièce vers ce qu'elle n'est pas. L'on pourra conserver en mémoire ce que le texte a de plaisant, d'enfantin ou de naïf parfois, mais l'on pourra aussi lorgner du côté de sa gravité essentielle. Et si nous rions de très bon cœur avec la salle lorsque Abraham et Yankel se chamaillent sur leur banc comme pour mieux se dire leur amitié, il y a, au cœur même de ce rire, l'intuition du drame, déjà la mélancolie, ce que l'on sait bien sûr, mais aussi ces vies lointaines, pauvres et simples où s'apprend un humour qui est un peu comme une politesse consentie à la désespérance, une  révérence résignée aux duretés de l'existence. Ces moments, incroyablement drôles, où Yankel, par exemple, s'évertue à comprendre ce qu'est un « poulet cacher » (« J'ai dit que un poulet cacher c'est un poulet qu'il a fait sa Bar Mitzvah voilà ! ») ; ou qu'il gémit d'être sans femme et s'en prend à Dieu (« Me trouver une femme qui m'aime c'est plus difficile que créer le monde ? Que ouvrir la mer en deux comme il a fait pour Moshé ? ») ; ou encore lorsque le même Yankel tombe amoureux d'une jeune fille catholique à qui il croit pouvoir dissimuler, à elle comme à sa famille, qu'il est juif - et Abraham de lui expliquer : « Tu es le tailleur Yankel Weizman, ta langue maternelle est le yiddish ! Tu as tellement l'accent que même quand tu dis rien on l'entend ! Tu manges cacher, tu vas à la synagogue, tu te sens toujours coupable de tout et en même temps tout est de la faute du monde entier, tu te plains toujours, tu pleurniches toujours, tu dis oy vey oy abroch' cent fois par jour, tu discutes toujours de tout, tu veux toujours avoir raison, tu veux tout le temps te suicider, et tu me demandes si ils pourraient se douter de quilqui chouse !? » ; ces moments incroyablement drôles, donc, attisent ce que toute vie humaine peut avoir de beau et de fraternel dans ses instants intimes ou simplement quotidiens, et bien sûr soulignent le contraste avec ce qu'elle aura de plus terrible, pour finir en harangue contre Dieu lui-même : « Comment oses-tu paraître encore à la lumière du jour ! Qui voudrait regarder Qui pourrait voir encore Ce monde où les vivants sont morts Plus que les morts Ces fantômes exilés Ces pyjamas rayés du monde des vivants ». Et Abraham de pointer son index sur Dieu et de le menacer : « Il faudra que tu t'expliques ! Je te laisserai pas tranquille... Personne te laissera tranquille... » Et nous repartons, et le public repart, ivres de ces rires si vrais, si francs, mais abattus aussi par ce que nous savons du temps auquel Jonasz les a soustraits, et par celui auquel on les destinait.

Actuellement au théâtre du Petit Montparnasse.

7 juillet 2008

THEATRE : Délivrez Proust - Philippe Honoré

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Voilà donc qu'on nous invite à une DÉCLINAISON LOUFOQUE ET SENTIMENTALE AUTOUR DE PROUST. Après tout, pourquoi pas : soyons modernes. C'est un des grands dadas de notre époque que de vouloir trouver du rire et du loufoque en tout, quitte à en fabriquer ex nihilo si vraiment on rentre bredouille. En fait de loufoque, nous ne trouverons rien ici qu'un empilement de caricatures, un peu comme pouvaient l'être les pièces que les bouffons jouaient pour complaire au roi, naguère : juste ce qu'il faut d'humour gras (ah, les "matières de Marcel" !), de pochade sociale (la bouche en cul-de-poule de Madame Verdurin), et d'anachronisme car ça fait toujours rire - cf. Les Visiteurs. Bon, on rit sous cape, c'est sûr, mais pas toujours à bon escient, et rarement pour la bonne cause.

L'intention, cela dit, n'était pas déplaisante - mais il est vrai que l'enfer en est pavé : donner envie de Proust, dédramatiser l'épaisseur de La Recherche, rire, car cela est risible en effet, bien sûr, des us et coutume de la belle société d'époque, faire entendre ses résonances dans notre temps contemporain. Mais le didactisme ici devient vite très lourd, tant il est éculé, attendu, vaguement poujadiste. Les deux acteurs, Anne Priol et Pascal Thoreau ne sont pas mauvais, ils se donnent, essaient d'y croire, d'habiter autant que faire se peut un texte hilare, parfois même semblent y chercher autre chose, jusqu'à éprouver une émotion sincère ; aussi la chute est-elle un peu plus tenue, le texte prend enfin le dessus sur la grimace. Mais voilà : d'un texte un peu sot et mal mis en scène, il est difficile de tirer autre chose que des soupirs. Jusqu'à l'exaspération pour ceux qui ne supportent pas que Proust fasse l'objet d'un tel simulacre ludique ; avec un peu plus d'indulgence si l'on accepte que Proust a aussi le droit d'être mal interprété.

DÉLIVREZ PROUST, d'après Marcel Proust, de Philppe Honoré - Mise en scène de Philippe Person, avec Anne Priol et Pascal Thoreau.
Théâtre du Lucernaire, Paris.

16 avril 2008

THEATRE : La Mégère Apprivoisée - Shakespeare

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La mégère apprivoisée, de William Shakespeare.
Mise en scène d'Oskaras Korsunovas. Comédie française, salle Richelieu.

Nous nous apprêtions donc ce dimanche à une distraction de qualité, un moment un peu léger, peut-être un tantinet exubérant : c'était compter sans le génie particulier d'Oskaras Koršunovas, qui aura donc transformé cette comédie un peu badine de Shakespeare, qui plus est dotée d'un texte qui n'a en soi rien d'exceptionnel, en une fantastique leçon de mise en scène. Prise au pied de la lettre, La Mégère Apprivoisée s'apparente à une sorte de marivaudage avant l'heure (preuve, s'il en fallait, de la malléabilité et de la modernité de Shakespeare), un de ces sujets parfaits dont Guitry aurait pu faire son miel avec moult friponneries : une jeune fille acariâtre et farouche (Françoise Gillard, la mégère) que son père (Alain Lenglet) cherche à marier, une cadette séduisante (Julie Sicard) qui ne peut décemment convoler avant que son aînée n'ait daigné s'intéresser aux hommes, et une panoplie de mâles, donc, tous jeunes et fortunés, tous secondés par des serviteurs qui sont autant de complices, tous plus désireux de séduire la cadette, et tous acculés à élaborer un stratagème qui permît préalablement de marier l'aînée... Subterfuges savants, tromperies, roueries, mauvaise foi, petits coqs misogynes et appât de la dot bien sûr, tout est bon pour parvenir aux fins escomptées ; une pincée de morale, et tout finit pour le mieux : l'amour a des ressorts aussi inestimables qu'imprévoyables.

L'énergie déployée par les comédiens, tous remarquables (n'était le jeu parfois un peu raide de Françoise Gillard), conjuguée à une mise en scène débordante d'inventivité, transforme la pièce en un spectacle déluré, une quasi-chorégraphie, virevoltante et physique au point d'en être parfois épuisante. Au passage, Oskaras se paie le luxe de résoudre la quadrature du cercle en ne laissant de côté aucun détail sans que jamais les comédiens ne donnent l'impression d'être contraints dans leurs mouvements ou leur expression ; c'est une des meilleures preuves que cette mise en scène est une réussite : elle peut donner l'impression d'un joyeux bordel improvisé quand tout y est millimétré. Aucun rôle principal ne s'imposant d'évidence, chaque comédien peut déployer son énergie et donner libre cours à son inventivité propre ; à cette aune, Pierre-Louis Calixte semble aussi à l'aise, et en vérité aussi génial qu'un renard lâché dans un poulailler. Son tropisme grimaçant, peut-être un tout petit peu excessif dans la représentation (toutefois remarquable) qu'il donne parallèlement de la pièce de Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, recensée dans ce blog le 16 mars dernier), trouve ici son terrain naturel d'élection, et il est parfois difficile de détacher les yeux de ce comédien décidément charismatique.

Reste que si l'on sort un peu knock-out de ces trois heures explosives, et si l'on ne peut qu'admirer l'incroyable travail scénique, ce n'est faire injure à quiconque que d'exprimer une petite frustration,  pour l'essentiel afférente au texte et à ce qu'il visait. Non, on l'a dit, qu'il fût d'une particulière et exceptionnelle tenue, mais le plaisir assez vitaliste au spectacle laisse un peu de côté certains élans qui, sans être dramatiques, n'auraient peut-être rien perdu à ce que l'on ménageât quelque pause dans cette joute roublarde, verbale, et pécuniaire autant que sentimentale. Ainsi le procédé du théâtre dans le théâtre, puisque ce vaudeville est censée être joué devant un homme ivre qui croit qu'il rêve alors qu'on le manipule, court-il le risque d'être un peu artificieux, n'étant que superficiellement étayé pendant la représentation. Moyennant quoi, le spectateur oublie peu à peu la dimension onirique, toujours importante chez Shakespeare, et tend à se défaire du trouble qui s'installa à l'ouverture du rideau entre le songe et le réel. En revanche, la mise en scène est très habile pour suggérer la dualité des personnages, la part éminente du jeu dans la fabrication de leur identité, cette vaste et perpétuelle comédie, au fond, à laquelle la vie nous oblige.

Le parti pris de l'effervescence et de l'ivresse est indiscutable en soi et, pour peu qu'on s'y prête, alors il n'y aura plus grand-chose à dire sur cette mise en scène plutôt époustouflante. Et chacun sortira enchanté de ce moment plein de brio et de fantaisie. Pour le reste, la (re)lecture du texte pourrait s'imposer.

16 mars 2008

THEATRE : Juste la fin du monde - Jean-Luc Lagarce

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À l'instar de Bernard-Marie Koltès, mort comme lui du sida, et comme lui devenu un des contemporains les plus joués en France, Jean-Luc Lagarce fait donc son entrée à la Comédie Française, dans une adaptation presque parfaite de Michel Raskine. Ne nous appesantissons d'ailleurs pas trop sur ce "presque", tant il est (presque) dérisoire, et tant il ne peut de toute façon éclipser la qualité de la mise en scène, ni le formidable travail des comédiens.

Il y aurait beaucoup à dire du texte lui-même, où se manifeste l'obsession de Lagarce pour ce que le langage recèle de pièges et d'incompréhensions, de déroutes et de frustrations (obsession qui inclut donc l'étiolement et l'obscurcissement inéluctables de la langue dans l'oralité) ; du prétexte, en revanche, pas grand-chose à dire, tant l'intrigue, pour ainsi dire inexistante, ne compte pas. C'est juste l'histoire d'un homme, encore jeune et dont on comprend qu'il n'entretient avec sa famille que des liens très distendus, qui se décide à lui rendre visite afin d'annoncer l'imminence de sa mort ; et qui n'y parviendra pas, mécanique et hystérie familiales ne lui en laissant pas le loisir. S'il est certes difficile de faire comme si Lagarce ignorait qu'il était condamné lorsqu'il écrivit cette pièce, il atteint toutefois à une dimension assez universelle. D'abord parce que l'écriture, faussement naturaliste, nous renvoie aux handicaps et aux balbutiements de l'humanité commune, ensuite parce que le drame (car c'en est un, comme en atteste l'ironie mordante et mortifère qui l'habite - et non en dépit d'elle) s'incarne dans le cadre familial. Moyennant quoi, chacun pourra tout à la fois y trouver un écho personnel à son impossible communication avec autrui, et une résonance intime à ses propres généalogies.

Michel Raskine a donc pris le parti d'accentuer physiquement ce sentiment de proximité, jusqu'à le forcer parfois : outre le portrait géant qui mure la scène alors que le public s'installe encore ou l'attribution aux comédiens et à leurs personnages de sièges marqués à leurs deux noms comme pour mieux les confondre, la mise en scène s'agrippe au public, le saisit, s'impose à lui, prend les devants et va le chercher jusque dans la salle. On pourra trouver le procédé un peu gratuit, ou excessivement spectaculaire, n'apportant rien d'autre qu'un éclat d'une violence qui n'aurait rien perdu à demeurer dans sa latence. Mais ce sont là des détails, dont on pourrait au demeurant discuter sans fin. D'ailleurs, la grande réussite de cette mise en scène, physique, carnée, volontiers volontaire, tient aussi au fait que la présence des comédiens, très intense, très mobile, n'envahit jamais le destin du texte et ses innombrables nuances, sèches et lyriques. C'est ici que les comédiens font mouche. Catherine Ferran, d'un aplomb impressionnant, incarne à la perfection cette mère-forteresse rivée à sa progéniture, traversée par les émotions et se faisant un devoir de n'en manifester que les heureuses ou les souriantes, cette mère sup' d'une marmaille dont, au fond, elle s'amuse des piaillements et de la variété. Julie Sicard, qui joue Suzanne, la petite sœur, tend parfois à en faire un tout petit trop et à se laisser envahir par la nervosité inhérente à son personnage, mais il faut bien dire qu'elle semble faite pour le rôle, tour à tour mutine et candide, rieuse et rebelle, distillant une sorte de grâce vive, adolescente, volubile, maladroite. Elsa Lepoivre, la belle-fille, nous tient en respect ; elle est agaçante parfois, excessive, maniérée, mais c'est son personnage qui l'est, celui de cette belle-sœur qui, apprenant à connaître les us et coutumes d'une famille qui n'est pas la sienne, se met toujours en tête de réconcilier les uns avec les autres et de cultiver l'harmonie du grand tout - mais elle finira bien par craquer, elle aussi. Quant à Laurent Stocker, il se fait attendre : fils effacé, complexé, grognon, jaloux peut-être, en quelque sorte, de l'autre, de ce frère qui n'en fait qu'à sa guise, quitte la famille et y revient sans donner d'autres explications que son sourire et son charisme ; mais le petit frère aussi s'insurgera, et ce sera l'occasion d'un des moments et des monologues les plus saisissants de la pièce. Reste le cas de Pierre Louis-Calixte, qui joue donc le rôle de Louis, ce frère un peu mystérieux, inaccessible, solaire et lyrique. Le comédien ne laisse pas de marbre, il attire tous les regards, rit nerveusement, pleure, grimace, s'agace, se délite, se noie en lui-même, s'offusque dans des saillies incontrôlées avant de se terrer dans un mutisme glabre, bref il  joue avec autant de passions contraires et contrastées que de professionnalisme. Parfois son talent explose, poignant, total, et parfois on se satisferait qu'il se contente d'affleurer.

Et puis il y a ce cinquième personnage : la famille. Un régal, évidemment, et qui suscite par moments très brefs, dont je ne saurais dire s'ils ont ou pas été voulus par Jean-Luc Lagarce, un plaisir presque boulevardier. C'est bien connu : toutes les familles se croient exceptionnelles, toutes se croient singulières, et toutes se ressemblent : c'est la cellule de base de l'humanité. Aussi, rien de ce qui agite et perturbe cette famille-là ne nous est étranger, et sûrement pas son impuissance totale à concevoir et à nouer un dialogue qui aboutisse. Les mots butent, résistent, s'entrechoquent, se mélangent, notre langue est toute pleine d'habitudes, de quiproquos, de raccourcis, de suspensions, de souvenirs informulés, d'ellipses trop évocatrices et de cris inutiles, imprécis ou blessants, rarement appropriés ; elle est une grammaire où le sens n'en finit pas de se heurter. Impossible conversation, donc, d'autant plus ardue à accepter que des choses difficiles doivent être dites : le fantasme de toute famille est de parvenir à perpétuer son roman, sa légende, d'en transmettre le récit sans écueils ni aléas, de le peaufiner. Être un collectif dont la seule raison d'être est de demeurer groupé. Cela échoue toujours, un jour ou l'autre, mais qu'importe : l'harmonie est la religion de la famille. Le pauvre Louis en fera les frais, qui vint pour délivrer son message incontestable et repartira comme il est venu, lourd de son secret, alourdi sans doute de n'avoir pu s'en délivrer. Car il fut indicible, et indicible du fait des tempéraments familiaux, qui conduisent chacun à régler ses comptes plutôt qu'à entrouvrir un ailleurs ou à s'ouvrir sur un autre temps. Alors, quand ce qui doit rester tu risque d'éclater trop bruyamment, on en revient à la banalité des choses, et le temps passe, et les sujets avec eux, et finalement rien ne se se dit, et rien ne se passe. Ce n'est sans doute pas incompatible avec le bonheur familial, mais c'est incompatible avec le destin des individus. Et pour ceux-là, y compris pour ceux qui préfèrent gloutonner la vie et ravaler leurs angoisses, c'est un peu comme une fin du monde. Aussi un deuxième rideau peut-il se lever, de la même manière que l'on peut soulever un voile - on pourra d'ailleurs regretter qu'il se lève ici réellement sur la scène, dans un mouvement dont la poésie pourra paraître un peu poussive. Mais ce n'est rien, à peine une erreur, les comédiens sont beaux, et Jean-Luc Lagarce est entré par le haut à la Comédie Française.

26 avril 2007

THEATRE : Michaël Lonsdale et Patrick Scheyder - Le rêve

Micha_l_LonsdaleAprès tout, nous ne pouvons nous en prendre qu'à nous-mêmes (enfin, surtout à moi...) : plutôt que de laisser notre oreille sagement collée à France Inter afin d'y entendre les premiers résultats et tirer in vivo les enseignements du premier tour des présidentielles, nous avons choisi de faire preuve d'une coupable distance et de ne pas accorder une miette aux fauves. Il y aurait donc une justice en ce bas monde politique : elle fut payée au prix fort. Nous avons bien ri, toutefois, et ce fut irrépressible (n'est-ce pas, M. ?), ce soir du 22 avril...

Que voulez-vous : j'adore Michaël Lonsdale. Ses airs d'affreux mystique, ses oeillades de loup-garou, sa dégaine célinienne, absente au monde, lointainement féroce, ce géant démantibulé qui, n'était son masque de bon grand-père un peu las de la vie, ferait trembler n'importe quel enfant. J'avoue pourtant que, ce soir, le mouvement instinctif et premier de l'admiration a trouvé à qui parler. D'accord, j'aurais dû me méfier du titre : "Le rêve - Un spectacle musique, théâtre et création végétale". J'ai préféré y voir de l'ironie - et c'en fut bien dépourvu. Et puis on nous promettait des lectures de Musset, de Sand, de Breton, d'Artaud, Apollinaire - et de Duras ! alors j'ai pensé à vous... Et des poèmes de Tardieu, souvenir de mon oral du bac, il y a... si longtemps. Je ne connaissais pas le pianiste, Patrick Scheyder, mais on annonçait Schubert, Liszt, Chopin - pauvre Chopin, liquéfié en sirop sous la pédale. J'avais pensé que... eh bien j'avais mal pensé ; c'était nul, voilà tout. Ce n'est pas très gentil de le dire ainsi (je vous ai dit : j'adore Lonsdale), mais c'est la vérité, c'est pas facile.

Patrick_ScheyderOn l'a vu arriver de loin, de la terrasse du café où nous attendions notre heure (et elle viendra), un peu hagard, traînant son pas monacal sur le bitume des hommes. Eh bien c'est ainsi qu'il s'est présenté, trente minutes plus tard, dans son habit de ville, le pantalon taché, les godasses un peu minables. En fait, il n'était pas sur scène - et nous non plus. Il n'a fait que faire ce qu'il fait sans doute chez lui, lire à voix haute quelques textes qu'il aime - et dont il s'est dit, ici, qu'ils avaient peut-être, à bien y regarder, peu ou prou, un lointain rapport avec le rêve. Lecture improbable d'ailleurs, hésitante, incertaine, oublieuse, butant sur les mots, interrompant les phrases ; lecture inutile. Et l'air inspiré du pianiste, derrière, cheveux longs sur calvitie, l'oeil surjouant sa poésie éthérée, posture lourde, théâtrale, fausse inspiration. Ah, quel dommage ! Avec ce physique, cette voix de flûte des cavernes, ce mysticisme hagard et prophétique qu'il balade avec son ombre, Lonsdale avait tout ce qu'il faut pour redonner à ces textes leur profondeur historique, leur éclat littéraire. Il ne parvint, hélas, qu'à nous faire rire sous cape. Vous, réprimant à grand peine votre pépiement atterré, moi prenant l'air affecté de celui que ne veut en rien troubler l'artiste, et lui, donc, assis sur sa chaise, inaccessible, spasmodique, nous soutirant par moments un peu de notre instinctive compassion. Bon, moi je le trouve touchant malgré tout : j'ai entendu le chant d'un cygne. Mais j'avoue que cela ne fait un spectacle.

Au moins il faisait bon, sur la petite scène du théâtre noir, les gerbes d'arômes et de roses jonchant le sol - et pour certaines défraîchissant ou s'écroulant lentement. Lonsdale se lève, contourne le piano, se glisse derrière lui, on n'aperçoit plus que le haut de son buste, et sa grosse tête perdue dans les feuillages (la mise en scène "végétale"). Lentement, très lentement, mais il est sans doute authentique, tant nous n'existons pas pour lui ce soir, tant il n'est que ce qu'il est, il lève le bras droit, tend la main vers la feuillaison, entreprend de caresser une pauvre et vieille feuille jaunie, à la humer, peut-être cherchant lui-même à rejoindre la nature. Tout est stoïque chez lui, sans expression, abattu ou mort. Et puis, tout à coup, une petite saillie, une humeur, un petit hochet suraigu, une tirade de faussaire, une réminiscence fluette. C'est drôle, excessif, puis ça retombe. La litanie reprend. Retour à l'extinction, du visage, des traits, de la voix, abattement, et à nouveau, voûté sous la voûture des feuillages. Le spectacle prend fin, Lonsdale retrouve le sourire, et on retrouve, nous, le bon vieux grand-père un peu las de la vie, une malice enfantine toutefois, et il nous sourit vraiment, et devant lui on passe à la queue leu-leu, et il nous offre, à chacun, à tous, en plus du petit mot aimable, une rose, un arôme, un sourire. Tout le monde s'en va. Je pense qu'il ne se change pas, il repart, lui aussi, comme il est venu j'imagine, il est sorti de chez lui, c'est déjà beaucoup. Et il emmène avec lui l'indicible, l'indiscernable, cette tête étrange faite d'étrangetés visionnaires ou mystiques - il y a, je persiste à le penser, du Artaud dans ce cerveau. Et nous, nous partons retrouver la terre des hommes. Qui a gagné, au fait ?

27 mars 2007

THEATRE : Retour au désert -Bernard-Marie Koltès

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Alors que l'étoffe bleu/blanc/rouge semble vouloir recouvrer quelque vigueur (électorale) aux balcons de la francité, l'entrée de Bernard-Marie Koltès au répertoire de la Comédie Française, avec une pièce sur les séquelles de la guerre d'Algérie, a quelque chose du pied de nez dont on aurait grand tort de ne pas se réjouir. Reconnaissons donc à Muriel Mayette qui, au "Français", a succédé à Marcel Bozonnet dans les conditions que l'on sait, une certaine iconoclastie. Il peut certes paraître étrange de faire entrer Koltès au répertoire avec une de ses très rares pièces qui fût une comédie. Mais on nous rétorquera que Molière fait figure en ces lieux d'auguste prédécesseur, ce qui n'est pas un mauvais argument ; ce choix, de toute façon, n'est pas ce qu'il importe de discuter. 

Car notre gêne vient d'ailleurs. Il semble en effet qu'on ait cherché à purger ce texte de sa part de drame pour n'en faire saillir que les reparties les plus allègres, les situations les plus cocasses ou les scènes les plus boulevardières (qui ne sont pas, loin s'en faut, les plus abouties). Sans doute le texte est-il volontairement hétéroclite, sans doute joue-t-il sciemment de la confusion des registres et de l'immixtion de l'onirique dans le réel, sans doute même était-il de la volonté de l'auteur de nous faire rire, fût-ce en grinçant. Mais cela n'explique pas une mise en scène que les velléités de modernité font parfois chuter trop bas. Je pense ici à la déclamation de Martine Chevallier, pantalon en jean devant le rideau rouge, tenant à la main un micro à la réverbération exagérée, numéro d'animateur dont je ne m'explique toujours ni le sens, ni l'intérêt artistique. Ou encore à ces scénettes qui confinent aux sketchs, c'est-à-dire où le comique de situation et de posture emporte le fond tragique. Et il faudrait dire un mot aussi de l'apparition dans le ciel d'une ancienne épouse décédée, selon un procédé qui n'a, lui, rigoureusement rien de moderne, mais qui au contraire ferait s'esclaffer dans le moindre vaudeville. Tout cela ne crée pas même une atmosphère, qui aurait pu être réussie à force d'être singulière, mais interdit au contraire que toute ambiance s'installe. A force de ne plus savoir s'il faut ou pas sourire, à force de douter du rire, on perd le fil de l'action pendant que le texte perd de son sens. La légèreté et le premier degré rendent l'ensemble grotesque, quand le grotesque se serait satisfait de n'être que suggéré.

Kolt_s___Retour_au_d_sert__2_Bien entendu, tout n'est pas aussi décevant - pas mauvais, décevant. Même si on peut avoir l'impression que les acteurs peinent à s'y retrouver (et comment ne pas les comprendre ?), ils font preuve d'énergie, et d'abnégation. Michel Vuillermoz est assez magistral dans son rôle de nouveau riche arrogant et cynique, et Grégory Gadebois est parfait dans le rôle du fils paumé, tétanisé par le père, fantasmant une émancipation qui passerait par la prise de l'uniforme. Bref, les acteurs ne sont pas vraiment en cause, mais c'est un peu comme si eux-mêmes échouaient à trouver la bonne voix, le bon espace, le bon créneau. Même Catherine Hiegel, évidemment très juste, me semble pourtant légèrement en retrait, et je ne crois pas que cela tienne seulement au fait qu'elle n'ait ici qu'un second rôle. Reste que la mise en scène de cette pièce était sans doute un défi, tant l'auteur lui-même a pris un malin plaisir à mélanger les genres et les registres. Mais si elle passe à côté, sans doute est-ce d'avoir opté pour une lecture exagérément immédiate, littérale. La musique, composée pour l'occasion par Michel Portal, permet d'habiller les changements de scènes et de redonner une profondeur inquiétante à la pièce. Mais ce n'est pas suffisant, et surtout cela ne tient pas très longtemps. Dommage.

16 mars 2007

THEATRE : Hughie - Eugene O'Neill (Claude Aufaure & Laurent Terzieff)

 

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Décidément, je dois avoir une dent un peu systématique contre le public : je ne parviens plus à me rendre à un spectacle sans m'agacer de ses réactions - admirant, au passage, le stoïcisme des acteurs. C'est qu'on ne peut pas dire que Laurent Terzieff inspire à ce point le comique et la légèreté qu'il puisse faire s'esclaffer les foules. Et pourtant, les rires, même un peu forcés, même un peu mécaniques, qu'aucune repartie de ce texte ne déclencherait en temps normal, fusent à intervalles réguliers. Le texte et la mise en scène ménagent sans doute quelques effets, mais on ne peut pas dire que le propos incite à une hilarité particulière. Enfin, comme je suis un peu las de m'en prendre systématiquement aux autres, confessons un certain manque d'humour - et sabrons l'épilogue.

Hughie est un des derniers textes d'Eugene O'Neill (1942). Son prétexte est simple : Erié Smith (Laurent Terzieff), flambeur professionnel, vit depuis des années dans un hôtel devenu un peu minable. Il avait pris l'habitude de converser, tard dans la nuit, avec le gardien, à qui il en contait des vertes et des pas mûres sur le jeu, l'argent et les filles. Mais le bon gardien est mort. Erié s'est conséquemment cuité cinq jours durant et, une fois rentré à l'hôtel, c'est un nouveau gardien (Claude Aufaure) qui l'accueille. Deux solitudes se font donc face, pareillement désespérées quoique affectant de ne point trop l'être. Le flambeur en fait des tonnes, la rouerie du gigolo n'a plus aucun mystère pour lui, il brasse de l'air, des paroles et des histoires d'un passé dont il se gausse, tentant plus ou moins maladroitement de faire oublier que les temps ont changé. Le gardien de nuit ne l'écoute pas, ou fait semblant, il entend la rumeur de la ville, guette l'horloge, voudrait pouvoir s'assoupir dans son fauteuil, s'immerger dans sa propre solitude. Au fond, personne ne s'écoute : les solitaires ne peuvent pas se rencontrer - ou se rencontrent trop tard.

Le jeu, la mise en scène, le texte même, assez malin sous son impression d'évidence, tout ici transpire l'intelligence et la finesse. Pourtant, la pièce ne laisse pas de trace. Sans doute parce que les ressorts de la comédie semblent plus tendus que ceux de la tragédie. C'est d'autant plus étonnant que Laurent Terzieff, qui montre encore une fois combien il est un de nos plus grands et plus émouvants acteurs, est attendu sur un autre registre. Et c'est assurément injuste d'attendre d'un acteur qu'il se conforme à ce qu'on attend de lui et de se désoler qu'il suive son propre chemin. C'est que Laurent Terzieff porte tellement la lassitude et la fatigue, il incarne l'accablement de l'existence et du monde avec un tel génie, qu'on en vient à oublier le jeune premier qu'il fut, et qu'il aime sans doute à ressusciter. Ainsi le vit-on, il y a un an, dans Mon lit en zinc, adapté de David Hare, jouant un vieux requin de la finance venu du communisme et marié à une jeune alcoolique qu'il avait sauvée de la mort. Le prétexte était sans doute plus grave, mais l'envie de comédie était déjà forte chez lui, qui trouvait un plaisir manifeste à ce rôle d'arrogant, fût-il pétri de faiblesse et d'humanité.
A eux seuls, Laurent Terzieff et Claude Aufaure (incarnation parfaite du gardien de nuit tel qu'on peut se l'imaginer, jouant très juste, délicat, onctueux, sec et précis) justifient évidemment le déplacement. Reste que le choix de souligner le comique de situation peut laisser perplexe, faisant courir le risque d'estomper la condition mélancolique des deux personnages et le passionnant jeu de miroir aux alouettes auquel ils se livrent. Ce dont témoigne la salle rieuse.

27 février 2007

THEATRE : Orgie, de Pasolini & Cap au pire, de Beckett

Ma femme ayant davantage foi que moi-même en ma littérature, elle tient le rôle, ingrat, de la muse qui me met quand il faut et comme il faut le coup de pied où il faut, pour qu'enfin j'avance derechef. Aussi sait-elle toujours me suggérer la bonne lecture qui saura faire écho à mes travaux d'écriture - quitte à désespérer Billancourt. Idem pour le théâtre, dont elle parle en général bien mieux que les penseurs du Masque et la Plume.

PasoliniAinsi donc nous nous retrouvâmes l'autre jour au Vieux Colombier, où son directeur, Marcel Bozonnet, a pris l'audacieuse initiative de monter Orgie, de Pasolini. C'est audacieux parce que nous sommes (tout de même) à la Comédie-Française, et parce que le puritanisme français n'a désormais plus rien à envier à son grand frère américain. Mais c'est aussi facétieux, après la polémique que Bozonnet déclencha en déprogrammant Peter Handke (à tort selon nous) pour cause de serbisme zélé. Bon point, donc.

Pasolini ne peut plus guère surprendre : chacun connaît sa violence, nul ne s'attend à une bluette. Aussi le couple qui se dévore sous nos yeux y va-t-il de ses fantasmes sexuels et mortifères, se souciant comme d'une guigne de ce que l'on pourra bien en dire à l'extérieur. Cette violence n'est toutefois pas le sujet, autant que je puisse en juger, qui fait surtout état d'un désarroi profond devant la vie qui passe, la mort qui fait ses appels du pied et la nostalgie de ce que nous fûmes, corps et coeurs pleins d'allant. Quelque chose comme le tableau des échecs d'une vie. Ça ne peut donc se passer sans larmes, sans sperme ni sans coups. La rage à son paroxysme nous dérange tout ce qu'il faut, les temps d'apaisement sont bien sentis, et les acteurs ont l'air sincèrement éprouvé - on le serait à moins. Mais le texte est inégal, et tant pis si je n'ai pas l'autorité pour le dire. Tout à coup c'est fulgurant, on se reproche de ne l'avoir pas trouvée celle-là, cette sortie, cette repartie, ce coup de canif dans le bois de la langue, et puis ça vient s'échouer là, cahin-caha, en clichés vaguement romantiques sur le paysage existentiel. Bizarre. Moyennant quoi, le vieux monsieur devant moi esquisse quelques ronflements qui me consolent de ceux que j'émets la nuit, obligeant sa dame à quelques coups de coudes bien sentis dans les côtes. Mais il sera tout à fait éveillé quand arrivera la toute jeune Lucile Arché, vêtue d'abord comme une galante de la Renaissance, puis très vite aussi dépouillée qu'un nouveau-né. Il ne m'aurait pas déplu que tout cela soit parfois un peu plus imagé - mais c'est ma sensibilité ici qui parle, non ma raison esthétique. Et puis, rien que pour le pied de nez à la sensibilité du temps, ça vaut bien le coup d'aller prendre le pouls de l'existence individuelle auprès de Pasolini.

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Un cran au-dessus, la lecture que donne Sami Frey, au Théâtre de l'Atelier, de l'un des derniers textes (originellement écrit en anglais) de Samuel Beckett : Cap au pire. D'accord, ma femme n'est pas objective : du Frey, elle en est dingue. Mais il faut reconnaître que ce texte de Beckett, pour ainsi dire et littéralement illisible, trouve ici une incarnation à la hauteur. A se demander d'ailleurs quel autre que le Frey aurait pu le dire aussi magnifiquement. Et ma femme a sans doute raison de considérer que c'était pour moi la meilleure entrée possible dans un texte que je ne connaissais pas. C'est le texte des derniers temps, dont on se dit que Beckett les a sûrement occupés en cherchant à mettre un peu d'ordre dans ses pensées, histoire d'être en règle. Ça cafouille donc, mais, parce que ce qui motive l'auteur ne saurait être disputé, ce qui semble faire contresens devient plein de sens. Ce qui d'emblée fuit l'entendement commun finit par toucher au plus irréductible. Que reste-t-il d'une vie ? Des mots. Et à la fin, chaque mot est un tourment, puisque chacun pourrait être le dernier - et on se dit alors que c'est ainsi que tout écrivain devrait écrire. La vie a passé, la seconde qui vient est un lendemain miraculé : le langage ne peut faire semblant de l'ignorer. D'où ce texte, que je prends surtout pour ma pomme, donc à tort, pour une opération chirurgicale du processus d'écriture. Bien sûr c'est cela, mais ce serait sans doute encore trop gratuit si ça n'était que cela. Et c'est ici que Sami Frey, d'une voix, d'un geste, d'un regard, lui donne une puissance qui achève de transformer le monologue d'un homme finissant en une phénoménale démonstration d'instinct vital. Si mettre un peu d'ordre dans sa vie avant de la quitter tout à fait, c'est trouver le mot de la fin, alors on sait d'une certitude sûre que tout écrivain, fût-il le meilleur, court à la désillusion. C'est dans cette désillusion que Sami Frey a su entrer, servi par un texte dont on comprend alors, et alors seulement, combien il peut être remarquable.

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